Title: Sac au dos à travers l'Espagne
Author: Hector France
Release Date: August 27, 2023 [eBook #71504]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PAR
HECTOR FRANCE
DEUXIÈME MILLE
PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
1888
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR
Le Roman du curé | 1 vol. |
L’Homme qui tue | 2 vol. |
L’Amour au Pays bleu | 1 vol. |
Le Péché de sœur Cunégonde | 1 vol. |
Marie Queue-de-Vache | 1 vol. |
CHEZ G. CHARPENTIER & CIE : | |
Les Va-nu-pieds de Londres | 1 vol. |
Les Nuits de Londres | 1 vol. |
Sous le burnous | 1 vol. |
L’Armée de John Bull | 1 vol. |
Sous presse : | |
Les Anglais peints par eux-mêmes | 1 vol. |
En préparation : | |
La Fille du Christ | 1 vol. |
12770. — Imprimeries réunies, A, rue Mignon, 2, Paris.
A HENRI DE LA MARTINIÈRE
MON COMPAGNON DE ROUTE A TRAVERS L’ESPAGNE
H. F.
SAC AU DOS
A TRAVERS L’ESPAGNE
« Je ne connais, disait J.-J. Rousseau, qu’une manière de voyager meilleure que celle de voyager à cheval : voyager à pied. » Je partage l’avis de Jean-Jacques, à condition toutefois que l’étape ne soit pas trop longue, ni le sac trop lourd. Le plus mince bagage semble augmenter de poids en raison des heures de marche. Je m’en suis vite aperçu, et d’étape en étape j’ai diminué le mien, si bien qu’il était à peu près réduit à zéro quand j’atteignis Malaga. C’est par là que j’aurais dû commencer.
Dès Irun, j’entrai en campagne, et secouant l’engourdissement d’une nuit en wagon, je frappai le sol d’un pied léger. Certes, si la meilleure manière de voyager est celle citée plus haut, la dernière et la plus abominable est bien le chemin de fer pour les gens pas pressés. Parcourir un pays en wagon, c’est se condamner à ne rien voir, et cependant combien ne parcourent l’étranger que de cette façon et à leur retour racontent leurs impressions et écrivent un livre sur les mœurs et coutumes d’un pays entrevu à travers un nuage de fumée par une portière de voiture roulant à la vitesse de 60 kilomètres à l’heure.
Dès Irun, on sent l’Espagne. De coquets petits gendarmes, coiffés de minuscules bicornes que borde économiquement une tresse de laine blanche, et épaulettés de macarons blancs, vous en font tout de suite apercevoir. Ils n’ont ni le prestige ni la majesté des nôtres et ressemblent un peu, moins le brillant, aux gardes françaises d’opéra-comique. Misère et vanité, l’Espagne entière ; ils portent tous faux col et manchettes amidonnés. La gare d’Irun en est remplie, comme du reste toutes les stations d’Espagne ; deux ou trois brigades montent dans chaque train pour le protéger. Le temps est loin, chez nous, où l’on attaquait les diligences ; ici, ce n’est pas seulement les diligences que l’on attaque encore, mais les trains de voyageurs. C’est un des rares reflets de couleur locale qui restent à l’Espagne, et je serais désolé qu’il disparût.
Les gendarmes, assure-t-on d’ailleurs, sont là pour la forme. En cas d’offensive, ils se hâtent de décharger leur fusil en l’air et de crier aux assaillants : « Attachez-nous pour qu’il soit constaté que nous n’avons pu nous défendre. » Aussi, dans ces attaques de train, jamais ne vit-on gendarme blessé.
Après et même avant ce singulier gendarme, un autre trait caractéristique fait sentir l’Espagne, et celui-là des plus piquants. J’en fus poursuivi d’Irun à Grenade, de Malaga à Séville, de Cadix à Algéciras, et il ne cessa de m’empoisonner que devant les uniformes rouges des factionnaires de Gibraltar.
Dans ses Lettres sur l’Irlande, George Moore prétend que la verte Erin rappelle l’odeur de l’huile de paraffine.
« Le pays, dit-il, exhale l’odeur humide, moisie et malsaine de la pauvreté, d’une pauvreté qui sent la terre, et cette odeur vous prend au nez à la porte de chaque cabane ; elle flotte au-dessus des cheminées avec la fumée de la tourbe, elle couve sous les fumiers, elle rampe le long des fondrières profondes et noires qui bordent les chemins ; l’aspect chétif et maigre des champs marécageux et des collines sans arbres vous rappelle cette odeur de pauvreté, d’une pauvreté qui rend malade à mourir. »
Ce n’est pas une odeur de pauvreté qui vous poursuit de l’autre côté des Pyrénées. La misère n’y est pas hideuse comme au Royaume-Uni. Elle s’épanouit gaiement dans ses haillons roussis, et chauffe paresseusement ses plaies au soleil. Elle est cynique et quelque peu gouailleuse ; très philosophe, elle sait se contenter de peu. Elle déjeune d’un oignon et soupe d’une poignée de pois chiches ; l’eau du puits voisin fournit sa boisson.
Les misères du Nord sont plus exigeantes. Il leur faut pain et lard, pouding, bière forte, thé. Cela représente au moins deux schellings par jour. Le Castillan se contente de deux sous.
Non, l’Espagne misérable, exploitée, l’Espagne somnolente et paresseuse, n’a pas, même dans les bas-fonds de ses villes, dans ses villages solitaires et ruinés, dans les antres de ses gitanas l’odieuse puanteur de la crasse humide, mais les parfums qu’elle exhale ne valent pas mieux. C’est une odeur sui generis, mélange d’huile rance et de vidange fraîche qui vous saisit de quelque côté que vous vous tourniez, vous enveloppe et ne vous lâche plus.
Eh ! l’on peut bien lui reprocher ses tares, au vieux pays des rois Maures ; il a, pour les couvrir, assez de magnificences.
Dès le début le pays est d’une beauté grandiose. Ce n’est pas la Suisse avec ses vues léchées, ses landscapes à l’usage des jeunes Anglaises, ses vallons rétrécis et mièvres, ses chalets jouets d’enfants, ses cascades soigneusement aménagées, cette nature trop jolie, trop encombrée de misses correctes, de respectables ladies et de parfaits gentlemen, de snobs britanniques enfin, et qu’exploite un peuple d’hôteliers voleurs.
Ici la montagne sauvage et déserte, les grands rochers à pic, les villages accrochés sur l’abîme, où en dix ans l’on compte la venue d’un étranger, la plaine séchée où l’on marche des journées sans rencontrer d’ombre, les vieux couvents en ruine avec leurs tours et leurs bastions, les auberges rares, le confort inconnu, les hommes rudes et les femmes jolies. « L’Afrique commence aux Pyrénées. » A chaque pas, hors des villes comme dans les villes, au nord comme au sud, on rencontre des coins de Mauritanie.
A la sortie d’Irun, laissant à notre droite Fontarabie qui semble surgir du milieu des flots, nous nous engageons dans la montagne, sourds aux appels du conducteur et du cocher d’une patache attelée de quatre mules et qui nous crient à tue-tête pour mieux nous faire comprendre :
« La diligence de Saint-Sébastien, voici la diligence de Saint-Sébastien !
— Merci, nous allons à pied.
— A pied ! ah ! ah ! que tontos ! (quels fous !) »
Et ils riaient d’un air incrédule. La distance n’est pourtant pas bien longue : une vingtaine de kilomètres ; mais on est au commencement d’août et les Espagnols ne craignent rien tant que la marche et la chaleur. C’est le défaut des races latines ; elles comprennent peu les voyages pédestres. Cela me rappelle ces villageois qui, voyant des gens de la ville faire après dîner leur digestion en arpentant la route, se demandaient stupéfaits ce que ces bourgeois avaient ainsi à marcher pour n’aller nulle part, tandis qu’ils pouvaient rester tranquillement chez eux, se chauffer les mollets, faire un cent de piquet ou lire la gazette !
A l’entrée du chemin nous nous croisons avec un attelage de bœufs. Le joug est entouré d’une peau de mouton qui, descendant de chaque côté de la tête, semble coiffer les bœufs d’une perruque Louis XV. Un fier gaillard à jambes nues et à béret bleu les guide d’un long bâton, et derrière le chariot à roues pleines comme celles des chars antiques, un autre jeune gars retient l’attelage sur la pente trop rapide en sifflant un air arabe, mélancolique et doux. Ils nous saluent en passant d’un Vaya usted con Dios ! (allez avec Dieu !) qui est la traduction exacte du salut des Musulmans.
Par le sentier raboteux nous traversons un merveilleux paysage, végétation tropicale, fouillis de fleurs et de verdure qui se détache harmonieusement sur le fond indigo des Pyrénées. Les maisons très rares, disséminées çà et là, ont l’aspect pauvre et délabré, un des cachets caractéristiques des fermes et des villages espagnols.
Un balcon au premier étage, ou une galerie de bois extérieure d’où pendent des guirlandes d’oignons, d’ails, de piments ; des murs en ruine où sèchent des hardes, jupes jaunes ou rouges. Des petits garçons et des petites filles habillés d’une chemisette qui ne descend guère plus bas que le nombril, accourent pour voir passer les deux voyageurs.
Je jette deux sous à une fillette qui loin de les ramasser se réfugie près de sa mère : « Les Basques ne sont pas des mendiants, » dit fièrement celle-ci.
Nous voici loin de l’Angleterre, de l’Italie surtout où à l’entrée de chaque village, le voyageur est assailli par des nuées de petits guenillards. Partout, dans le Guipuzcoa, j’ai trouvé la même dignité.
Nous traversons le col de Jainhurqueta, laissant à notre droite le Jasquibel avec ses sommets revêtus de bruyère, qui, du cap du Figuier, plonge ses flancs ravinés dans la mer, jusqu’à la merveilleuse baie des Passages.
Ces pâtés de montagnes de la Biscaye et de la Navarre forment un amoncellement de chaînons hérissés de crêtes, de rochers granitiques et calcaires, coupés de gorges et de vallons au fond desquels bondissent des torrents qu’entretiennent de continuelles pluies.
Hêtres, pommiers, châtaigniers, chênes percent en touffes épaisses les fissures des parois basaltiques au milieu de toute la flore rupellaire, et çà et là, aux pentes des monts, dans des guirlandes de vigne, s’éparpillent les blanches fermes.
Parfois un grand rocher aux tons de rouille surplombe la route ; il semble ne s’accrocher à la montagne que par de fragiles crampons de lierre et l’on se demande s’il ne va pas glisser tout à coup au moindre tremblement du sol, emportant avec un bruit de tonnerre au fond du précipice où murmure un torrent caillouteux, avec un morceau de la montagne, route et voyageurs.
On se croirait dans les gorges de l’Atlas et l’on s’attend à voir surgir des têtes de Berbères derrière les broussailles.
De distance en distance, une croix de bois ou de pierre indique qu’un meurtre a été commis. Rien de plus propice aux embuscades que ces coins solitaires, fourrés, défilés, cavernes : Malos sitios ! comme on dit ici.
J’ai parlé de voyageurs ; ils ne sont pas nombreux. Nous seuls, sac au dos, la Martinière et moi, arpentons la route, et dans toute notre traversée des Espagnes, nous avons rencontré en trois fois six voyageurs pédestres et de fort mauvaise mine dont trois nous ont demandé l’aumône ; je dois ajouter que c’étaient des compatriotes. Non, rien sur la route. De temps à autre deux gendarmes arrêtés devant une gorge ou au coin d’un bois. Ils attendent la diligence. Quand elle arrive, ils se postent de chaque côté du chemin, arme au pied, et font mine de la fouiller d’un œil scrutateur. En grande tenue comme pour la parade. Parfois encore un char mérovingien chargé de grands fûts de vin des Castilles passe lentement avec un bruit strident et aigu fait par l’essieu tournant des roues pleines ; ou c’est un âne efflanqué crevant sous un faix trop lourd et que chasse devant lui un petit drôle féroce, armé d’une trique, ou bien encore une mule montée par un cavalier qui la frappe à bras raccourcis.
Dès les premiers pas, la brutalité à l’égard des bêtes s’étale sans vergogne. Dans tout véhicule public, un jeune garçon, le ragal, auxiliaire du cocher, n’a d’autre mission que de frapper à grands coups les têtes ou les maigres échines des attelages. La Société protectrice des animaux aurait fort à faire ici.
Nous nous sommes embarqués sans biscuit pensant trouver des auberges le long de la route ; à jeun depuis la veille, la faim nous prend. Voici une maison d’aspect misérable ; un rameau séché à la porte indique une venta. On aperçoit en effet, du dehors, un comptoir de bois blanc, fait de débris de caisses d’emballage, des cruches et des verres. Nous demandons à manger. Une femme à tête de maugrabine, portant un affreux marmot couvert de teigne, nous fait signe d’aller plus loin.
« Vous avez bien du pain et du vin ?
— Ni pain, ni vin. Seulement de l’aguardiente. »
C’est une sorte de vitriol allemand ayant la spécialité de donner à l’eau une teinte d’orgeat et vendu au détail dix ou douze sous le litre. Je me rappelais en avoir bu à Paris dans un café du boulevard sous le nom d’absinthe blanche à raison de 75 centimes le verre.
Ici, dans le Guipuzcoa, comme au fond de la Sierra Morena, où les communications avec Berlin sont cependant plus difficiles que pour les industriels du voisinage de Montmartre, on ne le fait jamais payer plus d’un sou.
MM. les limonadiers parisiens objecteront avec raison que les hosteliers castillans n’entendent rien aux affaires et qu’il doit s’en trouver très peu qui deviennent millionnaires en cinq ans.
Après plusieurs questions restées sans réponse, occupée qu’elle est à essuyer le marmot teigneux, la maugrabine se décide à nous dire qu’à moins d’une demi-heure, en haut de la côte, nous pourrons trouver à manger.
Nous gravissons pendant une heure la montagne poussiéreuse sans rien apercevoir. Ne demandez jamais en Espagne la distance d’un endroit à l’autre, nul ne la sait, même ceux qui ont fait dix fois le trajet ; on vous répond un chiffre au hasard ; mais il faut toujours compter sur le double. Après une longue heure nous atteignons la venta. Moins délabrée que la première, des images enluminées de saints et de madones égayent ses murs blanchis.
Une petite fille d’une douzaine d’années, visiblement enceinte, est assise sur le pas de la porte.
Elle se prépare aux devoirs de sa maternité prochaine en mouchant une sœur cadette qu’elle tient nue sur ses genoux.
Un peu surprise à notre vue, elle appelle sa mère d’un ton chantant et traînard : Madre ! Madre ! Une grosse commère mamelue, à cheveux grisonnants et à tête de procureuse, arrive nonchalante et maussade. C’est la façon de tous les aubergistes espagnols. Hommes ou femmes, il semble que vous les dérangiez d’une occupation des plus importantes pour vous faire servir gratis. Vous entrez en fâcheux dans leur vie pour leur voler leur temps et leurs peines, car, par le fait, vous les troublez dans leur oisiveté ou leur somme.
Ils se dérident à la longue, une fois qu’ils sont décidés à vous servir, semblant se dire : « Puisque le mal est arrivé, prenons-en notre parti, et faisons contre fortune bon cœur. » C’est ce que fit la matrone après nous avoir offert du pain et du vin. Le pain est frais et le vin excellent ; nous nous régalons, assis près du comptoir, sur un banc boiteux, mal équilibré sur le sol battu, en face de trois chats faméliques qui se jettent avec avidité sur les miettes, en se lançant l’un à l’autre des grondements pleins de colère. Oh ! les chats espagnols ! Le Belzébuth du château de Misère du capitaine Fracasse était un gras matou comparé à ces misérables. Pelés, étiques, torves, hideux, tout en tête, l’œil lamentable et avide, ce ne sont que des squelettes de chat, revêtus d’une peau râpée. Que mangent-ils ? de quoi vivent-ils ? Que font-ils pour satisfaire les impérieuses exigences du ventre ? Comme l’odeur sui generis et innommable dont je parlais, leur ombre fantastique m’a poursuivi dans toute l’Espagne !
Je les ai rencontrés aussi hâves, aussi maigres, affamés, anguleux, hérissés, au Palatio de Urvaza comme au col de Piqueras, dans la Sierra Morena comme dans les rues désertes de Tolède, où tout à coup en surgissaient deux ou trois effarés et fantasques, uniques fantômes de la rue morte en plein midi, spectres de la peur, de la détresse et de la faim.
Alléchés par cette ripaille, des poules étiques envahissent la salle, et plus effrontées que les chats, sautent jusqu’à nos mains pour nous voler les bouchées.
« Vous ne donnez donc pas à manger à vos poules ?
— A manger, s’écrie l’hôtesse, ah bien, s’il fallait les nourrir, cela ne vaudrait pas la peine d’en avoir. »
Toujours accroupie sur le seuil, dans le but évident de nous dissimuler son état, la petite nous examine avec ses grands yeux noirs. Elle est assez jolie et sa position nous intéresse. Nous lui demandons son âge. « Treize ans aux vendanges. » Nous n’osons pas pousser plus loin l’interrogatoire ; mais la mère, qui surprend nos regards attachés sur cette rotondité insolite, s’écrie :
« Tout est arrangé, tout est arrangé. C’est un accident.
— Ah ! vraiment ?
— Oui, une mère ne peut toujours surveiller ses filles. Il y a tant d’occasions dans le Guipuzcoa !
— Des occasions ! Il y en a partout !… Alors vous êtes contente ?
— Il le faut, fit-elle en haussant les épaules.
— Et la niña ?
— La niña est contente aussi. »
Allons, tout va bien et tout est bien qui finit bien.
Nous réglons notre note, qui s’élève à un réal par tête (25 centimes) et nous prenons congé de la mère et de la fille qui nous saluent d’un aimable : Vaya usted con Dios !
Des ruines partout. La Biscaye en est jonchée. La guerre civile y fit rage, plus meurtrière que la guerre étrangère. Depuis cent ans, elle ronge le pays comme une fièvre périodique. A tout détour de route se dresse un pan de mur déchiqueté par la mitraille, une chapelle éventrée, une maison trouée par les boulets et que la détresse ou la mort du maître, la misère des héritiers ont abandonnée aux broussailles envahissantes, aux nids de corneilles et de vipères, aux terriers de renards. Le sol que l’on foule s’arrosa du sang des combats épiques. La poussière qui vole et que le vent de la montagne souffle aux yeux et dans la gorge fut jadis une boue rouge. Carlistes, christiniens, républicains se sont égorgés en rivalisant de bravoure. Fermes, auberges, églises, hameaux, bourgades ont été des forteresses. Misères trop visibles ! L’ouragan destructeur de la folie homicide s’est rué dans ces coins de paradis.
Mais ce ne sont pas que les bâtisses de pierre jetées bas par le boulet qui donnent à l’Espagne son aspect de dénûment ; c’est la nation entière qui s’est couchée sur la terre et semble frappée de mort. Les ruines matérielles se réédifient, les ruines morales restent. Torpeur, incurie, ignorance, blessures mortelles que l’Espagne porte aux flancs.
Elle s’est cependant débarrassée de ses moines qui dévoraient son sol, stérilisaient son cerveau, mais les dix mille monastères abandonnés n’ont fait qu’augmenter le nombre de ses décombres, et les fertiles domaines des abbayes sont restés en friche. Les bâtiments déserts eussent pu servir à des hôpitaux, à des écoles ; l’idée n’en est pas venue. Tout s’émiette, tout s’écroule, tout s’efface de ces richesses du passé dont ne songe pas à profiter le présent[1].
[1] Sous Philippe II, on comptait 11 400 abbayes d’hommes et de femmes réparties dans les 680 évêchés d’alors et sous la juridiction de 48 archevêques. Ces abbayes contenaient une armée de 400 000 moines ou nonnes. Il y avait, de plus, 32 000 prêtres séculiers. A la fin du dernier siècle, il ne restait que 71 000 moines et 35 000 nonnes, mais le nombre des prêtres séculiers montait à 144 000 ; il est encore de 50 000 aujourd’hui. A l’expulsion des moines en 1835, leur nombre était de 50 000.
Il n’y a plus maintenant que 54 évêques et 8 archevêchés : Tolède, siège primatial ; Burgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Taragone, Valence, Valladolid.
Nous voici à los Passages, bourgade de pêcheurs pittoresquement assise des deux côtés de l’étroit goulet de la baie, vrai décor d’opéra. C’était aux derniers siècles un des ports les plus sûrs de la côte de Biscaye. La Fayette s’y embarqua pour la guerre d’Amérique sur une frégate équipée à ses frais.
Le Passage maintenant n’est plus qu’un refuge pour des barques de pêche, une promenade en canot pour les touristes de Saint-Sébastien que de brunes batelières à la langue libre et au geste déluré se disputent à grand bruit.
L’insouciance, l’oisiveté, la misère ont laissé combler ce merveilleux havre par les atterrissements de tous les ruisseaux d’alentour.
Les Passages ! doux souvenir cher à mon ventre, c’est là que nous fîmes notre premier repas arrosé de bon vin et égayé par les beaux yeux d’une fille des Espagnes.
La posada était de très médiocre apparence, et nous hésitions à entrer lorsqu’une jolie fille nous sourit de la porte. C’était la meilleure de toutes les enseignes. Nous voilà installés dans un comedor d’aspect décent et plongé dans une demi-obscurité nécessaire pour arrêter la tumultueuse invasion des mouches. Nous demandons une friture et, tandis que nous attendons, trois hommes en tenue de maçon, et à mine de prince, entrent après avoir salué d’un buenos dias plein de dignité et s’assoient à la table voisine. Coiffés de bérets bleus, ils ont les pieds nus dans leurs alpargatas blancs.
Est-ce le sang maure qui leur donne ce grand air, cette aisance de manières ? Io no sé ; mais j’ai rarement vu convives se conduire plus correctement que ces maçons du Guipuzcoa. Nous entrâmes en conversation en échangeant des cigarettes ; deux d’entre eux ont guerroyé dans les bandes carlistes et sont prêts à recommencer. Ils n’ont rien gagné pourtant, si ce n’est l’un une balle, l’autre de voir sa bicoque brûlée. Le troisième, qui parle un peu français, et a travaillé quelques mois à Bayonne, s’avoue républicain. Il est des Asturies et hausse légèrement les épaules quand pérorent ses camarades les Basques. Tous trois gentilshommes, d’ailleurs, ils tiennent en profond mépris Andalous et Castillans. « Nous avons du sang bleu dans les veines, disent-ils, et nous sommes, quoique maçons, aussi nobles que le roi. » Tous ces gens du Guipuzcoa, des Asturies, de la Biscaye, se disent nobles ; allez donc parler d’égalité sociale dans un pays où trois millions de paysans et d’ouvriers se vantent d’avoir du « sang bleu ! »
Pendant que les maçons disputent en gentilshommes sur les mérites respectifs de leur race, on apporte le potage. Nous avons demandé du poisson frit, on nous sert un repas complet. Rien n’y manque, pas même le café ni le petit verre. Je le regrettais pour la couleur locale, mais la Martinière me consola en me promettant dans la Sierra Morena et les villages de la Manche des ventas où, sous le rapport du manque de confort, nous n’aurions rien à désirer.
Qui donc a dit qu’on mangeait mal en Espagne ? Quelque boulevardier sybarite ! En tous cas, je ne me souviens pas d’avoir jamais fait dîner plus exquis. Peut-être la marche, le grand air et surtout les beaux yeux de la chusca y furent-ils pour quelque chose, car je dois le confesser, au risque de déplaire à messieurs les garçons d’hôtel, j’ai l’horreur du service mâle ; un simple morceau de fromage servi par un frais minois m’est plus agréable que le plus savant des plats présenté par un solennel laquais.
Ce n’est pas un morceau de fromage que nous donne la jolie servante, mais un repas copieux et de haut goût : panade à l’ail et à l’huile, lard aux choux et aux pois chiches, galettes au poisson, et comme pièce de résistance, un de ces ragoûts extraordinaires qui font époque dans la vie d’un voyageur : un mélange de bœuf et de saucisses, de chèvre et de tomates, de carottes, de riz et de piments, le tout entremêlé profusément d’oignon et d’ail, et saupoudré de poivre rouge. Combinaisons culinaires à faire sauter d’horreur toutes les cuisinières bourgeoises, mais dont je me délectai souvent par la suite en pensée, car nous ne trouvâmes plus rien de pareil.
Aussi, dans notre enthousiasme et égayés par le gros vin des Castilles, servi à pleins pots comme de l’eau de fontaine, nous voulûmes régaler d’un flacon de cognac les trois maçons gentilshommes qui déclinèrent poliment cette offre. Nous avions oublié que les Espagnols sont les plus sobres des hommes et, en effet, pendant tout notre voyage, nous ne rencontrâmes en état d’ivresse ni un paysan, ni un soldat, ni un ouvrier.
Saint-Sébastien, la vieille capitale du Guipuzcoa, n’a d’intéressant que ses environs, ses souvenirs, sa plage. Le reste est moderne et banal. Ses rues éclairées à la lumière électrique sont tirées au cordeau avec une rectitude désespérante, ses maisons régulières et monotones, ses hôtels dispendieux, ses magasins jolis et, sur ses promenades, les señoras y étalent les toilettes de Paris, les hidalgos des complets de clubmen, tout ce qui constitue le beau de nos jours !
Comme c’est le siège du capitaine général des provinces basques, on y coudoie la nuée des fonctionnaires espagnols fiers et pauvres, car, autant que les nôtres, les administrations y sont prodigues d’employés aussi inutiles que mal rétribués. On y est donc correct, gourmé, officiel, solennel et ennuyé.
Aussi les gens de bon ton, la saison venue, accourent-ils à Saint-Sébastien de tous les points des Castilles. Cockneys, gommeux, snobs, oisifs, idiots et filles viennent parader sur la plage de la Concha où des cabines de baigneurs pittoresquement groupées et enluminées donnent un aspect tout forain. Une ville d’eaux, enfin, la ville à la mode c’est tout dire, et pourvue d’un casino.
Il ne faut donc pas s’y arrêter plus de vingt-quatre heures si l’on est amant de l’imprévu. J’aime mieux Zarauz, Zumaya, Deva où les voyageurs ne passent guère, pressés qu’ils sont de rouler à Bilbao ou à Burgos par les routes banales et battues.
Dans ces trois vieilles petites villes, les baigneuses se promènent sans prétention en mantille ou tête nue comme de simples Rosines, et n’en sont que plus jolies.
Cependant Saint-Sébastien mérite mieux qu’une courte visite : un souvenir terrible y reste attaché ; 1813 est écrit en chiffres sanglants dans les pages de son histoire. Dans la citadelle dressée sur le mont Orguello, une petite garnison française commandée par le brave Rey repoussa, sous le feu de soixante canons, les sommations du général Graham, quand Anglais et Portugais mirent à sac la ville qu’ils prétendaient venir délivrer. Ni femme ni fille n’échappa au viol, pas une maison au pillage ; puis les habitants massacrés, les maisons vides, on mit le feu dans chaque quartier et les libérateurs dansèrent à la lueur de l’incendie.
Les vieilles rues qui escaladent le mont au pied de la forteresse de Motta offrent encore quelque intérêt, mais le vandalisme légendaire des municipalités commence à les atteindre, et l’inepte pioche des faiseurs de neuf s’abat sur ces reliques du passé.
A Saint-Sébastien je me trouvai pour la première fois en face des splendeurs des églises espagnoles ; j’en fus ébloui et stupéfait. Tant de richesses et tant de misères, tant d’art et tant d’ignorance, tant de luxueux gaspillage et une si crasse parcimonie ! La première impression d’étonnement passée, on s’aperçoit du grotesque ; l’ensemble est merveilleux, le détail ridicule. D’admirables tableaux de maîtres à côté de saints de bois barbouillés de couleur, une somptueuse et artistique orfévrerie et des christs affublés de jupons. A de vieux et précieux panneaux sont cloués têtes, bras, cuisses, pieds et mains de cire. Dans l’église de San-Vicente, j’ai vu, près d’une statue de saint Joseph habillé d’étoffe d’or, un derrière en miniature parfaitement moulé. Une bonne femme, à qui nous en demandâmes l’explication, nous répondit que c’était celui d’une señora qui, à la suite d’un accident, avait eu cette partie du corps paralysée, et se voyant dans l’impossibilité de la remuer jamais, l’avait offerte en ex-voto au grand saint Joseph. Pourquoi le grand saint Joseph ? Néanmoins, flatté de l’offrande, il la guérit miraculeusement. On y voit aussi de longues mèches, dont de brunes Espagnoles se dépouillèrent dans des élans de pieuse extase ; çà et là, des vierges en perruque blonde et en robe de brocard, avec des têtes mignardes de poupée ; et, par le fait, ce sont des poupées plus grandes que les autres, à l’usage des dévotes personnes, qui jouent avec la Madone de bois comme, quand elles étaient petites, avec des poupées de carton.
Superstition, oisiveté et amour, c’est encore toute l’Espagnole. Sa vie semble être une perpétuelle lutte entre l’ardeur du plaisir et la peur d’offenser la bonne Vierge. Mais c’est là surtout qu’il est avec le ciel des accommodements. On rachète un baiser par un tour de rosaire, et une messe lave les souillures du péché mignon.
Les directeurs de ces consciences ne sont du reste pas trop sévères. Je suppose qu’ils permettent un ou plusieurs amants à celles de leurs pénitentes dont le tempérament l’exige, comme ils accordent de faire gras le vendredi aux natures délicates et aux estomacs débiles, tout prêts à s’offrir et à se sacrifier s’il le faut pour la plus grande gloire de Dieu et de la Vierge Marie.
La santé avant tout. Dieu n’aime pas les corps chétifs. A en juger par tous ces bons gros pères, il veut à son service de vigoureux gaillards sains et dispos, ardents à faire aimer le Créateur par l’intermédiaire de la créature.
C’est peut-être dans cette église de San-Vicente ou de Santa-Maria, plus riche encore, que s’est passée, avant l’expulsion des moines, l’aventure que voici : Un franciscain prêchait sur le jugement dernier, exhortant les pécheresses au repentir : « Courbez-vous, leur disait-il, malheureuses que vous êtes, et demandez miséricorde. Peut-être l’heure approche où la trompette de l’archange va réveiller les morts dans la vallée de Josaphat. Demain, que dis-je, aujourd’hui, dans une heure, à l’instant, qui peut répondre qu’elle ne va pas sonner ?… » A ces mots, le fracas de plusieurs trompettes éclate dans l’église. La foule, terrifiée, se lève et se précipite éperdue aux portes. C’est la fin du monde ! Voici le jugement ! Les femmes s’évanouissent. On s’entasse, on s’écrase, on vide l’église. Pendant ce temps, les bons pères relèvent les défaillantes, les introduisent dans la sacristie et dans diverses cellules adjointes pour leur donner des soins. Elles en sortent, quelque temps après, rougissantes, encore émues, mais bénies et rassurées.
Comme nous ne courions ni après la fortune, ni après une maîtresse, ni après une affaire, que nous n’étions pas des missionnaires patentés de quelque ministère, mais de simples touristes, cherchant des impressions, nous étions résolus à ne point suivre les grandes routes, à nous engager autant que possible dans les chemins creux, les sentiers de chèvre, les défilés de montagne.
Cependant nous suivîmes la voie royale dès la première étape, puis de Saint-Sébastien à Orio, et d’Orio à Deva par Zarauz, Guetaria, Zumaya ; mais nous n’y perdîmes rien en pittoresque, bien qu’elle fût toute nouvelle, ouverte après la dernière guerre des carlistes, pour faciliter le rapide transport des troupes au cœur du pays basque, en plein foyer de l’insurrection.
Tantôt taillée dans le roc, creusant la montagne, coupant les forêts, jetée au-dessus des abîmes, traversant de vrais paysages kabyles, tantôt suivant les sinuosités de la côte, elle offre à chaque pas d’admirables points de vue.
Ce n’est plus maintenant que l’on peut se plaindre de la rareté et du mauvais état des routes espagnoles. Alphonse XII a fait réparer les anciennes et ouvrir de nouvelles, larges, bien entretenues, n’attendant que les voyageurs.
Le capitaine Bonelli, gouverneur du protectorat espagnol sur la côte occidentale d’Afrique, nous attendait à Deva. Il y avait donné rendez-vous à mon compagnon avec qui il correspondait à la suite des relations et des travaux orographiques de celui-ci sur le Maroc[2].
[2] Itinéraire d’Alkazar à Ouezzann (1884), avec cartes, par H. de la Martinière. Depuis notre voyage en Espagne, de la Martinière est retourné au Maroc pour y compléter ses travaux.
Le capitaine Bonelli est bien connu de tous ceux que préoccupent nos intérêts coloniaux. C’est un des rares Européens qui possèdent à fond la langue arabe et le dialecte marocain.
Chargé par le gouvernement espagnol d’une mission scientifique, il parcourut la côte du cap Bojador au cap Blanc, limite septentrionale de notre colonie sénégalaise, et prit possession au nom de l’Espagne de territoires beaucoup plus riches et surtout plus productifs qu’on ne le croit, car ils ouvrent, par les tribus de l’Adrar, la route des régions voisines de Tombouctou où nous tentons, depuis tant d’années, de pénétrer par le haut Sénégal[3].
[3] Il vient de publier à Madrid un volume sur le Sahara : El Sahara, descripción geográfica, comercial y agrícola desde cabo Bojador á cabo Blanco, viajes al interior, habitantes del desierto y consideraciones generales, par D. Emilio Bonelli.
Après avoir négligé de nous assurer les oasis de l’extrême Sud-Oranais, Fidikett entre autres, qui nous auraient facilité les moyens d’atteindre le Soudan, nous devons constater avec dépit, sans doute, mais avec admiration, les résultats obtenus par l’énergie d’un simple officier.
Disposant dès le début de moyens insuffisants et infimes, n’ayant en quelque sorte qu’un appui moral du gouvernement, il a pu non seulement enrichir la science et l’hydrographie de précieuses données, mais son pays d’un territoire de 540 kilomètres de côtes[4]. Il est juste d’ajouter que le capitaine Bonelli fut appuyé par une puissante association : la Sociedad de Africanistas y colonistas, établie à Madrid depuis cinq ans, pour faciliter les entreprises des explorateurs espagnols. Certes, voilà une Société digne de tous éloges et qui fait plus œuvre patriotique que certains de nos bruyants groupes, chauvins à coups de grosse caisse qui ne savent que nous rendre, à l’étranger, odieux et ridicules.
[4] C’est sur les explorations de ce jeune officier dans le Sahara et la région de l’Adrar qu’Alphonse XII proclama, en décembre 1881, la côte d’Afrique, du cap Bojador au cap Blanc, sous le protectorat de l’Espagne.
Au moment où l’alliance des peuples latins semble plus que jamais devenir une impérieuse nécessité, après les projets d’union douanière dans la Méditerranée pouvant permettre à notre race, menacée jusque dans son berceau, de faire échec aux envahissements des Anglo-Saxons, se pose une question majeure que dans notre proverbiale et désastreuse insouciance de ce qui se passe au dehors de nos frontières, nous négligeons trop : l’alliance franco-espagnole en Afrique.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire diplomatique de la seconde moitié de ce siècle pour reconnaître que l’Angleterre est politiquement et commercialement, de Gibraltar à Suez, l’ennemi commun, et la voici qui commence à inonder de ses produits doublés des pacotilles germaniques les ports de la Méditerranée qui devrait n’être qu’un lac latin.
Le lecteur me pardonnera cette digression, semblant ici un hors-d’œuvre, mais en face des établissements anglais et allemands qui s’installent peu à peu sur les côtes de ce Maroc, par eux tant convoité, il est permis, même à un modeste voyageur, de pousser le cri des Romains quand ils voyaient menacer les intérêts de la patrie : Careant consules.
Nous devisions de ces choses sous les arbres qui font à la plage de Deva une délicieuse avenue et j’écoutais la parole claire et précise du vaillant capitaine espagnol, familier avec notre langue, comme si au lieu d’être né sur les bords du Mançanarès il l’était sur ceux de la Seine. La nuit tombait, les jolies hospederias de la vieille bourgade s’allumaient et les señoras, tête nue ou en mantille, se promenaient par groupes, respirant la brise marine en attendant le dîner, que, pour laisser plus de loisirs aux baigneurs, on ne sert pas avant neuf heures du soir ; et nous parlâmes longtemps de cette Afrique aimée, du Maroc si peu connu, dernière épave de l’Orient, du Sahara où le jeune gouverneur allait retourner bientôt pour établir de nouvelles relations avec les chefs des oasis et continuer l’impulsion commencée dans le commerce d’échanges entre les tribus de l’Adrar et les comptoirs espagnols, dédommager l’Espagne des Carolines !
Le lendemain matin, nous partîmes de bonne heure, et comme nous nous étions détournés de notre itinéraire, nous dûmes prendre le coche qui nous transportait à Asconia, non loin de Loyola, la patrie de saint Ignace. Et, huchés sur l’impériale, une sœur de charité à notre droite et un prêtre à notre gauche, nous dîmes adieu au capitaine Bonelli, à Deva, à sa jolie plage, à la mer que nous ne devions revoir que deux mois plus tard, sur la côte méridionale, et nous nous enfonçâmes dans la montagne, au galop de six mules étiques qu’excitaient les furieux coups du ragal et les terribles jurons du cocher.
Entre Azcoitia et Azpeitia, à une demi-lieue environ de ces deux bourgades, au fond d’une délicieuse vallée resserrée entre des montagnes boisées où coule dans un cadre de verdure la jolie rivière d’Uzola, se dresse solitaire et majestueuse une masse énorme de bâtiments. La façade principale en est formée par une coupole panthéonienne dont le triple et gigantesque portique s’avance sur un perron à trois corps et à balustrades de pierre, flanquée de lions de marbre, et de deux longues ailes d’une architecture de séminaire et de caserne.
C’est Loyola, surnommé la merveille du Guipuzcoa, la maison trois fois sainte, le sanctuaire des soldats de Jésus, le berceau de saint Ignace, la grande jésuitière enfin.
Cet étrange bâtiment, qui seul apporte le mouvement et la vie dans cette vallée tranquille, offre de quelque côté qu’on en approche un spectacle bien fait pour frapper les imaginations dévotes, en leur donnant du premier coup l’impression de la formidable puissance de cet ordre resté debout et prospère au milieu du désastre monacal.
En face du portail, sur une large esplanade, s’élève l’idole, en marbre de Paros, du dieu de céans, le señor de aqui, devant lequel tout passant doit se découvrir. Deux hospederias dont l’une, celle de droite, a l’aspect d’un vieux manoir, avec sa galerie aux quatre arches massives, son monumental escalier et son écusson seigneurial, forment les deux côtés de la place dont le quatrième bordé d’une double ligne d’orangers est ouvert sur la vallée même, au fond de laquelle s’échelonnent les blanches maisons d’Azpeitia pittoresquement groupées sur les premières pentes des montagnes vertes et bleues qui coupent l’horizon. De là descend, par cascades, dans une bordure de joncs, de saules et de roseaux, coupant de grands champs de maïs, la petite rivière qui fertilise l’étroite et profonde vallée.
Emplacement choisi à souhait. A Azpeitia et à Azcoitia poussent, dit-on, les plus jolies filles du pays basque, et les servantes de l’hospederia où nous descendîmes et qui porte le nom glorieux du saint, nous en offrirent de gracieux échantillons. Ah ! quel gynécée que cette hôtellerie de Loyola ! Et quelle différence entre ces Guipuzcoennes aux yeux de velours, propres et gracieuses, et nos grossières filles d’auberge, maritornes aux dessous crottés ! Peut-être les bons pères, propriétaires de la posada, les avaient-ils triées avec soin, mais saint Ignace lui-même eût passé la langue sur ses lèvres devant la délicatesse du mets et l’abondance du festin. Il y en avait encore, et encore, et toujours. Deux pour la chambre, une pour prévenir que le déjeuner est prêt, une demi-douzaine pour servir à table et verser à boire, et combien dans les corridors, occupées à je ne sais quoi, avec lesquelles on se trouvait tout à coup nez à nez et qui disparaissaient majestueusement avec des mines de princesses.
De saints pères jésuites errant çà et là expliquaient ce phénomène ; ils n’avaient pas la physionomie hypocritement pateline qu’on leur prête. De belle humeur, aimables garçons, la plupart bedonnants et solides, ils semblent prendre la vie comme elle vient, le temps comme il se présente et goûter en gourmets la satisfaction d’être au service de Dieu en général et de saint Ignace en particulier. Ils se sentent chez eux, cela se voit ; l’hôtellerie, je l’ai dit, est à eux et non seulement celle-ci, mais l’autre en face, succursale de la première, et aussi le coche et ses six mules, et les fermes d’alentour et les jolies filles, et le pays circonvoisin.
Tout le monde, je dois l’ajouter, semble ici parfaitement heureux. La règle est douce, la tyrannie des Pères très supportable. Ils ne règnent pas en pays conquis, mais sur des sujets d’une fidélité éprouvée. Pourvu qu’on croie ou qu’on fasse semblant de croire, cela suffit. Les servantes nous avouèrent qu’elles devaient se confesser une fois par semaine, communier une fois par mois, sans compter les fêtes. Elles n’en prenaient pas pour cela des allures plus béates, et mon compagnon que l’étincelle de tous ces yeux allumait fort n’eut pas à se heurter à de trop farouches vertus. Quant à moi, mes cheveux gris m’obligeaient à plus de réserve, et comme j’employais une grande partie de mon court séjour à visiter la maison du saint, à parcourir l’église et à stationner près des chapelles où s’adressaient les pieuses épîtres aux dévotes, je passais sans nul doute pour un fervent admirateur d’Ignace, et je dus laisser, à mon départ, à notre pieuse hôtelière, une bonne odeur de piété.
Cette matrone, compagnonne grisonnante et mamelue, s’était de prime abord montrée rébarbative. Notre qualité de Français était tare à ses yeux.
Ce n’est pas à Loyola que nous sommes en haute estime, et tout compatriote de Voltaire y est voué à la damnation. Aussi commença-t-elle par nous déclarer qu’elle ne pouvait disposer d’un seul lit ; mais, ayant eu l’heureuse idée de nous informer de l’heure de la messe pour le lendemain dimanche, la dévote changea de ton.
« Il y a plusieurs messes, répondit-elle. De cinq heures à midi les révérends pères officient. A laquelle voulez-vous aller ?
— A toutes ! » répliquai-je.
Cette réponse pénétra la bonne femme de respect et d’admiration, sans toutefois lui causer trop de surprise, certaines pieuses personnes ayant, paraît-il, l’habitude d’assister le dimanche à plusieurs offices du matin, pour se préparer à ceux du soir.
En tous cas, elle nous valut une belle chambre ornée de trois jolies chambrières ; une de trop, mais nous eussions eu mauvaise grâce à nous plaindre, d’autant plus qu’il y avait trois lits dans la pièce et qu’il pouvait survenir un troisième compagnon.
Désagrément des auberges espagnoles : les chambres contiennent deux, trois et quatre lits.
Je me souviens qu’à Tolède, on voulut nous imposer un tiers, un torero, qu’à son grand étonnement nous refusâmes avec énergie. L’hôtelier le casa je ne sais où, mais le lit resta vide. On nous le fit payer d’ailleurs, et comme nous occupions la seule pièce pourvue d’une table, le torero n’en vint pas moins, alors que nous étions couchés, nous demander la permission d’écrire à sa señorita, ce qui, vu sa lenteur à tracer ses lettres, lui prit une partie de la nuit.
« Voulez-vous, dit Voltaire, acquérir un grand nom, être fondateur, soyez complètement fou, mais d’une folie qui convienne à votre siècle. Ayez dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos extravagances, et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que vous soyez pendu ; mais, si vous ne l’êtes pas, vous pourrez avoir des autels. »
C’est pourquoi Ignace de Loyola, après avoir mérité cent fois la corde, siège au rang des plus grands saints ; que le monde est plein de ses temples, dont le premier est sa propre maison.
La Santa casa, qui n’est, paraît-il, qu’une tour de l’ancien manoir détruit dans les guerres civiles, est cachée du dehors par un mur percé de fausses fenêtres, disposition de l’architecte Fontana, que la veuve de Philippe IV appela tout exprès de Rome pour la construction du sanctuaire, et qui a ce triple but : préserver le précieux monument, le voiler aux profanes et donner plus de régularité à la façade de l’édifice. Une étroite cour le sépare du mur extérieur, et le visiteur ne voit d’abord qu’un carré de grosses pierres brutes mêlées de briques, n’ayant d’autre ornement que l’écusson des Loyolas sculpté au-dessus de la porte, et une plaque de marbre avec cette inscription :
Casa solar de Loyola
Aqui nacio San Ignacio en 1491[5].
[5] Maison originaire de Loyola. Ici naquit saint Ignace.
Dans le vestibule, on trouve un escalier antique qui ne déparerait pas l’hôtel de Cluny ; et des murs couverts de tableaux de vieux maîtres espagnols, de portraits du saint, d’épisodes de sa vie militaire et religieuse jusqu’en haut de la maison. Elle a trois étages et chacun donne accès à une succession d’oratoires et de chapelles. Là je vis, derrière une grille, à côté d’un autel chargé de fleurs, et flanqué de confessionnaux, un révérend père, gras et superbe, coiffé du bonnet carré, assis au milieu d’une douzaine de jeunes femmes, les entretenant de sujets pieux en attendant l’office divin.
Rangées en demi-cercle, vêtues d’une robe noire et coiffées d’une mantille, rosaire au bras et scapulaire au cou, les señoras, tout en maniant leur éventail, recueillaient béatement les perles saintes tombant des lèvres sacrées de l’aimable directeur.
Le clou du spectacle, je veux dire la chambre du saint, au dernier étage, est transformée en chapelle et la plus extraordinaire qu’on puisse voir. Le plafond est si bas qu’en levant la main on en touche les moulures d’or. Or et émaux partout, pierres fines et mosaïques ; c’est le plus parfait spécimen en miniature de l’art jésuito-catholique fulgurant, flamboyant, rutilant, échevelé avec ses scintillements, ses placages, ses sculptures, ses fleurs, ses magots, ses rosaces, ses boiseries fouillées, ses précieuses châsses, ses riches triptyques et toute cette ferronnerie habilement ciselée, ces autels qui ressemblent à des étalages d’orfèvrerie, l’art religieux enfin, qui rappelle les étourdissantes bizarreries des pagodes et que les jésuites ont poussé aux dernières limites du papillotage théâtral et de l’extravagance, moyen infaillible de gagner les cœurs féminins. Comme mise en scène, rien de plus savant. Dans la pièce coupée par une grille qui sépare l’autel des profanes règne le plus respectueux silence troublé parfois de souffles, lambeaux de prières qui s’échappent des lèvres, par le bruit léger de doigts faisant sur la poitrine courbée le signe du mea culpa.
Çà et là une femme, une jeune fille accroupie récite son rosaire ; un jésuite se glisse sans bruit, jette un regard discret, s’agenouille, paraît un instant plongé au septième ciel, puis se relève et sort. Alors une des dévotes roule son chapelet, se lève à son tour et disparaît derrière l’apôtre.
Je pensais trouver dans la Santa casa la célèbre épée dont s’arma le fougueux Ignace avec l’intention de pourfendre un Maure qui plaisantait sur la virginité de la mère de Jésus.
On sait que, pour se préparer au combat, Ignace se déclara chevalier de la Vierge, et fit la veillée des armes. Bayard aussi assistait pieusement à la messe pour calmer ses transes avant de se rendre en champ clos.
Il est de bon ton aujourd’hui d’affecter l’indifférence, comme si la vie est de si mince valeur qu’elle ne mérite pas qu’on y prête attention. Simple jactance qui cache de terribles malaises. J’aime mieux Henri IV avouant bravement sa colique, et le bon Ignace ses tranchées à la Vierge Marie. C’est moins héroïque à coup sûr, mais beaucoup plus conforme à notre pauvre nature. Il en fut, d’ailleurs, pour sa peur, ses frais de messe et de veillée. Le Maure, homme sage, refusa de risquer sa peau pour une virginité dont il n’eût eu que faire et dont il se souciait moins que d’un plat de couscous. Le fou déposa donc sa vaillante épée restée immaculée, aux pieds de la Vierge qui, reconnaissante de tant de marques de dévouement, descendit de sa niche pour lui recommander chaudement son fils.
Au lieu de cette Durandal, on me montra un doigt en un reliquaire enchâssé dans la poitrine du saint, d’où il semble encore menacer le bon sens. Quant à l’épée, un révérend père m’assura que je pouvais l’aller voir dans un couvent du mont Serrat, aux environs de Barcelone.
Après la maison du saint, la maison de Dieu ; elle forme, je l’ai dit, le milieu du bâtiment. C’est une coupole soutenue par huit grandes colonnes, ayant plutôt la forme triste et froide d’un panthéon que celle d’une église de Jésus.
Pour les gens à imagination, elle représente l’image d’un aigle prêt à prendre son vol : « Le corps, dit Germond de Lavigne, est formé par l’église, la tête par le portail, les ailes par la sainte maison et par le collège, la queue par divers bâtiments secondaires. » Tout cela est bien fantaisiste, mais, avec un peu de bonne volonté, on finit par voir tout ce qu’on s’imagine. L’aile droite est occupée, outre la Santa casa, par le séminaire, boîte de Pandore d’où s’échappent chaque année quantité de maux qui, sous la forme de petits jésuites endiablés, se répandent par le monde ; et l’on travaille actuellement à l’achèvement de la gauche, restée presque en ruines depuis l’édit d’expulsion de Charles III.
J’éprouvais une impression singulière en pénétrant dans ce sanctuaire, et je crus un instant que, pour me punir de ma téméraire présence, le saint me frappait d’aveuglement. Bien qu’il fût trois heures, il était plongé dans une obscurité complète par d’épais rideaux tendus sur les étroites fenêtres, et que l’éclatant soleil rayonnant au dehors rendait plus profonde.
Je fis quelques pas à tâtons et me heurtai les jambes contre des paquets mouvants d’où sortirent des grognements irrités. Je me tins alors immobile, demandant, comme Gœthe, mais in petto : « De la lumière ! de la lumière ! »
Elle sortit lentement des profondeurs de l’église, d’abord faible ligne de points rougeâtres, flammèches des cierges ; puis, m’habituant à l’ombre, je vis le sol couvert de larges taches noires où couraient des frémissements semblables à des ailes de chauves-souris agitées.
C’étaient des entassements de femmes assises par terre, sur de petits ronds de paille nattée, dans toutes les postures, mais principalement à la façon des Mauresques. Elles écoutaient un prêcheur forcené dont les éclats de voix furieux cinglaient superbement sous la coupole sonore, comme des lanières de fouet, sur cette foule accroupie. Et, tout en frissonnant sous la colère du saint homme, elles agitaient, fermaient et déroulaient leur éventail avec une agaçante rage, comme si elles se sentaient déjà léchées par les flammes de l’enfer dont l’apôtre les menaçait.
De grands scapulaires bleus ornaient la poitrine et le dos de ces saintes qui portaient, en outre, au bras, un rosaire enroulé. Tout autour du troupeau et près des piliers, des jeunes gens agenouillés ou debout et décorés aussi de larges scapulaires, semblaient attendre impatiemment la fin de l’office, plus attentifs aux coups d’œil des niñas qu’aux menaces du prédicateur.
Disons en passant que le scapulaire et le rosaire sont, d’après les fervents Espagnols, les deux plus beaux présents que la Vierge ait faits au monde ; aussi les dames s’en parent-elles à l’envi, sans se croire pour cela engagées à la vertu.
L’hospederia de Loyola a un aspect à la fois claustral et seigneurial. Vastes salles, larges corridors, portes sculptées, parquet ciré, escalier monumental.
Les murs, comme ceux de toutes les auberges espagnoles, sont ornés de tableaux de piété, d’enluminures, dans le genre de celles qui ont rendu Épinal célèbre. Ici, c’est naturellement saint Ignace dans toutes les phases de sa vie. Crucifix et bénitiers sont accrochés près des lits, et l’on a posé aux fenêtres des grillages en forme de croix. Des prières, comme des murmures de fantômes, flottent dans les corridors ; ce sont des dévotes qui passent et qui, pour ne pas perdre de temps, récitent l’Ave Maria. Sur la table d’hôte constamment garnie de pèlerins, est un coin réservé aux bibelots de sainteté, chapelets, scapulaires, médailles, où l’on a joint des objets d’une utilité plus immédiate, éventails et poudre de riz. Une bonne odeur de menthe est répandue partout ; la cause m’en fut expliquée en voyant les servantes se servir de balais faits avec de gros bouquets de menthe verte, utile dulci.
Tout fort propre, d’ailleurs, et cette propreté du linge, je l’ai rencontrée partout, même dans les plus infimes ventas de la montagne. Je ne sais pourquoi l’on médit toujours de la propreté des auberges espagnoles. Alexandre Dumas lui-même, gaillard difficile à coucher et à nourrir, ne s’expliquait pas ce mauvais bruit. « Il y a un point sur lequel les auberges espagnoles sont calomniées, dit-il, c’est celui de la propreté. » Gautier dit comme lui, et tous les autres. Où donc remonte cette calomnie ? A des voyageurs sans doute qui n’ont visité l’Espagne que du coin de leur feu et en ont fait le tour dans leur chambre à coucher.
Mon ami Edmond Lepelletier écrivait récemment, dans une critique de livres, qu’on savait l’Espagne par cœur ; Madrid, Tolède, Grenade, Séville, peut-être ; mais quant au reste, je crois au contraire qu’il n’est pas de pays en Europe qui soit moins connu.
En sortant de table où le gros vin des Castilles, que les Allemands commencent à empoisonner avec leur trois-six, est servi plus abondamment que l’eau, je me trompai de porte pour gagner ma chambre ; au lieu de prendre à droite, je tournai à gauche ; et ouvrant brusquement, en homme qui entre chez lui, je me trouvai en face d’une grosse dame très brune, habillée d’un simple scapulaire. A ce vêtement qui ne remplissait même pas le but de la feuille de vigne légendaire, il faut ajouter une demi-douzaine de médailles scintillant à son cou. Je ne sais qui elle attendait dans ce costume des îles Sandwich. Sûrement ce n’était pas moi, car elle poussa un cri de détresse en se cachant de l’immense éventail dont elle se caressait mollement derrière sa jalousie. Elle accompagna ce geste d’un regard si courroucé, que, frappé de confusion et ne trouvant dans mon trouble aucune excuse dans la langue castillane qui, d’ailleurs, ne m’était nullement familière, je la lui balbutiai dans celle de John Bull.
Le soir elle ne parut pas au dîner, mais je la revis dans l’église, agenouillée sur les dalles aux pieds du grand saint Ignace auquel elle demandait sans doute pardon de s’être laissée surprendre dans une si sommaire toilette, tandis qu’au confessionnal voisin un grand jésuite à mine affamée la couvait d’un œil goulu.
Je rencontre aussi à l’église des voisins de table d’hôte, un monsieur d’environ cinquante ans qui, accompagné de sa nièce, vient tout exprès de Madrid faire ses dévotions au saint.
La señorita est d’un âge et d’une physionomie fort tendres et tous deux excitent l’admiration par leur ardente piété. Trois fois le même jour, ils assistèrent au saint sacrifice, et le matin je les ai vus communier dévotement. Maintenant les voici courbés sur les dalles, l’oncle à genoux, tandis que la nièce accroupie à ses côtés semble recevoir le bon Dieu.
« Une bonne histoire ! nous dit le lendemain à notre départ une des petites bonnes, qui, élevée dans le vieux sérail, nous en aurait, si nous étions restés quelques jours de plus, dévoilé tous les détours ; j’ai regardé ce matin par le trou de la serrure du numéro 6, et, bien qu’il y ait deux lits, j’ai vu la señorita sortir de celui du caballero. »
Et de rire comme une folle.
« Vous allez être obligée de raconter cela en confesse au révérend père Frapardo.
— Domingo ! rectifia-t-elle. Oh ! il en a entendu et vu bien d’autres.
— Cela ne l’effarouchera pas ? »
Et elle s’en alla toujours riant et secouant la tête.
Eh bien, à la bonne heure, voilà comment je comprends la religion.
Après vêpres, c’est-à-dire vers quatre heures, lorsque la grande chaleur est tombée, les jeunes gens des environs viennent jouer à la paume sur la vaste esplanade. C’est le jeu national, comme en Angleterre le cricket. Pas de village, pas de hameau qui n’ait un jeu de paume, unique ressource des dimanches et des soirées d’été. La place offre alors un aspect pittoresque et gai, remplie qu’elle est d’ânes, de chevaux, de mules, de voitures de toutes formes qui ont apporté les pèlerins et les curieux d’alentour. A l’un des coins, une fontaine où s’abreuvent les bêtes et, au pied de l’escalier de l’église, une petite boutique, la seule de l’endroit, semblable à nos étalages forains, où s’approvisionnent les simples. Là se débitent, avec des photographies du sanctuaire et des portraits de Loyola, toute la sainte pacotille des objets de piété, médailles, reliques, vierges en plâtre et chapelets. Comme la succursale de l’hôtel, elle appartient aux saints pères qui, tout en propageant la bonne cause, ne négligent-pas les occasions de faire leur petit commerce.
Lourdes a envoyé jusque-là ses produits, car j’y ai vu un paquet de rosaires, portant son nom et sa marque, que l’on débite aux badauds comme provenance du cru.
Si les femmes sont jolies, les hommes n’ont pas mauvaise mine. Avec leur veste jetée négligemment sur l’épaule, leur gilet ouvert laissant voir la blancheur de la chemise, la taille serrée dans une ceinture rouge, coiffés du coquet béret bleu et chaussés de blanches espadrilles, ils marchent fièrement, la cigarette aux lèvres, exempts de la lourdeur et de la gaucherie de nos campagnards. Ils n’en ont, du reste, ni l’astuce ni la fausse bonhomie et regardant en face le passant quel qu’il soit, le saluent d’égal à égal : Buenos dias, hombre ! Bonjour, homme.
La place est garnie de bancs, où viennent s’asseoir, à l’ombre des orangers, les voyageurs des deux hôtelleries. Voici les jésuites rentrant pour souper. L’un arrive sur une mule, assis à la façon des femmes, son grand rosaire pendant derrière lui et battant de sa croix de cuivre les flancs de la bête.
Nous l’avons rencontré, il y a trois jours, remontant sur sa mule la vallée d’Azcoitia, lisant son bréviaire, allant remplir je ne sais quelle mission. Sa mission terminée, il regagne allègrement le gîte, répondant d’un air bonasse aux saluts des paysans.
Deux autres moines s’approchent de l’hôtellerie, fumant des cigarettes. Ils sont jeunes et bien tournés. La matrone et quelques servantes qui prennent le frais du soir à la porte s’avancent à leur rencontre ; les voyageurs se lèvent et saluent ; ils s’assoient à une table sous la galerie et se font servir des azucar esponjados, petits pains de sucre ovales et spongieux qu’on laisse fondre dans l’eau.
Ces prêtres, cigarette aux lèvres, je les ai retrouvés dans toute l’Espagne ; en revanche, je n’y ai vu que rarement le long chapeau légendaire de Basile. Les belles choses s’en vont.
La nuit descend. On entend au loin les tintements d’une cloche sur la montagne, et dans la plaine hérissée de maïs, les chants des jeunes filles qui jettent dans le paysage une note mélancolique et douce, oubliée par les Maures au fond de ces vallons.
Nous nous étions munis de passeports, pensant être arrêtés à chaque bout de chemin, mais nous n’en eûmes besoin que pour retirer nos lettres. Même après deux mois de marche, par la pluie et le soleil, éclaboussés de taches d’huile, souvenir indélébile de la cuisine des ventas, déchirés par les siestes dans la broussaille, poudreux et brûlés, avec des souliers percés et des chapeaux invraisemblables, faits comme des gentilshommes de grand chemin, jusque et y compris le revolver, les gendarmes, gens fort aimables, ne nous arrêtèrent que pour nous demander du feu et nous offrir des cigarettes.
Cependant, à mesure que nous nous enfoncions dans le pays, nous excitions l’étonnement général. Voir des gens qui n’ont pas mine de demander l’aumône voyager à pied, sac aux reins, quand il y a la patache et le chemin de fer ! Que tontos ! Que tontos !
« Quel métier faites-vous ? » me demanda un bohémien que nous rencontrâmes avec ses voitures dans un village perdu des Andes.
Je ne pouvais pas lui dire que nous voyagions pour notre plaisir par cette chaleur torride, il ne nous aurait pas compris ; aussi j’hésitais à répondre.
« Êtes-vous peintres en voitures ? continua-t-il.
— Non.
— Peut-être vous êtes pour les mines ?
— Pas du tout. »
Il réfléchit un instant.
« Je vois, vous venez acheter du vin.
— Nous le buvons sur place.
— Ah ! ah ! c’est bon quand on a de l’argent. Nous autres, nous ne buvons que de l’eau. Vous faites un bon métier alors ?
— Nous sommes voleurs ! répondis-je imperturbablement.
— Voleurs ! » s’exclama-t-il en me regardant en confrère et, se tournant vers une brune créature assise dans la voiture, il lui répéta ma réponse. Elle ne parut pas autrement surprise d’ailleurs ; cette profession lui semblait naturelle.
« On gagne sa vie comme on peut, dit-elle philosophiquement. Les temps sont durs. »
Toute cette conversation était en français, car ces gueux avaient jadis traversé la France, traînant leurs chariots et leurs chaudrons, et le bohémien ajouta d’un air convaincu :
« Tout le monde il est f…, mon ami. On va tous crever de faim. »
On nous dit la bonne aventure à prix réduit en qualité de camarades, mais deux petites bohémiennes de quatorze à quinze ans qui, à notre vue, avaient sauté hors des voitures, nous harcelèrent par de telles supplications insinuantes, obstinées et câlines que, somme toute, nous payâmes largement les mystères de l’avenir dévoilé.
Je raconte les événements sans chercher à leur donner rien de dramatique ni d’extraordinaire, mais à mesure qu’ils se déroulent, comme les accidents de la route, devant nous. Ici un arbre, là une maison, plus loin un rocher, à côté un coche, puis un passant chevauchant sur sa mule. Ce n’est pas ma faute si à cet arbre n’est pas accroché un pendu, si la maison n’est pas hantée, si le passant n’est pas un voleur de grand chemin et si le rocher ne s’écroule pas sur la diligence. Mais alors pourquoi raconter ? Mon Dieu ! pour rien, pour le seul plaisir de dire comme le pigeon de la fable :
Libre à vous si cela vous ennuie de passer outre.
De Loyola à la bourgade d’Alsasua au pied des Andes, la route traverse un pays d’aspect kabyle, côtoyant les sinuosités de la rivière ou plutôt du torrent profondément encaissé de l’Uzola, qui, à quelques lieues du sanctuaire, sépare les deux petites villes de Villareal et de Zummarraga. Je remarquais aux maisons municipales ce qui m’avait frappé déjà dans tous les villages basques : les portails surmontés des armes sculptées du lieu et de la province. Nombre d’habitations sont ornées d’écussons hiéroglyphiques que d’habiles paléographes pourraient seuls déchiffrer et que soutiennent des anges, des hercules, des chimères, des apôtres, des animaux fantastiques, des femmes nues, avec toute une ornementation renaissance ou gothique fleurie, rehaussée de crânes devises : Muy noble y leal. Muy valeroso y piadoso. Muy benemerito y generoso. On les voit sur des maisons de la plus piètre apparence habitées par de pauvres diables aussi fiers que gueux ; résidences seigneuriales des antiques membres de la petite noblesse espagnole presque aussi nombreuse que les pierres du chemin. Sur une masure délabrée dont un fermier anglais n’eût pas voulu pour étable, j’ai lu au bas d’un écusson : Dieu, le roi, ma dame et mon épée, quadruple patronage dont le propriétaire semble n’avoir guère tiré profit.
A Alsasua je fis pour la première fois connaissance avec la vraie venta, car jusqu’ici nous avions logé dans des hôtelleries.
Je n’ai jamais compris ces touristes qui remorquent à l’étranger leurs us et coutumes avec leur nécessaire de voyage, s’embarrassant de tout un attirail comme s’ils s’imaginaient que les autres peuples sont des idiots ou des sauvages et que l’on ne peut vivre que dans la mère patrie.
Selon le proverbe des Anglais, qui cependant ne le suivent guère : « Il faut faire à Rome comme les Romains font », et, n’ayant pas la prétention d’apporter aux indigènes des réformes de cuisine, je me suis contenté de celle du cru, et plus le plat était imprévu, en dehors de nos traditions et de nos préjugés, mieux je le dégustais.
Mais en Espagne, sous peine de mourir de faim en route, il faut se munir de vivres, car le plus souvent dans les ventas on ne trouve rien à manger.
Venta, endroit pour se mettre à l’abri du vent ; on ne peut guère en effet y exiger autre chose. On entre par une porte cochère dans une sorte de cour couverte, pavée de cailloux pointus que les balayages quotidiens déchaussent chaque jour davantage de leur alvéole de terre, et où picorent incessamment de petites poules affamées cherchant une graine tombée ou une miette de pain. Des cochons, dégoûtés de trouver l’auge vide, la traversent rapidement avec des grognements de colère pour aller chercher leur pâture dans le fumier voisin. La salle est coupée de piliers soutenant l’étage supérieur, trouée d’arcades irrégulières où l’on distingue vaguement dans l’ombre, des croupes de mules, d’ânes ou de chevaux.
Sur un côté, un escalier de pierre ou de bois, aux marches usées et branlantes. Aux murs, des bâts et des selles, des guirlandes de piments rouges, d’oignons et d’ails. Dans un coin, une outre pleine d’eau ; sur une table boiteuse, un alcarazas où tous, hôtes, servantes et hôteliers s’abreuvent à même ; des bancs trop étroits ou trop hauts, des assiettes peintes sur un dressoir mal équarri, une cheminée gigantesque dans laquelle trouverait aisément place une famille de clergyman, où, sur un feu de veuve, mijote dans un vaste chaudron de cuivre quelque ratatouille à l’huile que couvent d’un œil sournois un chien ou des chats faméliques. En face de la porte, dans une niche qu’éclaire, le soir, une lanterne, seul luminaire, une statuette de plâtre, une image de la Vierge ou le saint peinturluré, patron du maître du logis.
Telle était la venta d’Alsasua et telles sont à peu près toutes les ventas espagnoles.
Et l’hôtelier ? si l’on peut appeler de ce nom l’homme qui n’a pour les voyageurs ni un morceau de pain, ni un sourire de bienvenue : un gros pandour à visage rasé, à tête de curé campagnard gras de fainéantise. Grasse aussi la matrone dont l’unique occupation semble de regarder voler les mouches, et elle ne chôme pas, car il y en a d’effroyables légions. Quant aux clients, muletiers, bergers, mendiants et toreros sans emploi, ils fument silencieux et graves d’innombrables cigarettes, dînent d’un oignon et soupent d’une gousse d’ail ; puis, la nuit venue, enveloppés dans un sac ou d’une couverture, ils s’étendent sur les cailloux.
Vous entrez, nul ne bouge. Un Espagnol, quand il dort ou quand il fume, ne se dérange jamais, et c’est à peine si l’amo qui tortille une cigarette, daigne lever la tête pour vous dire : Que quiere usted ? Comme s’il était fort surpris de voir entrer un voyageur.
Dans la plupart des auberges, on nous regardait manger avec le plus vif intérêt. Comme les badauds dont parle Montesquieu, qui s’exclamaient : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ; c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » ces bonnes gens se disaient sans doute : « Comment peut-on être Français ? » et ils paraissaient stupéfaits de nous voir manger comme les camarades. Souvent l’hôte et l’hôtesse s’asseyaient près de nous, à droite et à gauche, les coudes sur la table et, bouche béante, regardaient partir les morceaux.
« Est-ce bon ? demandaient-ils.
— Délicieux, » répondais-je invariablement.
Ils se faisaient alors un petit signe d’intelligence, échangeant un coup d’œil qui disait clairement : Je te crois. Ces Pugnateros de Français n’ont jamais fait pareil festin dans leur sale pays de vachers !
Entre Vittoria et Pampelune, au point culminant qui sépare les provinces vascongades de la Navarre et où, par le seuil d’Alsasua, la Sierra de Andia se rattache aux Pyrénées, est assis sur un large plateau solitaire et triste le palacio d’Urvaza.
Palacio ! c’est le nom pompeux dont on décora cette gentilhommière délabrée, quand à Alsasua nous en demandâmes le chemin, et nous reconnûmes bien là l’emphase espagnole.
Par le fait, ce palais est une espèce de bordj dans le genre de ceux d’Algérie, flanqué de quatre bastions couverts, et qui dut, au temps des guerres civiles, soutenir plus d’un assaut, car comme un vieux reître il étale dans sa misère de glorieuses cicatrices. Trois larges arcades, — celle du milieu seule est libre, — donnent accès à une galerie où s’ouvrent deux portes charretières, celle du manoir et celle de la chapelle dont le beffroi surmonte avec sa cloche la toiture de l’un des bastions, ce qui donne à ce châtelet un aspect monacal. Les murs sont troués de petites croisées étroites et grillées, ressemblant à des meurtrières, mais la façade principale est ornée d’un vieux balcon en fer forgé et des armoiries, sculptées dans la pierre, des anciens seigneurs.
A l’exception d’un jardinet qui d’un repli de terrain jette une note de gaieté dans la tristesse environnante, on n’aperçoit, aussi loin que la vue s’étende, que la plaine nue, sèche, caillouteuse, déserte, coupée à l’horizon par la ligne sombre d’un bois de sapins. Sans le soleil qui darde ses chauds rayons on se croirait transporté dans un steppe stérile du Nord.
Mon compagnon de route, qui chassait dans ces montagnes il y a quelques années, déboucha, par hasard, sur ce plateau, et le besoin de se ravitailler de vin l’avait fait pousser jusqu’au fortin solitaire. C’était le chemin le plus fatigant, mais aussi le plus pittoresque pour arriver à Estella. Nous avions passé par des sentiers de chèvre, rencontré les traces d’une vieille voie romaine presque enfouie sous les mousses et les fougères, traversé des gorges et des bois de chênes où nous nous serions égarés sans un jeune garçon d’Alsasua qui consentit à nous servir de guide.
En route depuis midi, il était plus de six heures quand nous arrivâmes talonnés, par la faim et la soif, la soif surtout, car dans notre marche ou plutôt notre suite d’escalades, nos bidons s’étaient depuis longtemps séchés.
Des enfants qui, à notre approche, s’enfuirent comme à la vue du diable, avaient signalé au domaine l’arrivée d’étrangers, événement rare en ces solitudes, et donné l’éveil à un chien hargneux que nos bâtons ne tinrent qu’à grand’peine à distance de nos mollets. Un homme d’aspect farouche, coiffé d’un béret bleu et ceint de la ceinture noire des Navarrais, bras et jambes nus, fumait superbement sa cigarette, assis sur une pierre devant la porte de son castel comme s’il voulait en défendre l’entrée. Il avait du reste la mine suffisamment rébarbative pour éloigner des passants plus timides ou moins affamés, et attendait avec une impassibilité toute castillane, ne montrant de surprise que ce que lui permettait sa gravité.
« Señor José, dit respectueusement le guide, voici des seigneurs voyageurs qui m’ont demandé de les conduire ici. »
Sa Seigneurie se contenta de jeter sur les nôtres un regard oblique et continua à tirer des bouffées.
L’ayant poliment saluée, nous lui demandâmes la faveur de l’hospitalité d’une nuit, vivre et coucher, en échange de notre considération accompagnée, bien entendu, d’espèces sonnantes aux effigies des souverains d’Espagne. Sur quoi le señor José, sans quitter son siège, ni lâcher sa cigarette, nous engagea vivement à poursuivre notre chemin.
« Il y a, dit-il, sur l’autre versant du plateau, une venta où vous trouverez toutes les commodités. »
Une femme, jeune mais pas jolie et peu avenante, vint appuyer les dires du maître : elle eut même la bonté d’ajouter qu’en partant sans plus tarder et en pressant un peu le pas, nous avions la chance d’arriver avant la nuit.
« Nous sommes ici et nous y restons, s’écria la Martinière furieux, parodiant un mot célèbre. N’avez-vous donc rien quand il passe des voyageurs ?
— Des voyageurs ! il n’en passe jamais. Des voyageurs pour où ? Pour Estella ? Alsasua ? Il y a une route, ils la suivent. On n’a que faire au palacio d’Urvaza. Excepté les pâtres de la montagne, nous n’avons vu personne depuis quatre ans, depuis l’année où sont passés les deux Français.
— Mais c’est moi, repartit la Martinière, c’est moi qui suis passé il y a quatre ans avec un Anglais. Nous nous sommes arrêtés ici pour cuire notre gibier et remplir nos gourdes. Ne me reconnaissez-vous pas, señorita ? »
La châtelaine le regarda attentivement, puis frappant ses mains, s’exclama :
« En vérité, c’est lui. »
Alors les physionomies changèrent. On nous fit entrer ; le mari nous aida à nous décharger de nos sacs, tandis que sa femme courait chercher à boire. Les enfants, cachés en quelque coin, se montrèrent, et une jolie petite fille avança en riant son brun minois.
Il y a du vin, du pain, du lait, des œufs, de l’ail, des piments, des oignons, des olives, du lard. On nous offre de tuer une poule, de faire une soupe et une omelette… un festin.
Une figure étrange paraît sur le seuil. C’est un tout vieux petit homme, vêtu d’un veston et d’un pantalon brun et coiffé d’une calotte noire. Un col de la couleur qui rendit le nom de la reine Isabelle célèbre, encercle son cou à la façon des prêtres.
« C’est le padre, » dit le châtelain.
Nous nous levons avec empressement pour saluer le padre. Ce n’est ni le moment, ni le lieu de manger du curé dans la Sierra de Andia.
Et puis, quel pitoyable morceau !
il a sûrement oublié celui-ci le jour de la distribution.
Oncques ne vis sur un oint du Très-Haut tant de pièces et de taches.
Son veston, évidemment façonné avec les lambeaux d’une vieille soutane, avait depuis longtemps perdu, sous de nombreuses couches d’huile, sa couleur primitive ; quant au pantalon, fendillé, rapiécé, luisant d’usure, il était retenu par une ficelle dont les extrémités descendaient sur les cuisses. De plus, par une éraillure, accroc récent sans doute, s’échappait indiscrètement un bout de chemise de la couleur du faux col. Il était chaussé d’alpargatas et sa calotte paraissait couverte d’une telle couche de crasse que ce devait être celle qu’il portait à l’époque lointaine où il servait le Père éternel en qualité d’enfant de chœur. Le bonhomme comptait soixante-quinze ans.
« Padre ! padre ! cria la petite fille en se pendant familièrement à ses jambes, des Français ! des Français !
— Ah ! ah ! des Français ! répliqua le vieux en soulevant sa calotte pour répondre à notre salut, montrant sa tête grise aussi fournie de cheveux coupés ras que celle d’un jeune, soyez les bienvenus ! Des Français ! reprit-il, j’en ai connu un au temps du roi Louis-Philippe. Un brave homme. J’ai appris qu’il était mort.
— Qui ? Louis-Philippe ?
— Oh ! il y a longtemps. L’empereur aussi.
— Duquel parlez-vous ? Napoléon Ier ou Napoléon III ? »
Le padre nous jeta un regard effaré ; puis tapotant d’une main les joues brunes de la fillette qui jouait gentiment avec le bout de chemise du vieux qu’elle tournait en tire-bouchon, et repoussant de l’autre le petit garçon cramponné à son paletot, il répliqua, hochant la tête :
« Voyez-vous, je n’aime pas parler politique, moi. Je n’y entends rien. »
Le pauvre vieux pasteur d’hommes n’entendait pas à grand’chose, et il était certes aussi ignorant que les pasteurs de moutons de la plaine. Né au palacio de quelque maritorne à l’époque où les hobereaux d’Urvaza l’habitaient, il ne l’avait quitté que pour aller au séminaire, là-bas, à Logroño, bien loin dans la vallée de l’Èbre, à dix bonnes lieues. A sa sortie du séminaire, on l’envoya dans un village, puis dans un autre, et il revint au point de départ. Qu’avait-il fait pour échouer dans cette thébaïde ? Quel crime contre Dieu, les hommes ou l’Église avait-il commis ? Quel mystère planait dans son passé ? Quelle honte ancienne pesait sur ses épaules octogénaires ? Nous nous le demandions et nous eussions bien voulu le lui demander à lui-même, comptant que quelque aveu tomberait de sa sénilité. Mais il fut muet sur les secrets de sa vie.
Il n’avait jamais vu de chemin de fer, bien qu’il lui eût suffi de descendre à Alsasua. Depuis nombre d’années, ses jambes lui refusaient le service d’un tel voyage ; puis, il n’était pas curieux. D’ailleurs, il a voyagé ; il est allé à Rome, voici quarante ans ; et quand on a vu la Ville éternelle et le Pape, on peut mourir satisfait ; on a repu ses yeux de tout ce qu’il y a de beau sur terre.
« Avez-vous été à Rome, vous autres ?
— Pas encore.
— Allez-y, mes enfants. Vous aurez tout vu.
— Et à quoi passez-vous votre temps, padre, dans cette solitude ?
— Oh ! les occupations ne me manquent pas. Ma messe, mon rosaire, mon jardin, mes abeilles. Voulez-vous voir mes abeilles ? je vous montrerai aussi ma maison. »
Nous le suivîmes. Il nous conduisit à une sorte de cahute basse et recouverte de chaume, que nous avions prise pour une étable, à côté du jardinet. Il n’y avait qu’une fenêtre et il fallait se baisser pour passer sous la porte. Une chambre blanchie à la chaux ; un lit de sangle sur le sol battu, un grand crucifix au mur, une table avec une Vierge de plâtre manchote, un bouquet de fleurs artificielles dans un vase acheté à quelque faïencier forain, une caisse peinte en noir servant de commode, deux escabeaux, un bénitier, un chapelet, un almanach et un bréviaire, tels étaient le logis, la bibliothèque, le mobilier.
« Je vis ici depuis quarante ans, nous dit-il. C’est moi qui ai bâti la maison avec le père de José, que Dieu ait son âme ! Et il m’a aussi aidé à faire les meubles. De ma fenêtre, je vois mon jardin, ma vigne, mes oliviers, mes abeilles, mes oignons, mes choux. J’ai créé tout cela.
— Et le gouvernement vous paye ?
— Soixante douros par an.
— Oh ! oh ! vous devez faire des économies.
— Non, je dépense tout, répondit naïvement le bonhomme. Je paye ma nourriture à ces braves gens ; ce qui reste, je le donne pour les petits. »
Pendant qu’il parlait, je remarquais un cadre accroché derrière la statuette de la Vierge, un portrait au daguerréotype à demi effacé par le temps. Selon toute apparence, la tête d’une jeune fille.
« Voici peut-être la clef du mystère de la vie de cet homme, » me dis-je en moi-même, et tout haut :
« Est-ce le portrait d’une sainte, padre ?
— Si, señor, fit-il gravement, sainte et martyre ! »
Peut-être allait-il entrer dans la voie des confidences, mais la petite fille vint tout à coup nous appeler pour le dîner.
Malgré notre insistance, il refusa obstinément de partager ce festin. En dépit de sa crasse et de ses taches d’huile, nous n’eussions pas été fâchés de le voir à notre table ; tout ce que nous pûmes obtenir, c’est qu’il viendrait nous voir pendant notre repas.
Il tint parole, mais ne voulut même pas goûter au gros vin de Navarre que notre hôte nous versait à pleins bords, et comme les mouches réveillées par la chandelle et l’odeur inusitée des victuailles accouraient par myriades bourdonner sur nos assiettes et nos verres, le bon curé s’empara d’un chasse-mouches et, debout près de la table, le fit gravement tournoyer au-dessus des plats et de nos têtes jusqu’à la fin du repas.
La nuit était depuis longtemps venue, étoilée, majestueuse, sereine, une de ces nuits tièdes et transparentes, comme il n’en est qu’aux pays du soleil, et j’allai m’étendre sur un léger renflement de terrain à quelque distance du palacio.
Tout autour un grand silence, mais bientôt un bruit effacé, lointaine et immense rumeur dont je ne me rendis pas compte tout d’abord, surgit doucement, puis, comme la chanson des djinns, montait en grandissant, de tous les côtés à la fois. Indéfinissable et mystérieuse musique, elle s’élevait du fond de la vallée, des bois, des mamelons, avec une variété infinie de notes comme un orchestre de follets, âme de la terre, souffle d’Obéron et de Titania tressautant dans la nuit fantastique.
C’étaient les troupeaux qui arrivaient, s’éloignant du bois dans la crainte des loups ; chaque tête de bétail, bœuf, vache, mouton, chèvre, agitait une clochette ou un grelot, et la multiplicité de ces tintements formait un ensemble d’une incomparable harmonie.
Ah ! la merveilleuse sérénade autour de ce vieux castel solitaire dressant ses murailles et ses bastions roussis dans les découpures sombres des horizons !
Comme cette vie sauvage est pleine de jouissances ! comme l’on se sent à l’aise loin du tumulte des cités, du monde artificiel et menteur, des exigences factices de la civilisation, où les années s’écoulent en inquiétudes et en luttes stériles ! Et je me pris à envier le sort de ces pâtres qui traversent la vie drapés dans leur fière et indépendante misère, plus heureux cent fois que l’ouvrier des villes dont ils n’ont ni les besoins, ni les dures fatigues, plus heureux que le bourgeois gagnant le pain quotidien, cloué à un banc de cuir, plus heureux que nous tous sans repos ni trêve à la tâche, poursuivant un but qui ne sera jamais atteint. L’oubli, l’oubli de tout, et que le passé s’écroule !
Ces sensations, je les avais éprouvées jadis, quand j’avais vingt ans, dans les grandes solitudes, sous les palmiers des oasis sahariennes, aux portes des ksours, et je les retrouvais aussi vives, aussi fortes, après vingt ans écoulés, avec la philosophie en plus, celle qui pousse en même temps que tombent les cheveux.
L’extase dura longtemps et la nuit devait être fort avancée quand je rentrai au bordj. Je passai près de la chaumière du vieux curé ; une lampe y brûlait, et j’aperçus le bonhomme assis devant la Vierge manchote, un rosaire autour du bras.
« Buenas noches, padre ! » criai-je. Il fit un soubresaut, se retourna vivement avec un geste effaré, et je revis le petit cadre noir que j’avais remarqué déjà, le portrait de la sainte et martyre, sur le socle de la statuette.
Il poursuivait donc, lui aussi, sa chimère, et je me rappelai ce gentilhomme castillan, dont j’ai lu, je ne sais plus où l’histoire, que toute la ville admirait pour sa dévotion à Marie.
Dans sa chambre à coucher, il lui avait dressé un autel où brûlait une lampe perpétuelle. Il l’entourait de fleurs et, chaque soir, avant de se mettre au lit, s’agenouillait devant la douce image et la contemplait avec adoration.
C’était le portrait de sa maîtresse.
Le vieux curé se souvenait. Le cœur n’a pas d’âge et peut-être aimait-il encore et confondait-il dans sa sénilité le visage de l’amie de sa lointaine jeunesse avec celui de sa Vierge mutilée.
« Buenas noches ! buenas noches, señor, » répliqua-t-il avec quelque brusquerie, et il ferma son volet.
Le lendemain, nous étions de bonne heure dans la salle commune, car nous avions une longue étape devant nous. Un berger à mine rude écrivait laborieusement sur la table. Ayant appris le passage de voyageurs, il profitait de cette rare occasion pour mettre en ordre sa correspondance. Jamais courrier ne passe par Urvaza. Si par hasard on écrit, si l’on attend une réponse, il faut descendre à Alsasua ou à Subayrès. C’est à ce dernier village qu’il nous pria de jeter sa lettre dans la boîte, dont on fait la levée à peu près régulièrement tous les huit jours, sans répondre toutefois que les lettres arrivent jamais à destination.
Le petit garçon de l’amo entra au moment où nous nous délections d’un bol de lait.
« La misa, señores, la misa ! »
Nous allions l’envoyer au diable avec sa misa, mais nous nous rappelâmes que le padre nous avait prévenus la veille qu’il dirait sa messe à notre intention et l’avancerait même d’une heure, pour que nous puissions en profiter avant de nous mettre en chemin.
Il nous attendait, en effet, s’habillant lentement dans la sacristie, revêtant une aube de calicot d’un blanc douteux, et une étole si misérable que pas un séminariste, nouveau tonsuré, n’eût voulu s’en affubler.
Deux fidèles vinrent nous rejoindre dans la chapelle, le berger et la petite fille au brun minois. Elle était déjà à genoux, modestement, près de la porte de la sacristie, placée obliquement de façon à bien nous voir, et je vous certifie que le bon Dieu n’eut ce matin-là qu’une très minime part de son attention. Déjà coquette, comme une femme, bien qu’elle eût huit ans à peine, elle minaudait quand par hasard nous la regardions, et s’étant fait un éventail avec une feuille de son psautier, elle en jouait par habitude malgré la fraîcheur matinale.
Quant à son frère, d’une année plus jeune, il remplissait l’office d’enfant de chœur, et notre présence lui donna à lui aussi de si fréquentes distractions que le padre se vit contraint de le gourmander plusieurs fois. Il était si petit qu’il ne pouvait porter le missel pour le changer de place ainsi qu’il est d’usage, mais son père, quatrième et dernier fidèle présent, se chargeait de ce soin.
Il remplissait aussi les fonctions de sacristain. Je le vis allumer et éteindre les cierges et tirer une ficelle à gauche de l’autel ; un rideau de toile s’ouvrit alors, découvrant le corps d’un grand Christ enjuponné, que l’on recouvrit aussitôt après le sacrifice.
Il n’est guère possible d’imaginer rien de plus misérable et de plus naïf que cette chapelle du palacio d’Urvaza. Magots de bois affreusement peints, louches, manchots, décapités, culs-de-jatte, rebuts de boutique de bric-à-brac ; anges de cire avec des perruques de chanvre, et si vieux, que tous les traits du visage s’étaient effacés et fondus ; un extraordinaire triptyque qui pouvait aussi bien représenter une scène de l’Arétin, le massacre des innocents, le jugement dernier, que des nymphes s’ébattant sur la plage, car on ne distinguait qu’un fouillis de cuisses, de têtes et de bras ; des fleurs artificielles centenaires dans des vases ébréchés, une Vierge habillée d’une robe de mousseline à paillettes au travers de laquelle on distinguait les articulations de la poupée, portant au cou un chapelet de scapulaires et coiffée d’une tiare en papier doré. Elle foulait aux pieds le serpent tentateur qu’une ouaille ignorante avait cravaté d’un rosaire.
Tout ce catholicisme grossier, matérialisé dans ce qu’il y a de plus puéril, de plus laid et de plus grotesque, offrait un ensemble et des détails si ridicules qu’il était difficile de garder son sérieux. Mais la vue du pastor et du posadero agenouillés et courbés sur le sol, se frappant avec conviction la poitrine, nous rappelèrent aux bienséances, et nous mîmes à notre tour un genou sur la dalle humide, si humide que je dus le préserver par mon chapeau du froid contact, car il n’y avait, comme dans la plupart des endroits affectés ici à la prière, ni banc, ni siège, ni tapis.
Je ne sais si je gagnai la faveur du ciel, ce qui est certain c’est que je gagnai un fort rhume qui me poursuivit jusqu’à Soria.
Notre conduite, en tous cas, édifia le vieux curé, car quand nous allâmes prendre congé de lui, dans son jardin, où il arrosait ses choux, comme Dioclétien, avec une casserole, il quitta bien vite sa besogne pour nous serrer les mains avec une touchante effusion, nous appelant ses fils, ses chers fils. Il est vrai que nous lui avions remis au préalable deux pesetas pour les pauvres de sa paroisse, ce qui, assurément, avait dû contribuer à l’attendrir.
Je pensai plus d’une fois au padre du palacio d’Urvaza, il me rappelait un pauvre frère lai dont parle la George Sand andalouse qui signait Fernando Caballero.
Quand vint le décret de l’expulsion des moines, un vieux frère lai sortit le dernier et s’assit sur les marches du couvent et, la tête dans ses mains, les coudes sur les genoux, se mit à pleurer : « Que faites-vous ici ? lui dit un moine. Ne venez-vous pas ? — Et où puis-je aller ? répondit fray Gabriel. Voici cinquante ans, j’ai été recueilli dans ce monastère, tout enfant et orphelin, et depuis je n’en suis jamais sorti. Je ne connais personne au monde. Je ne sais que soigner le jardin. Où irais-je ? Que ferais-je ? Qui voudrait de moi ? Je ne puis vivre qu’ici. » Alors, un paysan à qui l’on avait confié la garde du monastère vide le vit et lui dit : « Reste avec nous, homme. Tu partageras le pain de la famille. » Et le vieux fray Gabriel resta, vivant avec ces paysans, continuant comme autrefois à soigner le jardin des moines, les attendant tous les jours, plongé dans ses souvenirs, arrêté par le passé, espérant chaque nuit entendre au réveil la cloche muette s’ébranler joyeusement et retrouver sa voix pour saluer à grand éclat le retour des maîtres du logis désert.
La descente de la Sierra de Andia et la marche sur Estella nous prirent deux jours.
Estella, que l’on pourrait croire le nom d’une jolie fille, est celui d’une des plus riantes villes de la Navarre. Importante position stratégique, commandant plusieurs défilés sur les chemins des Castilles et de l’Aragon, les carlistes la choisirent comme point central de défense et don Carlos y établit son quartier général. C’est là qu’en 1839 Rafael Maroto, après une entrevue avec Espartero, fit fusiller les généraux Garcia, Guergné, Carmona, Sanz et l’intendant militaire Urriz, ses frères d’armes.
Dans la posada où nous nous arrêtâmes, nous avons mangé avec des campagnards, tous soldats ou partisans dans la dernière insurrection[6]. Rien n’égale la courtoisie et la dignité de ces paysans. On nous attendait à la table commune et, comme dans notre visite de la ville, nous avions laissé passer l’heure, l’hôtelier nous envoya chercher par une servante qui nous ramena triomphalement aux convives attablés, mais qui ne voulaient pas commencer sans nous. Dans la journée, un homme qui travaillait aux champs laissa sa bêche pour nous servir de cicérone à travers les ruines du couvent de Santo-Domingo, détruit à coups de canon pendant les guerres de Charles V, et, bien qu’il se fût dérangé longtemps de sa besogne, il refusa, avec un geste noble et offensé, l’argent qu’on lui offrait pour sa peine. Je dois avouer que ces preuves de désintéressement ne dépassèrent pas les provinces basques.
[6] Durant les deux guerres civiles contemporaines, les Basques ont mis sur pied de guerre presque le dixième de leur population totale, et, pendant des années entières, ils ont tenu tête aux forces réunies de la nation.
(V. Almirall, l’Espagne telle qu’elle est.)
L’église est une énorme construction carrée, lourde, massive, avec des murs de plusieurs pieds d’épaisseur et des créneaux pour fenêtres. C’est d’ailleurs l’aspect de la plupart des églises de ces bourgades du Nord, qui presque toutes ont servi de forteresse. Moines et prêtres y firent le coup de feu. La maxime Ecclesia abhorret a sanguine ne fut jamais pratiquée par le clergé espagnol. Les autels resplendissants d’or et de richesses artistiques jurent étrangement sur les murailles décrépites et lépreuses. Deux chaires avec leurs dais d’or font dans la pénombre un extraordinaire effet. La ville est pleine de curieuses constructions. Un vieil hôtel seigneurial, actuellement occupé et mutilé par des tanneurs, est une merveille architecturale.
Les toits surplombent la plupart des maisons comme des auvents, et beaucoup sont couverts de riches ornementations fouillées dans le bois. La place de la Constitution — un nom dont abusent les Espagnols, car chaque ville ou village a sa place de la Constitution, et quelle diable de constitution est-ce ? — n’est pas une des moindres curiosités. Entourée de galeries formées par des arcades d’inégale grandeur, avec ses maisons peintes de diverses couleurs, ses fenêtres à balcon sur la grille duquel descend un grand rideau blanc attaché au linteau et où se postent, pour coudre ou guetter le passage du querido cortejo, les jolies Estelliennes, elle offre un cachet singulièrement pittoresque au voyageur habitué à la rectitude désespérante de nos constructions modernes, qui, si elles sont le triomphe de la ligne droite, sont en même temps l’idéal de la monotonie. On nous engage vivement à aller présenter l’hommage de notre vénération à l’épaule du grand saint André, apôtre, précieusement conservée, non dans la saumure, mais dans une châsse. Comme nous n’avions aucune raison pour rendre notre déjeuner, nous préférâmes achever paisiblement notre digestion sur une colline ensoleillée en adorant la belle nature, culte plus sain que celui des vieux os.
Estella s’étendait à nos pieds avec ses jardins, ses promenades, sa rivière Ega, qui la coupe en deux, et sa délicieuse vallée toute verdoyante d’oliviers et de vignes. Dans un bouquet d’arbres se dresse le coquet ermitage de Santa de Rocomador, célèbre dans la Navarre, où les pauvres diables poursuivis pour dettes trouvaient un refuge, ce qui ne devait que médiocrement satisfaire leurs créanciers.
Mais il était écrit que nous verrions de vieux os. Un passant — le seul que nous rencontrâmes sur cette colline — s’arrêta stupéfait à la vue de deux individus allongés en plein soleil d’août sur le bord d’un chemin sans ombre. S’apercevant que nous étions Français, il continua sa route en riant, se retournant toutefois pour nous prédire une mort incessante.
« Là, nous cria-t-il, au Campo Santo, on va vous porter tout à l’heure.
— Où est-il, le Campo Santo ? »
Il nous indiqua la direction du geste, à quelque cent mètres.
« Eh bien, nous allons y aller tout seuls. »
Les cimetières ne sont pas d’ordinaire des lieux d’une folle gaieté, bien que plus d’une fois en Angleterre, je les aie entendus retentir des rires joyeux de fillettes jouant à cache-cache autour des tombes, mais celui d’Estella est le plus parfait spécimen de la désolation.
On eût dit que la guerre y avait fait rage, qu’une tempête d’obus en avait fouillé la terre, éparpillant ossements et cercueils.
Le sol bouleversé est jonché de débris macabres. On les sent craquer sous les pas dans les allées envahies par l’herbe séchée. On foule une sorte d’humus pestilentiel. Le pied s’enfonce tout à coup ; c’est un cercueil pourri qui cède sous votre poids.
Des croix de fer vacillent sur leur socle de pierre et celui-ci se couche à demi chez le voisin. En deux ou trois coins, des ossuaires ; sur le tas sinistre, des couleuvres glissent leur tête fine et de gris lézards hument les rayons du soleil.
Une rangée de petites chapelles funéraires adossées aux murs indique que d’anciens morts cossus, pompeusement scellés dans l’épaisseur, y attendent le jugement dernier. Là encore l’abandon et l’oubli. La nécrolâtrie un peu puérile des Parisiens avec son bric-à-brac funèbre trouverait ici un cynique réactif.
Cependant, au-dessus de la porte monumentale, un ange, assez semblable à un diable de Callot, sonne désespérément dans une trompette, comme s’il appelait les vivants à la visite des trépassés.
En sortant du Campo Santo, nous vîmes s’avancer, marchant en bon ordre, de longues files d’hommes habillés de gris. Je pensai à des équipes de forçats commandés pour la corvée des routes. Ils portaient des blouses de toile et des pantalons rapiécés, de grossières espadrilles laissant voir leurs pieds nus, et ils étaient coiffés de méchants bonnets de police. Un coup de clairon m’apprit que j’avais en face de moi la troupe. C’étaient, en effet, deux compagnies d’infanterie garnisonnées à Estella qui partaient pour la manœuvre. On les accoutre ainsi par économie, afin de ménager la tenue de drap réservée pour les grandes occasions. Pauvreté n’est pas vice, et l’économie est une belle chose, mais je doute que des fantassins ainsi affublés se sentent fiers d’être soldats.
Je recommande ce costume à nos niveleurs économes qui réclament à grands cris l’unification de l’uniforme militaire, ainsi qu’aux intelligents champions de la suppression des armées permanentes ; ils ne pourront mieux dégoûter la jeunesse du métier de Mars. Le nec plus ultra du misérable et du bon marché sera d’un seul coup atteint.
L’aspect de ces fantassins, petits et grêles, ne rappelle guère cette redoutable infanterie espagnole « dont les gros bataillons serrés, dit Bossuet, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute… » Certes, je ne mets pas un seul instant en doute leur énergie et leur vaillance, je ne parle que de l’extérieur, et il ne paye pas de mine. Il est vrai que leur uniforme, qui semble une copie maladroite du nôtre, n’est pas de nature à la rehausser. A Gibraltar surtout, à côté des superbes et corrects soldats anglais, cette apparence défectueuse d’une armée mal accoutrée, mal payée et mal nourrie, frappe l’œil désintéressé de l’étranger.
C’est à Estella que je fus, pour la première fois, réveillé en sursaut par une voix lamentable. Elle jetait par intervalles, des profondeurs d’une rue voisine, des modulations prolongées et lugubres qui approchaient grandissant, éclataient sous mes fenêtres, puis s’éloignaient et retournaient se perdre dans la nuit.
Ce sont les serenos, gardes de nuit, qui crient le temps et l’heure en commençant par une invocation à la Vierge : « Ave Maria sanctissima ! Il est minuit. Le temps est serein ! » Ce chant nocturne, car il est rythmé comme tous les cris de rue, restant de vieilles coutumes générales dans presque toute l’Europe, ne manque pas d’originalité. L’usage, il n’y a pas longtemps encore, existait chez nous dans nombre de villes de province. A Douai, il y a dix ou quinze ans, un homme criait les heures au beffroi. Mais c’est surtout au siècle dernier que le veilleur de nuit offrait un aspect fantastique. Vêtu d’une longue robe brune, bigarrée de têtes de mort et de tibias en sautoir, il passait à pas lents, agitant une cloche et criant d’une voix sépulcrale :
Les serenos, à Madrid, ouvrent la porte aux locataires attardés. Chaque quartier, chaque rue, a les siens ; ils ont les clefs de toutes les maisons. On se passe ainsi de concierge, et les bourgeois peuvent dormir sur leurs deux oreilles :
Depuis notre entrée en Espagne, nous avons traversé de merveilleux paysages, d’abord en côtoyant le golfe, puis, à mesure que nous nous enfoncions par les chemins de la montagne, le panorama se déroulait pittoresque, varié ; villages enfouis dans des nids de verdure, bourgades échelonnées sur les flancs d’un mont, vieux ponts croulants jetés sur des abîmes.
Mais passé Estella, la scène n’est plus la même, l’aspect du pays change presque subitement ; la végétation diminue ; de grandes roches à aiguille se dressent çà et là au milieu de bouquets de chênes qui vont en s’éclaircissant.
Après la Navarre, nous entrons dans la vieille Castille. Ce sont des montagnes arides, des bourgades qu’on aperçoit tout à coup comme des forteresses arabes au sommet d’un pic, sans un arbre, sans un brin de verdure, le pays brûlé. Mais dans une trouée, une crevasse du roc, au fond d’un vallon reparaît tout à coup la luxuriante flore des chaudes régions, vignes, figuiers, oliviers. Il semble que le sol séché et grisâtre ait craqué, laissant de longues déchirures où la végétation s’entasse comme si la nature féconde voulait se dédommager de la stérilité d’alentour. D’Estella à Logroño, la route large et soutenue par des travaux de maçonnerie a dû coûter gros, vu les accidents de terrain. L’Espagne est sillonnée de ces belles routes ne servant guère et se détériorant de distance en distance par morceaux qui s’effritent et s’écroulent. Les Espagnols qui voyagent soit à pied — et ils sont rares — soit à cheval ou à mule, prennent autant que possible les chemins de traverse. C’est ce que nous faisions généralement, laissant la voie royale aux piétons sybarites qui craignent de s’échauffer par les sentiers raboteux. Reste la diligence qui s’arrange comme elle peut. Quant aux cantonniers, ils en prennent à leur aise et travaillent à leurs heures. « Le cantonnier en Espagne, disait plaisamment le vieux Dumas, voyageur fantaisiste, est un individu qui a pour mission, drapé dans un grand manteau amadou, de regarder passer les gens. » Le fait est qu’ils ont chacun trois kilomètres à entretenir, en plein soleil, travail terrible pour un Espagnol. De six kilomètres en six kilomètres, on leur a bâti de petites maisons pour deux familles. Dans les grandes plaines désolées de la Manche, dans les gorges profondes des Sierras, je me suis demandé bien souvent ce que pouvait faire la femme livrée à la solitude tout le jour. Il est vrai qu’il y a la marmaille, graine absorbante, les visites des bergers du voisinage, le passage des coches et des muletiers. Quelques-unes vendent en cachette, car l’administration le leur défend, de l’aguardiente à un sou le verre ; maigre ressource, le débit d’une bouteille est une affaire qui demande du temps.
Nous en avons rencontré une dans la Sierra Morena qui nous offrit l’hospitalité : bon feu et gîte passable ; quant au reste… le mari le saisit. C’était une belle luronne de vingt-cinq à vingt-six ans, brune à souhait, aux seins dodus, méritant mieux que l’incessant tripotement d’un affreux marmot qui semblait payé pour les déformer. Elle baragouinait un peu de français, et nous raconta au souper, non entre la poire et le fromage — le luxe du dessert n’ayant pas encore pénétré dans la Sierra — mais entre la soupe à l’huile alliacée et le vin goudronné, qu’elle avait été jadis servante dans une fonda de Logroño, et qu’un caballero français des mieux tournés lui avait proposé de l’emmener là-bas, là-bas, tra los montes. Elle faisait de grands gestes avec la main pour indiquer que la France était à ses yeux si éloignée, qu’elle se perdait dans l’espace. Le cantonnier écoutait d’un air admiratif le jargon pour lui incompréhensible de son épouse tout en fumant philosophiquement sa cigarette.
Nous demandâmes à la jeune femme s’il était jaloux. Elle leva les yeux au ciel avec un geste expressif.
Il a chassé malhonnêtement le padre du village voisin parce que le saint homme venait ici en son absence.
Sur la poitrine velue du mari s’étalent cependant un scapulaire fort crasseux et deux ou trois médailles de cuivre usées, indice d’un long usage, et qui eussent dû témoigner de plus de confiance de sa part. Mais, en Espagne, catholicisme n’implique pas cléricalisme. En nombre de provinces, on est froid pour le prêtre tout en fanatisant chaudement au pied de l’autel ; on ferme sa porte à l’apôtre, d’autant plus qu’on a jolie femme, mais on écoute dévotement le sermon.
L’abolition des dîmes, le désamortissement des biens du clergé, la suppression des couvents, la sécularisation de l’enseignement ont été partout accueillis avec enthousiasme, et cependant pas de peuple ne s’agenouille avec plus de foi devant les images et n’invoque avec plus de ferveur la Virgen Santissima, ne baise plus dévotement ses chapelets et ses agnus.
Logroño est une ville de quinze à vingt mille âmes, avec une garnison qui m’a paru nombreuse ; elle n’offre de curieux que ses églises et quelques vieilles rues. Nous avions une lettre d’introduction pour le gouverneur, appelé ici brigadier général. Il ne nous fut donné de voir que son premier aide de camp, que nous rencontrâmes sur une promenade assez sèche et poudreuse appelée las Delicias, où lui seul, superbe garçon, semblait faire en effet les délices d’un groupe animé de jeunes señoritas.
Après l’absorption de consommations à la glace — pour la confection desquelles les limonadiers espagnols n’ont pas de rivaux — nous gagnâmes le comedor, où nous trouvâmes la banalité commune à tous les hôtels.
Seulement, pas de garçon. De jolies filles fort dégourdies les remplaçaient avantageusement.
De la salle à manger j’aperçois les deux étranges flèches guillochées de l’église de Santiago, où se fonda, dit-on, l’ordre de chevalerie de ce nom. De gros nids de cigognes sont accrochés à chacune des aiguilles et, perchées sur le bord, elles claquent mélancoliquement du bec. En bas, dans la rue étroite, monte le chant doux et un peu traînard de jeunes filles qu’accompagne un tambour de basque, musique bientôt couverte par les aigres disputes des servantes de l’hôtel qui, avec la verbosité méridionale, s’apostrophent abominablement au sujet d’une carafe cassée.
Après dîner, le hasard me pousse dans une antique petite église d’extérieur assez misérable ; mais quel luxe au dedans ! Luxe de vieux tableaux surtout ; l’un presque dissimulé dans un coin sombre attira spécialement mon attention. Il représentait une sainte à robe montante jusqu’au menton, avec un voile couvrant le front et les épaules, ne laissant à découvert que les mains et le visage, mais dans un drapement si savamment voluptueux qu’il valait toutes les splendeurs du nu. C’est Rose de Lima. Agenouillée, bras en croix, corps en arrière, dans l’extase, elle semble jouir par avance de célestes béatitudes. Et il y a de quoi, car un beau séraphin accourt impatient, perçant les nues pour lui apporter une couronne de roses. Sur le divin corps de la sainte pâmée, l’artiste a collé, comme une draperie mouillée, sa robe de dominicaine, dessinant avec une telle exactitude les provocantes ampleurs des hanches et les contours du ventre et des seins que, dans la pénombre, elle semblait entièrement nue. Un voile sombre comme une chevelure noire couvrant ses épaules jusqu’à ses rotondités postérieures complète l’illusion. Jamais lascive abbesse posant pour la chaste Suzanne aux yeux ravis de quelque Rubens monacal ne fut plus scrupuleusement et plus amoureusement peinte. Le visage, surtout, est remarquable d’ardente passion. En s’approchant, on distingue de petites touffes crépelées d’un blond vénitien s’échappant de chaque côté du voile, près de la mignonne oreille. Il était visible que la belle créature avait exigé de l’artiste admirateur ce sacrifice à la sincérité du costume pour paraître plus séduisante. L’œil bleu foncé se noyait dans la jouissance extatique ; la bouche entr’ouverte aux lèvres sensuelles humait des plaisirs inconnus aux humains.
« Eh bien, voilà comme j’aime les saintes ! » m’exclamai-je in petto, pour ne pas profaner le lieu sacré.
Le vieux sacripant de bedeau qui m’examinait, lut sans doute ma pensée dans mon œil.
« Ah ! dit-il en soupirant, on n’en fait plus dans ce goût-là. »
Il n’est pas de vrai voyage en Espagne sans histoire de brigands ; j’y comptais, et si je n’avais pas eu mon histoire de brigands, je considérerais mon excursion manquée. Dans un pays où l’on arrête encore non seulement les coches — ce qui est l’enfance de l’art — mais les trains de chemin de fer, deux touristes pérégrinant, sac au dos, doivent s’attendre à quelque aventure cartouchienne ; aussi en étions-nous à peine à notre quinzième journée de marche, après avoir couché à Villanueva de Cameros et traversé l’Iregua, que nous fûmes pris dans une venta isolée de ce malaise qui saisit, dit-on, les plus braves lorsqu’on sent des dangers inconnus rôder comme des loups dans les affres de la nuit.
En pleine Sierra de Cebollera, près du point culminant qui sépare les provinces de Soria et de Logroño, nous arriva cette mémorable aventure. L’endroit est propice aux choses tragiques, désert et suffisamment sauvage. Il y vente sans cesse et il y souffle même dans les matinées d’été un froid de loup. Aussi les loups semblent y avoir établi leur quartier général.
Des forêts de hêtres qui couvrent les hauteurs leur offrent dans l’été un refuge assuré, et les troupeaux qui paissent dans les pâturages des flancs des monts et des creux des vallons, une assez suffisante pitance. J’ai ouï dire que la bourgade de Lumbreras, au milieu de la Sierra de Cameros, à quelques kilomètres de celle de Cebollera, possédait autrefois quatre-vingt mille moutons, réduits aujourd’hui à trois mille. Les bonnes gens de la montagne prétendent que la différence est passée dans le ventre des loups. Je suppose qu’on exagère et que l’épizootie et l’incurie castillane ont été plus funestes aux moutons que le terrible appétit des carnassiers.
Quoi qu’il en soit, bien avant la venue d’octobre, la neige couvre déjà les sierras, et pendant plusieurs mois, le pays entier est bloqué. Gens et bêtes hivernent dans les fermes avec les provisions d’une place assiégée. Alors les loups affamés descendent. Par bandes de dix à vingt ils entourent les habitations isolées, hurlant jusqu’au jour aux portes des étables le lamentable cri de la famine. Ces pauvres bêtes ont, comme tout le monde, un estomac à satisfaire, et, comme les anarchistes, réclament le droit au gigot. Moutons, vaches, chevaux, chiens, enfants, tout ce qui tombe sous leur dent y passe, et au matin ils regagnent lentement la forêt. On en détruit bien un grand nombre, mais ça repousse. Puis, à quoi bon ? leur peau ne vaut pas le coup de fusil, et autant que l’Arabe, l’Espagnol est ménager de sa poudre. On les laisse donc pulluler, comptant que la misère et la faim les tueront comme elles tuent les races trop prolifiques, et que, comme les races trop prolifiques aussi, les loups, à l’encontre du proverbe, finiront par se manger entre eux.
La venta de Piqueras forme le point central de ces territoires misérables. C’est un long bâtiment délabré, très bas, sans fenêtre au rez-de-chaussée, avec un seul étage. Deux portes cochères y donnent accès, mais l’une est celle d’une chapelle dont le clocheton se dresse à l’extrémité du toit. C’est là que nous heurtâmes, après avoir vainement frappé à la première. Elle était ouverte et nous nous trouvâmes dans un sanctuaire du genre de celui du palacio d’Urvaza, aspect réjouissant pour de pieux pèlerins, mais lamentable pour des profanes affamés.
Nous appelons : « Hé ! le maître ? Hé ! le curé ? Hé ! le sacristain ? » rien. Nous retournons à la porte première que nous secouons à grands coups de pied.
A quelque distance, un homme et deux petites filles battaient le blé à la manière arabe, c’est-à-dire à l’aide d’un cheval, qui en tournant écrase les gerbes. Ils nous voyaient bien heurter, mais continuaient leur besogne sans mot dire.
Nous les hélons.
« Il n’y a personne, nous crie l’homme.
— Où est le maître de la venta ?
— Il ne rentrera qu’à la nuit. »
Nous nous approchons du batteur, qui nous engage comme avait fait le châtelain d’Urvaza à continuer vivement notre route pour atteindre la Poveda, village sur le versant opposé, c’est-à-dire à quatre ou cinq lieues. Mais nous commençons à nous habituer à l’hospitalité espagnole ; aussi, déposant nos sacs, nous nous allongeons sur la paille hachée, résolus à attendre le propriétaire de la venta, dût-il ne rentrer qu’à minuit ; ce que voyant, l’homme dit quelques mots à l’aînée des petites filles, gamine fort sérieuse, de dix à onze ans, occupée à balayer le terrain et à mettre en tas le blé battu.
Elle ramasse une grosse clef, cachée sous la veste paternelle, appelle sa sœur et nous crie : « Venez, hommes. »
Nous la suivons à la venta, nous traversons une grande étable vide et entrons dans une cuisine qui d’abord nous parut aussi noire qu’un four ; et, en effet, elle ne reçoit le jour que par le trou de la cheminée, percé juste au milieu de la pièce, comme dans les huttes des Peaux-Rouges. On peut, ainsi qu’à un feu de bivouac, entourer le foyer et la marmite. Le feu, la cadette le prépare et l’allume, et la marmite, l’aînée en entreprend le nettoyage avec un bouchon de paille ; puis elle sort et rentre bientôt avec une énorme cruche pleine d’eau qu’elle porte sur une de ses hanches.
Étendus sur des bancs, nous goûtions le doux farniente après la fatigue, et mon regard allait de la flamme joyeuse aux recoins obscurs de l’antre enfumé où la lumière dansante envoyait ses reflets, éclairant tout à coup, pour les rejeter dans l’ombre, des rangées de pots et de vieilles assiettes dressées sur un buffet rustique ; des casseroles de cuivre, une image de la Vierge, des guirlandes d’oignons et d’ail, un portrait en pied de torero dont l’enluminure primitive disparaissait sous une couche de suie, un morceau de lard jauni accroché à la voûte, un vase à huile, deux ou trois lampes de cuivre de forme antique, un chapelet de dents de loups et un vieux fusil. Et les petites filles allaient et venaient, passant comme des ombres de gnômes, nous regardant de leurs grands yeux noirs et sérieux, vaquant silencieusement aux soins du ménage autour du feu pétillant.
Une odeur d’étable mal tenue mêlée à celle de l’huile rance et de la fumée de bois vert emplissait et alourdissait l’atmosphère, et la nuit était tout à fait venue.
Je ne sais depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus réveillé par un grand bruit confus. Près du foyer une horrible femme accroupie frottait une casserole ; maigre et dévastée avec des cheveux grisâtres qui s’échappaient, en mèches de crin, d’un foulard sale enroulé sur sa tête, elle me produisit du premier coup l’impression de ces aïeules de brigands qu’artistes et romanciers représentent préparant au fond des cavernes le souper de la bande. Son visage était plus criblé de trous qu’une cible et l’un de ses yeux manquait à l’appel ; mais celui qui restait, le bon, semblait si farouche qu’on l’eût, ma foi, crevé sans remords. Bien qu’on fût au cœur de l’été, une demi-douzaine de gros jupons au moins s’accrochaient à ses hanches sèches, ce qui lui faisait une énorme croupe, contraste étrange avec la maigreur et la platitude du reste de la charpente.
Elle grommelait je ne sais quoi entre ses dents jaunes qui paraissaient vouloir s’échapper continuellement de cette mauvaise bouche, apostrophant de temps à autre l’aînée des petites filles qui n’obéissait pas assez vite aux exigences d’un affreux marmot qui, le cul par terre, trépignait de rage, raclait la poussière de ses sales doigts et la lançait dans la direction de sa sœur en réclamant impérieusement du lait. Un chat famélique au poil hérissé guignait la tasse de son œil jaune et scélérat, tandis que deux solides mâtins de haute taille faisaient une entrée brusque et triomphante qu’un tison ardent lancé par la vieille changea en fuite honteuse et précipitée. Et une grande clameur emplissait la maison, jurons de bergers, bêlements de moutons et de chèvres que dominaient les grognements aigus de cochons.
Le troupeau rentrait.
Entraient en même temps un jeune garçon de quatorze à quinze ans, à l’œil sournois, visiblement le fils ou le petit-fils de la sorcière, qui s’assit dans un coin, après un brusque bonsoir ; puis, un gaillard de mauvaise mine, chaussé d’espadrilles de peau, avec un fusil en bandoulière, et enfin le batteur de blé. Ils s’installèrent sur le banc faisant face au nôtre, avec des visages dépourvus d’affabilité, celui du batteur de blé spécialement, sur lequel nos revolvers et nos cartouchières accrochés au mur, derrière nous, paraissaient produire une fâcheuse impression.
Enfin le souper est prêt ; souper d’anachorète. Une panade au lait de chèvre c’est là tout le menu. Avec de tels repas les mœurs doivent être pures. On songe aux pastorales genre Daphnis et Chloé. Mais quelle sale Chloé que cette vieille ! Au fait, la fraîche héroïne de Longus devint sans doute aussi une sorcière avec l’âge, et la maugrabine qui nous sert fut peut-être une beauté jadis. Belles dames, ce que c’est que de nous !
Je me faisais ces réflexions philosophiques en dégustant ma panade à la gamelle commune avec la cuillère qu’on avait, pour me la donner, arrachée de la bouche de l’affreux marmot qui réclamait son bien avec des cris de colère. Je n’engage pas les gens dégoûtés à s’arrêter à la venta du col de Piqueras. Il n’y passe d’ailleurs pas deux voyageurs par an. Aussi, hôte, hôtesse et jusqu’aux petites filles semblaient nous examiner d’un air goulu ; nous étions une de ces proies rares que le bon Dieu envoie deci, delà aux honnêtes hôteliers, et d’autant mieux qu’en fouillant ses poches mon compagnon de route avait commis l’imprudence d’en tirer deux ou trois pièces d’or.
Après la panade au lait suffisamment piquetée de belles mouches, pain et oignon, vin à discrétion. Cependant le sommeil nous gagne et nous nous demandons avec une certaine inquiétude dans quel coin d’étable on va dresser nos litières ; calomnie gratuite : on nous a préparé des lits. Par un escalier de bois auquel manque la moitié des marches et dont le reste crève sous le pied, l’aînée des petites filles nous guide à l’étage supérieur, munie d’une lampe, et nous conduit à nos chambres.
Nos chambres ! C’est la première fois depuis notre entrée en Espagne que nous avons chacun la nôtre et toutes deux éloignées l’une de l’autre, séparées par un long corridor. Voilà qui n’est pas de nature à nous inspirer confiance, d’autant qu’en montant l’escalier nous avons entendu des chuchotements suspects. Nous avons nos revolvers heureusement, décrochés bien ostensiblement, malgré l’observation de l’amo que nous pouvions aussi bien les laisser à leur clou.
La première chambre où s’arrête mon compagnon est une sorte de cellule qui n’a d’ouverture que la porte. Je m’empresse de la lui laisser, aimant les pièces où l’on peut respirer à l’aise. Je suis servi à souhait. J’entre dans une sorte de halle ouverte à tous vents et qui couvre une partie de l’étage inférieur.
La petite fille qui me précède avec sa lampe me prévient de faire attention où je pose le pied. Recommandation tardive, j’avais déjà failli disparaître deux ou trois fois dans des dessous inconnus. Le plancher, ou du moins ce qui jadis a été le plancher, n’existe plus qu’à l’état de carcasse et, d’entre les crevasses, montent d’asphyxiantes buées. Des grognements et des bêlements partant d’en bas expliquent le phénomène.
Au rebours du recoin, précédent orné d’une porte, mais privé de fenêtres, il y a ici quatre fenêtres et pas de porte, et les fenêtres ouvertes sur la montagne sont barrelées comme celles d’une prison.
Après des tours d’équilibriste sur des planches pourries posées comme des ponts sur des abîmes béants, j’atteins une sorte d’alcôve, où un lit est dressé au-dessous d’une image du grand saint Joseph qui, la main ouverte, vous invite à y dormir sous sa bonne et digne garde.
Comme le plancher, le lit vermoulu fait bascule. Il est, d’ailleurs, aussi sommaire que le dîner. Deux sacs de paille ; le plus petit posé en travers forme le traversin. Le tout recouvert d’un carré de laine et d’un drap dont la flamme insuffisante de la lampe ne me permet pas de vérifier la blancheur.
Je pris la lampe des mains de l’enfant, l’accrochai à la muraille à côté d’un bénitier et me préparais non à dire mes prières, comme vous pourriez le supposer, et comme semblait m’y engager le vénérable époux de la Vierge Marie, mais à me débarrasser de mes culottes, lorsque je m’aperçus que la petite fille, au lieu de se retirer discrètement, comme il sied à une personne de son âge, restait plantée devant moi et suivait tous mes mouvements avec ses grands yeux noirs chargés de curiosité.
« Tu peux t’en aller, lui criai-je en mon patois, je n’ai plus besoin de tes services. »
Mais elle ne bougea pas, paraissant s’être juré à elle-même d’assister au coucher d’un Français.
Rapidement débarrassé de mon veston, de mon gilet, de mes chaussures, de ma ceinture de laine, j’avais placé mon revolver sous mon traversin.
Il ne me restait donc plus que le vêtement que les Anglaises appellent l’inexpressible, mais que, n’étant pas Anglaise, la niña n’avait nulle raison pour ne pas exprimer, et qu’elle exprima d’ailleurs fort bien, voyant mon hésitation, en me demandant avec une sorte d’impatience si je couchais avec mes calzones.
Assez surpris de la question, je lui fis entendre que je n’avais pas l’habitude de retirer mes culottes devant d’aussi jeunes demoiselles, sur quoi elle s’avança vers mon lit et se saisit de la lampe.
Je crus un instant qu’elle allait l’éteindre afin de ménager ma pudeur, mais elle n’avait d’autre but que de l’emporter, ce qu’elle fit rapidement en me souhaitant une bonne nuit.
« Hé ! lui criai-je, où vas-tu ?
— Me coucher, répliqua-t-elle.
— Pourquoi emportes-tu ma lampe ?
— Parce que maman me l’a dit.
— Elle est bien aimable, ta maman, mais j’en ai besoin.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle.
— Tu es bien curieuse. Mais puisque tu es si curieuse, je vais l’être autant que toi. Indique-moi certain endroit indispensable, surtout après les repas de panade au lait.
— Là ! dit-elle.
— Où çà, là ?
— Eh bien là ! ici ! là ! où vous voudrez. »
Et elle me montra les crevasses du plancher.
Il était bien inutile de lui disputer la lampe. Je m’aperçus bientôt qu’elle n’avait que pour quelques minutes de vie, et, en effet, une dizaine à peine écoulée il ne resta qu’une mèche charbonneuse.
Une heure environ se passa.
Sur ce squelette de plancher, il était dangereux de s’aventurer sans lumière. J’avais bien un bout de bougie dans mon sac, mais ma boîte d’allumettes était restée entre les mains de notre hôte qui me l’avait demandée pour allumer une cigarette.
Je me décidai d’aller en emprunter à mon compagnon. M’assurant du terrain avec le pied avant de l’y poser, comme font les bons chevaux dans les mauvais chemins, je me guidai sans trop d’encombre jusqu’à son réduit.
Il ronflait déjà comme un juste, et tandis que je tâtonnais, cherchant ses allumettes, en évitant de troubler son somme, j’aperçus, par une large crevasse, un filet de lumière, en bas, et l’ombre projetée sur le mur d’un homme qui chargeait silencieusement son fusil. Puis l’ombre se doubla ; se tripla ; se quadrupla ; le rayon lumineux se déplaça, les marches de l’escalier craquèrent, et je distinguai l’horrible vieille, une lanterne à la main, précédant une troupe de brigands armés.
Les deux hommes, le fils, la mère. La bande au complet.
Je me remémorais en vain, pour me rassurer, l’aventure des faux brigands que raconte si plaisamment Courier, lorsqu’il voyageait en Calabre. La mienne s’offrait toute semblable. Rien n’y manquait : la nuit, l’endroit isolé, le désert environnant, l’aspect farouche de nos hôtes, leurs armes, la vieille scélérate, jusqu’aux deux énormes chiens qui, sans doute attachés en bas, près de la porte, coupaient toute retraite ; jusqu’à mon compagnon qui, rompu de fatigue, dormait comme un sourd.
Ils n’étaient pas une quinzaine, il est vrai, comme les charbonniers de Paul-Louis, et je n’avais pas entendu le mari dire à sa femme : « Faut-il les tuer tous deux ? » mais je voyais distinctement celui-ci lever et baisser le bras pour ordonner de marcher doucement, geste qu’il appuyait du mot « chuto ! chuto ! » prononcé à voix basse par deux fois.
Que diable venaient faire ces gens ? Évidemment ils ne venaient pas avec l’intention de nous inviter à une noce. Je pensais bien au jambon de l’histoire de l’illustre pamphlétaire tourangeau, mais il n’y avait pas de jambon appendu dans ces soupentes et d’ailleurs ce n’est nulle part la coutume de les décrocher à coups de fusil.
Il va sans dire que réflexions et réminiscences eurent la durée d’un éclair, car les brigands montaient toujours, avec le moins de bruit possible ; mais leurs pieds quoique chaussés d’espadrilles font craquer quand même les marches pourries.
Je songe que mon revolver est resté là-bas, sous mon traversin. Il faut y arriver sans encombre. Je secoue brusquement mon compagnon, qui répond par un gémissement et fait un demi-tour sur l’autre oreille. Au risque de me rompre le cou ou les jambes, ou de passer au travers du plancher, trébuchant, basculant et me heurtant, j’atteins ma couche.
La bande est sur mes talons : elle a dû entendre le bruit de ma course et n’ayant pas à s’inquiéter de mon compagnon qui ronfle, arrive à ma chambre presque en même temps que moi.
A la faible lueur de la lanterne, que porte la vieille gueuse, je vois les faces patibulaires. Je ne me suis pas trompé. Ils sont bien tous trois armés de fusils. Notre hôte, en éclaireur, se dirige vers l’alcôve.
« Chuto ! chuto ! dit la sorcière ; ne le réveillez pas.
— Pugnatera ! réplique le second brigand, il va bien se réveiller tout à l’heure ! »
Et tous d’ouvrir la bouche en un rire silencieux et diabolique.
« Mon affaire est faite ! pensais-je. Aussi quelle diable d’idée de passer dans ces gorges et de nous arrêter dans cet antre. Et cet animal qui ronfle là-bas !
— Gare au revolver ! murmura la vieille. La niña à vu l’homme le placer sous son traversin. Attention !
— Ah ! la petite gueuse, me dis-je, c’est donc cela qu’elle guettait ! » J’ai la main posée dessus, le doigt sur la détente et au même moment avec quelque étonnement on me voit debout, appuyé contre mon lit.
« Que quiere usted ? m’écriai-je d’une voix terrible.
— Chuto ! chuto ! réplique le premier brigand avec un grand geste. Pas de bruit. »
Je répète ma question.
« Rien, dit l’homme, nous ne voulons rien à vous. Je voulais seulement voir si vous dormiez. »
Ils se répandent dans la vaste pièce, occupant trois des fenêtres chacun avec son fusil, comme gens assiégés s’apprêtant à repousser une attaque.
« Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandai-je à la vieille qui entrait dans l’alcôve avec sa lanterne pour la placer flamme au mur de façon que la lumière ne pût être aperçue du dehors.
— Ah ! les brigands, répondit-elle, j’espère qu’on va en tuer deux ou trois.
— Qui donc ? On attaque la venta ? »
Elle me prit la main, me guida jusqu’à la fenêtre restée vide.
« Vous allez les voir. Ils sont là, tenez, tenez… comptez… un, deux, trois, quatre. Je ne parle pas des capons embusqués, là-bas, dans les broussailles et qui attendent le signal des camarades pour se mettre en train. Ole ! ole ! »
Dans la belle nuit claire, je vis se glisser quatre formes allongées semblables à des silhouettes de gros épagneuls. Et presque au même instant, trois détonations retentirent, suivies de terribles hurlements auxquels répondirent les aboiements furieux des chiens enfermés dans l’étable.
« Bien ! s’exclama la vieille. Deux ! »
Deux loups en effet se débattaient, pattes en l’air, dans la poussière du chemin, tandis que mon compagnon, réveillé en sursaut par l’effroyable bruit, accourait en chemise, œil effaré et revolver au poing.
« Vaya ! vaya ! aségûrese ! dit en riant notre hôte. Là ! là ! tranquillisez-vous ! »
Puis se tournant vers moi : « Ça les dégoûtera pour quelques jours. »
Le lendemain, remis des émotions de la nuit, nous partons en même temps que les troupeaux, après un déjeuner de panetela restant du souper.
Nos hôtes qui, à la lumière fumeuse, nous ont paru avoir des mines de fieffés coquins semblent au contraire de fort honnêtes gens. Si la matrone, avec son œil crevé, n’est pas un échantillon séduisant du beau sexe des Castilles, elle a l’air moins revêche et moins sordide que la veille, et la vue de quelques pesetas glissées dans sa main adoucit la dureté de son unique prunelle.
Quant au maître de céans, il nous raconte que les loups lui ont encore dévoré un mouton le soir précédent, au moment où le troupeau rentrait, et étranglé deux chiens depuis le commencement de l’été.
Son acolyte, l’homme au fusil, qui n’est autre qu’un honnête cantonnier du voisinage, est venu à la rescousse dans sa haine des loups. Chaque année, il est obligé de quitter sa maison dès que tombent les neiges pour se réfugier à Pajarès, et elles commencent dès septembre pour ne cesser qu’en avril ou mai ; et chaque année il trouve sa porte enfoncée et sa maison envahie. Les loups entrent parfois, par bandes, dans le village de Pajarès, et poussent l’audace, comme on l’a vu, jusqu’à rôder près des étables, même dans les nuits d’été. « Que voulez-vous, dit philosophiquement notre hôte : Lo que ha de ser no puede faltar », variante du vieux proverbe fataliste arabe : « Ce qui est écrit est écrit. »
Et ainsi se termine mon histoire de brigands.
« Nous ne pouvons passer dans cette partie des Castilles sans aller visiter les ruines de Numance, » m’a dit mon compagnon de route. J’aurais désiré voir Burgos, mais notre temps était limité. Il fallait opter entre la cathédrale, merveille du treizième siècle, et ces ruines, sous lesquelles s’ensevelirent, il y a deux mille ans, les héroïques Numantins, et que mes vieux souvenirs de collège me représentaient semblables à celles de Pœstum.
« Tout le monde court à Burgos, personne ne songe à Numance », cette raison m’avait décidé.
Nous voici donc traversant les monts ibériques, droit devant nous, marchant sur le sud. Au sommet de la Sierra de Cebollera, bien qu’au milieu d’août, il souffle un vent qui rappelle les froides brises du Nord. En haut de la montée, nous retrouvons la route. Une pierre milliaire indique qu’on entre dans la province de Soria, qui est certainement le pays le plus sauvage et le plus désert de l’Espagne.
Ceux qui ont des affaires pressées ou qui attendent impatiemment des nouvelles de leur maîtresse, ne doivent point passer par ici. Ni courrier, ni coche, ni poste, dans ces hameaux misérables, entourés de décombres et saturés de mauvaise odeur.
Les belles routes neuves ne servent guère. Cependant, comme c’était jour dominical, nous fîmes la rencontre de deux mules montées l’une par un fier Castillan, et l’autre par deux jolies filles endimanchées, pas farouches, qui nous crièrent gaiement bonjour.
Je les note, car ce furent les dernières jolies jouvencelles rencontrées dans les campagnes des Castilles, je dirai plus, nous ne rencontrâmes même pas une niña vraiment digne de ce nom. Où étaient-elles ? Ne poussait-il dans ces terres argileuses que de vilains garçons ? On me donna à entendre qu’aussitôt nubiles et en âge de jouer des castagnettes, elles partaient pour la ville, ce que, vu la désolation du sol natal, je trouvai tout naturel. Pas un bocage pour faire l’amour, dans ces solitudes, pas un coin discret pour cacher des échanges de baisers, pas un arbre pour prêter son ombre.
Plaines sans fin, sables, herbes maigres, monticules pierreux, champs de chardons aux tiges bleues et, çà et là, surgissant de loin en loin, pittoresques et désolés, des villages roussis, délabrés, silencieux, comme des gueux somnolents qui sèchent leurs guenilles et leurs plaies au soleil, ou une vieille forteresse en ruine, peut-être un monastère abandonné, car rien ne ressemble ici à une forteresse comme un cloître, tel est l’aspect général des Castilles.
A la vue de ces roches, de ces terrains caillouteux, de ces torrents aux bords effrités et au lit sec, en sentant les âpres morsures du vent, qui souffle durant toute l’année, on s’explique la dépopulation de ces immenses régions, qui coupent obliquement l’Espagne, des portes de Burgos et de Salamanque à celles de Murcie, et, remontant vers l’ouest, s’étendent, par les pâturages de la Manche et de l’Estramadure, jusqu’au Portugal.
L’Espagnol est pour une grande part dans cette œuvre de dénudement. Le paysan est partout ignorant et fatalement stupide. Bien qu’avide au gain, il ne comprend pas ses propres intérêts, ou du moins ne les comprend que par le côté le plus étroit. Au siècle dernier, le Conseil des Castilles obligeait chaque habitant des campagnes à planter cinq arbres au moins. Je ne sais ce qu’il est advenu de cette sage ordonnance, ni des arbres plantés ; ils ont été coupés, sans doute, car il n’en reste pas de traces.
Les paysans les ont en grande haine, leur reprochant de servir d’asile aux petits oiseaux ; et le petit oiseau est, comme l’on sait, l’ennemi du paysan, qui l’accuse de dévorer sa moisson, sans se rendre compte que pour un grain volé, le moindre roitelet, en détruisant les insectes, en sauve dix mille. Pas d’arbre, partant pas d’eau, et pas d’eau, pas de récolte. Il faut des siècles de luttes pour que le sens commun l’emporte sur la routine et l’imbécillité.
Aussi marche-t-on des jours entiers sans rien voir que des chardons. « L’alouette doit emporter son grain lorsqu’elle traverse les Castilles, » dit le proverbe.
C’est ce que nous n’avions pas fait, et fûmes-nous fort en peine lorsque nous arrivâmes assoiffés et affamés au village de la Poveda, de l’autre côté du versant. Il y avait cependant une venta, mais on nous refusa des vivres. « Les Turcs ont tout mangé, » nous dit-on. Les Turcs, c’étaient des Bohémiens passés deux heures auparavant.
Venant de Barcelone, trimbalant leurs chaudrons de cuivre, et traînant leur smala dans sept ou huit voitures, ils avaient fait main basse sur toutes les provisions, qu’on s’était hâté de leur céder, à condition qu’ils iraient camper loin du village, tant ils inspiraient confiance ! Un vieux mendiant de haute mine, drapé dans une couverture trouée, aussi fièrement qu’un caïd dans son burnous écarlate, témoin de notre embarras, s’offrit de nous conduire dans une maison où il pensait que nous trouverions peut-être à manger. Le peut-être n’était pas rassurant. Enfin, nous arrivons dans le coin le plus infect du village, où une mare nauséabonde forme un petit lac pestilentiel devant une chaumière lépreuse ; sur le bord de la mare, cottes troussées jusqu’aux aisselles, deux petites villageoises d’une douzaine d’années se soulagent bruyamment : « Nécessité n’a point de loi. » C’est ce qu’elles semblent se dire à notre vue en continuant gravement leur besogne.
Une femme laide, couverte d’une demi-douzaine de jupes à l’instar de la matrone du col de Piqueras, flanquée de sales marmots et entourée de chats faméliques, est assise près d’un brasero.
Elle nous refuse d’abord ; c’est toujours le premier mouvement. Une pièce blanche et la recommandation chaleureuse de notre cicérone la décident au second, qui est de tirer une moitié de miche d’une crédence et un broc d’une outre de vin. Mais nuls autres apprêts de festin. Elle se rassoit satisfaite, persuadée de notre béatitude. Comment vivent ces gens ? De rien. Et le plus singulier est qu’ils s’en contentent.
« L’Espagne n’a que six péchés capitaux, écrivait Dumas, tous, excepté la gourmandise. »
« Olives, salades et radis sont mets de chevalier, » dit encore un ancien proverbe castillan. Sur les instances du vieux mendiant, qui jure que nous sommes des caballeros, habitués à meilleure chère, si l’on ne nous offre pas l’entrée ci-dessus, la femme se décide à nous confectionner une soupe à l’huile rance accompagnée d’une omelette aux œufs pourris. Comme il ne restait plus assez d’huile au fond de sa jarre, elle alla décrocher une lampe appendue près de la cheminée, et, après avoir proprement retiré la mèche, en versa avec une belle tranquillité le contenu dans la casserole.
Bien que par nature et par éducation je sois dépourvu de préjugés culinaires et que j’aie lu quelque part que les Chinois, peuple savant et raffiné, ne se délectent des œufs que lorsque ceux-ci ont atteint un âge fort avancé, je laisse mon compagnon, doué d’un appétit plus sérieux que le mien, dévorer ma part et la sienne, me contentant de tremper mon pain dans le vin, d’ailleurs très passable de notre hôtesse ; puis, après avoir récompensé le mendiant avec une demi-peseta qu’il reçut ainsi qu’un seigneur accepte l’hommage d’un vassal, nous nous arrachons aux douceurs de cet Eldorado pour atteindre, vers la fin du jour, Almarza, centre un peu plus civilisé et patrie de don Juan Ramirez, nom célèbre dans les pages sanglantes de l’Inquisition.
Nous y trouvons une posada, un ragoût à l’huile et le coche, attelé de trois mules, qui doit, le lendemain, nous conduire aux ruines de Numance.
« Seigneurs voyageurs, veuillez monter. » Les seigneurs voyageurs, c’est un prêtre campagnard et nous. Coiffé d’un chapeau mou, vêtu, comme le curé du palacio d’Urvaza, d’une jaquette et d’un pantalon noirs fort crasseux, il ne se distingue du commun des mortels que par son col clérical et sa face maflue, sournoise et béate. Nous prenons place sur la banquette, lui s’engouffre dans l’intérieur. A peine installés, le cocher non encore sur son siège, une mule, sans doute piquée d’un taon, se cabre et part au galop, entraînant les autres, et toutes s’emballent dans la rue tortueuse, abrupte, brides à terre ; la patache bondit sur les cailloux, se heurte aux bornes, rase les maisons. Gare au coin voisin ! Nous sommes menacés d’une belle culbute. Cocher et palefreniers courent derrière, dégoisant leur complet répertoire de jurons, auxquels se mêlent ceux du curé dans l’intérieur. Mon compagnon parvient à détacher le frein, ce qui entrave un peu la course.
Voici le coin. Crac ! Ça y est ! Nous roulons les uns sur les autres. Rien de cassé, heureusement, que des vitres. Cinq ou six indigènes aident à relever les mules et la carriole. Pendant ce temps le curé, qui a une bosse au front, crie comme un possédé en nous montrant :
« Franceses ! Danados ! Pugnateros ! »
Il paraît ivre, bien que certainement il n’ait rien bu, et bave de rage.
Nous rions de sa mine grotesque et de son inexplicable colère à notre égard, et une grosse matrone, jaune de peau, mais blanche de dents et riche de poitrine, qui riait aussi, nous fait signe, en se touchant le front, que le padre a quelque chose de craqué dans la cervelle. Nous reprenons nos places. Le cocher saute sur son siège, tape sur ses mules à tour de bras avec le manche de son fouet : Arre ! Arre ! et nous voici repartis en un galop désordonné, tandis que le padre nous interpelle par la cloison sans vitre :
« Ah ! Franceses ! danados ! pugnateros ! »
Et il ajoute :
« Destructores de las Santas imagenes !
— Qu’a donc à crier ce vieux fou ? demandons-nous au cocher.
— C’est parce que les Français ont dévasté son église.
— Quand cela ?
— A l’invasion. »
Longue rancune ! La haine de l’étranger se réveille à tout propos, dans le clergé comme dans le peuple, après trois quarts de siècle. Il paraît que les soldats de Ney, en traversant son village, ont détroussé les saints et troussé les vierges. Il n’était pas encore au monde ; mais le souvenir des horreurs du sacrilège est soigneusement gardé et amplifié dans les veillées.
La soldatesque de tous pays commet partout des excès et les Français n’en sont pas exempts plus que les autres, surtout quand les généraux ont donné l’exemple. On se souvient que la fameuse Assomption de Murillo, enlevée dans une église de Séville par Soult, fut vendue par sa veuve 600 000 francs. Depuis, toute destruction de monument ou d’objet d’art nous est attribuée. Sculptures effritées par le temps, statues mutilées, nez de saint enlevé par la pierre d’un polisson, tableau rongé par l’humidité : « C’est les Français ! les pugnateros de Français. » C’est ainsi qu’à Soria, où Ney mit une garnison qui occupa quatre ans la ville, les habitants ne manquent pas de rejeter sur le vandalisme de nos soldats les mutilations de l’église et du cloître de San Pedro, celles du palais de Gomara et de tous leurs vieux monuments.
D’Almarza à Garray, petit village au pied de la colline sur laquelle s’élevait Numance, la distance n’est que de dix-sept kilomètres. Les mules l’ont bientôt dévorée. Nous descendons, laissant le courrier continuer sur Soria, et traversons le village, qui n’offre d’autre intérêt qu’un superbe pont de seize arches jeté au confluent du Tera et du Duero, le Durius des Romains ; nous gravissons le raide sentier, à mi-chemin duquel se dresse une chapelle d’où la vue s’étend sur la grande plaine que nous venons de parcourir.
Enfin, nous voici en haut de la côte, et je me prépare non pas à lancer l’invocation de Volney : « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux », mais à m’essuyer prosaïquement le front en me reposant sur quelque débris de colonne.
Je regarde autour de moi. Rien. Où sont les ruines ? Le sol est bouleversé de place en place ; quelques pierres sont semées çà et là. C’est tout. Les archéologues qui ont de bons yeux et beaucoup d’assurance prétendent reconnaître dans ces petits tas de pierres et de terre remuée les restes des murailles de l’héroïque cité et même ceux du camp de Scipion. Mais est-ce bien l’emplacement de Numance ? Beaucoup de gens, entre autres Élisée Reclus, paraissent en douter.
Ces ruines sont une mystification, et sans deux monuments commémoratifs haut de quatre à cinq pieds, j’eus pensé que nous nous étions trompés de chemin. L’un porte la date du 26 juin 1886 avec cette inscription :
A los heroes de Numancia
Regimiento de San Marcial.
On dit que, dans des fouilles récentes, on découvrit des armes, des idoles, des poteries, des pièces de monnaie. Un manœuvre mit la main sur un collier d’argent d’une grande valeur artistique pesant dix-huit onces et orné de médaillons. Dans son ignorance, il le vendit 160 réaux (40 francs) au curé de Garray, non moins ignorant que lui, car le triple idiot ne trouva rien de mieux que de le fondre pour le transformer en un vase qu’il offrit à la Vierge Marie, ce qui dut excessivement la flatter.
Les Numantins, on le sait, bloqués étroitement par Scipion, se mangèrent entre eux, et les survivants, après quinze mois de siège, incendièrent la ville et se jetèrent dans les flammes. Les habitants de Lutia, petite cité voisine, qui avaient promis leur aide aux assiégés, eurent tous la main droite coupée.
On ne badinait pas en ce temps-là.
Je croirais plutôt que les ruines de Numance sont celles que l’on voit à Soria, capitale de la province, que nous atteignîmes après une marche de 4 ou 5 kilomètres, lestés à Garray d’un excellent puchero, pot-au-feu agrémenté de pois chiches et de tranches de lard. Soria, la maussade Soria, est l’ancien fief de Du Guesclin, mais ce n’est pas cela qui pourrait lui donner un air plus gai. Henri de Transtamarre, pour récompenser le capitaine des routiers de l’avoir rétabli sur le trône des Castilles à l’aide de ses grandes compagnies, lui fit don de la ville comme on offrirait maintenant un cigare ou la Légion d’honneur. Du Guesclin dut s’y ennuyer fort, car il ne garda pas longtemps le cadeau royal et le recéda au donateur moyennant 260,000 doublons.
Les anciens monuments y sont intéressants et nombreux ; et les rues étroites, les maisons à arceaux, les miradores (fenêtres en saillie) offrent l’aspect le plus curieux aux rares étrangers qui s’y aventurent, car, éloignée de tout, au centre de montagnes escarpées, balayée sans cesse par un vent glacial, avec des moyens de communication primitifs et incomplets, sans commerce et sans industrie, Soria n’attire guère les touristes.
Mais après plusieurs jours de pérégrination au travers des déserts et des villages terreux des Castilles, on est agréablement surpris de se trouver dans un centre vivant. Il y a une poste où l’on peut sans trop de difficultés obtenir ses lettres, des rangées de boutiques, des paradors, ce qui est le nec plus ultra de l’hôtellerie espagnole, une garnison et des cafés ! J’y ai même vu un magasin, le Louvre de l’endroit, où s’étalaient aux vitrines une demi-douzaine de chapeaux d’élégantes, à la mode de Paris, et des bottines vernies et pointues, dernier degré du crétinisme de la civilisation ! Horreur ! retrouver le soulier à la poulaine en pleine Sierra de Penalba, dans le plus sauvage chef-lieu de la province la moins peuplée des Castilles[7]. C’est à fuir au delà des mers à la recherche de rares peuplades qui foulent le sol d’un pied léger et sain, auquel le cor, juste châtiment infligé à notre puérile vanité, est supplice inconnu.
[7] Les provinces centrales, Albacete, Caceres, Cuenca, Guadalajara, Soria, n’atteignent pas le chiffre de 15 habitants par kilomètre carré, le chiffre des provinces russes ; celle de Madrid est de 76 habitants par kilomètre carré, tandis que la province de Barcelone en a 108, à peu près la densité des comtés anglais.
Cependant, grâce à l’éloignement de toute voie ferrée, les costumes du peuple ont conservé leur cachet pittoresque. On voit des paysans à cheval, culottes courtes et jambes nues, la tête serrée dans un foulard, chétive réminiscence du majestueux turban, et enveloppés de grandes couvertures rayées ; des femmes au chignon minutieusement tressé comme un filet, travail qui, vu le temps qu’il exige, ne doit pas se renouveler souvent et laisse de nombreux doutes sur la propreté de ces laborieuses mailles.
San Pedro, la principale église, est un bel édifice dorique à trois nefs, couvert de vieilles toiles dont une de Titien. Les chapelles, d’une grande richesse artistique, sont fermées par des grilles habilement forgées ; et comme dans toutes les églises espagnoles, le grotesque est inévitablement accouplé à l’art, on remarque, à la place d’honneur du maître autel, un grand diable de Christ affublé d’un jupon blanc qui produit le plus réjouissant effet. Ce jupon bordé d’une large dentelle rouge pailletée d’or tombe décemment jusqu’à la cheville dans le but d’éviter les coupables pensées aux dévotes timorées mais inflammables, en leur cachant la vue des cuisses et des mollets du fils de Dieu.
Attenant à San Pedro est un vieux cloître dont la galerie antérieure enclave un jardin, ancien cimetière des moines. Le soleil radieux riait sur les tombes enfouies dans des buissons de fleurs et de verdure où de petits oiseaux trillaient leurs gaies notes. Comme nos pas retentissaient dans ces longues galeries désertes, le sacristain ouvrit tout à coup dans le mur une sorte de volet en forme de couvercle de tabatière et nous découvrit le corps parcheminé recouvert de débris d’ornements pontificaux, d’un abbé de céans. A ses pieds était une boîte où l’on trouva, paraît-il, de précieuses archives. Cette vue macabre nous emplit d’un froid que la gaîté du cimetière fut impuissante à chasser.
Comme nous sortions, nous aperçûmes dans la boutique d’un barbier, notre curé de la veille.
Aussitôt, pluie d’apostrophes :
« Hé ! Franceses ! pugnateros ! destructores ! ladrones ! Vaya usted al demonio !
— Hé ! curé, vieux bouc, vieux rustre, vieux crétin, vieille canaille, vieux marchand de pains à cacheter ! » lui ripostai-je en français.
Je ne sais s’il me comprit, mais il vit bien que je ne lui retournais pas des compliments, car il fit de la main un geste énergique me montrant toute la satisfaction qu’il éprouverait à mettre ce qu’il appelait mes tripas au soleil.
Nous rencontrâmes d’autres prêtres plus convenables, portant la soutane et quelques-uns le grand chapeau à la Basile. La besogne semble ne pas les accabler, car on les voit flânant sur le seuil des boutiques et des portes, plaisantant avec les commères en roulant des cigarettes.
Le plus remarquable monument de Soria est le palais du comte Gamara, actuellement transformé en hôtel de ville, gigantesque masse crénelée dont les rousses façades à double colonnade supérieure sont ornées de belles sculptures. Une tour carrée très haute et d’un grand style flanque l’un des côtés du palais, dont les écuries sont assez vastes pour contenir cent cinquante chevaux.
« La parfaite félicité, dit un proverbe espagnol, est de vivre au bord du Mançanarès ; le second degré du bonheur, d’être en paradis, mais à condition de voir Madrid par une lucarne du ciel. »
Ceux qui se seraient fait une idée des délices de Madrid par ce proverbe éprouveraient, en arrivant dans la capitale de la monarchie espagnole, une grande déception.
Je n’avais heureusement, afin de ne pas défraîchir mes impressions, rien lu des modernes sur l’Espagne, rien des descriptions enthousiastes de Théophile Gautier, ni des aventures fantaisistes et des bavardages mystificateurs de Dumas le père ; mais je fus quand même fort déçu.
Amateurs du pittoresque et de la couleur locale, ne venez pas les y chercher à Madrid. Des rues comme à Bordeaux, des places comme à Nancy ou à Lille, des gens habillés comme à Paris ou à Londres. A Paris, du reste, Madrid se pique de ressembler.
C’est la grande banalité. La capitale de l’Espagne ne tranche sur les autres capitales que parce qu’elle est au milieu d’un désert. Pas un monument remarquable, pas même la curiosité qui s’attache à une vieille ville, puisqu’elle est nouvelle et, son musée à part, n’offre rien de vraiment artistique ou digne d’intérêt.
A peine arrivés, nous rencontrâmes d’affreux voyous en blouse bleue et en casquette de soie qui, nous prenant pour des Basques à cause de nos bérets, se mirent à nous huer. Il faut dire que les différentes provinces passent leur vie à se détester entre elles.
On a comparé l’Espagne à un habit coupé de morceaux d’étoffes disparates. Basques, Andalous, Aragonais, Galiciens, Madrilènes, diffèrent autant que le sol et le climat, de tempérament et de caractère[8]. Les Basques haïssent les Andalous, ceux-ci les Castillans, qui méprisent les Catalans, lesquels ont en horreur les Manchois. Et l’on parle de la fraternité des peuples !
[8] Les exploiteurs de la politique espagnole cherchent à faire croire que notre nation est peuplée par une race uniforme, et rien n’est plus éloigné de la vérité que cette assertion. Parmi les 16 millions et demi d’habitants, on compte :
Basques-Navarrois | 890 000 |
Catalans | 3 410 000 |
Galiciens et Asturiens | 2 400 000 |
Soit environ 6 millions et demi d’Espagnols qui appartiennent à des races, variétés ou groupes complètement distincts de celui qui prédomine, qui ont des mœurs différentes et ne parlent pas même, en général, la même langue.
(V. Almirall, l’Espagne telle qu’elle est.)
Sauf la sonore langue castillane et les fenêtres en saillies, on eût pu, dans ce faubourg, se croire en un coin de Belleville.
C’est le soir que nous arrivâmes, et bien qu’on fût en août, il faisait presque froid. Devant les nombreux cafés, pas une table au dehors. Le climat de Madrid est rude et dangereux pour les poitrines délicates. L’air y est si subtil qu’il tue un homme et ne fait pas, suivant le dicton, vaciller la flamme d’une chandelle :
On prétend que le déboisement et la sécheresse des environs sont la cause de cette rudesse de la température ; c’est, d’ailleurs, la capitale la plus élevée de l’Europe, ce qui fait dire aux Andalous, avec leur modestie ordinaire, que le trône d’Espagne est le premier après celui de Dieu. « Trois mois d’hiver, neuf mois d’enfer, » telle est la division de l’année par les Madrilènes. J’avoue que pendant ma semaine à Madrid je n’ai en rien essuyé cette pluie de feu dont se plaignent nombre de voyageurs.
Il y fait soif. C’est tout ce qu’on peut affirmer, mais à chaque pas, indépendamment des petites aguadoras qui crient sur tous les tons : « Agua, agua fresquita como la nieve ! » on trouve des débits où l’on peut se rafraîchir dans les prix les plus modérés.
Ces estaminets, ou plutôt ces laboratoires de limonade, — car ce ne sont guère que des limonades qu’on boit et désire boire — s’ils sont moins luxueux que ceux de Paris, sont mieux partagés pour la qualité de ce genre de consommations.
Nos meilleurs établissements du boulevard n’ont rien qui puisse se comparer de près, ni de loin, aux variétés infinies des breuvages glacés des limonadiers espagnols. Le café, en revanche, qui est d’un usage assez rare, est généralement aussi mauvais que la boue épaisse servie sous le nom de chocolat. Heureusement qu’on présente cette dernière médecine dans des sortes de dés à coudre, ce qui permet de l’avaler rapidement.
La Puerta del Sol est sinon le plus beau quartier de Madrid, du moins le plus mouvementé. Là aboutissent toutes les grandes artères. C’est le Forum, le centre de l’activité, si l’on peut appeler activité le nonchaloir castillan, où affluent flâneurs, toreros, oisifs, chercheurs de nouvelles, bourgeois, étrangers, courtiers, hâbleurs, politiciens, tripoteurs, gesticulant la cigarette aux lèvres. C’est à la fois le Cheapside de Londres, les boulevards et la Cannebière. Les boutiques ne sont garnies que de produits étrangers, français, anglais, allemands, surtout allemands, depuis les bottines jusqu’aux éventails.
Dans cette terre ensoleillée de l’Occident, cette belle Hespérie, comme la surnommaient les Grecs, les modes du Nord ont fait invasion. Il est de bon ton à Madrid, aussi bien qu’à Cordoue et à Séville, de s’habiller comme à Regent Street ou au boulevard de la Madeleine. La Puerta del Sol, inondée de clarté, est tachée de redingotes sombres. On y voit de petits messieurs malingres, osseux, jaunâtres, se dandiner dans des souliers pointus, des vestons étriqués, étranglés dans un faux-col raidi d’un triple amidon.
Ce n’est pas le beau monde, me disait-on, c’est la petite bourgeoisie. Le monde, le vrai, le tout Madrid, est aux bains de mer, à Saint-Sébastien, dans les villes d’eau de la Guipuzcoa. Mais ce tout Madrid je venais justement de le coudoyer là-bas, d’assister à son désœuvrement, à son impuissance, à son mortel ennui, avec ses habillements du Nord, ses coiffures extravagantes, ses grotesques robes à poufs, ses chaussures difformes, ses modes exotiques empruntées à Paris, à Bordeaux, à Londres, amplifiées et exagérées avec le mauvais goût et l’infériorité de tous les imitateurs.
Par une chaleur de 40 degrés à l’ombre, il est de bon ton de se coiffer du grotesque et incommode tuyau de poêle. Où est cette population bariolée qui faisait la joie de Dumas et qu’il comparait à un magnifique arc-en-ciel, ces vêtements qui étaient une palette, ces rues ressemblantes à des parterres étoilés de fleurs ? La couleur locale est partie, la mantille, la gracieuse mantille qui rend jolies même les laides, disparaît. Réellement, la femme est sotte. La rage d’imitation l’aveugle à tel point qu’elle s’enlaidit avec conscience. Les montagnardes écossaises ont, depuis longtemps, délaissé leur si coquet et si commode costume pour s’accoutrer comme les petites bourgeoises de la ville. Et les fiers highlanders ont dû suivre le courant. Ici, plus même de castagnettes ; la gracieuse guitare a disparu de toutes les maisons qui se respectent. On ne la trouve plus que chez les gitanos et dans les flamencos populaires ; le piano, le stupide piano remplace le doux accompagnateur des romances. Il est partout, détonnant partout, embourgeoisant tout, jetant les éclats de ses notes abominables dans la grande sérénité des villes. Je l’ai entendu et j’ai pesté contre lui à Tolède comme à Madrid, à Cordoue, à Grenade, à Malaga, à Séville, partout harcelé par ses gammes agaçantes. Ce ne sont pas les filles de portiers qui en tapotent, car il n’y a heureusement pas de portiers en Espagne, mais toutes les señoras sont infectées de cette assourdissante manie comme les filles des clergymen de Gibraltar.
Sur les bords du Guadalquivir, du Mançanarès et du Tage, les lavandières ne se distinguent de celles de l’Oise ou de la Seine que par leurs yeux plus grands et leurs cheveux plus noirs. Un caballero ne sortirait jamais déganté. Le grand air et le soleil bruniraient ses mains oisives, et l’on pourrait le prendre pour un travailleur. Faire profession de ne rien faire est ici, plus qu’ailleurs, le plus beau titre au respect et à l’admiration.
Plus encore qu’à Paris et à Londres, les préjugés et l’étiquette courbent toutes ces têtes imbéciles. C’est le coup de vent qui fait baisser gourdes creuses et roseaux vides.
L’Espagne a de tout temps été la terre classique de l’étiquette ridicule et féroce, et les Mémoires de Madame Campan ne relatent sur la cour de Marie-Antoinette rien d’aussi puéril que les solennelles niaiseries de la cour d’Espagne.
Au temps de Philippe III, la reine, qu’elle en eût envie ou non, était forcée de se coucher à neuf heures en hiver et à dix en été. Lorsque le roi se sentait pris la nuit d’ardeur amoureuse, le règlement lui imposait une tenue officielle pour s’approcher du lit de son épouse. Manteau noir et souliers en pantoufles ; une bouteille de cuir passée au bras gauche pour lui servir de vase de nuit, une lanterne sourde d’une main et son épée nue de l’autre ; marcher en silence et ne pas tousser. Vous le voyez d’ici.
« Ce n’est pas en cet équipage, observe le chevalier de Saint-Gervais qui relate le fait, que François Ier et Henri IV allaient en bonne fortune. »
Il est cependant quelques coins qui ont conservé le vieux cachet espagnol. Ce sont les flamencos ou cafés chantants, bien supérieurs en couleur et en pittoresque à tous nos pastiches exotiques, mauresques ou byzantins, connus sous les noms d’Alcazars, Alhambras, Édens ou Eldorados ; certainement, ce n’est pas le luxe extravagant qu’il faut s’attendre à trouver dans les flamencos de Madrid et des villes andalouses. Nos entrepreneurs de guinguettes accepteraient difficilement pour leur public les salles basses, lépreuses et enfumées des cafés chantants les plus populaires de Madrid, de Malaga ou de Séville ; mais, comme me le disait avec quelque raison un consommateur, quand j’entre dans un flamenco, c’est pour admirer de jolies filles se tortillant sur leurs hanches au son de la guitare, entendre des peteneras, jouir de la vue de vieux types qui disparaissent, et non contempler les moulures du plafond.
Moulures, dorures, fresques et autres somptuosités décoratives ne gâtent rien au spectacle, mais elles obligent l’entrepreneur à augmenter le prix des places, souvent à diminuer les appointements des artistes, tandis qu’au flamenco, pour une consommation d’un réal (25 centimes), y compris la gratification au muchacho, vous avez le plaisir de boire frais et de passer la soirée gaiement. Nous sommes loin des prix de Paris.
Il est juste de dire que la société y est très mêlée, qu’il ne faut pas y aller chercher la fleur de l’aristocratie madrilène. Des parfums accentués de toutes provenances, surtout les alliacés et les oléanaires, qui percent même l’épaisse fumée du tabac, en chassent les jeunes messieurs délicats et comme il faut.
« Vous vous amusez donc là ? » me dit, avec une surprise teintée d’indignation, un gommeux bordelais, commensal de notre casa de Huespedes, que la curiosité et nos descriptions enthousiastes firent condescendre un soir à nous accompagner dans ce qu’il appelait ces bouges.
« Comment ! si nous nous amusons ! mais nous sommes dans le ravissement, et ne comptons sortir que quand on fermera les portes. »
Il prit un air excessivement dégoûté, nous souhaita le bonsoir et gagna rapidement la rue pour aller étudier les mœurs espagnoles au Grand Café de Paris.
Muletiers, toreros, soldats, ouvriers, bourgeois, matelots, commis et des essaims de très jolies filles se pressent à toutes les tables, fumant des cigarettes, rien que des cigarettes, qui ont toujours l’air de vouloir se dérouler. On parle haut, on s’interpelle, on frappe dans ses mains, suivant le vieil usage maure, de vingt côtés à la fois, pour héler un garçon qui semble avoir pris pour règle de conduite ce sage précepte des anciens : « Hâte-toi lentement. »
Au milieu des groupes, des tables, de la fumée et du brouhaha, circulent, en attendant la représentation, des enfants, principalement des petites filles, qui offrent des oranges, des journaux, des boîtes de fosforos, des cahiers de papier à cigarette dont l’enveloppe est ornée d’un dessin qui ferait rougir même un abonné de la Pall Mall Gazette : « Achetez, señor, nous en vendons beaucoup à messieurs les Anglais » ; de minuscules brochures à deux sous, Mariquita la tripona (la ventrue) ou Dolorès la helada (la gelée), récits d’aventures rabelaisiennes que M. Prud’homme déclarerait sans hésiter contraires à la décence et au bon goût.
Cependant, toutes les bonnes choses disparaissent peu à peu de la surface du globe ; les flamencos, hélas ! subissent la règle commune : comme les dieux, ils s’en vont.
La reine a ordonné, ces temps derniers, la fermeture d’un grand nombre ; non parce que de petites Madrilènes y sont envoyées par leur tendre mère pour y débiter aux étrangers des vignettes que réprouve la morale, — il faudrait alors fermer tous les cafés, — mais parce qu’on y dansait les boleros, les jaleos, les cachuchas et les jotas, c’est-à-dire qu’elle a supprimé à Madrid les danses espagnoles. Ces furieux poèmes d’amour chantés avec les yeux, les lèvres et le geste ont choqué sa royale pudeur ou plutôt celle des dames de sa camérilla. Autant que les Anglaises, les Autrichiennes, on le sait, sont à cheval sur les convenances. Elles chevauchent le même boiteux bidet. Chacun son dada : nous vous abandonnons volontiers les vôtres, belles dames, mais, par saint Jacques de Compostelle, laissez le pauvre monde en paix !
Qu’il s’amuse comme il l’entend, et ne venez pas couper court à ses joies, puisque vous ne coupez court à ses misères.
Si vous fouillez dans ses guinguettes et l’empêchez de s’ébattre à sa guise avec le maigre salaire gagné en suant à la peine, pourquoi n’irait-il pas fouiller à son tour dans les princières alcôves où l’on s’enrichit à suer sans douleur ?
Quand il veut danser, il paye ses guitares : il a bien le droit d’ordonner la mesure qui lui plaît. Il n’oblige personne à venir assister à ses divertissements. Petits messieurs et grandes dames n’ont qu’à passer outre, si l’orchestre heurte leur tympan et la chanson l’exquisité de leur goût. Mais c’est toujours la vieille histoire du curé qui prétend empêcher Guillot et Perrette de danser la gavotte devant le portail de son église, tandis qu’au fond de la sacristie il essaye le branle du loup avec sa nièce Séraphine et sa cuisinière Jeanneton.
Quoi qu’il en soit, et qu’il en puisse être, la plupart des Madrilènes ignorent sinon l’existence, du moins l’emplacement des trois ou quatre flamencos ayant survécu au naufrage général, car du jour où les danses furent interdites, les clients ont vidé la salle.
C’est dans les quartiers populaires, bien entendu, les fonds de faubourgs, qu’on découvre ces épaves mutilées. L’homme du peuple reste plus attaché que le bourgeois aux vieilles traditions locales, aux coutumes du pays ; moins blasé par le nouveau, il garde plus longtemps la poésie et la religion du souvenir.
Il nous fallut prendre quantité d’informations pour arriver à trouver un vrai flamenco, un genuine, comme eût dit un Anglais, car on nous avait d’abord conduit dans plusieurs, et naturellement les mieux fréquentés, où des Andalouses engrotesquées à la parisienne ou à l’anglaise tapotaient fiévreusement sur des pianos de Berlin, et nos divers cicerones avaient été fort surpris que ce ne fût pas ces belles choses étrangères que nous voulions voir.
Enfin, deux manolas, aux yeux de velours, nous guident à un flamenco vraiment national. Je dis manolas pour donner à mon récit un peu de tournure exotique, et si j’ajoute yeux de velours, c’est que ce fut vraiment tout ce que je trouvai en elles de couleur locale. Il n’y a plus de manolas, du reste : elles ont disparu comme la grisette de Béranger.
Théophile Gautier s’est vanté d’avoir vu la dernière ; elle avait vingt-quatre ans, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas. Les miennes n’accusaient pas trente ans à elles deux, ce qui paraissait les rendre très fières, car elles nous le répétèrent plusieurs fois le long du trajet, et craignant notre défaut d’intelligence, chacune d’elles compta son âge sur ses doigts ; car, si elles étaient par la nature douées et profusément de l’art de parler, leur famille, plus avare, ayant jugé cela suffisant à de jolies filles pour faire leur chemin dans la vie, pensèrent inutile de leur enseigner l’art d’écrire.
Par le fait, l’une déclarait quinze ans et l’autre quatorze, mais d’après leur apparence et leur science pratique, elles devaient avoir beaucoup plus. Nous nous étonnions fort de cette insistance à se rajeunir, à un âge assez tendre pour qu’une fille ne fasse pas mystère du sien, mais nous eûmes bientôt la clef de l’énigme. A nos complets taillés et vendus dans Cheapside, elles nous prenaient pour des sujets de la reine Victoria, qui, comme l’on sait, raffolent des primeurs.
Ce fut sous ce double et juvénile pilotage qu’après force tours et détours dans des ruelles d’un quartier inconnu et malpropre, pavé de cailloux dangereux et pointus, nous arrivâmes sans encombre au port.
La scène ? Une estrade où l’on grimpe par quelques marches de bois, quelquefois une chaise, un banc, un escabeau. Pas de rideaux, pas de décors, pas même de rampe. La flamme qui jaillit des yeux des chanteuses est préférable à tous les lustres ; garnissant le fond sur une rangée de chaises, appuyées contre la muraille blanche, elles forment le plus attrayant des décors. Tête nue, la chevelure relevée très haut par un peigne gigantesque, le buste enveloppé dans les plis d’un châle, en robe claire, elles bavardent, rient, grignotent des pois chiches ou des olives, jouent de l’éventail, fument des cigarettes, trempent le bout de leurs lèvres dans des verres qu’on leur passe de la salle, interpellent à haute voix les clients. Jolies ? Toutes ne le sont pas, mais toutes provocantes, capiteuses comme ces vins de Val de Peñas qui grisent sans qu’on s’en doute, si l’on s’approche trop souvent de la coupe.
Deux ou trois hommes sans âge, à menton glabre, portant le costume andalou, veste noire très courte, pantalon serré aux reins par une ceinture noire ou rouge, souliers vernis, tachent de leur vulgarité cabotine l’étalage coloré des filles, et parmi eux l’improvisateur à mine fine, descendant dégénéré des chevaliers arabes, ancêtres de nos troubadours.
Au premier plan, le guitariste entonne doucement une ouverture ; près de lui est une chaise destinée à la chanteuse en scène.
Les cantaoras chantent assises, à Madrid du moins. J’ai pensé que c’est depuis l’interdiction des danses. La chanteuse debout, entraînée par son sujet, céderait irrésistiblement au désir d’essayer des jeux de hanches qui, pour être naturels, n’en offenseraient que mieux les susceptibilités farouches de la police espagnole.
Une très gracieuse fillette de quinze à seize ans ouvre le spectacle. Elle est blonde, du blond cher à Titien, avec un chignon énorme sur le sommet de la tête. Des cheveux frisottants ramenés soigneusement sur les tempes, et jusqu’au-dessous des oreilles, lui cachent les côtés de la face. Elle rejette son châle bleu clair à franges, étalant un corsage qui, en dépit de sa juvénilité, atteint de très attrayantes dimensions.
Posant sans façon la main sur la cuisse du joueur de guitare, elle promène un regard assuré sur l’assemblée, se recueille et lance tout à coup une longue note ou plutôt une plainte prolongée d’une grande douceur. Pendant une minute la guitare continue seule, puis la chanteuse reprend sa note et commence sa romance, mélodie sauvage, d’un charme infini.
Certes, les amateurs des Meyerbeer, des Wagner et autres meurtriers de la vraie musique, comme on les a justement appelés, priseraient médiocrement ces notes qui n’ont rien de commun avec l’orchestration savante, si fort à la mode de nos jours. Moi qui n’entends rien à toutes ces complications et qui, vrai barbare, préfère une sonnerie de trompette ou même un vieil air de violoneux à toute la cuistrerie artistique importée de l’Allemagne, je me suis senti ému aux larmes à ces accents naturels qui me rappelaient les naïves modulations des jeunes filles arabes dans les soirées étoilées des oasis, des douars des grands plateaux du Tell, ou encore celles des Mauresques, surprises au fond des vieux quartiers d’Alger ou de Constantine.
Aussi simples que la musique sont les paroles :
« Mon amant m’a quittée comme un lâche, mon cœur plus lâche encore l’appelait chaque nuit.
« Je me suis sauvée dans le désert pour y cacher mes larmes. Mes yeux ont tant pleuré qu’ils ont fait pousser l’herbe.
« Tandis que la terre s’humectait et que l’espérance croissait avec les tiges vertes — mon cœur se desséchait, et maintenant les cailloux du chemin ne sont pas plus durs. »
Voici deux couplets d’une autre malagneña empreints de douceur et de naïveté :
Le côté comique est que pendant la romance, chanteurs et chanteuses continuent à bavarder ; puis, soudain, comme rappelés au sentiment de la réalité et aux devoirs de la camaraderie, ils interrompent l’artiste, éclatent en bravos, battent des mains, saisis d’un enthousiasme indescriptible, et crient à tue-tête :
« Bien ! bien ! Vive la mère qui t’a mise au monde ! Heureux l’homme qui se dit ton père ! Bien ! bien ! Ole ! ole ! »
Bien entendu, chacun ou chacune reçoit à son tour une semblable ovation à laquelle le public ne participe pas toujours.
Vient une fille plus mûre, à l’œil superbe et sombre, aux gestes félins et énergiques. Le sang arabe coule certainement dans ses veines. Brune, maigre, nerveuse, c’est la vraie cavale de race, infatigable et ardente. Sa voix sonne comme un clairon de combat… des combats de Paphos.
Pendant qu’elle chante, les autres battent la mesure en frappant bruyamment leurs mains, et le guitariste que les paroles émoustillent, perdant sa gravité première, se dandine sur sa chaise en roulant des yeux pâmés.
L’improvisateur lui succède. On l’appelle Surito ; il est, paraît-il, en grande faveur dans Madrid, car on l’applaudit à outrance dès qu’il remplace la cantaora.
Corps en avant, un coude sur les genoux, il tapote avec sa canne le plancher, sans doute pour mettre ses idées en branle. La salle entière est attentive ; les demoiselles de l’estrade cessent de bavarder. Enfin, il lâche ses improvisations. C’est une succession de quatrains ; la raison y manque quelquefois, mais la rime est, dit-on, correcte.
Critiques des derniers actes politiques, épigrammes, apostrophes aux clients, satires contre les généraux, les députés, les évêques, les ministres, les toreros malheureux, tout se succède avec assez de rapidité. Nombre de ces improvisations ont été sans nul doute préparées à l’avance, mais la plupart sont forcément impromptues, le poète travaillant sur commande et répondant par quatrains aux interpellations variées des auditeurs.
Pour revenir aux chansons, un grand nombre, indépendamment de leur rythme oriental, ont gardé une étrange physionomie biblique. A côté de l’emphase espagnole, l’exagération arabe et l’incroyable excentricité des images. C’est ainsi que, dans l’une des plus populaires, un amant décrit les charmes de sa bien-aimée :
« Ton front est une place de guerre où l’amour victorieux a hissé son étendard. — Tes yeux sont semblables à la lumière de l’aube, dont l’éclat s’adoucit aux rayons de la lune. — Ton nez fin ressemble à la lame d’une épée qui perce tous les cœurs. »
Un nez bien extraordinaire qui descend en droite ligne de celui de la Sulamite, comparé par Salomon à la tour du mont Liban.
« Tu as un menton avec une fossette ; si l’on devait m’enterrer là, je voudrais être mort… »
Image un peu risquée. Représentez-vous cette jeune fille portant son amant enterré dans son menton. Comme singularité et mauvais goût, voici un verset qui ne le cède en rien :
« Ta gorge est si belle et si claire, que ce que tu bois se voit au travers. »
Et ce qui se mange aussi, sans doute. Je préfère le suivant, bien qu’il soit un peu cruel :
« Tes bouts de seins ressemblent si bien à des cerises que j’ai envie de les croquer quand j’y mords… »
Je me hâte de franchir les vers du milieu, beaucoup sont trop légers pour qu’on s’y appuie, et saute au dernier :
« Tes pieds, ô jeune fille, foulent si fièrement la terre que partout où tu passes, les roses fleurissent… »
Peut-être Maurepas s’inspira-t-il de ce passage lorsqu’il adressa à Mme de Pompadour son fameux quatrain :
Ville en fête ! Manolas et señoritas aux grands yeux, niñas et muchachos, ganaderos et dueños, ouvriers et bourgeois, rudes paysans et frêles citadins, à pied, à cheval, à mule, en voiture, en charrette, en char, tous passent dans un tourbillon de poussière, courant à la Plaza de toros.
C’est aujourd’hui dimanche. Le septième jour de la semaine n’est pas pour l’Espagne le dies Domini, mais le dia de toros, car on s’y occupe beaucoup plus de taureaux que du Seigneur.
A los toros ! A los toros ! Là seulement se réveille l’Hespérie somnolente ; et dans cette époque d’effacement, d’engrisaillement et de désolante uniformité, se revêtant de ses antiques splendeurs, elle en offre à l’étranger le tableau vivant et encoloré, au milieu des débris croulants du passé mort. « Et ce spectacle, disait Théophile Gautier, est un des plus beaux que l’homme puisse imaginer. » Au risque de heurter la sensiblerie de vieilles hystériques et de petites bourgeoises et la sentimentalerie de quelques-uns de mes compatriotes, j’avoue partager l’avis du maître.
Je conseille d’entrer quand l’amphithéâtre est presque garni. Comme toutes les places sont numérotées et retenues à l’avance par les billets achetés au despacho, il n’y a nul encombrement ; personne ne prendra la vôtre, ou, si l’on s’en est emparé déjà, on vous la rendra aussitôt avec des excuses.
Quels flots de lumière ! Quels ruissellements de couleurs ! Une foule bigarrée est entassée par grappes de mille et de mille. Tous ces éventails qui s’agitent, ces têtes qui remuent, ces chapeaux de femmes, ces mantilles blanches et noires, ces parasols aux tons variés forment avec les effets d’ombres et de clartés le plus curieux coup d’œil.
Et quel plafond à ce théâtre : l’azur du firmament, et pour lustre le soleil ! De celui-ci on ne cesse de se plaindre. Que calor ! Que calor ! Ces gens mériteraient de passer un hiver dans les brouillards de Londres. Aussi les sombras, places à l’ombre, sont-elles chères, elles valent jusqu’à deux et quatre pistoles, tandis que les autres coûtent une peseta (un franc). Dans ces modestes je me rangeai.
Les grandes plaques humaines s’épaississent, s’étendent par paquets multicolores ; les trouées vides diminuent et se comblent.
Çà et là, traversant l’arène, les valets du cirque, habillés de bleu et de rouge, avec des bandes jaunes. On achève d’arroser le sable. Des toreros passent rapidement, salués à grands cris par le populaire qui les appelle par leurs noms :
« Manuel Ereria !
— Salvador Sanchez.
— Garcia ! »
Des marchands d’olives, d’oranges, de fleurs, de garbanzos, circulent dans les gradins, et aussi de petites vendeuses d’eau, criant d’une voix dolente : Agua fresca ! Agua fresquita ! Elles tiennent l’alcarazas sur la hanche et n’ont qu’un verre pour tous les assoiffés.
Des galeries supérieures, juste au-dessus de la porte du toril, l’orchestre joue des peteneras. Les derniers arrivants débouchent des vomitoires, gravissent à la hâte les gradins de pierre. Les taches grises des dernières places restées vides se colorent de noir, de rose, de bleu. Des châles, des mantilles, des capes pendant sur la barrera, et partout, incessant, rapide, le grand frémissement d’éventails. L’orchestre se tait et un air doux et prolongé de musette sort de quelque coin de l’amphithéâtre.
La foule applaudit, des lazzi épicés se croisent en tous sens. Mais l’heure sonne, la porte principale s’ouvre à deux battants, tous se taisent : voici l’escadrille.
Rien de plus théâtral. En tête s’avancent les deux alguazils à cheval dans des selles andalouses au large étrier maure. Leur vêtement sévère fait d’autant plus ressortir les gaies couleurs du reste de l’escouade. Coiffés de grands chapeaux à plumes blanches, chaussés de bottes à l’écuyère, ils portent le justaucorps et le petit manteau noir avec la collerette de dentelle du temps de Henri IV. Puis trois par trois, retenant sur leur hanche gauche leur cape de soie, marchent fièrement les matadors ou espadas, les capadors et les banderilleros dans le costume du Figaro traditionnel, chignon dans la résille, veste et culotte de satin vert, bleu, rose, violet, rouge, surchargées de broderies d’argent ou d’or d’une richesse inouïe.
Ces costumes, lorsqu’ils sont neufs, coûtent de 8 à 10 000 réaux (2000 à 2500 francs), mais la plupart des toreros qui débutent les achètent d’occasion pour un prix très inférieur. Suivent les picadors à cheval, lance au poing, aussi dans la selle andalouse et dont le costume diffère de celui des autres toreros par le pantalon et le chapeau, et enfin, fermant la marche, l’attelage de mules empanachées d’aigrettes et de houpettes rouges, destiné à emporter les morts.
Ils font processionnellement le tour de l’arène et s’arrêtent devant la loge de la municipalité. Un des alguazils reçoit de l’alcade la clef du toril, enrubannée aux couleurs espagnoles, la jette à un valet de l’amphithéâtre, puis tous deux sortent au galop.
On ouvre le toril. Moment solennel. Le taureau paraît dans un éblouissement de lumière. Tous les yeux sont sur lui. Les connaisseurs le jugent à la façon dont il se présente. Amené pendant la nuit de la ganaderia au milieu de laquelle il paissait, il est resté jusqu’à cette heure dans l’obscurité profonde et croit sans doute voir s’ouvrir devant lui la grande prairie et la liberté. Mais au moment où il sort du toril, on lui enfonce sur le cou, au-dessous des cornes, par un hameçon de fer, une rosette aux couleurs de sa ganaderia. Irrité, il va bondir au dehors, il s’arrête ahuri. Au lieu de la plaine aux grands horizons, où depuis sa naissance il vivait en paix, au lieu de son troupeau et de la source et de tous les objets familiers, c’est l’inconnu, l’arène sablonneuse. Une montagne d’êtres l’entoure, l’enserre, l’étouffe : vingt mille spectateurs avides de sa stupeur et de sa colère. Ses yeux s’ensanglantent, il pousse un court gémissement. Tout à coup, devant lui, à quinze pas, il voit des couleurs brillantes ; des ennemis semblent le braver. Tête basse, il se précipite. Comme une nuée d’oiseaux, les capadors s’envolent par-dessus la barrière, et le taureau se heurte à une muraille de bois. Mais déjà ses ennemis ont resauté dans l’arène, agitant devant lui leurs capes. Il fond sur le plus proche, ses cornes ne traversent que le vide. Il revient sur ses pas ; le voici entouré. A droite, à gauche, devant, derrière, ce ne sont qu’étoffes qui s’agitent ; ébloui, furieux, par ces couleurs flottantes et insaisissables, aveuglé par le soleil, il continue à frapper dans le vide. Depuis deux minutes à peine la course a commencé et sa rage est à son paroxysme. Alors on lui offre les victimes.
Un picador monté sur un vieux cheval que la mort dans l’arène sauve du couteau de l’équarrisseur, le pousse au taureau. On lui a bandé un œil pour l’empêcher de voir son ennemi, mais il flaire furieusement le danger et ce n’est qu’à coups d’éperon qu’il avance. Toutes ces pauvres bêtes sentent bien qu’on les traîne à la mort. La lance en arrêt, non pour se défendre, mais pour exciter le taureau, car le fer très court pénètre le cuir à peine d’un centimètre, le picador reçoit l’assaut formidable. Il n’est guère de situation plus déplaisante et moins glorieuse ; il va sans pouvoir l’éviter à un horion certain. Toute son adresse et ses efforts tendent à présenter son cheval aux cornes, de façon à n’être point encorné lui-même. La bête frappée s’abat, et fatalement il tombe avec elle, avec l’appréhension d’un fâcheux inconnu : se rompre le cou sur la barrière, se casser un bras ou une jambe, se fouler un poignet, être écrasé par le poids de sa monture. L’attaque est, en effet, parfois si violente et la force telle, que cheval et cavalier sont enlevés de terre, et dans la chute, le picador doit encore songer à se garer d’un second assaut, se servant de son mieux, comme bouclier, du corps du cheval. Les valets le dégagent promptement en le soulevant par les aisselles, dans l’impossibilité où il est de se remettre lui-même sur pied à cause des cuissards qui encerclent ses jambes, et pendant ce temps les capadors attirent ailleurs la rage du taureau.
Souvent le cheval est tué sur le coup, les cornes tout entières ont plongé dans son ventre. Alors les valets le débrident, le dessellent et le laissent dans l’arène. Quand il n’est que blessé, la blessure est rapidement tamponnée d’étoupe, et le picador remis en selle va l’offrir de nouveau au sacrifice. On voit arriver clopin-clopant un cheval dont on vient de boucher une ou deux blessures. « Chat échaudé craint l’eau froide. » Il n’y a pas lieu de s’étonner que cheval encorné déjà deux fois redoute les coups de cornes. Aussi refuse-t-il d’avancer, et l’éperon du picador devenu impuissant, deux valets, armés de bâtons, le frappent par derrière. C’est le côté ignoble des courses. Enfin, le taureau, d’un nouveau coup, termine son agonie.
Souvent encore ses entrailles échappées par un ou deux trous béants, traînent à terre, et toujours portant son cavalier, essayant, en trébuchant, de fuir, il s’embarrasse les pieds dans ses intestins qui se déroulent sanglants sur le sable. La pauvre bête n’a pas la force d’atteindre l’écurie pour y mourir. Elle s’affaisse lourdement près de la barrière, lève deux ou trois fois la tête comme pour protester contre cette mort imméritée, jetant un reproche muet de son grand œil triste ; puis la tête retombe, la queue crépite et bat faiblement le sol. Quelques ruades et c’est fini ; elle a rendu au dieu injuste son âme de cheval.
Il y a deux, trois, quelquefois quatre éventrements, et les corps jonchent çà et là l’arène. On ne les enlève qu’à la fin de chaque course ; or, comme la corrida comprend six ou sept taureaux, cela fait une trentaine de chevaux tués ou blessés.
Massacres indispensables, dit-on. Outre qu’ils plaisent aux instincts sanguinaires de la populace, ils servent à fatiguer le taureau, épuisent une partie de sa fureur et de sa force, lui donnent une luxation des épaules qui rend le jeu des capadors et des banderilleros moins dangereux, et plus facile le coup final du matador.
Le sacrifice des chevaux est le prélude nécessaire du drame, c’en est la tierce partie. Cependant, en Portugal, les cornes sont emboulonnées ; il n’y a donc pas d’éventrement. Mais les Espagnols tiennent en profond mépris les corridas portugaises. Jeux d’enfants, prétendent-ils. Pas de sang, partant pas de danger, et, sans danger, ni gloire, ni émotion, ni plaisir.
Trois chevaux sont tués, deux blessés, le taureau haletant dresse ses cornes sanglantes ; voici le tour des banderilleros.
Les banderilles sont des piques d’un pied et demi, dont la pointe forme l’hameçon ; enfoncées dans le cuir, elles ne s’en détachent plus. Une guirlande de papier doré et découpé en franges tourne autour. Le banderillero, une dans chaque main, pointe en l’air, attend l’animal ; aux capadors à le lui amener, et lorsqu’il se précipite, les cornes à hauteur et à un pouce de ses flancs, d’un geste rapide il plante les deux flèches au-dessus des épaules et pirouette gracieusement sur ses talons.
La bête bondit en mugissant sous la double blessure ; elle se secoue pour se débarrasser de ces fers qui la brûlent. Mais les capes miroitantes viennent encore l’aveugler ; un deuxième, un troisième banderillero, recommencent, un quatrième quelquefois, et le taureau affolé court éperdu dans l’arène, avec six ou huit javelots battant ses épaules déchirées.
Harcelé par les capadors, il essaye de frapper encore, fondant à droite, à gauche, accrochant parfois un lambeau d’étoffe, sans atteindre jamais l’insaisissable ennemi. Il s’arrête essoufflé. Ses flancs se lèvent et s’abaissent comme un soufflet de forge ; il regarde de tous côtés pour fuir et ne voit que le terrible cercle qui l’enserre, la foule hurlante, et plus près les couleurs éclatantes de ses ennemis.
Que faire ? Sa force est vaine, sa colère stérile. Pris de panique, il tourne autour de l’arène. Une issue ? Pas une issue ! Cette course du taureau en détresse est lamentable, et certes plus empoignante que la mort des rosses éventrées. Enfin, fondant sur un ennemi qui s’échappe encore ou franchit une barrière, il la franchit derrière lui.
Cette barrière, qui enferme l’arène, las tablas, haute d’environ six pieds, est garnie d’un rebord en charpente qui sert aux toreros pour sauter. On se trouve alors dans un couloir resserré entre las tablas et une seconde barrière appelée barrera, élevée de plus de deux mètres, bordure du premier gradin. Dans cette étroite piste tombe le taureau. Il y tourne, harcelé par la foule lâche qui hurle et le frappe de coups de canne, abritée derrière la barrera qu’il ne peut franchir. On en a vu cependant escalader les gradins.
La Lidia, revue taurine, montre un taureau lâché dans les escaliers et les vidant comme une trouée de mitraille. Le fait n’est pas neuf, puisqu’une gravure de la Tauromaquia de Goya représente un alcade embroché sur son estrade par un taureau sauteur.
Après un trot dans le couloir, il trouve une porte ouverte et s’y engouffre, et de nouveau le voici dans l’arène, de nouveau en face de ses ennemis. La foule féroce le raille à grands cris.
Ahuri il regarde. Où sont ses grandes plaines aux horizons bleus ? Que lui veut tout ce peuple ? Ah ! il y a dans son œil effaré autre chose que des lueurs sanglantes.
Si les embryons confus des pensées se heurtent dans sa tête, sous son épais crâne, il en est une qui domine toutes les autres, l’instinct suprême de la conservation, la nécessité de fuir la mort, et il franchit encore la barrière pour déboucher à nouveau, après des huées et des coups, dans la fatale arène.
Alors fou, aveugle, il court, frappe au hasard, se débarrasse d’un coup de corne, à mesure qu’il en rencontre, de ces capes qui flottent devant ses yeux et l’affolent d’autant plus qu’il sent bien ne frapper que l’air. Il est au point voulu ; il a reçu le nombre complet de banderilles, il lui faut mourir. Sur un signe de l’alcade, un clairon sonne la mort.
Du groupe des capadors et des banderilleros, le matador se détache. C’est le roi de la fête. Grand, admirablement découplé, souriant, confiant en son adresse, il s’avance vers la tribune de l’ayuntamiento (municipalité), jette avec un grand geste noble sa cape et sa montera empennée découvrant son faux chignon de femme, il demande la permission de tuer.
Il prend son épée nue, la couvre d’une étoffe écarlate, la muleta, et alors commence l’épisode le plus émouvant du drame.
Les capadors manœuvrent de façon à lui amener la bête comme ils ont fait pour les banderilleros ; il doit l’attendre de pied ferme sans jamais tourner le dos ni fuir, l’épée dissimulée par la muleta. C’est au moment où il sent le souffle du taureau lui brûler les jambes, que le matador frappe, et il frappe d’une façon convenue, à un endroit précis, entre la nuque et les épaules, en passant le bras entre les cornes, et plonge l’épée jusqu’à la garde.
Il arrive souvent qu’il manque son coup, et des huées s’élèvent de tous les points de l’amphithéâtre ; on le couvre d’exécrations et d’injures ; si l’épée n’est pas enfoncée assez profondément, il l’arrache et recommence.
Quelquefois, le taureau choisit une place dans l’arène où il retourne comme à une sorte de refuge. J’en vis un qui, poursuivant un capador, s’arrêta devant le corps d’un cheval éventré dès le début. Comme beaucoup font, il allait le labourer de ses cornes, mais il sembla se raviser et flaira la bête morte. Dès lors, il revint constamment à elle comme s’il retrouvait un compagnon de misère. Peut-être ce cheval lui rappelait-il quelque libre étalon mêlé à son troupeau dans les plaines du Mançanarès. Chassé par les manœuvres de l’escadrille, il y retournait sans cesse, et enfin frappé à l’extrémité opposée du cirque, chancelant, l’épée enfoncée entre les épaules jusqu’à un demi-pied de la garde, il revint retrouver le cheval, et tombant sur ses genoux, s’affaissa sur le cadavre.
Si le taureau blessé tarde à mourir, c’est l’affaire du cachetero, appelé ainsi du poignard qu’il porte. Vêtu de noir, il saute dans l’arène, et de son couteau affilé comme un scalpel, tranche l’épine dorsale au-dessous de la nuque. Alors, aux éclats d’une fanfare, s’ouvre la porte par où est entrée l’escadrille, et l’attelage des cinq mules empanachées arrive au galop ; on y accroche chaque victime qui est entraînée aussitôt. Autant de tués, autant de courses de l’attelage. Le taureau est enlevé le dernier.
Les valets du cirque passent rapidement un râteau sur les traces du sang, la porte du toril s’ouvre et un nouveau combattant s’élance. La foule impatiente ne supporte pas d’entr’acte.
Quand le taureau a fait preuve d’une grande bravoure, qu’il n’a pas été possible de le tuer, le peuple à grands cris demande sa grâce. On introduit alors trois ou quatre bœufs dans l’arène, et la bête, à la vue de ses frères, court heureuse les rejoindre et disparaît avec eux.
Le peuple applaudit ; un soupir de soulagement s’échappe des poitrines, on est satisfait d’avoir arraché à la mort le fier animal.
Mais pendant que ces beaux sentiments s’épanouissent, le taureau livré au boucher est traîtreusement égorgé dans le toril. Exécution nécessaire. La bête furieuse est désormais inabordable. Impossible de la faire servir pour une nouvelle course. Échappée aux savantes manœuvres des toreros, elle y échapperait d’autant plus à une seconde reprise, et ce serait vouer plusieurs d’entre eux à la mort.
A l’une des corridas de Madrid, un jeune taureau de mine honnête avait toutes mes sympathies, un novillo de quatre ou cinq ans à peine. Celui-là ne cherchait pas la bataille ; l’étonnement plutôt que la colère se lisait dans ses grands yeux noirs ; il ne voulait la mort de personne et semblait se demander pourquoi on l’avait arraché de ses prairies de l’Andalousie pour le livrer à ces hommes étranges qui le torturaient et lui enfonçaient des harpons dans le corps. Et dans l’espoir de retourner là-bas, taureau de bon sens, plus soucieux d’une génisse que de la gloire, il franchit seize fois la barrière. A la seizième il refusa de rentrer, frappant du pied la terre, mugissant de détresse. Enfin, harcelé par les chulos, étourdi par les clameurs de vingt mille bouches furieuses, il bondit sur l’ennemi. Encore deux banderilles à recevoir ; on les lui plante. Au moment où il se secouait, cherchant à s’en délivrer avec son mufle, et où la fanfare sonnait la mort, un capador s’approcha, le narguant de sa cape. Une fois de plus il s’élança ; le torero fit une fausse manœuvre, glissa, tomba sur un genou et une des cornes aiguës traversa sa poitrine. Ce fut un grand tumulte ; les spectateurs se levèrent, et, moi, j’éprouvai une satisfaction grande. La bête enfin se vengeait. Je compris l’ardente frénésie de la foule, et debout, appuyé sur la barrera, très excité, grisé par la vue du sang, je criai frénétiquement comme les brunes Madrilènes : « Bravo toro ! bravo toro ! »
Ceux qui sautent ainsi sont souvent les plus dangereux, car c’est par sauvagerie et non par lâcheté ; le fait seul de franchir las tablas indique une incroyable force de jarret. Mais certains s’acculent à la barrière, refusent de combattre. On les appelle les applomados, les plombés, et le peuple exige à grands cris qu’on leur mette le feu. Banderillas de fuego ! Banderillas de fuego ! Ces mots comme un tonnerre roulent de tous les gradins. Mais il faut le consentement de l’alcade. S’il hésite, c’est contre lui que se tournent les colères, c’est lui qu’on menace de brûler. La férocité de la population madrilène s’étale sans vergogne : Fuego à l’alcade ! Fuego à l’alcade ! Enfin il agite son mouchoir, signe de son acquiescement. Les banderilles de feu sont prêtes ; ce sont des fusées qui s’enfoncent comme les banderilles ordinaires, éclatent sous cuir, déchirent et brûlent la peau ; pas de bête, si plombée qu’elle soit, qui ne s’échauffe et ne se déplombe à ce régime. Les plus apathiques font des prodiges, les moutons deviennent enragés. Et, devant les souffrances, l’affolement, les torsions et les sauts, se manifeste à grand bruit la joie de la foule. L’enthousiasme touche au délire, si les gradins n’étaient de pierre, ils crouleraient sous les trépignements.
Ah ! ce sont bien les fils de ces hommes qui brûlaient dans leurs autodafés les victimes de leur rage religieuse, enfermées en masse dans des statues de plâtre, qui mutilaient leurs prisonniers de guerre ; les descendants de ces bandits qui à la suite des Pizarre et des Cortez grillaient leurs otages, dévastaient le Nouveau Monde, détruisant les opulentes cités, massacrant femmes et enfants !
Que cinquante paires de gladiateurs s’entre-choquent dans l’arène, qu’ils se tuent pour l’amusement de la plèbe, puisque à la plèbe il faut du sang ! Au moins ils savent ce qu’ils font et pourquoi ils s’entaillent ; on les a payés pour la mort ; ils ont vendu leur chair à la cité féroce et ils luttent, armes égales, œil contre œil, muscles contre muscles, glaive contre glaive. Mais l’acharnement de cette foule contre une bête, ces chevaux éventrés, ces taureaux torturés, déchirés, sanglants !… Mais que dis-je ? de cette foule, nous en sommes ; nous comptons tous des bandits parmi nos ancêtres ; nos pères aussi faisaient des hécatombes ; et l’antique férocité qui sommeille au fond du cœur de chacun, il suffit d’une étincelle, d’un reflet de lame, d’une goutte de sang pour la réveiller, et alors nous voyons rouge. Et c’est pourquoi, quand nous avons assisté à une de ces boucheries, nous voulons en revoir une autre. On y retourne une fois, deux fois, dix fois ; on devient un habitué de l’arène, un dilettante de tauromachie. Pas un Français, pas un Anglais, rencontré en Espagne, qui après les premiers écœurements n’ait pris goût à ces tueries.
Dans les villes et bourgades du Nord, à proximité de nos frontières, à Saint-Sébastien, à Bilbao, à Pampelune, à Barcelone, les Plazas de Toros sont amplement garnies de nos méridionaux, venus tout exprès chercher des émotions violentes, et ils ne sont pas les derniers à crier comme les Biscayens ou les Catalans, lorsque la bête a été brave, qu’il y a eu poitrine d’homme ouverte : Bravo ! bravo toro !
Le dernier taureau de la journée tué, la populace escalade gradins et barrières, envahit l’arène, et comme une nuée de chacals se précipite sur le cadavre. Les uns se vautrent sur le corps, d’autres saisissent ses cornes sanglantes, d’autres le frappent du pied, plongent le doigt dans la blessure béante. On l’accroche enfin au brancard, et lorsque les mules l’emportent au galop, il y a toujours quelqu’un de la plèbe qui, cramponné à la queue, se laisse traîner avec le corps. En une minute l’arène est comble, cinq ou six cents drôles, rebuts de la ville s’agitent en tous sens, hurlent, sifflent, se poussent, se roulent ; et je formais ce vœu impie : Si la porte du toril pouvait s’ouvrir, lâchant un de ses hôtes, cornes dressées ! Quelle belle trouée dans l’amas grouillant ! Quelle panique, quelle fugue et quelles culbutes !
Je me délectais à cette pensée cynique, devenu féroce par contagion, lorsque tout à coup le toril s’ouvre et de la noire ouverture surgit un superbe taureau. Je n’étais pas revenu de ma stupéfaction que comme un boulet monstre il trouait la multitude. Grands cris et terrible bousculade. Je n’en croyais pas mes yeux et haletant, le corps penché, je plongeais dans l’arène.
Du sang ! des flots de sang ! Non, du sol ne se lèvent que des flots de poussière et cependant, cornes basses, le taureau furieux continue ses trouées.
Déception ! ceux qu’il renversait et foulait de son sabot se relevaient presque aussitôt. Les cornes étaient emboulonnées, mais elles pouvaient encore endommager reins et poitrines ; aussi plus d’un qui recevait le choc s’en allait chancelant, soutenu par des camarades.
On lâche ainsi l’un après l’autre, dès que la course est finie, trois ou quatre taureaux dans la foule pour son propre amusement. La plèbe joue au capador. Vestes et paletots retirés sont agités en guise de capes autour de la bête qui bientôt s’affole, et la première fureur passée, finit par tourner éperdue sur elle-même. Quand son désarroi a suffisamment duré, on pousse dans le cirque trois ou quatre bœufs qui emmènent leur compagnon.
Les Parisiens n’ont pu qu’imparfaitement juger, par les courses de l’Hippodrome, de ce que peuvent être les véritables corridas quand la bête furieuse menace de ses cornes ensanglantées la poitrine des toreros.
Ce n’est pas un métier facile, et plus d’un sort de l’arène le corps troué, estropié pour la vie. Aussi, dans chaque cirque, une chambre et des lits garnis de sœurs de charité attendant l’hôte de cet hôpital provisoire. Il est peu de toreros qui n’aient une côte enfoncée ou une cuisse traversée après un an ou deux d’exercice.
Le célèbre Manuel Dominguez, mort à Séville, en 1885, à l’âge de soixante-quinze ans, était criblé de cicatrices comme rarement le fut vétéran de la Grande Armée. Outre des éraflures, avaries, meurtrissures, horions, coups de corne sans nombre, il eut quatre fois la cuisse traversée de part en part, un œil crevé, une profonde encornade près de l’anus, deux autres dans la fesse, une au côté droit. Il mourut, on le voit, couvert de blessures et de gloire. Passé soixante-dix ans, il tuait encore le taureau : sa dernière bataille fut livrée à Séville, en faveur des inondés de Murcie.
Manuel Ereria, jeune matador qui, pendant mon séjour à Séville, me donna maints détails sur les gens de sa profession, eut, dès ses débuts dans la carrière, deux côtes enfoncées, et dans sa chute une banderille lui traversa la cuisse.
Il n’est guère plus d’une douzaine de célébrités tauromachiques ; on les appelle les primas espadas, premières épées, et leur réputation surpasse celle des plus illustres écrivains et des plus grands hommes d’État.
Si donc le métier est dangereux, il est glorieux, et la gloire qui en jaillit n’est pas improductive. Jerez Frascuela, Salvador Sanchez, Manuel Garcia, Lagartijo, Cara Ancha, Angel Pastor, Valentin, Raphael, Mazzantini gagnent de 10 000 à 14 000 réaux par course (2500 à 3500 francs). Ce n’est pas, il est vrai, ce que gagnent certains de nos chanteurs ou de nos histrionnes, mais c’est déjà un beau denier. Mazzantini, demandé en 1885 à Buenos-Ayres, avec son escadrille, réalisa en deux mois un bénéfice de 150 000 francs.
Mais ceux-là sont les gros seigneurs des courses, les Hugos, les Dumas, les Zolas, les Ohnets de la corporation. Les autres bons matadors se contentent de sommes moindres, 1000 à 1500 francs par corrida. Quant aux banderilleros et aux picadors, leurs appointements ne dépassent guère 30 ou 40 douros (150 à 200 francs), bien qu’ils courent presque autant de dangers.
L’été dernier, une très jolie fille, la Frayosa, fit les délices de la foule en qualité de prima espada. On l’a dit d’une agilité et d’une grâce étonnantes. Probablement que le brillant costume qui mettait ses charmes en relief fut pour beaucoup dans l’engouement.
En tous cas, c’est une vaillante, et rien qu’à ses débuts, elle gagnait de 2 à 3000 réaux. Les Anglais en raffolent, des lords sérieux lui firent des propositions déshonnêtes, elle les repoussa en haine de l’étranger qui vola Gibraltar. Je doute qu’elle ait plu aux femmes autant qu’un mâle matador,
et les dévotes scandalisées apprendront quelque jour
De toutes les idoles qu’acclama jamais la multitude penchée béante sur les gradins d’un théâtre ou d’un cirque, il n’en est pas de plus glorieuse que la prima espada, au moment où, le taureau mortellement frappé, elle reçoit les applaudissements frénétiques de vingt mille spectateurs.
Quels bravos et quel triomphe ! et comme celui du pâle comédien usé par le travail en une atmosphère chaude et viciée, brûlé par les feux de la rampe, vieux avant l’âge, est misérable comparé à l’apothéose en plein soleil du fier matador, jeune, beau, agile, plein de vigueur et de santé, brillant et élégant emblème de l’adresse et de la valeur. Les acclamations retentissent, les hourras éclatent, la fanfare lance ses airs de victoire, hommes et femmes crient son nom et les yeux des señoritas le caressent et le brûlent. A cet instant, d’un geste, il aurait un gynécée. Bravo ! Bravo ! Manuel Ereria ! Éventails, fleurs, oranges, parasols pleuvent autour de lui ; les plus enthousiastes détachent leurs bracelets, qui vont rouler aux pieds du triomphateur. Et lui se baisse, ramasse le gage d’admiration et rejette à chacune son bien en saluant d’un geste gracieux.
A l’égal des soldats, les toreros sont la coqueluche des femmes. Rien que de naturel. Dans tous pays la femme admire le courage, elle aime meurtrir son cœur aux rudes approches de celui dont le cœur est d’acier. Et c’est justice ; est plus digne d’admiration celui qui joue sa vie contre les hommes, les fauves ou les tempêtes, que celui qui coule la sienne assis sur un rond de cuir.
Aussi, fiers des bravos, portent-ils une sorte d’uniforme qui les distingue de la foule. Petit chapeau à ruban de soie, veste courte à collet de velours, gilet ouvert montrant le jabot de la chemise brodé par une douce main et dont le col rabattu est d’une extrême exiguïté, manchettes également brodées, ceinture bleue et souliers vernis. Une lourde chaîne et une montre énorme, grand luxe des Espagnols, complètent l’habillement sur lequel jure le hideux pantalon. C’est le costume andalou, et Andalous ils sont presque tous.
L’Andalousie est réputée pour ses toreros. Les courses de Séville passent pour les meilleures d’Espagne. Là fut fondée en 1830 une fameuse école de tauromachie sous la direction des illustres maîtres Candido et Pedro Romano. C’est à Séville que Joaquim Rodriguez inventa, voici cent ans, un coup fameux, but des études de toutes les espadas : frapper le taureau de telle sorte qu’aucune goutte de sang ne rougisse sa peau et qu’il meure comme s’il demandait grâce en tombant sur ses genoux.
Une autre école célèbre formait de bonnes épées dans la vieille ville andalouse de Ronda.
C’est aussi en Andalousie, en pleins champs, au milieu de grands troupeaux de taureaux, que s’apprend le dangereux art.
On joue de la cape comme dans les courses ordinaires et l’on fait avec des baguettes le simulacre de planter les banderilles ; un bâton remplace l’épée. Les propriétaires des troupeaux, leurs femmes, leurs filles assistent à ces « entraînements » sur des estrades improvisées ou derrière de fortes barrières, quelquefois à l’ombre, sous l’arche d’un pont. Il y a toujours quelques coups de corne, un peu de sang répandu, ce qui procure des émotions dont raffole toute vraie fille d’Ève, qu’elle s’appelle Mary, Marie, Meriem ou Mariquita, qu’elle ait les yeux bleus, verts ou noirs. Quand les élèves se sentent assez forts, ils s’essayent dans les petites villes et bourgades ; les courses ont lieu sur une place publique, à défaut d’une Plaza de Toros, et ce ne sont pas les moins émouvantes.
On barricade de planches les rues adjacentes, on dresse des estrades, et croisées, balcons, toitures se garnissent de spectateurs. Puis ils donnent des courses de novillos, jeunes taureaux de quatre à cinq ans, plus faciles à tuer que les autres.
La meilleure époque est le printemps, quand l’animal est dans toute sa fougue. Les courses, d’après ce que m’ont dit les toreros eux-mêmes, seraient aussi intéressantes si l’on ne tuait pas, mais il faut satisfaire la férocité du bas peuple. Quand on se laisse surprendre par la nuit, on ne tue pas le taureau, l’effet serait manqué ; on l’emmène par le procédé ordinaire et on l’égorge dans le toril.
Les taureaux coûtent de 9000 à 10 000 réaux (2500 francs), les novillos de 6 à 7000. Les chevaux sont fournis par un entrepreneur qui reçoit de 15 000 à 20 000 réaux par course. Il doit en fournir autant qu’il est nécessaire. C’est pourquoi il est de son intérêt de faire resservir les blessés qui peuvent encore se tenir debout.
Après la course, il faut faire une visite au desolladero ; c’est là qu’on écorche, et l’on procède rapidement à la besogne. La chair est donnée aux hôpitaux ou aux troupes, à moins qu’un torero n’ait été blessé ; alors elle lui appartient comme juste dédommagement.
Quand on a vu les courses de taureaux, le musée, les ombres de flamencos, il n’y a plus rien à voir à Madrid, pas même le Prado poussiéreux, bien au-dessous de sa réputation qui n’a d’autre cause, je le crois, que
que près de sa grille, l’imagination d’un poète y ramassa un soir.
C’est le moment de partir pour l’Escorial, éloigné d’une dizaine de lieues, et comme autour de Madrid le pays est désert, les plaines brûlées et jaunes avec les tons bleus des montagnes rocheuses de Guadarrama pour constant horizon, il est préférable de laisser cette fois le sac et le bâton du voyageur pédestre pour le train, qui ne met guère plus de deux heures à vous déposer à l’Escorial de Abajo, à vingt minutes du palais. Deux heures pour dix lieues, c’est à peu près la moyenne de la vitesse des trains espagnols, formés de tout notre matériel de rebut. Il y a là des locomotives qui datent de Watt ou de Stephenson ; celle qui nous traînait avait dû échapper, par miracle, à une nombreuse succession d’accidents depuis 1840. Quand je parle de cinq lieues à l’heure, je ne compte pas les imprévus, toujours nombreux ici, car comme les lignes ne sont dotées que d’une voie, le train est tout à coup obligé de s’arrêter en pleine campagne pour laisser passer un camarade annoncé à l’arrière ou à l’avant, et comme nul ne se pique de ponctualité, on stationne quelquefois trente ou quarante minutes. On discute alors, on se répand dans les environs, chose simple vu l’absence de toute barrière, ou bien l’on se couche au bord d’un fossé. C’est ainsi que j’ai fait une bonne sieste en compagnie d’une escouade de gendarmes, ornés d’un trompette, qui seul veillait, et dont la mission est sans doute de donner l’alarme à l’approche des brigands. La vérité m’oblige à dire que dans ce voyage à l’Escorial, aller et retour, nulle bande n’attaqua le train.
Partis de Madrid à huit heures du matin, nous arrivâmes à dix heures et demie. Une troupe de drôles nous attendait, nous tendant des cartes, nous criant des adresses extraordinaires. C’étaient les députés des différentes gargotes qui flanquent les abords du palais et se disputent les visiteurs. On n’y est du reste nullement écorché, et pour trois pesetas et demie, on y peut faire un déjeuner qui coûterait le double ou le triple dans un restaurant du boulevard. La tortilla (omelette) traditionnelle, du jambon, une chuleta (ragoût), des rognons et du fromage, le tout arrosé de vin de Val de Peñas, versé par une jolie fille, que peut-on demander de plus ?
L’Escorial et non Escurial, puisque le mot tire son origine des scories de fer abondantes dans les rocs du voisinage, serait, suivant les Espagnols, la huitième merveille du monde artistique. Il en est de cette réputation comme de celle du Prado.
C’est un amas de constructions du style cher à nos architectes de séminaires et de casernes ; par le fait, l’un et l’autre, puisqu’il contient un cénacle de moines et un détachement de soldats.
On dit que l’Escorial affecte la forme d’un gril, en l’honneur de saint Laurent ; je veux bien le croire, mais rien n’en paraît au dehors.
L’aspect, par sa masse même, est imposant ; mais cette monumentale majesté est écrasée par les énormes roches qui la dominent.
Quant aux détails, ils sont assez laids. Triomphe de la ligne droite ; si c’est un gril, c’est un gril triste, comme tout gril. Ajoutez qu’il est en granit, ce qui, malgré ses douze cents fenêtres et les dorures du soleil, ne lui donne pas une teinte de gaieté.
On sait que Philippe II le fit construire pour accomplir un vœu à saint Laurent, qu’il voulait dédommager du bombardement de son église à la prise de Saint-Quentin. Il y dépensa vingt et un ans et six millions de ducats.
De grandes cours froides et désolées, de vastes galeries couvertes de fresques, d’immenses salles silencieuses, des corridors humides, de larges escaliers de pierre, et tout à coup, montant de soupiraux grillés, des bouffées nauséabondes que vous envoient, du fond de leurs sépulcres, des générations de morts royaux, sans doute pour se rappeler à la mémoire des vivants.
Je dis des soupiraux, mais cette odeur sépulcrale doit émaner de partout. Outre le Panthéon des rois, l’Escorial, avec ses caveaux et les quarante-huit autels de son église, est une véritable mine à reliques. On pourrait y puiser pour en fournir tous les temples du monde chrétien : onze corps de saints auxquels il ne manque pas un poil ; cent trois têtes en bon état, parmi lesquelles une douzaine au moins appartenant à l’armée des onze mille vierges ; le squelette au complet d’un des innocents ; des bras, des jambes et des cuisses pour tous les goûts, car on en compte plus de six cents appareillés et dépareillés ; trois cent quarante-six veines — je vous prie de croire que je ne les ai pas comptées, mais le nombre est inscrit en toutes lettres — et des doigts, et des ongles, et des crânes, et des mèches de cheveux, et des dents « à bouche que veux-tu ? » et à faire pâmer cent générations de dévotes ; enfin, plus de sept mille pieux rogatons[9].
[9] Une inscription détaillée, placée dans le chœur, constate que l’église contient 7422 reliques.
Ajoutez à ces trésors des morceaux de la vraie croix, un bout de la corde qui servit à attacher Jésus, un débris de l’éponge avec laquelle on lui présenta du vinaigre et du fiel, un fragment de la crèche et des guenilles provenant de la sainte chemise (?) de la Vierge Marie, le jour où elle accoucha, à la stupéfaction de Joseph.
Un moine, à l’œil vide, nous ouvre la bibliothèque. Il y a là des incunables, des merveilles de bibliographie, des manuscrits arabes enluminés, des œuvres inédites, travail de patience et de compilation, écrites au fond des cloîtres, monuments de bénédictins, tout cela sous cloche ou sous une couche de poussière, enveloppé d’une odeur de moisi.
Personne ne les ouvre, les moines moins que tout autre. Les gardiens de ces richesses ne sont pas bénédictins ; simples hiéronymites, la science n’est pas de leur partie.
On sent planer en tous lieux la froide et sinistre figure du fondateur. Son ombre s’étend sur l’Escorial et pèse encore sur l’Espagne entière. Moine fanatique et hypocondriaque, monarque farouche, despotique et cruel, il a de l’Escorial continué l’œuvre de destruction commencée par son père et son bisaïeul et que devait achever son fils imbécile ; la destruction du génie et de l’industrie espagnols par les persécutions et finalement l’expulsion des Maures. Au temps glorieux des conquérants arabes, l’Espagne comptait trente-deux millions d’habitants ; elle en compte à peine la moitié aujourd’hui.
Dans son habitacion, il faut évoquer la sombre figure. En un coin du palais, près de l’immense église, est une salle longue, carrelée, sans meubles, avec des murs nus, blanchis à la chaux, et une seule fenêtre. C’est l’antichambre de Philippe II ; là qu’attendaient princes, généraux, ambassadeurs. Au fond, deux portes de chêne, dont l’une donne accès à une cellule qui ne reçoit de jour que quand elle est ouverte, la chambre à coucher. La seconde pièce, oratoire et cabinet de travail, n’est éclairée que par une fenêtre dans le mur de l’église ; de cette ouverture le roi assistait à l’office, lorsque la goutte l’empêchait de prendre sa place dans le chœur ou un coin du chapitre. Une table de chêne, un pupitre, un fauteuil et deux chaises, c’est, avec un crucifix, tout le mobilier royal. Dans ce réduit, pendant quatorze ans, se discutèrent les destinées du monde.
Nous rentrâmes de nuit à Madrid. A cinq ou six lieues de la ville, il y eut une panique. On apercevait au loin des gens armés, qui escaladaient les fossés et accouraient à travers champs. Les gendarmes faisaient mine de préparer leurs armes, lorsque l’on découvrit qu’on avait affaire à de paisibles chasseurs attardés. Ils faisaient de grands signes, agitaient leurs chapeaux. On arrêta le train pour les attendre et, dix minutes après, on les recueillait, eux et leurs chiens, sans qu’aucun voyageur eût songé à murmurer.
De Madrid à Tolède, vingt lieues de campagne plate et triste. On entre dans la Manche, manxa, terre desséchée : c’est bien le nom. On peut marcher une demi-journée sans rencontrer ni un arbre, ni un homme, ni un chien. Parfois la route traverse des pâturages où paissent, paisibles et inconscients des prochaines tueries de l’arène, des troupeaux de taureaux.
Comme division territoriale, partie de l’ancien royaume des Castilles, la Manche n’existe plus. Elle forme maintenant les provinces d’Albacete, de Cuenca, de Ciudad Real, de Tolède, les plus pauvres de l’Espagne. Mais elle existe toujours comme pays de Don Quichotte, des pierres, des chardons et des moulins à vent. A mesure qu’on approche du Tage, le paysage, jusqu’ici monotone, devient grandiose avec ses grandes lignes grises, jaunes et vertes, ses oasis le long des rives et ses hautes montagnes bleues crénelant les horizons.
Tolède, la merveilleuse, assise comme Rome sur sept collines, dominée par son vieil Alcazar, devenu École militaire, paraît tout à coup au milieu de ses portes colossales, de ses murailles et de ses tours. Son aspect féerique dédommage des fatigues du chemin et du vulgarisme de Madrid.
La Ciudad imperial, la reine des villes, la cité la plus fameuse de l’histoire, et, comme l’appelait Juan de Padilla, la couronne de l’Espagne et la lumière du monde !
Vous pensez qu’il faut un peu en rabattre, comme toujours, pour ne pas se voir encore arracher de nouvelles illusions.
Tolède est une ville qui se meurt, voilà plus de cent ans qu’on le dit ; depuis cent ans, elle se meurt toujours. Cependant, toute moribonde qu’elle soit, elle vaut à elle seule le voyage d’Espagne. Ses alcazars, ses portes mauresques, ses synagogues et ses mosquées transformées en églises, ses murailles roussies, ses deux ponts jetés sur le Tage, sa cathédrale, siège du primat, ses palais, ses innombrables monuments, jusqu’à ses rues étranges, témoignent de son antique splendeur et du rang de capitale dont elle fut indignement spoliée.
Si ses titres de noblesse ne sont pas antérieurs au déluge, ainsi que le prétendent ses habitants, elle était déjà, sous l’empire romain, une importante cité. Sa position centrale en faisait le grand carrefour, la place d’armes, en même temps que le dépôt général, où venaient s’entasser les richesses minières du pays, avant d’être expédiées à la Ville des forbans qui, pendant des siècles, détroussèrent l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Puis, pendant deux cents ans, elle fut la capitale religieuse et politique des rois Visigoths, et, quand les Maures s’en emparèrent, ils eurent la clef de l’Espagne.
Romains, Goths, Juifs, Maures y ont donc chacun laissé leur empreinte, que l’on retrouve pêle-mêle, des fondations de ses murs au faîte des maisons particulières, dans les arcs, les ogives de ses fenêtres, les colonnettes, les voûtes, les écussons armoriés, les animaux fantastiques, les délicieux patios, les grilles en fer forgé des balcons et des portes. « Souvenirs à occuper un historien pendant dix ans et un artiste toute sa vie. »
Il faudrait, dit-on, une année pour étudier Tolède et cela jour par jour, et le peintre Villa Amil prétendait qu’après neuf mois il n’en connaissait rien encore.
Aussi, moi qui n’y ai même pas séjourné huit jours, ne parlerai-je que de mes impressions.
Ce qui m’a frappé le plus, c’est l’aspect oriental de certains quartiers. On s’y croit en pleine ville arabe. Ruelles silencieuses, escarpées, étroites, tortueuses, désertes, pavées de cailloux pointus, bordées de maisons mauresques blanchies à la détrempe, où tout, depuis la porte constellée de clous énormes et bardée de fer jusqu’aux petites fenêtres hermétiquement grillées, jusqu’à la saillie des toits, sent sa forteresse musulmane. Un clocher qui a gardé presque intacte sa physionomie première de minaret, un baudet errant, un chat maigre qui traverse la rue, et soudain un refrain mélancolique et doux, comme en chantent les filles du Tell, et qui s’élève dans le silence pour montrer que derrière ces murs vivent la jeunesse et l’amour, complètent l’illusion.
Çà et là une porte ouverte pour établir de bienfaisants courants d’air, laisse pénétrer l’œil ravi dans le patio. Près d’un bouquet d’orangers, de plantes et de fleurs tropicales qu’arrose un petit jet d’eau, sous l’ombre du tendido de toile, une brune et belle fille aux yeux arabes, semblable à une odalisque, est mollement étendue.
Dans ce patio, cour intérieure entourée d’une galerie, les dames espagnoles passent les trois quarts de leur vie. C’est le salon, la salle à manger, le dortoir dans les nuits chaudes.
Ces belles créatures coulent leurs jours dans le doux farniente, nonchalantes et rêveuses. Elles ne lisent pas, la lecture est un travail, et tout travail une fatigue. Aussi leur ignorance est légendaire. Aimer, elles ne savent autre chose et ne veulent rien savoir de plus. Elles se laissent vivre près des fleurs, à l’ombre, attendant la fraîcheur des étoiles pour s’aventurer au dehors. C’est alors que le boutiquier, qui a somnolé, lui aussi, tout le jour, reçoit ses clientes. Des sièges sont disposés le long des comptoirs des magasins sans vitrines, et la señora regarde les marchandises qu’on étale et qu’on lui vante, jouant de l’éventail, semblant encore écrasée par la fatigue et la chaleur.
Qui peut remplir le vide de leur journée quand elles ne font pas l’amour ? S’habiller, bavarder, dormir, rêver ? Mérimée raconte qu’au temps de l’Empire, toutes les Espagnoles de petite noblesse songeaient à devenir impératrice.
Et il cite plaisamment une demoiselle de Tolède ou de Grenade qui, se trouvant au spectacle quand on annonça dans sa loge le mariage de la comtesse de Teba avec Napoléon III, se leva avec impétuosité et dépit en s’écriant : En este pueblo, no hay porvenir. « En ce pays, il n’y a pas d’avenir. »
Tolède est le faubourg Saint-Germain de l’Espagne, le centre de l’étroite orthodoxie, le siège de l’aristocratie la plus encroûtée. On y a compté trente-deux couvents de femmes, seize monastères, vingt-trois hospices religieux ; tout cela maintenant désert. Les vieilles maisons nobiliaires sont hantées par des maîtres farouches qui boudent la société moderne. Plusieurs exhibent une chaîne au-dessus de leur porte, signe honorifique de celles qui reçurent des hôtes royaux. Mais les hidalgos qui ne peuvent en parer leur fronton haussent les épaules.
« Vieille taverne n’a pas besoin de rameau, » disent-ils.
Il n’est peut-être pas dans le monde nombreux des formidables ignorants et des sots incurables, seigneurs plus hautains que les hobereaux espagnols.
Cette chaîne symbolique des altières demeures semble river les habitants dans les ténèbres des âges enfouis.
Elle attache aux murs du passé leurs idées et leur intelligence. La vieille Espagne est réfugiée dans Tolède, et l’on peut dire de ce coin silencieux ce que Lara disait de sa patrie entière : « Ici on ne parle, on n’écrit, on ne lit. »
Si tous les naturels de Tolède ne sont pas petits-neveux du roi Ferdinand ou de l’empereur Charles-Quint, ils sont au moins cousins germains de ce cuisinier de l’archevêque de Burgos qui répondait menaçant à une réprimande du prélat :
« Homme ! je ne souffrirai jamais qu’on me querelle, car je suis de race de vieux chrétiens, nobles comme le roi et même un peu plus. »
Aux yeux de beaucoup de ces braves gens, le fils de Dieu lui-même n’est pas assez bon gentilhomme. Quand se forma l’ordre de Calatrava, et qu’on proposa la candidature de Jésus-Christ comme membre honoraire, les chevaliers se récusèrent poliment.
« C’est le fils d’un charpentier, » dirent-ils.
On passa cependant aux voix. Jésus fut blackboulé, mais désireux de sauver l’amour-propre du fils de Dieu, les chevaliers de Calatrava fondèrent en sa faveur l’ordre du Christ, où l’on acceptait des gens de plus mince noblesse, et lui en conférèrent la grande maîtrise[10].
[10] La sainte Vierge est colonel d’un régiment de cavalerie. On lui a donné en cette qualité une sentinelle en permanence à la chapelle d’Atocha, qui, paraît-il, est son quartier d’état-major.
Il n’est guère de voyageurs qui, relatant leurs impressions, n’aient à raconter une demi-douzaine d’entrevues au moins avec les hauts personnages du lieu qu’ils traversent. Les princes les ont priés à dîner, les généraux ont ordonné pour eux des revues, les hommes d’État leur ont fait des confidences, sans parler du grand artiste ou de l’éminent littérateur qui a soulevé pour eux le voile de l’ébauche du chef-d’œuvre impatiemment attendu.
« J’étais là, disent-ils négligemment, quand le fameux Tartanpionado, qui est aussi un artiste et un lettré, passant son bras sous le mien… » « Au dîner somptueux offert en mon honneur par le ministre Esculado… » « Le consul, apprenant mon arrivée, s’empressa… » « La délicieuse marquise de la Friponnetta, à côté de qui j’eus le plaisir de me trouver à table chez l’archevêque de Tolède… »
Humble piéton, pérégrinant sac au dos, poudreux et roussi, je fus privé de ces honneurs prodigués à mes confrères princiers. Je n’eus de conversation intime avec aucun diplomate, aucun ambassadeur, aucun prélat, aucun maréchal. Loin de recevoir l’hospitalité de quelque monarque, c’est à grand’peine que j’obtins parfois celle des plus modestes posadas, et encore fallait-il, au préalable, montrer un douro entre le pouce et l’index.
Eh ! mes camarades, une pièce de bon aloi frappée aux effigies nationales, est encore dans tout pays ce qu’il y a de mieux comme lettre de recommandation, et même de plus économique. Joignez-y une forte trique, de bonnes jambes, des pieds sains, et vous passez à peu près partout.
C’est du moins ce que je croyais et me disais avant de traverser l’Espagne. Grave erreur, le douro ne suffit pas toujours. L’aubergiste espagnol, le moins commerçant de tous les aubergistes, ce qui ne veut pas dire le moins voleur, place ses aises avant le douro. C’est ce que fait chaque Andalou, d’ailleurs, à tous les degrés de l’échelle sociale. Fainéant comme un lézard, il se console de sa misère et excuse sa paresse par ce fier proverbe : Profit et honneur ne vont pas dans le même sac.
Dans le faubourg de Tolède, où nous débouchions tout poussiéreux, fatigués et assoiffés, nous montrâmes vainement le douro. Nous étions en si triste équipage que j’hésitais à pénétrer en cette cité qui se dressait devant nous comme une merveille oubliée de l’Orient. Je tenais à faire préalablement toilette, mais l’amo nous engagea à continuer notre chemin.
Il est vrai qu’il était midi passé, heure où les vagabonds et les bandoleros seuls osent se présenter aux portes. En un pays où tout gentilhomme qui se respecte est bravement étendu à l’ombre ou ne s’aventure au soleil que muni d’une vaste ombrelle par égard pour le teint, le posadero ne pouvait que s’indigner d’être dérangé à l’heure de sa méridienne, heure sacrée, que peuvent seuls s’aviser de troubler des étrangers malappris.
Il faut de bien graves événements pour réveiller un Espagnol qui fait sa sieste. Turenne, voulant ravitailler je ne sais plus quelle place assiégée par un corps d’armée de Sa Majesté Catholique, attendit midi. Tout le monde dormait au camp, général, officiers, soldats, factionnaires. Le convoi, sans entrave, passa.
Nous dûmes donc continuer notre chemin et traverser le pont d’Alcantara. Notre pas résonna sous les vieilles et gigantesques portes mauresques qui le flanquent, et à ce bruit insolite un carabinier de la reine entr’ouvrit un œil qu’il referma aussitôt.
Nous gravissons la chaussée montueuse qui côtoie les remparts et passons sous la porte del Sol, pour nous arrêter à la première auberge d’aspect honnête, que nous rencontrons, la posada de Santa-Cristina, à l’entrée de la place de la Constitution. Heureusement on y est éveillé.
Si jamais, lecteurs, vous allez à Tolède, gardez-vous de la posada de Santa-Cristina. Elle est tenue par le señor Manuel Fernandez, le roi des aubergistes filous.
Il soupçonna, sans doute, en nous des millionnaires déguisés en colporteurs et nous le fit sentir sur sa note.
Je lui sus gré, cependant, de ses louables efforts pour nous délivrer d’un visiteur qui voulut à tout prix, pendant que nous étions à table, nous offrir ses civilités et services, en qualité de compatriote.
Quand sur le sol étranger on rencontre un Anglais, un Russe, un Allemand, un Turc, un Yankee, un Chinois, rien que de très naturel ; mais la vue d’un Français étonne toujours un peu et quand ce Français vient à vous, la bouche en cœur, si le premier mouvement est de lui serrer la main, le second est de serrer son porte-monnaie, car neuf fois sur dix c’est à ce dernier qu’il veut rendre hommage.
Je ne cherche ni à expliquer, ni à excuser cette impression, je la constate simplement.
« Señores, nous dit le soir au souper le señor Manuel Fernandez, car tout le monde est seigneur dans ce pays-là, le seigneur français insiste pour vous parler. C’est la quatrième fois qu’il vient. Je l’ai renvoyé ; il ne se lasse pas. C’est un homme persévérant.
— Que nous veut-il ?
— Souhaiter la bienvenue à ses compatriotes.
— Il est bien aimable.
— Tous les Français le sont, señor. »
On ne peut décemment refuser de recevoir un compatriote qui se présente si obstinément pour vous souhaiter la bienvenue.
« Qu’il entre donc. »
Nous voyons une sorte de Gascon moitié sacristain, moitié souteneur qui débute par nous dire qu’il est placier en vins et finalement se propose comme cicerone.
« Je connais tous les bons endroits de Tolède, nous dit-il en clignant de l’œil, vous savez, tous les bons endroits, les cafés et le reste.
— Merci, nous ne venons pas ici pour voir des cafés. »
Il ne se décourage pas et nous offre des cigarettes. Pour nous en débarrasser, nous l’engageons pour le lendemain et, afin d’être certains de ne plus le voir, nous lui payons sa journée d’avance.
En effet, nous ne le revîmes plus.
Un autre gré que je sais au señor Manuel Fernandez, c’est d’avoir mis à notre service une petite brunette à teint mat, pas plus haute que ça, et qui est bien la plus singulière petite créature que j’aie rencontrée dans les posadas, ventas, hospederias et paradors. Elle n’était pas enceinte comme celle de l’auberge de la route de los Passages, bien qu’elle eût au moins quinze ans, mais il était visible qu’elle ne tarderait pas, car elle avait la bosse de la maternité.
Tout d’abord, elle trompait fort son monde ; quoique assez mignonne et jolie, elle prenait un air si terriblement revêche, pincé et désagréable, avec sa petite face toute confite en vertu et la multitude de médailles pendues à son cou, que je l’avais surnommée la petite dévote de Compostelle. Dévote ? Fiez-vous à ces dévotes-là !
Je ne sais si elle allait souvent s’agenouiller devant le somptueux autel de la miraculeuse Vierge de Tolède, mais il est bien certain qu’elle lui préférait de beaucoup celui du dieu Pan, et sa dévotion y était ardente autant qu’infatigable.
Fort maussade, farouche et sévère au dîner, elle se dérida au souper et le lendemain matin était tout à fait apprivoisée et gentille.
Le seul désagrément attaché à cette jeune personne est qu’elle était habitée par des puces. Chaque fois qu’elle s’approchait de nous, il nous en arrivait deux ou trois en éclaireurs ; mais il faut leur rendre cette justice, aux premiers mouvements hostiles, elles regagnaient prestement le gros du bataillon.
Ces petites bêtes, paraît-il, ne se dépaysent pas facilement ; elles ont la nostalgie de la chair natale — je parle des puces de Tolède — comme les poux arabes, elles retournent vite à leur premier propriétaire.
C’est ce qu’elles durent faire à notre départ de la posada ; elles délogèrent de nos personnes pour reprendre leur ancienne demeure, qui, debout sur le seuil de la porte, nous disait : A dios ! a dios ! d’un air plein de dignité.
Et jusqu’au détour de la rue, nous aperçûmes la petite dévote de Compostelle nous faisant signe de la main droite, tandis que de la gauche elle se grattait avec nonchalance.
Le dernier souvenir vivant que j’emportais m’abandonna sur le pont de Tolède, juste au moment où je me croisais avec un paisible muletier qui rentrait en ville fredonnant quelque vieil air, un client sans nul doute de l’hôtel de Santa-Cristina, où il dut la réintégrer.
Une des singularités de la plupart des vieilles cités espagnoles, ce sont des rues entières dont de chaque côté, les fenêtres barricadées par d’épais grillages, le plus souvent en saillie, donnent l’aspect attristant d’une succession de petites prisons. Mais dans les quartiers riches, les réjouissantes enluminures des façades mitigent cette impression pénible. Les méridionaux raffolent des fresques et des trompe-l’œil : fleurons, rosaces, mascarons, médaillons, fifres et hautbois, guirlandes de fruits, de fleurs et d’amours, Vénus et Apollon, cornes d’abondance, Cérès et Pomone, voltigeant dans des flottements d’écharpes diaphanes, courent des frises au rez-de-chaussée. L’amour du décor est porté si loin qu’on peint de fausses portes, de faux volets, des colonnades, des balustres, de fausses grilles[11].
[11] Les Italiens surpassent sous ce rapport les Espagnols. Non seulement ils imitent à la perfection une fenêtre ouverte, mais ils la garnissent souvent d’une belle dame qui tient un bouquet et sourit aux passants.
Pour en revenir aux portes barrelées de fer et aux grilles véritables, l’on se demande comment, avec de semblables précautions, une fille bien née et si bien gardée peut perdre son capital. Avec ce luxe de ferronnerie, les mamans dorment sur leurs deux oreilles, oubliant qu’à l’âge de leurs filles elles les gardaient ouvertes et qu’il n’y a ni grille ni verrou qui tiennent quand l’amour, plus que les puces, commence à démanger.
C’est ainsi que, par de chaudes soirées d’août, j’aperçus plus d’un joli minois avec des allures inquiètes de l’oiseau en cage, aspirant à la liberté.
Une nuit, entre autres, que mon pied se foulait aux cailloux pointus de la rue tortueuse et déserte, je découvris un élève de l’École militaire de Tolède, adolescent imberbe, filer, près d’une fenêtre basse, ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi, le parfait amour, vu qu’il est fort imparfait.
Un grillage serré laissait juste une petite place pour une toute petite main, et celle-ci l’occupait de son mieux. Elle passait, se retirait, puis repassait encore pour se livrer à des lèvres goulues. Quel appétit, mon futur capitaine ! A cet âge on a de telles faims, et n’avoir qu’une main sous la dent !
Le reste du plat était des plus croustillants et apéritifs, autant que j’en pus juger par une inspection rapide ; chaussé que j’étais d’alpargatas, le couple absorbé ne m’entendit pas, et je distinguai dans un fond intense d’ombre, grâce à une lanterne urbaine, la blanche esquisse d’une ravissante fillette, que l’amour, quand tout dormait, tenait éveillée. Elle me vit et, retirant brusquement sa main, disparut dans les ténèbres, comme l’image fugitive du bonheur.
Le jeune affamé, qui pourtant ne se repaissait que d’un festin de Tantale, me jeta un regard sombre, furieux de ce que j’eusse interrompu une seconde la frénétique succession de ces bouchées illusoires.
Mais d’autres pas s’approchaient et une voix, celle du veilleur de nuit, retentit dans le silence :
« Ave Maria carissima ! Il est minuit. Le temps est serein. »
Minuit ! Tout le monde dort à Tolède.
L’amoureux jugea qu’il était temps de partir.
« A dimanche, dit-il, amiga de mi alma. »
Je n’entendis pas la réponse, mais je compris bien que c’était à la cathédrale qu’on se donnait rendez-vous.
Cela m’amène à en parler, mais je veux dire préalablement un mot de la synagogue, la seule que possédèrent les juifs d’Espagne.
Tolède fut, en effet, la ville bénie des tribus d’Israël, et bien que les membres en soient à peu près disparus, — je parle des juifs judaïsants, — l’on y rencontre à chaque pas le type de la race dans toute sa pureté.
Ils devaient la faveur spéciale dont ils jouissaient à la tradition qui prétend que les juifs de Tolède, consultés par le grand prêtre Caïphe, votèrent l’acquittement de Jésus.
D’après les historiens, cette synagogue était une merveille architecturale de l’art oriental. Les Maures la transformèrent en mosquée. A leur expulsion, elle passa au culte catholique, et finalement fut mutilée et dépouillée de toute richesse artistique sentant le juif ou le Sarrasin, par une prêtraille imbécile secondée par l’ignorante et fanatique canaille.
D’une antiquité respectable, la cathédrale subit, comme la synagogue, diverses destinées, mais échappa au vandalisme. D’église elle devint mosquée, pour redevenir église. C’est maintenant la primatiale et l’une des plus riches du royaume. Immense et magnifique, ses cinq nefs produisent sur tout ce qui n’est pas absolument anglais ou philistin la plus profonde impression. Cent fois, de plus autorisés que moi l’ont décrite, aussi n’insisterai-je pas sur les merveilles qu’elle contient, mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que la bonne Vierge Marie en personne la visita.
Vous me croirez si vous voulez, la chose est authentique, et il n’y a pas à hausser les épaules et à dire : « Mon bel ami, vous nous en contez », puisque je l’ai vu. Oui, j’ai vu l’endroit précis où la sainte Vierge s’arrêta après son voyage du ciel à Tolède. Le sacristain, personnage digne et grave, m’a montré l’empreinte de son pouce sur la pierre où elle posa le pied, pierre religieusement enchâssée dans le mur. Si vous ne me croyez pas, allez-y voir. Vous trouverez même l’inscription gravée qui l’atteste :
« Quand la Reine du ciel posa le pied sur le sol, c’est sur cette pierre qu’elle le posa. » Il faut croire qu’elle était fatiguée du voyage, car elle pesa lourdement.
Comme bien vous le supposez, les Tolédains furent excessivement flattés de cette bonne visite. Mais dans l’impossibilité de la lui rendre ils ont tenu à lui prouver leur gratitude, et par de petits cadeaux entretenir cette amitié distinguée.
Dans une chapelle belle comme un rêve des Mille et une Nuits, ils parèrent leur Vierge comme jamais sultan amoureux ne para l’odalisque chérie. Ils lui achetèrent les plus riches écrins, la plus somptueuse des garde-robes. Certaines de ces jupes sont chargées de pierreries d’une valeur de plusieurs millions de réaux. A chaque fête de l’année, on renouvelle sa toilette, on lui change de robe, de diadème, de boucles d’oreilles, de bagues, de collier.
Le grand luxe des dames espagnoles consistant principalement en bagues, il est tout naturel que la Dame du Paradis en soit chargée.
Vous avouerez avec moi que les bons Tolédains ne pouvaient mieux faire les choses et montrer plus décemment combien ils étaient sensibles aux excellents procédés de la Mère de Dieu.
En m’extasiant devant cette splendide toilette, l’idée me vint de demander si le trousseau était complet, si enfin en lui changeant de robe on lui changeait aussi de chemise.
Le sacristain que j’interrogeai timidement me répliqua, indigné de mon doute :
« Une chemise ! certainement elle a une chemise, et toute brodée de fleurs d’argent.
— Ah !
— Oui, monsieur, et je vous prie de croire qu’elle est aussi propre que le reste. »
Le reste ! quel reste ? Le fonctionnaire avait une mine si rébarbativement dévote que je n’osai pousser plus loin mes investigations.
A côté d’une aussi somptueuse Vierge, le pauvre Jésus fait triste figure, sur sa vieille croix de bois, affublé de son jupon qu’on change, j’espère, aussi quelquefois.
Que n’est-il venu rendre visite, comme sa mère, à la cathédrale de Tolède !
Devant cet inconvenant jupon, je me suis remémoré le mot de Diderot : « L’indécent n’est pas le nu, mais le troussé, » car il me semble placé là tout exprès pour donner une furieuse envie aux curieuses petites Espagnoles de le trousser pour voir ce qu’il y a dessous.
Ce jupon, dont on affuble non seulement Jésus, mais les deux larrons qui le flanquent, est un obstacle sérieux à l’investigation que citait Fra Gabriele de Barletta, l’une des lumières de la chaire au quinzième siècle, et dans les sermons macaroniques duquel la Fontaine tira, dit-on, sa fable des Animaux malades de la peste. Prêchant à Naples pendant un carême, il raconta aux dévotes extasiées que la belle Samaritaine reconnut Jésus-Christ à trois choses : son vêtement râpé, sa barbe blonde et sa circoncision.
Voilà qui était pousser un peu loin l’examen !
Venir à Tolède pour voir Steel ou Sheffield, marqué sur le couteau dont vous vous servez à table, produit le même désenchantement que lire sur les pyramides une réclame vantant les bienfaits du cirage américain ou de la moutarde anglaise.
C’est ce qui nous arriva dans le comedor de Santa-Cristina.
« Il n’y a donc plus de coutelleries à Tolède ? demandai-je, indigné, au patron de l’auberge.
— Si, señor, et de belles, aussi bien garnies qu’à Madrid. Et la preuve, c’est que ce sont les Anglais et les Allemands qui les approvisionnent.
— Les Allemands ! »
Je venais justement d’acheter un superbe couteau. Je le tirai de ma poche, et, après avoir vérifié la marque de Tolède gravée au milieu d’un grand luxe d’arabesques, je l’exhibai fièrement à mon hôte.
« Ça, dit-il, après l’avoir examiné, c’est un Berlin tout pur. Vous l’avez acheté chez le señor Pedro, la grande boutique du coin. Il ne se fournit qu’en Allemagne.
— Vous plaisantez. Et cette marque de fabrique ?
— C’est pour filouter les étrangers. Les Anglais mettent leur marque sur leur coutellerie ; celle-là, les Espagnols l’achètent ; les Allemands, au contraire, mettent la nôtre, et on la vend aux visiteurs. »
Encore une désillusion. Qu’on vienne nous parler des bonnes lames de Tolède : elles sont confectionnées de l’autre côté du Rhin !
Le posadero disait vrai. Là, comme partout, comme à Paris, comme à Londres, comme à New-York, l’Allemagne envahit, gagne du terrain, se faufile dans les industries privées dont elle finit par s’emparer entièrement. Les Allemands ont donc obtenu, de la plupart des armuriers, à l’aide de fortes remises, le droit de forger une coutellerie de pacotille qu’ils leur expédient frappée de la marque de la maison espagnole.
La manufacture de l’État garde heureusement le monopole des armes blanches pour l’armée, mais je n’oserais jurer qu’il ne s’y introduit pas des cargaisons des manufactures prussiennes.
Elle fabrique en même temps une certaine quantité d’armes de luxe pour les très rares amateurs. Ces armes portant l’estampille officielle, ce qui est au moins une garantie, ne sont pas au-dessous de leur antique réputation. On ploie des sabres et des épées devant vous aussi aisément que branches de saule.
On y fait aussi de menus objets de bijouterie d’acier, broches, épingles affectant la forme de poignards et de yatagans très habilement ornés d’arabesques d’argent et d’or. Les ouvriers cherchent leurs modèles dans les magnifiques reproductions de l’Alhambra de Grenade, réduites avec beaucoup d’art et d’exactitude par un artiste grenadin, Diego Fernandez Castro, et qui fournissent des variétés infinies de merveilleux dessins.
La manufacture se trouve à un kilomètre environ des derniers remparts de la ville, au bord du Tage, à l’extrémité d’une riche plaine couverte de jardins et d’abricotiers, l’une des ressources de Tolède. On y arrive par un joli chemin carrossable, le Paseo de la Vegabaja.
C’est un bel et vaste édifice, construit par Charles III, qui fit de louables efforts pour relever cette vieille industrie moribonde. Rien qu’à cause de cela, on peut lui pardonner d’avoir vécu vingt-neuf années sans femme et sans maîtresse.
Quand on traverse ces grands ateliers presque déserts, on se demande ce que sont devenus ceux d’où, au premier appel, s’élancèrent vingt mille armuriers pour suivre Jean de Padilla, le chef des communeros, au secours de Ségovie !
Mais alors Tolède comptait deux cent mille habitants, réduits aujourd’hui à dix-huit mille.
Aussi les bourgades des environs, jadis si riches, si populeuses, ne sont plus que de misérables hameaux.
Les ruines mêmes des palais ont disparu. Plus trace de celui des rois visigoths, et c’est par hasard qu’un paysan découvrit, il y a une trentaine d’années, en heurtant le soc de sa charrue à une pierre de taille enfouie, un caveau du palais où se trouvaient encore suspendues neuf couronnes royales.
A propos de Visigoths, comme nous suivions les bords du Tage, passant devant les forts éventrés des Sarrasins, nous aperçûmes une vieille tour et quelques débris d’arcades.
« C’est la tour de Roderic, » nous dit une jolie lavandière à jupon jaune.
La tour de Roderic ! Quel réceptacle de souvenirs !
Nous voici en face du seul témoin d’un de ces épisodes romanesques comme il en fourmille dans les dessous de l’histoire officielle et grave et qui changent et bouleversent mieux encore que les coups d’État et les Parlements la destinée des peuples.
Un après-midi, un gracieux essaim de jeunes patriciennes, folâtrant sur les rives du Tage, s’assit pour chercher la fraîcheur sous l’ombre projetée de la tour solitaire.
La place était déserte. Les grands arbres des jardins royaux bordaient le fleuve et empêchaient d’être vu des sentinelles des remparts. Qui fit la proposition d’un bain ? Qu’importe ! Elle fut acceptée avec joie, et voilà les jouvencelles s’ébattant dans les eaux ; elles se livrent aux plus folâtres jeux, et quand elles furent lasses du bain, dans le simple appareil des Naïades, on paria sur les plus gros mollets. La belle Florinde l’emporte. Des mollets on passe aux cuisses. Encore Florinde. Sur cette voie, il n’était guère possible de s’arrêter, bien qu’on allât remontant. Une feuille de glaïeul, unité de circonférence suffisante pour toutes, se trouva au point extrême trop courte pour Florinde ; il fallut chercher parmi les robes éparses une cordelette de lin.
A ce concours, plus divin que celui dont fut juge le sot et placide Pâris, la belle Florinde fut donc déclarée victorieuse, et chose surprenante, elle l’emporta aussi pour la finesse de la taille. Cette victoire lui valut mieux que la pomme de la fable. Elle lui gagna le cœur du jeune et beau Roderic, roi des Visigoths. Caché derrière une meurtrière traîtresse, il assistait, témoin invisible et muet, mais non aveugle, aux émouvantes péripéties de la lutte callipyge. Si, comme vous le pensez, il n’en perdit pas un détail, il en perdit la tête et enleva la belle Florinde qui, sans doute, ne se fit pas trop prier.
Amour, tu perdis Troie et aussi Tolède ! Florinde était la fille du comte Julien, gouverneur de l’Andalousie et de Ceuta. Pour venger le déshonneur de sa maison, il ne trouva rien de mieux que de livrer Ceuta aux Maures et de les appeler en Espagne. Le brave et amoureux Roderic courut à leur rencontre, fut vaincu, et tomba noblement à la bataille de Xérès. Et voilà à quoi tiennent les destinées des peuples !
Et voilà aussi pourquoi les femmes de Tolède, filles et matrones, dont pas une n’eût hésité à faire ce que fit la belle Florinde, ont flétri l’endroit où se baigna avec ses compagnes l’aimable fille, cause inconsciente des malheurs de sa patrie, du nom odieux qu’il porte encore : El baño de la cava (le bain de la p…).
Mais nous autres, étrangers, d’une vertu moins farouche, nous ne pouvons que féliciter la divine Florinde. Sans elle, nous n’aurions pu admirer ni la mosquée de Cordoue, ni l’Alhambra de Grenade, ni les jardins du Généralife, ni l’Alcazar de Tolède, ni la Puerta del Sol, ni les autres merveilles mauresques. Tout ce qu’il y a de beau, de vraiment artistique, d’utile et d’agréable, vient des vainqueurs des Visigoths, depuis les palais jusqu’aux poteries ; depuis les canaux d’irrigation[12] jusqu’à la guitare et au fandango. Ils ont été les éducateurs de l’Europe. Astronomie, mécanique, médecine, histoire naturelle, philosophie, nous leur devons tout, et l’Espagne plus que tous.
[12] Les magnifiques jardins qui entourent Valence, ceux de Cordoue, de l’Alhambra de Grenade et du Généralife sont dus aux Arabes. Depuis eux, nulle amélioration n’a été apportée.
Le sombre et néfaste Philippe III, qui, à la sollicitation du Saint-Office, promulgua le funeste édit qui chassait définitivement les Maures, porta un coup fatal à l’industrie et au génie espagnols. Et à travers les siècles écoulés, c’est encore le reflet de leur grande et majestueuse image qui couvre l’Espagne de ses plus brillantes couleurs.
En rentrant en ville par la porte Cambron, construite par le roi Wamba et réédifiée par les Arabes, nous nous trouvâmes en face de San Juan de los Reyes, dont les fenêtres sont ornées de guirlandes de chaînes énormes, qu’on dit être celles des captifs chrétiens délivrés à Malaga et à Alméria par Ferdinand et Isabelle. Pour porter de pareilles chaînes, ces captifs devaient être de terribles géants. Cette église, dont l’architecte Juan Guas occupa cent vingt-deux maîtres tailleurs de pierre, est bien l’un des monuments religieux les plus curieux qu’on puisse voir. Je parle de l’intérieur, car la façade, construite cinquante ans après la mort d’Isabelle la Catholique, n’est en quelque sorte qu’une muraille laide et sans style. Malheureusement, les splendeurs architecturales de la nef, la frise, le transept, les statues, les tableaux des vieux maîtres, furent mutilés pendant l’invasion et les guerres civiles, et le sacristain nous montra de vieilles et précieuses toiles sur lesquelles une soldatesque ivre avait tiré à mitraille, vandalisme qu’il ne manqua pas d’attribuer aux Franceses.
Je ne sais si c’est à notre qualité d’étrangers — qualité cependant peu appréciée partout, excepté en France — que nous eûmes l’avantage de pénétrer sans lettre d’introduction, sans ticket, sans formalité aucune et sans pétition préalable dans l’hospice des fous et des folles de Tolède.
En revenant de l’Alcazar, l’ancien palais de Charles-Quint, assis sur les fondations de celui des rois maures, qui domine majestueusement la ville et sert d’École militaire aux cadets, nous trouvâmes la porte ouverte et nous entrâmes comme chez nous.
« Il faut d’ordinaire la permission du docteur, nous dit le concierge, auquel nous offrîmes un bonjour métallique ; il est absent, mais je vais prévenir la mère Gertrudis. »
Nous attendons dans un vestibule coupé par un long corridor, et en examinant les bondieuseries de la muraille, nous arrivons à une solide grille, porte donnant accès à une cour plantée d’arbres et entourée d’arcades. Quatre ou cinq hommes assis sur un banc, vêtus les uns du costume andalou, les autres de la courte blouse des Manchois, coiffés de sombreros ou de foulards, semblent causer paisiblement comme de tranquilles citoyens devisant du changement de ministère.
Mais nous sommes aperçus. Une tête de Don Quichotte après ses mésaventures s’avance précipitamment vers la grille :
« Caballeros, nous dit à la hâte ce chevalier de la Triste Figure, béni soit le ciel ! Je m’appelle Pedro Lopez d’Alsasua, et j’offre 100 000 réaux à qui me fera sortir d’ici.
— Il faut le croire, nous cria un petit vieux à cheveux blancs et à mine également lamentable ; don Pedro n’est pas plus fou que moi, et si ma fille ne m’attendait pas…
— Cent mille réaux, señores, continua le premier, il suffit d’aller trouver l’alcade… Mon frère, pour me voler, m’a fait enfermer ici. Une enquête… »
Une religieuse d’une quarantaine d’années, à physionomie dure, la mère Gertrudis sans doute, arrivait avec un énorme trousseau de clefs, suivie d’une compagne plus jeune et de mine plus avenante.
Elles nous jetèrent un regard scrutateur et voyant que nous n’avions l’air ni d’huissiers ni de procureurs, on nous donna sans plus de formalité l’accès de l’antre.
Nous voici dans la cour. Une vingtaine d’hommes, les uns assis sur les bancs, fument des cigarettes ; d’autres sont étendus à l’ombre des arbres ; ils se lèvent et viennent nous examiner avec curiosité. Nos bérets nous firent d’abord prendre pour des Basques. Un superbe gaillard d’encolure herculéenne et de fière tournure sous son vêtement de montagnard du Guipuzcoa nous adressa quelques mots en langue vasconne. Nous lui faisons signe que nous ne comprenions pas, et dès lors il se tut, mais s’attacha à nous avec ténacité ; sa veste rejetée sur l’épaule à la manière castillane laissait à découvert ses bras musculeux et nus, ornés et réunis aux poignets par une solide paire de menottes.
« Il est très dangereux, nous dit la plus jeune sœur chargée de nous chaperonner, et d’une force extraordinaire. Quand il est furieux, il n’y a pas trop de huit à dix hommes pour le contenir. C’est pourquoi on lui met les menottes… par précaution. C’est plus sûr. »
L’hôpital est bien tenu. Je ne dirai pas qu’il est dans les conditions de Sainte-Anne ou de la Salpêtrière, mais cellules, préau, dortoirs, cuisine, sont d’une grande propreté. De la salle de récréation, c’est-à-dire du jeu de paume, large galerie d’où l’on domine la ville, on jouit d’un splendide panorama sur la riche vallée du Tage, et bien que les Espagnols passent pour être insensibles à la beauté de la campagne, la vue de ces fertiles huertas ne peut avoir sur les fous qu’un effet bienfaisant.
Quelques-uns, le visage collé contre les grilles, suivaient mélancoliquement les méandres du fleuve ou la route blanche qui serpente, comme s’ils y cherchaient les traces de l’écroulement de leur vie.
Beaucoup de ces fous d’ailleurs me paraissaient en possession de leur raison entière. Qui sait le point précis où la folie commence ? Que de gens courent libres par les rues plus fous que les fous enfermés ! Il est vrai que le chancelier Bacon disait, il y a quelques siècles : « Les Espagnols paraissent plus sages qu’ils ne le sont. » C’était aussi l’avis de Charles-Quint qui ajoutait : « Les Français, au contraire, sont sages tout en ayant l’air de fous. »
Était-il réellement fou ce malheureux qui me répétait sans cesse à l’oreille :
« Monsieur, je vous jure que je suis aussi sain d’esprit que vous. Ce que je vous dis est sérieux. Des parents infâmes m’ont fait enfermer pour s’emparer de mon bien. J’offre cent mille réaux…
— Il dit vrai, interrompit encore le petit vieux ; si ma fille n’était pas si jeune, elle s’occuperait de son affaire ; ce serait beau pour elle, cent mille réaux ! Quelle dot ! Elle est si jolie ; mais si jeune… comment voulez-vous ? Seize ans, monsieur, seize ans ! Puis elle elle est toute seule, puisqu’elle n’a plus de mère et que je suis ici. »
Il réfléchit un moment et continua se parlant à lui-même :
« O santa Maria ! comment suis-je ici ? Comment peut-il se faire que j’aie laissé ma fille toute seule ! Comment ? Comment ?… »
Il se tut, regarda autour de lui comme s’il cherchait à se rappeler le drame, et de grosses larmes coulèrent sur ses vieilles joues parcheminées.
« Allons ! Manuelo, dit la sœur d’une voix douce… Encore ! Votre fille va venir vous chercher ; elle vous grondera si vous avez les yeux rouges. »
Le bonhomme s’essuya rapidement de ses doigts, puis regardant ses hardes usées :
« Je vais vite changer d’effets pour sortir avec Anita.
— Tenez-vous tranquille, Manuelo, il n’est pas l’heure. Quand elle viendra, je vous appellerai. »
Et, s’adressant à nous :
« C’est tous les jours ainsi. Il a perdu la raison à la suite de la mort de sa fille. Et, depuis dix ans, il l’attend chaque jour. »
Les fous s’étaient mis à une partie de paume, et chacun rivalisait d’adresse voulant nous montrer son savoir-faire, se tournant, heureux, de notre côté, à chaque coup habile, cherchant notre approbation.
Quelques-uns interrompaient de temps en temps la partie pour nous demander ou nous offrir des cigarettes.
Nous laissâmes quelques pesetas pour ceux qui me pouvaient se procurer du tabac, et en honnêtes gens, ils nous remercièrent avec beaucoup de dignité, puis nous prîmes congé de la section des hommes pour nous diriger vers celle des femmes, suivis de tous les locataires qui nous serrèrent la main avec effusion, comme à des confrères, même l’athlète à menottes qui nous tendit forcément à la fois les deux siennes, tandis que le vieux se haussait sur la pointe des pieds pour voir si sa fille n’apparaissait pas au fond du corridor et que le señor don Pedro Lopez d’Alsasua me répétait une dernière fois à l’oreille :
« Cent mille réaux, monsieur, cent mille réaux ! Ne l’oubliez pas. Cent mille réaux… »
« Comment cela est-il arrivé ? » demande un personnage de roman espagnol à quelqu’un qui vient de lui raconter le désastre et la ruine de toute une famille : « Le vin et les femmes, señor ; la cause de tous les malheurs. »
On ne pouvait pas dire du troupeau enjuponné, parqué dans la cour ouverte devant nous, que le vin et les femmes l’avaient poussé dans cet enclos de misère. Un certain nombre, les hommes peut-être ; en tous cas, pas la boisson. Les maisons de folles de la Grande-Bretagne renferment quatre-vingts pour cent de détraquées par l’alcool ; en Espagne, on en trouverait à peine une sur mille. Le mysticisme et toutes les formes du délire religieux, l’érotomanie, l’abandon d’un amant, et aussi, là comme partout, l’avidité d’héritiers et de collatéraux impatients, peuplent les hospices d’aliénés.
Beaucoup de vieilles, plus idiotes que folles, des filles mûres à l’aspect ascétique et terrible, une dizaine de très jeunes, deux ou trois très jolies.
Parmi celles-ci, je remarquai une étrange figure de gitana, aux cheveux noirs ébouriffés, crépus, coupés à la Ninon ; quinze ou seize ans au plus. Couchée sur le ventre, au soleil et nu-tête, malgré la chaleur, le menton appuyé sur les mains, elle regardait attentivement une fille d’à peu près son âge qui, à genoux, à quelques pas, marmottait des prières coupées de signes de croix, exécutés avec une rapidité risible, tandis que non loin d’elle, une autre jeune fille à mine vulgaire, se tâtait successivement et sans relâche les membres et toutes les parties du corps comme pour s’assurer que rien ne manquait.
Notre arrivée, ou plutôt les exclamations des folles arrachèrent la gitana à la contemplation de la dévote ; elle tourna vers nous son visage doré de lumière, ses grands yeux ardents et noirs, puis, se dressant d’un bond, accourut grossir le groupe qui déjà nous entourait.
Deux gardiennes laïques, redoutables matrones, se précipitèrent, lui barrant le passage.
« Niña, va-t’en, lui dirent-elles, il faut être sage, va-t’en.
— Je veux, moi ! riposta la jeune fille en se débattant.
— Tu n’approcheras pas, coquine. »
Elle cherchait vainement à se dégager des solides bras qui la retenaient, essayant de griffer et de mordre, et, dans son impuissance, se mit à pousser des cris aigus.
La religieuse avait prêté main-forte aux gardiennes, et les folles regardaient la scène, les unes avec indifférence, les autres en riant.
« La douche ! et au cabanon ! » cria, d’une galerie supérieure, la mère Gertrudis.
On l’entraîna et elle s’engouffra bientôt dans les ténèbres d’une cellule d’où, même à travers la porte close, perçaient ses cris et ses supplications de petite fille :
« Je serai sage, pardon, ma bonne sœur, je serai sage ! »
Nous étions assez émus de cette exécution subite, par notre présence occasionnée, car nous comprîmes, d’après les explications brèves et indignées de la religieuse, vertueuse sans doute par vice de nature ou manque d’occasion, que la pauvre enfant n’était que malade d’amour et que plus sûrement que toutes les douches, un vigoureux dragon eût suffi pour la calmer.
Nous quittâmes bien vite la cour, et à l’extrémité d’un long corridor la sœur nous arrêta devant une porte fortement verrouillée. Elle frappa quelques petits coups cabalistiques et une gardienne à l’air horriblement féroce ouvrit. Nous nous attendions au spectacle de quelque folle furieuse essayant de se briser le crâne aux murailles ou dansant dans l’état de nature une gigue du sabbat : nous nous trouvâmes, au contraire, en face d’une grosse dame fort tranquille, aux cheveux grisonnants, à la physionomie sympathique, résignée et douce. Assise dans un fauteuil, près d’une fenêtre barricadée d’une double rangée de grilles, elle semblait n’avoir d’autre occupation que de contempler la campagne ou, triste diversion, la vilaine figure de sa gardienne.
« C’est une señora, nous dit la religieuse, qui appartient à une des plus grandes familles de la Manche. Elle a quarante-neuf ans et est depuis trente-deux ans notre pensionnaire. Comme vous le voyez, on la traite avec égards. Sa famille paye pour qu’elle ait un appartement à part et toutes ses commodités. »
Et elle nous montra avec beaucoup de complaisance l’appartement de la señora qui se composait de la salle à manger, d’une chambre à coucher et d’un oratoire, le tout meublé à l’espagnole, c’est-à-dire de la façon la plus lacédémonienne.
« Vous le voyez, beaucoup voudraient être folles pour être aussi bien logées.
— Et en quoi consiste sa folie ?
— C’est difficile à dire : depuis des années, elle devient très calme ; mais autrefois elle avait des crises, hurlait jour et nuit, refusait de manger, voulait se détruire ; on lui a donné tant de douches, tant de douches, qu’elle a fini par devenir un peu plus raisonnable. Maintenant elle reste des semaines sans prononcer une parole. »
Un cas bien singulier pour une femme que celui de ne pas parler, et le sien m’intéressait vivement, d’autant qu’on m’expliqua qu’un frère aîné l’avait fait enfermer parce qu’en dépit de ses remontrances elle s’était enfuie avec un jeune caballero sans nom et sans fortune, dont elle était éperdument éprise.
« Mais la pauvre fille n’était pas folle ?
— Cela dépend du point de vue où l’on se place, répondit la sœur, l’amour entraîne à toutes les extravagances. D’ailleurs, ajouta-t-elle, si elle n’avait pas été folle, on ne l’eût pas reçue ici. »
Devant cette raison concluante, nous ne pouvions que nous taire, et la pauvre femme demeurait impassible.
Ses regards ne se tournaient même pas vers nous. Elle avait l’aspect résigné des victimes qui savent qu’il n’y a plus d’espoir. Combien de fois depuis trente-deux ans, combien de fois alors qu’elle était encore belle jeune fille, et depuis, femme mûre, le grincement des verrous de sa porte a dû la faire tressaillir ! Était-ce la délivrance ?
Fouillez les hospices d’aliénés, vous y trouverez, soyez-en sûrs, avec des variantes, l’histoire de la folle de Tolède. Car si, comme le dit le romancier espagnol, le vin et les femmes occasionnent toutes les folies, elles sont encore en moins grand nombre que les crimes patronisés par la société.
Traverser la Manche à pied ; voir poindre au matin, dans les teintes violettes de l’horizon au delà des plaines safranées le hameau terreux où l’on gîtera le soir ; suivre le monotone chemin tracé au milieu des pierres et des gigantesques chardons aux tiges bleues ; n’avoir pour rompre l’implacable uniformité du paysage que l’aile décarcassée d’un moulin à vent, une tour éventrée, un mur en ruines, ou le rocher solitaire et nu où viennent tourbillonner les aigles ; ne pouvoir s’abreuver qu’au vin surchauffé de la gourde battante aux flancs, voilà qui est fait pour lasser les plus intrépides marcheurs : aussi, dès la troisième journée après notre départ de Tolède, nous hissâmes-nous sur un coche qui passait.
Arre ! Arre ! Il pouvait contenir huit personnes au plus : deux à côté du cocher et six à l’intérieur. Mais le nombre limité des places n’arrête jamais le voiturier espagnol, non plus du reste le voyageur. Quinze déjà occupaient le coche quand nous l’arrêtâmes ; en m’accrochant aux colis et en enlaçant de mes jambes une sœur des pauvres, juchée sur un panier de grenades et qui s’offrit avec complaisance à me servir de point d’appui, je réussis à m’installer. Cinq cents mètres plus loin, on remorqua une marchande de pastèques qui, sans façon, s’assit sur mon ventre, et l’on se remettait à peine en route, que deux gendarmes suants et poussiéreux voulurent à leur tour monter à l’assaut.
Cette fois, voyageurs et voyageuses protestèrent énergiquement. La religieuse allégua les carabines dont elle avait grand’peur et qu’elle soutint être chargées malgré les dénégations officielles ; d’autres, plus irrévérencieux, alléguèrent les bottes qui, elles aussi, étaient chargées et fortement. Ils durent céder devant l’indignation générale et, pour les consoler, la marchande de pastèques leur offrit un de ses fruits qu’ils se partagèrent aussitôt fraternellement.
Arre ! Arre ! Nous dévorons le pays. Les cochers de Paris devraient bien prendre exemple sur leurs confrères espagnols et changer leurs somnolentes rosses contre des mules de Castille. Ils verseraient tout autant, mais iraient au moins plus vite. Nous traversons Temblèque et sa ceinture de moulins à vent ; Puerto Lapice où Don Quichotte rencontra de si aimables demoiselles. Mais d’aimables demoiselles nous n’en vîmes point. Quelle collection de laiderons que toutes ces petites Manchoises ! Peut-être nous eussent-elles semblé moins laides sous la mantille, mais coiffées d’un affreux foulard plié en triangle et noué sous le menton, elles semblaient toutes affligées de maux de dents.
Femmes et jeunes filles paraissent suffisamment malpropres. Si elles prennent des bains, ce ne doit être que rarement. Ces races méridionales ont l’eau en horreur. Récemment, sur le versant sud des Alpes-Maritimes, dans la vieille et pittoresque bourgade de Roquebrune, assise sur des blocs de conglomérats écroulés, dont les pentes plantées d’orangers vont se perdre dans les flots bleus, je demandais à de brunes jeunes filles si elles descendaient souvent se baigner dans la mer.
« Nous baigner ! s’écrièrent-elles. Nous ne nous baignons jamais.
— Et pourquoi ?
— Nous n’aimons pas cela. Ce n’est pas la coutume. C’est bon pour les belles dames de Mantoue et de Monaco. On se moquerait de nous. »
Et à quoi servent donc les maîtres et les maîtresses d’école s’ils n’enseignent pas aux enfants les premiers principes d’hygiène ?
Espagnoles ou Provençales, petites-nièces ou petites-filles des Arabes ne devraient pas ignorer que, dans la sagesse de l’Islam, il est prescrit aux femmes cinq ablutions par jour.
Partout dans la Manche, le sang maure est visible, dans l’éclat des yeux, la teinte orangée de la peau, le noir des chevelures. Au village de Villasecca, entre Tolède et Aranjuez une coutume qui empêche les femmes de se montrer sur la place aux heures du marché témoigne encore de cette origine musulmane.
Si les posadas et les ventas des Castilles laissent à désirer, celles de la Manche sont pires. C’est toujours le réduit blanchi à la chaux, avec des images coloriées de saints jusque sur la couchette de fer, pour les voyageurs de distinction ; mais, s’il est déjà occupé, le nouvel arrivé s’étend comme il peut et où il peut sur les cailloux pointus de la salle commune, vestibule ouvert à tout venant, gens ou bêtes. On ne peut pas dire que cela soit sale, malgré l’irruption incessante de poules faméliques escortées de leurs couvées, à cause des fréquents coups de balai que donne la matrone ou ses filles, mais certains sentiments de propreté, surtout une délicatesse des nerfs olfactifs, font absolument défaut. Comme beaucoup de Parisiens habitués dès l’enfance à la mauvaise odeur des ruches malsaines et des égouts pestilentiels, ces gens ne la sentent plus.
C’est ainsi qu’à Santa-Elena, bourgade d’aspect civilisé où nous trouvâmes le luxe d’une posada qui s’intitulait hôtel, nous fûmes saisis dès notre entrée dans la salle à manger par d’affreuses émanations dont ni hôtelier ni servante ne semblaient incommodés.
Un petit garçon et une petite fille, aimables chérubins, pêchaient à la ligne dans un vase de nuit complet laissé négligemment près de la porte par quelque maritorne paresseuse. La maman les voyait faire et souriait. Il faut bien que les enfants s’amusent.
La Manche était, affirme-t-on, autrefois, le pays d’Espagne où l’on chantait et où l’on dansait le plus. Peut-être du temps de Don Quichotte ou de Gil Blas, mais on a, semble-t-il, changé cela. Tous ces Manchois m’ont paru fort tristes, aussi taciturnes que peu hospitaliers. Quand vous êtes chez eux, on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, celle d’être débarrassés de vous. Ce n’est pas là qu’il faut s’attarder à politicailler autour du comptoir. Le marchand de vins de Val de Peñas diffère essentiellement de celui de la Villette. « Nous payons, nous buvons, nous sortons, » répète constamment, dans un roman espagnol, un mastroquet à ses clients, pour leur rappeler leur devoir. Si tous les confrères ne le disent pas, leur mine renfrognée démontre suffisamment l’impatience de vous voir reprendre votre route aussitôt que vous avez bu, mangé et payé. L’Espagnol ignore l’art si français de pousser à la consommation.
Pas partout, cependant ; la femme, loin du mâle, maître légitime ou non, se déride. Une joyeuse commère chez qui nous nous étions rafraîchis nous engagea à demeurer.
« Mon mari est parti ce matin pour Mançanarès, nous dit-elle ; il ne reviendra que demain soir ; je puis vous offrir un lit et vous fricasser un poulet. »
Le poulet fut aux tomates et excellent, mais le lit fut aux puces.
La dame était ornée de deux assez jolies filles, brunes à point et de l’âge d’un vieux bœuf, comme eût dit maître Alcofribas, ce qui nous avait tentés.
Après avoir passé la soirée en jeux aimables et innocents, nous nous retirâmes dans la chambre commune. Avant de se dévêtir, la mère et les deux sœurs s’agenouillèrent au pied de leur lit et firent leurs prières à la señora du ciel. Puis l’on souffla la chandelle et l’on se déshabilla chastement dans l’ombre.
Tout se passa convenablement. Encore cette fois, la vertu, objet de mes plus chers désirs, fut sauve. Rien ne fut perdu, pas même l’honneur. En cette chaude nuitée manchoise, dans les combats qui se livrèrent, il n’y eut que des puces de tuées.
A mesure que nous avançons, les plaines deviennent plus désolées, les chardons plus hauts, plus grosses et nombreuses les pierres. Elles y poussent comme marmaille en logis de mendiants. Chaque année, les paysans les rassemblent, en forment de grands tas, mais l’année suivante, ils en trouvent encore et toujours plus nombreuses. Triste récolte qui n’en permet pas d’autre.
En cette désolation au fond d’un pli de terrain s’étend Argamosilla de Alba, où Michel Cervantès écrivit les premiers chapitres de son œuvre immortelle. C’est là qu’il fait naître et mourir son héros. Le cadre sied bien au chevalier de la Triste Figure. La maison est encore debout avec sa vieille façade roussie, son portail écussonné. Il y a une dizaine d’années, un éditeur de Madrid, Ribadeneiro, eut l’idée originale de l’acheter et d’y installer une imprimerie d’où sortit, pour les amateurs, une superbe édition de Don Quichotte.
Nous nous rafraîchîmes d’un large broc de vin du Val de Peñas, dont les plants de vigne ont été, dit-on, apportés de Bourgogne, à la venta de Quesada où se fit la fameuse veillée des armes, servie par une maritorne mal peignée, qui devait descendre en droite ligne de celle du Toboso. Il ne faudrait pas, d’ailleurs, s’aventurer à vouloir démontrer aux gens d’Argamosilla que Don Quichotte est sorti tout armé du cerveau de Cervantès ; de par tous les saints de la Manche, vous vous feriez rompre les os. Il n’est si mince grigou du pays qui ne compte parmi ses ancêtres un des personnages du roman. L’hôte de la venta se déclare l’arrière-neveu du patron primitif. J’ai trinqué avec un barbier chirurgien qui se prétend petit-fils ou petit-cousin de celui qui soigna Don Quichotte et m’a dit être l’ami d’un gros meunier du voisinage, descendant de Sancho Pança. Je n’ai pas osé lui répondre qu’il mentait comme un arracheur de dents.
Car ce sont encore les barbiers qui, dans la plupart des bourgades, soignent, purgent, posent des ventouses, raboutent et arrachent les dents. Ils s’intitulent barbiers-chirurgiens-dentistes et sont glorieux de leur triple art. A Baylen, de funeste mémoire, j’admirais le portrait d’un de ces praticiens pompeusement exposé à la devanture de son échoppe, dans un magnifique cadre formé d’une triple rangée de canines et de molaires. Je ne sais s’ils sont habiles en qualité de chirurgiens, mais, comme barbiers, ils sont de première force, dignes de leur vieille réputation et excellent toujours « à raser à poil et à contre-poil et à mettre une moustache en papillote ».
En approchant de Mançanarès, on voit tout l’horizon crénelé par la grande ligne d’un bleu sombre de la Sierra Morena, et bientôt la ville se montre toute blanche dans une ceinture de verdure, comme un ksour dans l’oasis.
Mais, dès l’entrée, l’aspect enchanteur disparaît. Je ne sais plus quel voyageur, peut-être Alexandre Dumas, l’a représentée charmante à l’excès, pleine de rires et de chansons. Elle a bien changé depuis, et les peu affables habitants semblent devenus bien tristes, à la suite de quelque calamité publique, sans doute, dont la nature m’est restée inconnue. Ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, le voyageur a vu les choses au travers du prisme de quelques flacons de Val de Peñas, écoutant résonner dans la cité silencieuse l’écho de ses propres rires et de ses propres chansons.
En fait de chansons, je n’y ai entendu que des patenôtres psalmodiées dans l’église par un groupe de mauvaises petites vieilles. Elles allaient d’un pilier à l’autre, s’agenouillaient et marmottaient d’un air pressé, puis se relevaient et couraient à l’autre pilier. Il était visible qu’elles accomplissaient quelque corvée obligatoire, peut-être une pénitence du confesseur compatissant pour un mari victime, et qui tenait ainsi pour quelques heures le diable hors du logis. Elles traînaient à leur suite une toute jeune fille qui certainement eût préféré une distraction plus profane, car ses yeux brillants ne paraissaient nullement empreints de la piété et de la modestie séant au saint lieu.
Il faut avoir tué père et mère pour habiter ce centre de mortel ennui. Ou croit entrer dans un ksour du Sahara, en plein midi, alors que gens et bêtes font la sieste, que du minaret de la mosquée le silence plane sur la ville. Mais la chaleur passée, le ksour s’éveille, les chameaux dressent la tête, les chiens secouent leurs puces et les Bédouins leurs guenilles ; un grand mouvement de vie circule ; les femmes vont à la fontaine, les marchands lèvent leur auvent, les belles négresses du Soudan étalent leurs dents blanches, leurs seins et leurs figues ; la caravane passe, la foule s’amasse, les vendeurs publics crient de groupe en groupe le haïk de prix, l’arme damasquinée, la ceinture brodée d’or ; les âniers à cheval sur la croupe passent au petit trot, effleurant de leur épaule nue la botte rouge des caïds superbement montés et fendant les flots grossissants de la rue encolorée et tumultueuse.
Ici personne. Le soleil est bas et la torpeur règne encore. Les rues larges et droites, les maisons blanches accentuent la solitude du pavé. Derrière l’éternelle fenêtre grillée, paraît, au bruit de vos pas, quelque figure, symbole du désœuvrement. Chacun s’enferme, fatigué du voisin. Mais, çà et là, par une porte entr’ouverte, l’œil plonge dans le patio, le simulacre de jardin au milieu des pierres, la délicieuse cour arabe, fraîche, fleurie, où une treille épaisse, chargée d’énormes grappes, étend son ombre dorée.
Aussi est-il impossible à un étranger de se procurer du raisin. Chacun possédant sa vigne à domicile, les paysans n’en apportent pas au marché. Il fallut mettre à contribution la complaisance un peu rétive de notre hôtelier pour obtenir une grappe qu’il acheta chez un voisin.
Mançanarès ne s’éveille que la nuit. Fatigués de la route et de l’ennui ambiant, nous allions nous coucher à neuf heures lorsque à l’église d’en face éclata, je ne sais pour fêter quel saint noctambule, un carillon enragé. L’orchestre aérien à peine a-t-il lancé sa dernière note que voici un vacarme d’une autre nature. Gens et bêtes arrivaient sur la place de la Constitution qui est aussi celle du marché. J’ai déjà dit que toutes les villes et bourgades espagnoles ont une place de la Constitution, comme elles ont un jardin public, sec, brûlé et poussiéreux appelé les Délices.
A grand fracas, on déballe les marchandises. Dix heures n’ont pas sonné, que la place est encombrée d’amas de pastèques, tomates, grenades, citrons, concombres, de guirlandes d’oignons, de piments et d’ail. Une terrible clameur s’élevait. Tous ces paysans paraissaient se disputer avec de grands gestes et prêts à se battre.
« Ils ne se disputent pas, me dit mon hôte, ils arrangent le prix pour le marché de demain. C’est leur manière de traiter les affaires. »
La tempête de voix dura jusqu’au petit jour, puis peu à peu tout se tut. Les maraîchers s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’allongèrent à côté de leurs tas.
Je pensais pouvoir dormir à mon tour, mais le crieur de nuit m’éveilla en sursaut, annonçant à la population qu’il était trois heures du matin, temps serein et le moment de prier Maria carissima ; comme si elles n’attendaient que ce signal, cinq ou six douzaines de cailles enfermées dans des cages où elles ont autant de place qu’un factionnaire en sa guérite, et accrochées à toutes les fenêtres, commencèrent, avec une désolante uniformité et jusqu’au soleil levé, leurs lamentables appels.
C’est la manie en Espagne d’emprisonner une caille à sa fenêtre pour se donner l’étrange satisfaction d’entendre toute la nuit ce cri triste et bien connu qui rappelle à la réalité le pauvre diable égaré dans le rêve : « Paye tes dettes ! paye tes dettes ! » mais qui dans l’imagination des races du Midi, moins préoccupées des intérêts matériels et dont les exigences de la vie sont moins impérieuses, réveille les amants somnolents par cette plus douce antienne : « Fais l’amour ! fais l’amour ! fais l’amour ! fais l’amour ! »
A Mançanarès, trompés par la fertilité de la campagne environnante, nous reprîmes à pied la route.
Mais ce n’est qu’un coin de verdure, et nous marchions depuis une heure à peine que le désert recommençait avec ses tas de pierres et ses chardons qui dépassent la taille d’homme.
C’est l’Afrique du Nord dans son côté aride et désolé, ses longues plaines nues, ses torrents à sec ; l’autre, la riche et la plantureuse, va bientôt paraître, au delà de la Sierra Morena.
On avait bien raison de dire jadis « les Espagnes », car chaque province a son cachet distinct et bien tranché, différant autant par le sol que par les habitants. Dix peuples dans un seul royaume.
« Par son aspect général, sa faune et ses populations elles-mêmes, cette partie, écrit Élisée Reclus, appartient à la zone intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jusqu’au désert de Sahara. La Sierra Nevada et l’Atlas qui se regardent, d’un continent à l’autre, sont des montagnes sœurs. Le détroit qui les sépare n’est qu’un simple accident dans l’aménagement de la planète. »
En approchant de Val de Peñas, les oliviers d’abord clairsemés s’épaississent, forment de délicieux petits bois, puis disparaissent peu à peu pour laisser tout le terrain aux vignes qui continuent jusqu’à Santa-Cruz. Bientôt l’horizon se rétrécit, borné par les premières assises de la Sierra. Nous atteignons El Muradiel, la dernière bourgade de la Manche, nous enquérant vainement d’une posada. C’est cependant une station de la ligne de Madrid à Cordoue, mais la bourgade est assez éloignée, et comme elle est de lamentable aspect, personne ne s’y aventure.
On y venait pourtant autrefois, car c’est la première des colonies appelées nuevas poblaciones que fonda Charles III pour faciliter aux voyageurs la traversée de la dangereuse montagne, aider à la chasse et à la destruction des bandits. Maintenant nul ne passe, le chemin de fer l’a ruinée. Le pays vaut pourtant la peine d’être vu, et j’engage les touristes que n’effraye pas trop la fatigue à prendre la route d’El Muradiel pour traverser le défilé de Despeñaperros. Ils ne perdront ni leur temps, ni leur peine.
En attendant, nous cherchions un souper et un gîte. Le chef de station, homme civilisé, nous indiqua un couple de vieux bourgeois, qui consentaient parfois à obliger les seigneurs voyageurs étrangers en échange d’un petit dédommagement en espèces. Ces braves gens, qui paraissaient d’une classe supérieure aux paysans du voisinage, nous reçurent avec une courtoisie à laquelle nous n’étions pas habitués. Une tristesse douce et résignée pesait sur la vieille dame, qui avait perdu tous ses enfants au dernier choléra et sa fortune je ne sais dans quel krach espagnol. Le lendemain, comme nous déjeunions, un Français demande à nous voir. Je me rappelle celui de Tolède et je fais la grimace. Mais ce Français est le châtelain du pays.
Nous voyons entrer un petit jeune homme, à moustache naissante, maigre et au teint basané. Il a appris l’arrivée de compatriotes, événement rare à El Muradiel, et vient nous serrer la main et nous offrir de visiter sa résidence avant notre départ.
Qui veut acheter un château en Espagne ? Non pas le château proverbial fait de la quintessence lumineuse de nos rêves que nous bâtissons tous dans les nuages d’or, mais un manoir solide en bonnes pierres de taille, dont la façade forme un côté de la place de la Constitution d’El Muradiel et en fait l’unique ornement.
A vrai dire, c’est plutôt une vaste maison bourgeoise comme on en construisait au siècle dernier, mais le jardin est seigneurial, entouré de murs de dix pieds et occupant à lui seul la moitié de la bourgade.
Même au pays des alcazars et du Généralife, il pouvait passer pour un coin joli de verdure et de fleurs, et le propriétaire en était fier à juste titre. Maintenant il n’en reste plus que des épaves. C’est une ruine de jardin. Les plantes tropicales, les arbres fruitiers transplantés à grands frais, les tonnelles ombreuses et touffues, les arbustes rares, tout cela meurt faute de soins. Les herbes parasites couvrent les allées, dévorent les parterres. Les crapauds infectent les viviers.
Un ingénieur français de la ligne de Madrid à Cordoue avait créé, il y a vingt-cinq ans, cette oasis.
Stationné à El Muradiel et devenu l’heureux possesseur de la main d’une jolie señorita et en même temps de la résidence, il transforma une maigre huerta manchoise, où quelques plants d’oignons et de tomates disputaient la terre aride aux ronces et aux cailloux, en un petit Éden.
Il y travailla durant vingt années ; mais depuis cinq ans il est mort et sa veuve a tout laissé périr. Son fils, jusqu’ici au lycée de Bordeaux, ne vient qu’une fois chaque année pour assister au désastre.
Les bons paysans du voisinage qui n’ont pas le courage de planter un radis devant leur masure, parce qu’il faudrait prendre la peine de l’arroser, accélèrent la ruine en pillant et gaspillant ce qui reste de cet orgueilleux verger qui insultait à leur paresse.
« Dès la nuit, nous dit le jeune homme, ils escaladent les murs, où ils se sont fait des escaliers en enlevant les pierres, pour grimper plus facilement. Ils cassent les branches pour cueillir les fruits, arrachent les arbustes, volent nos poules, empoisonnent nos chiens, et font cuire leur soupe avec notre faisanderie. Aussi ma mère dégoûtée laisse tout à l’abandon.
— Ne pouvez-vous donc flanquer quelques pruneaux aux maraudeurs ? c’est votre droit.
— Des pruneaux ?
— Oui, des pruneaux de plomb.
— Ah ! bien oui. J’y ai songé plus d’une fois ; ma mère m’en a dissuadé. Si je tirais seulement à poudre au-dessus de leur tête, nous serions mis à sac. Vous n’avez pas idée comme on déteste les Français.
— Cependant votre mère est Espagnole.
— Oui, mais elle a épousé un Français et les gens du pays ne le lui pardonnent pas. Voici mes études terminées ; moi demeurant ici, les choses changeraient peut-être, mais je ne veux pas m’enterrer à El Muradiel, et si je trouvais le moindre prix raisonnable, je vendrais avec joie. »
Il me donna un chiffre ridiculement minime qui satisferait son ambition.
L’offre était bien tentante, devenir châtelain dans la province de Don Quichotte ! Cette perspective me souriait assez !
Mais je regardai autour de moi, je vis la tristesse et la misère ambiante, la désolation des murs, des champs, des rochers et des pierres, les laides petites Manchoises, les regards hostiles des mâles, et je pris congé du pauvre châtelain pour m’enfoncer dans la montagne, lui faisant la promesse de dire, aussitôt de retour en France, à mes connaissances et amis :
« Qui veut acheter un château en Espagne ? »
Ma promesse est remplie.
Après le défilé de Despeñaperros, le plus sauvage et le plus pittoresque passage de la Sierra, on entre par Santa-Elena dans l’ancien royaume maure de Jaen. Le pays change subitement d’aspect. C’est la belle Andalousie avec ses lauriers-roses, ses orangers, ses chemins bordés d’aloès et de cactus, ses délicieux jardins, ses coins brûlés, les teintes violettes de ses horizons, son ciel plus bleu et ses femmes plus belles.
Nous nous en aperçûmes dès las Navas de Tolosa, où nous rencontrâmes un essaim de jeunes filles dignes de parer un harem, et surtout à la Carolina où les grands yeux noirs de notre jeune hôtesse nous retinrent vingt-quatre heures.
La Carolina est comme El Muradiel et Santa-Elena une des nuevas poblaciones de Charles III et de beaucoup la plus attrayante.
Bien bâtie, gaie et coquette, avec ses rues plantées d’arbres, ses places et ses artères principales à arcades, elle a de plus une garnison, agrément que semblent apprécier fort les beautés caroliniennes. C’est après les sauvages bourgades de la Manche un centre civilisé.
Cependant, à la première posada devant laquelle nous nous arrêtâmes, on nous refusa tout d’abord l’entrée. Une matrone, qui eût fait les délices de Balzac, cousait sur le seuil de la porte avec une petite Andalouse. Elles se lèvent, non pour nous rendre les honneurs, mais nous barrer le passage.
Il faut dire à leur excuse que depuis six semaines que nous arpentions les petits et les grands chemins, nos toilettes et nos visages n’étaient plus de première fraîcheur ; nos sacs, maculés, pendaient lamentablement sur nos épaules ; nos manches retroussées jusqu’aux coudes montraient des bras couleur de cuir de Cordoue, et, de plus, indépendamment de fortes triques, la crosse de nos revolvers au-dessus de nos ceintures, avec le manche de longues navajas, achetées à Santa-Cruz, ne nous donnaient pas la mine de paisibles touristes.
Bref, les hôtesses de la posada, intimidées et méfiantes, nous prenant pour des bandits, avaient « la frousse », selon l’expression pittoresque de mon compagnon, qui ne put s’empêcher de rire de la frayeur de ces dames.
« Pas de place ici, » dit résolument la matrone. Mais la demoiselle, apitoyée sans doute par la jeunesse de La Martinière et rassurée par la chevalière armoriée de son doigt, dit quelques mots en notre faveur à sa mère.
« C’est un douro ! reprit la mère, pensant nous effrayer par l’énormité du prix.
— Un douro, quoi ?
— La chambre et les repas.
— Mais cela nous va très bien. »
La matrone paraît surprise que de tels vagabonds puissent lâcher si aisément cinq francs pour le vivre et le couvert, et ses appréhensions augmentent. Aussi on nous installe dans une chambre à deux lits tout près de la porte, afin d’avoir sans doute plus de facilité à nous y jeter au premier méfait.
Il y avait un piano dans la chambre, un piano apporté à grands frais de Paris. A la Carolina, ce moderne instrument de supplice est encore une rareté, et voilà mon compagnon qui, toilette faite, se met à jouer tout son répertoire.
« Ces bandits me paraissent des caballeros, » dit la jeune fille.
On nous appelle pour le dîner ; on nous fait mine avenante. Une petite servante accorte nous indique, en nous présentant les plats, les meilleurs morceaux.
L’Andalou comme le Castillan est peu hospitalier, encore moins démonstratif ; mais, si la glace est rompue, il devient charmant.
Tous ces gens s’apprivoisent si bien, que nous passons la soirée en famille et qu’au lieu de rester seulement la nuit nous stationnons une partie du lendemain.
Oui, les grands yeux de la belle Claudia nous retinrent, et l’énorme tresse de soie noire qui tombait de sa nuque presque au-dessous des jarrets, et son pied chaussé de la pantoufle de Cendrillon, et sa main fine d’Andalouse.
Elle trouva tout naturel qu’on lui fît une cour assidue. Je crois même que sa mère et elle se fussent offensées s’il en eût été autrement, comme cette marquise d’Alcanizas dont parle la comtesse d’Aulnoy, qui avouait que si un cavalier restait en tête à tête avec elle pendant une demi-heure sans lui demander tout ce que l’on peut demander à une jolie femme, elle en eût éprouvé un si vif dépit qu’elle aurait volontiers poignardé le malhonnête.
« Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu’il voudrait ? lui demanda-t-on.
— Ce n’est pas une conséquence, répondit la marquise ; j’ai même lieu de croire que je ne lui accorderais rien du tout, mais au moins je n’aurais aucun reproche à lui faire ; au lieu que s’il me laissait si fort en paix, je le prendrais pour un témoignage de son mépris. »
La séduisante Claudia n’eut sur ce point aucun reproche à nous adresser. Œil brillant, lèvres épanouies, étalant ses blanches quenottes, friandes de la grappe de vie, elle en écouta de toutes les façons. Elle paraissait être habituée du reste à cet encens brûlé sous ses charmes de seize ans et nous ne retirâmes de nos madrigaux que le plaisir qu’ils lui faisaient. C’est que la galanterie, cette spécialité des races latines, le culte de la femme qu’on ne rencontre vraiment que là, n’est pas chez l’Espagnol, comme chez le Français et l’Italien, une distraction et un passe-temps, c’est un besoin de sa nature. « L’Andalou courtiserait jusqu’à sa grand’mère, » dit le proverbe.
Nous eussions volontiers passé une semaine à courtiser non la grand’mère, mais la petite-fille, mais il fallait nous arracher aux chauds effluves de ses yeux noirs, et nous prîmes congé de toute la famille qui nous reconduisit jusqu’à la porte qu’on refusait de nous ouvrir la veille, avec poignées de main et des Vayan con Dios vingt fois répétés. Et au coin de la rue, nous nous retournâmes pour voir une dernière fois la brune señorita qui avait, comme les filles de l’Andalousie, « le soleil dans les yeux, l’aurore dans le sourire, le paradis dans son amour », et, agitant son mouchoir, eût peut-être, ainsi que l’hôtesse arabe, bien voulu nous retenir.
Baylen, nom de sinistre mémoire. Nous y entrâmes un soir à la suite d’une compagnie de muletiers chantant par les rues raboteuses. La ville n’offre aucun intérêt, et le souvenir de la capitulation de Dupont semble la rendre plus maussade.
Une fontaine commémorative de notre désastre est dressée sur la place principale, surmontée de la statue de l’Indépendance. On l’appelle la place de la Vierge ; une vierge souvent violée. Une autre petite place plantée d’orangers d’un aspect riant, quelques vieilles maisons écussonnées au milieu de masures, une église où flamboie le gothique fleuri et où toutes les statues sont habillées ou peintes, c’est tout ce qu’il y a d’intéressant à Baylen.
A propos de Dupont, on raconte un mot de son vainqueur Castaños.
Officier de salon, il avait gagné ses grades dans les antichambres royales. La chaleur, les bagages dont on s’était encombré, la suffisance du commandant en chef et, il faut bien l’avouer aussi, l’indiscipline des troupes qui se livraient au pillage gagnèrent pour Castaños la victoire. Il eut le bon sens et la modestie de convenir qu’il n’était pour rien dans ce succès inespéré, tandis que Dupont eut le mauvais goût de faire ce que firent nos généraux de 1870, de rejeter la faute sur tous.
Aussi, lorsqu’il présenta son épée à l’Espagnol en disant :
« Vous pouvez être fier de votre journée, général. Jusqu’ici je n’avais jamais perdu de bataille. J’ai été à plus de vingt, je les ai gagnées toutes.
— C’est d’autant plus extraordinaire, en effet, répliqua Castaños, que moi, je n’ai assisté à aucune bataille dans ma vie. »
Pas plus que Baylen, Andujar, la prochaine étape, n’offre d’intérêt.
Elle est d’un aspect triste et la fièvre y règne une partie de l’année.
Il s’y rattache encore un souvenir de notre histoire. Là, le duc d’Angoulême, pendant que Ferdinand VII était prisonnier des Cortès à Séville, signa l’ordonnance de 1823 qui mit fin aux atroces violences du parti royaliste.
On traverse, au sortir d’Andujar, une des plus riches campagnes de l’Andalousie, par de véritables forêts d’oliviers, de mûriers, d’arbres fruitiers de toutes sortes et de longues étendues de vignes.
Après avoir passé Montoro, on aperçoit, sur la gauche du Guadalquivir, dominant une bourgade, les ruines imposantes des sept tours vieilles de mille ans du château des rois de Cordoue.
Enfin, un dimanche matin, aux sons joyeux des cloches, nous entrons dans la capitale d’Abderahman, le lieu de naissance de Sénèque et le soi-disant de Gonzalve, le grand capitaine, appelé de Cordoue parce qu’il est né à Montilla.
Au temps des Maures, Cordoue comptait 200 000 maisons, 80 palais, 700 mosquées ayant chacune son minaret, 900 bains, — ce qui prouve que la propreté était plus en honneur chez les Arabes que chez les Espagnols, car j’eus certaine difficulté à en trouver un — des marchés, bazars, ateliers sans nombre et 12 000 villages comme faubourg. Là se trouvait le sérail d’Abderahman III avec ses 6300 hôtes, femmes, maîtresses, esclaves, eunuques.
Alors que l’Europe restait plongée dans la barbarie, Cordoue se faisait l’asile des sciences et des arts, et ses écoles de médecine, d’anatomie, de géométrie, de chimie, de musique étaient fameuses. La bibliothèque royale contenait plus de 500 000 manuscrits. Aujourd’hui, la ville est morte, silencieuse, la campagne déserte, l’herbe pousse dans les rues, les palais sont en ruines ; les arcades aériennes, les galeries à ogives s’effondrent ; les vieilles basiliques mauresques mutilées par le replâtrage catholique sont même vides de chrétiens. Il arrive un moment, dans la richesse des villes comme des nations, où il n’y a plus au delà que la décadence.
Le soir seulement Cordoue reprend un peu de vie. Ses rues désertes s’animent. Les matrones sortent pour les achats, les jeunes gens pour les rendez-vous, et les señoritas se cachent derrière le rideau de leur fenêtre pour les voir passer. Partout encore des grilles. Il faut que les Espagnoles soient bien enragées d’amour pour obliger pères et époux à pareille débauche de ferronnerie.
Mais l’église est là pour mitiger l’effet de ces précautions jalouses. Le bel oiseau, en cage dans la maison paternelle, déploie ses petites ailes dans la maison de Dieu. Comme au temps de Rosine, elle sert de rendez-vous. On y attend son amant en brûlant un cierge à la Vierge, et sous prétexte de réciter les cent cinquante Ave du rosaire, on murmure les doux propos d’amour. Le lieu sanctifie la chose. Le clergé ferme les yeux ; il y trouve son compte, paraît-il.
Les rues de Cordoue sont comme celles de Tolède, tortueuses et étroites. La grande préoccupation des méridionaux est de se garantir du soleil, et leurs maisons sont disposées de telle sorte qu’il ne puisse y pénétrer un rayon. Rien de mieux ; mais au dehors ils se couvrent de parasols et d’éventails comme s’ils craignaient de s’abîmer le teint. On entend les messieurs se plaindre comme s’ils tombaient de Sibérie :
« Oh ! que calor ! que calor ! »
De vigoureux gaillards barbus, à mine de condottiere, poussent des gémissements de petites-maîtresses pâmées.
Par le fait, j’ai remarqué qu’il n’y a guère que les gens du Nord qui sachent supporter le soleil ; je mets les Arabes à part, race dure à toutes les fatigues.
Si les rues sont étroites, elles sont en revanche hérissées de cailloux dont la pointe est tournée en haut pour la joie des cordonniers et des pédicures. Le pavage remonte, dit-on, à Abderahman III, c’est-à-dire au milieu du neuvième siècle. Je n’ai pas de peine à le croire, et je doute que s’il n’y en avait pas eu, les Espagnols l’eussent inventé. Ils se sont contentés de le laisser tel quel, se bornant aux plus urgentes réparations. Celui de Paris est plus récent de trois siècles, a du moins progressé.
chante Mignon. Oui, je le connais, mais ce n’est pas à Cordoue qu’il faut respirer ses parfums.
Paris, l’été, a bien mauvaise bouche, mais la brise qui souffle pendant certaines soirées tout imprégnée des miasmes des dépotoirs semble essence de rose à côté de l’haleine de Cordoue.
Je me souviens d’une vespasienne placée sur le cours du Grand Capitaine, à l’endroit fashionable de la ville, là où les Cordovanes viennent prendre le frais du soir et entendre la musique militaire sous les allées d’orangers, qui coupait la respiration à quinze pas et se faisait sentir à plus de cinquante.
Je ne sais si, comme MM. les chimistes le prétendent, ce vent est excellent pour l’hygiène ; il est en tous cas bien mauvais pour le nez.
D’ailleurs, pas plus que nombre de Parisiens, les Cordovans ne paraissent doués de nerfs olfactifs fort sensibles. Un luxueux café étale ses tables encombrées de clients dans ce vilain voisinage et chacun consomme, rit, badine et jaspine à côté de cette puanteur. Des cavaliers s’arrêtent, des señoras causent longuement de leurs petites affaires, sans paraître le moins du monde incommodés. J’ai vu des amants s’enlacer amoureusement au-dessus d’un égout.
Sur ce cours du Grand Capitaine, on assiste dans les soirées douces et lumineuses à un défilé de brillantes étoiles. Ce sont les beaux yeux des Cordovanes qui étincellent dans la nuit. Malheureusement, ici comme ailleurs, la gracieuse mantille disparaît. Les señoras qui n’ont pas encore adopté la mode de Paris en affublent leurs fillettes, et rien de plus drôlet que ces petites Andalouses se promenant gravement près de leur mère, toutes fières d’être enlaidies par ce laborieux échafaudage de carton sur leur tête, tandis qu’il serait si simple de rester gracieuses et jolies.
Des files de voitures font le tour de la promenade, au pas, tristement, comme à la corvée obligatoire des funérailles. C’est la grande fashion, la marque aristocratique par excellence. Je ne sais si ces gens s’amusent beaucoup à cet exercice, mais ils n’en ont pas l’air ; c’est s’amuser à l’anglaise.
Montés sur de superbes andalous, les jeunes gens de la ville, les rares qui osent porter encore le costume national, parcourent aussi au pas les côtes de la promenade. Il est remarquable comme ces montures ressemblent à celles que peignaient les vieux maîtres flamands : tête fine et busquée, élégante encolure, largeur de croupe terminée par une queue longue et touffue battant le jarret nerveux.
Les Espagnols qui ont abîmé et mutilé tant de belles choses, ont eu le bon esprit de ne pas enlaidir leurs chevaux ; ils leur laissent comme les Arabes leur queue et leur longue crinière, utile parure dont les privent si sottement nos sportsmen anglomanes ; aussi le cheval espagnol, vigoureux et élégant, ne ressemble en rien à ces squelettes recouverts de tendons, longue échine supportée par des échasses, fabrication de nos voisins d’outre-Manche qui, sous prétexte de perfectionnement, déforment tout, depuis le cochon jusqu’aux caractères.
Au grand Abderahman Cordoue doit sa mosquée, chef-d’œuvre sans pareil, que la lourde stupidité d’une bande de prêtres mutila. Au milieu de ce monument, qui suffirait à la gloire d’un règne, les catholiques ont élevé leur cathédrale, trouant l’harmonie et la pureté des lignes des magnificences orientales par une excroissance de barbarie gothique ; « vraie verrue architecturale », comme dit Théophile Gautier, qu’on pourrait admirer ailleurs, comme spécimen le plus complet du style plateresque, mais qui détonne étrangement dans la grande majesté primitive.
Il faut le dire à l’honneur de la municipalité de Cordoue, ce ne fut pas sans ses véhémentes protestations que s’accomplit cet acte de vandalisme. Elle en appela à Charles-Quint et, en attendant la décision souveraine, menaça de mort tout ouvrier qui prendrait part à la démolition.
Le conseil du roi donna tort à l’ayuntamiento ; le chapitre triomphant se mit immédiatement à l’œuvre. Quand, trois ans après, le roi vint à Cordoue, il fut vivement contrarié et témoigna son mécontentement aux chanoines. Il était trop tard ; le flamboyant champignon catholique avait déjà crevé les voûtes et renversé soixante-trois colonnes de porphyre et de jaspe.
Charles-Quint, du reste, traita l’Alhambra de Grenade de même façon que les chanoines la mosquée de Cordoue. Se trouvant trop à l’étroit dans le palais des rois maures, il en fit démolir une partie pour construire à la place et avec l’argent extorqué aux Arabes de la ville un palais renaissance. Vaine dépense, et stérile extorsion. Le palais ne fut jamais achevé et ses murs sans toiture font une grande tache sombre dans les splendeurs de l’Alhambra.
Errant dans la forêt de colonnes de la vieille mosquée d’Abderahman, il me semblait voir surgir dans de longues allées solitaires les fantômes du passé. Les majestueux Maures traversent silencieusement les nefs et vont s’agenouiller devant le Mihrab, le saint des saints, chapelle sacrée, rêve d’Orient. Tout à coup, dans les profondeurs mystérieuses, éclate le bruyant orchestre de la musique catholique. Les notes de l’orgue déchirent le religieux silence. Là, dans le temple chrétien auquel le temple musulman forme en quelque sorte un vestibule circulaire, se célébrait en grande pompe je ne sais quelle cérémonie.
Dans les opulentes stalles du chœur, derrière les flamboiements du maître autel et les ferronneries dorées, au milieu des fleurs, des cierges, des statues, des nuages d’encens, une troupe de prêtres à l’air ennuyé entonnaient leurs tintamarresques prières. Mais ils jouissaient seuls de leur propre bruit, de leur pompe, de la splendeur ambiante. Pas un fidèle ne faisait chorus ; pas de jolie dévote accroupie sur les dalles jouant de la prunelle et de l’éventail, pas une manola ne caressait les beaux et gros chanoines du rayon de ses yeux veloutés.
En vain les éclats retentissaient dans la cathédrale, appels désespérés à la foi fuyante, en vain l’orgue lançait ses notes les plus saintement endiablées. Rien ne venait. Les acteurs en furent pour leur parade, la salle resta vide. Un vieux mendiant lépreux au profil sémitique qui dévorait une tranche de chorizo à côté d’un pilier fut avec mon compagnon et moi le seul spectateur de la représentation. Et je pensais aux malédictions qui semblent parfois peser sur les races comme sur les familles, inconscientes cependant des crimes ou de l’imbécillité des ancêtres, et je me dis : C’est le châtiment.
Les autres mosquées, que sont-elles devenues ? Un tremblement de terre les a, paraît-il, détruites en 1589. A chaque pas dans les ruelles on aperçoit sous d’épaisses couches de plâtre de délicates sculptures, les fines lignes de l’ogive musulmane, seul vestige d’un ancien lieu de prières devenu hangar, grange, magasin ou écurie.
Comme pour Tolède, la description de Cordoue demanderait vingt chapitres ; mais ces descriptions ont été faites cent fois, et après celles de Théophile Gautier rien ne peut plus être dit. Aussi ne sont-ce que des impressions que j’essaye de rendre.
Moyennant un laissez-passer métallique, une vieille maugrabine nous fit les honneurs des jardins de l’Alcazar,
Amas d’orangers, de citronniers, de grenadiers, de buissons de fleurs, coupés par de petits chemins couverts de treilles, le tout arrosé et rafraîchi par une canalisation savante et cette recherche constante de l’ombre particulière aux jardins du Midi. Les bocages mystérieux, les parfums capiteux des fleurs, la tiède atmosphère vous pénètrent d’une langueur étrange, et l’on sent combien, sous ces berceaux enchantés, les voluptueux rois maures devaient aimer à s’y décharger avec l’esclave favorite des soucis du pouvoir. Cependant l’exiguïté relative de ces jardins contraste trop avec la magnificence orientale pour que je ne soupçonne pas les Espagnols d’en avoir mutilé la plus grande partie.
Quant aux Alcazars, le vieux et le neuf, viejo et nuevo, le premier n’offre de remarquable que les souvenirs qui s’y rattachent, et le second sert de prison.
C’est non loin de là qu’Abderahman fit élever à la plus aimée de ses maîtresses, la belle Zohrah, un palais qui n’a d’égal que dans les contes des Mille et une Nuits. Quarante colonnes de granit, douze cents de marbre rare soutenaient et décoraient l’édifice. Les murs des appartements étaient couverts de plaques d’or ouvragé ; ceux du boudoir où l’odalisque attendait son seigneur également couverts d’or incrusté d’arabesques en pierres précieuses ; des animaux fantastiques en or massif versaient jour et nuit, dans des bassins d’albâtre, des flots d’eau parfumée, où de jeunes esclaves chrétiennes, aussi belles que nues, venaient aider aux ablutions du maître.
Cet Abderahman semblait s’entendre assez à mener joyeusement la vie. Cependant, après son long et glorieux règne, on lut sur la feuille de parchemin où il traça ses volontés dernières :
« J’ai régné cinquante années, j’ai épuisé toutes les joies. Au sein de la puissance, entouré de gloire et de voluptés, je n’ai compté que quatorze jours de bonheur. »
Quatorze jours ! La belle Zohrah devait être bien inhabile !
« Grenade, coin du ciel, plus éclatante que la fleur, plus savoureuse que le fruit dont elle porte le nom ! » Ce n’est pas moi qui parle ainsi, je vous le jure ; je me contente de citer un dicton. Mais si Grenade possède la saveur du fruit et l’éclat de la fleur, elle est loin d’y joindre les parfums.
Par le fait, comme la plupart des villes espagnoles, Grenade est infecte en été. Le drainage défectueux, insuffisant, fait des délicieux jardins qui enveloppent ses faubourgs, des réceptacles d’égouts et des foyers d’infection. De plus, l’eau y est impure à cause des infiltrations putrides. Pour obvier au mal, une somme de quinze millions a été dépensée ou plutôt gaspillée sans grands résultats par une municipalité ignorante ou grapinarde.
La capitale de Boabdil, qui comptait au quinzième siècle soixante-dix mille maisons, n’a pas aujourd’hui soixante-dix mille habitants. Sur ce nombre, le choléra de 1855 en tua plus de dix mille en trois mois, de juillet à fin septembre, tandis qu’il ne faisait aucune victime dans sa voisine Cordoue. Il y eut en un seul jour neuf cent treize décès. Les cercueils manquèrent ; les mêmes durent servir à quantité de voyages. On y mettait les corps, on les versait dans la fosse et les bières vidées se remplissaient pour de nouveaux transports.
Les fossoyeurs, découragés et effrayés, renoncèrent à la besogne ; ils s’enfuirent du cimetière laissant trois cents morts sans sépulture. En vain la municipalité fit appel aux ouvriers, aux bourgeois, à toute la population. Personne n’osait approcher du charnier, et pendant onze jours se putréfiant sous l’ardent soleil, il accrut la peste de la ville.
Enfin un capitaine de la garnison se dévoua. A la tête de ses hommes il procéda à la lugubre, répugnante et redoutable besogne, donnant le premier l’exemple, charriant cet amas de corruption, et, par un héroïsme plus admirable que celui des champs de bataille, contribua à délivrer la cité. Les cadavres, entassés dans de larges fosses, furent brûlés dans la chaux vive.
Il y a trois choses remarquables à Grenade : l’Alhambra, le Generalife et l’Albaycin, quartier des Gitanos.
L’Alhambra et le Généralife, dont le nom signifie Maison des fêtes, m’avaient été trop vantés pour que je ne les trouvasse pas au-dessous de leur réputation ; en revanche, l’Albaycin me parut pittoresque et étrange au delà de ce que je me l’imaginais ; je parle du lieu et non des habitants qui sont la plus belle collection de sacripants et de drôlesses que l’on puisse rencontrer. Mais, avant de faire connaissance avec ces descendants dégénérés d’une race de forbans aux grandes allures, nous courûmes longtemps par la ville à la recherche d’une vraie danse espagnole.
Je commençais à croire qu’il en était des cachuchas et des fandangos comme des biftecks saignants à l’anglaise, c’est-à-dire une invention purement parisienne, lorsque le hasard nous conduisit dans les environs de la Viuda de Pena, à la porte d’une sorte de café d’honnête apparence. Comme nous hésitions à entrer, jetant un coup d’œil dans l’intérieur à peu près vide, un caballero qui fumait une cigarette sur le pas de la porte nous dit que la représentation ne tarderait pas et que dans cinq minutes au plus la salle serait comble.
Nous voici installés en face d’une bouteille de Mancenilla qui est bien le plus insipide vin que j’aie jamais bu et qui est prisé là-bas à l’égal du champagne, et nous attendons une longue demi-heure que les tables se garnissent peu à peu, sans nous douter que nous allions rassasier notre vue de fandangos, de cachuchas, de jotas et autres ragoûts mimiques au piment andalou.
Qu’à côté de ces danses encolorées et chaudes les nôtres semblent puériles et fades ! Chez nous les jambes seules fonctionnent et c’est à peine si quelque hanche audacieuse ose montrer qu’elle est en vie. Là-bas, tout le corps palpite, s’agite, se trémousse de la tête aux talons, des lèvres à la croupe, des épaules au bout des doigts, de la prunelle au ventre. Chaque organe a son rôle dans la scène amoureuse que la grâce de la femme poétise malgré sa lascivité.
Et quand on songe que c’est encore aux Arabes que l’Espagne doit ces poèmes mimés, le sage ne peut que s’incliner devant le grand Mahomet, qui seul entre tous les fabricants de religion ait intelligemment et humainement compris les plaisirs de la vie !
Ainsi que dans les flamencos de Madrid, les danseuses se rangèrent sur une grossière estrade contre un fond de muraille blanchie à la chaux. Mais qu’importe le cadre à de pareils tableaux ? Malheureusement l’inintelligente vanité féminine gâte la mise en scène. La rage de suivre des modes inappropriées au climat, au pays et aux êtres fait partout son inepte irruption. La coquette et séduisante jupe courte de Rosina s’est allongée jusqu’à cacher sa fine cheville, et sa délicieuse mantille est détrônée par le stupide casque en carton. Couleur locale, que deviens-tu ? Les jaunes dames de Yego s’affublent comme nos blanches mondaines et les manolas de Grenade et de Séville ne se distinguent plus des rôdeuses de la Villette.
Il y a quelque trente ans, Mérimée écrivait de Grenade : « Ici on ne voit plus guère que des costumes français. Hier, aux Taureaux, il y avait des chapeaux. » Chapeaux d’hommes et de femmes, on peut ajouter que maintenant on ne voit pas autre chose.
Néanmoins les anomalies et les réformes maladroites de la toilette ne peuvent enlever l’éclat des yeux, la piquante étrangeté de la physionomie, l’opulence des cheveux et la pourpre des lèvres ; et, parmi les six ou sept almées de l’estrade, il s’en trouvait de vraiment charmantes, jeunes beautés dans toute la pureté du type castillan.
Pas bégueules, d’ailleurs, et acceptant sans façon les cigarettes et les verres de vin de Mancenilla que nous leur fîmes passer. L’intérêt du patron était visiblement le mobile de leur bonne volonté, car, bien que chacune d’elles s’emparât de deux ou trois verres à la fois, comme si elle se sentait dévorée d’une soif saharienne, elle y trempait à peine ses lèvres, en répandait la moitié par terre avec désinvolture et rendait le reste au garçon.
Pendant les entr’actes, quelques-unes, répondant à notre appel, vinrent s’asseoir à notre table, ne touchant encore au vin qu’elles se faisaient servir avec abondance que pour rendre le salut. Il est digne de remarquer combien toutes ces cabotines et ballerines espagnoles sont sobres et peu gourmandes à l’encontre de leurs congénères des nations plus raffinées, et je me demande si jamais aucune a songé par ses excentricités à mettre ses amants sur la paille.
Pendant que nous causions, l’une d’elles nous prévint qu’à une table voisine un caballero désirait boire à notre santé. C’était notre garçon de chambre de la Casa de Huespedes qui levait son verre, nous faisant gracieusement signe qu’il le portait en notre honneur à ses lèvres. Nous lui rendîmes son toast muet, et il salua avec une dignité d’alcade.
Bien entendu, chacune de ces filles a son novio, amant de cœur qui la surveille de près. Il est là, dans la salle, fronçant le sourcil et faisant bonne garde, tenant d’une main sa cigarette et de l’autre caressant au fond de sa poche sa bonne lame de Tolède fabriquée à Berlin, car il est jaloux en diable. Le seigneur garçon d’hôtel devait être l’un de ces élus.
Si la fille est toute jeune, débutante et jolie, le plus souvent l’entrepreneur du spectacle la garde et la tient sous clef. Quelques-uns en ont ainsi trois, quatre et même plus pour leur usage particulier, restant des modes musulmanes que beaucoup apprécieront.
Ces pauvres filles sont logées, nourries, entretenues enfin, à condition qu’elles ne mettent jamais leur joli nez hors de la taverne. Vous pensez si l’envie les en démange par les chaudes nuitées. Mais l’impresario ouvre l’œil.
Toute brebis échappée ne rentre d’ailleurs plus au bercail. Rien de commun, vous le voyez, avec le Bon Pasteur.
Une mignonne petite créature de quinze ans, dont le pas de cachucha nous avait remplis d’enthousiasme, n’eût pas demandé mieux que de prendre la clef des champs, mais par son talent naissant elle aidait à vivre une aïeule infirme et nous n’avions, mon compagnon et moi, ni le désir coupable d’arracher les enfants à leur mère, ni les moyens de faire des rentes à la vieille señora.
Avec nos malles qui nous attendaient à Grenade, nous avions renouvelé notre équipage ; aussi nous prenant pour des mylords anglais prêts à toutes les extravagances, ces demoiselles nous reconduisirent-elles jusqu’à la porte, bravant les regards furibonds des habitués jaloux.
Elles nous firent promettre de revenir, promettant de leur côté d’être libres le dimanche suivant et, après la sainte messe, de nous consacrer leur loisir. Leur ambition se bornait à se montrer en voiture découverte dans les faubourgs de Grenade et leurs rêves de gourmandise à tremper des azucar esponjados dans les limonades glacées.
Mais le temps qui pressait et le dieu hasard, souverain des voyageurs, nous privèrent de ces distractions honnêtes et peu coûteuses comme toutes les pures joies.
Ne vous attendez pas à ce que je vous présente le gitano légendaire avec son éclatant costume, ses cheveux tressés, ses navajas et sa guitare en sautoir. Celui-là n’existe plus que dans les opéras-comiques. Le gitano s’est civilisé, il porte des souliers et des chaussettes, consulte l’heure non plus au ciel mais à sa montre, change de linge presque chaque semaine, ou du moins le dimanche exhibe un faux col propre.
Cependant il n’a pu changer de teint ni de visage et ces hommes qui sous le vieux costume seraient superbes avec leurs grands yeux noirs, leurs lèvres rouges et sensuelles, leur peau dorée, ressemblent, accoutrés des hardes modernes, à de lamentables juifs, ce qu’au fond ils sont tous. Tels quels cependant dans ce quartier de l’Albaycin, ces habitations creusées dans le roc de Sacro-Monte séparé de la montagne du Généralife par la vallée étroite et profonde où coule le Darro, et de Grenade par une enceinte de murailles arabes, ils offrent à l’étranger l’aspect le plus imprévu.
Au flamenco de la plaza Campillo, nous avions trouvé un petit gitano qui nous offrit de nous servir de cicerone et de nous recruter pour un baile un personnel complet de danseuses assorties ; car quelles que fussent les séductions pimentées des fandangos et des cachuchas, nous avions ouï dire qu’elles n’étaient que menuet de pensionnaires auprès de celles des gitanas.
Le drôle qui faisait la joie des clients en imitant au moyen de pétarades buccales tous les airs du clairon, nous sonna dès six heures le réveil sous nos fenêtres.
Nous voici partis, lui devant, tantôt faisant la roue, tantôt jouant de la trompette avec son nez, distraction qu’il interrompait tout à coup lorsqu’il rencontrait des jeunes filles ou des femmes en faisant mine de se jeter sous leurs jupons, puis il se relevait et reprenait sur le clairon une marche triomphale. Quelques-unes se fâchaient, mais la plupart riaient, la première surprise passée, habituées sans doute aux facéties du chenapan.
Nous sortons de Grenade et nous débouchons dans l’Albaycin, racolant sur notre route un second bohémien d’une quinzaine d’années qui nous salue d’abord d’un good morning, gentlemen, puis d’un bonjour, messieurs, et s’attache à nos talons. Comme ses congénères, il baragouine dans toutes les langues de façon à pouvoir voler cosmopolitement.
Nous montons par des chemins kabyles, poussiéreux, malaisés, bordés de cactus et d’aloès. Çà et là, une misérable hutte sur laquelle sèchent des loques et d’où sort un chant mélancolique, une voix fraîche et douce de jouvencelle ; à côté une chambre creusée dans le roc, où des femmes et des filles demi-nues procèdent à leur toilette du dimanche. On interpelle nos guides, on leur demande qui nous sommes, et, réponse faite, on rit ; on va pelar la pava, « plumer la dinde », ou plutôt les dindons ! Les dindons, bien entendu, c’est nous.
Après plus d’une heure de montées et de descentes et d’autres montées, nous rentrons dans le faubourg. Nos deux drôles n’ont pas rencontré les demoiselles du corps de ballet qu’ils se proposaient de nous offrir. Enfin, au détour d’une ruelle empuantie, nous tombons sur trois ou quatre donzellas semblables à celles qui rôdent autour des casernes. Le bruit s’est rapidement répandu dans le Landerneau bohémien que nous cherchons des danseuses, et elles viennent offrir leurs services. Quelques fillettes les escortent et se mettent à nos trousses, mendiant. Nous enfilons d’autres ruelles désertes et empestées et précédés par une ravissante petite gitana, bouton d’or de la troupe, nous pénétrons dans une sorte de taverne où un jeune monsieur à la tête sémitique nous offre des sièges avec force salutations.
C’est le prince des gitanos, nous disent nos guides, dont l’un, celui racolé en route, paraît être de sa plus proche parenté. S’il est prince des gitanos, il n’en paraît pas pour cela plus glorieux, car il est vêtu comme un dauphin de barrière, et c’est lui qui va nous jouer de la guitare.
Dumas père a donné jadis un récit détaillé de sa rencontre avec les gitanos de Grenade. Il parle d’un jeune garçon de quinze à seize ans, à mine vicieuse, frère de la troupe. Il y était, je l’ai déjà nommé. Il y avait aussi le père de famille, le patriarche, vieille canaille ; la mère, sorcière maugrabine, et toute la bande de coquines et de coquins, parents, frères, cousins, jusqu’au marmot pendu à la mamelle roussie et donnant déjà des signes de scélératesse profonde. Rien de changé. La même famille renaissait avec ses stigmates, l’aïeul remplacé par le fils, la sorcière par la jolie jeune fille devenue sorcière à son tour, et ainsi de suite à travers les générations.
Seulement, plus de couleur locale, plus de robe écourtée et chargée de volants, plus de jambes nues, plus de paillettes, plus même de castagnettes, car les quatre ou cinq coquines qui dansèrent les remplaçaient par des claquements de doigts. A part le teint basané, les yeux énormes chargés d’éclairs, les lèvres lippues et le profil hébraïque, rien ne distinguait ces fruits grenadins des pêches à quinze sous des boulevards extérieurs.
Le prince s’assoit en face de nous, les princesses prennent place à ses côtés ; il pince une ouverture et une chorée de faunes commence.
C’est d’abord l’ole, que l’on ne danse sur aucun théâtre et qui exige, comme d’ailleurs les scènes qui suivirent, un huis clos absolu. Mais le huis clos est inconnu chez les gitanos, race simple et primitive, qui fait tout au grand jour. La porte, grande ouverte comme celle de la maison du sage, permet à une fourmilière de fillettes, petites et grandes, attirées par les airs de guitare, de passer la tête et de témoigner, par leur mine épanouie, le plaisir qu’elles prennent à cette petite fête de famille. Plus d’une, sans doute, a cent fois assisté au spectacle, mais il est, paraît-il, de ceux dont jamais fille ne se lasse.
L’ole, pantomime de bacchante endiablée, fut suivi par le vito, sorte de trépignement amoureux où les hanches jouent le principal rôle, lequel fut remplacé par la moca, scène épileptique où un homme et une femme se font vis-à-vis. Je n’en décrirai pas les péripéties, pas plus que celles d’une autre danse, qu’on peut appeler la danse du chapeau, un chapeau y étant l’accessoire indispensable.
C’est celui du danseur que, d’un coup de main, la danseuse a enlevé, non pour se le mettre sur la tête, au contraire. Le fond du feutre est plié et placé de façon à offrir au partenaire un orifice digne de l’âne d’Apulée, et gestes et coups de hanches d’aller leur train.
Cela dépasse les limites du naturalisme ; aussi acteurs et spectateurs indigènes, natures peu éthérées, semblent y prendre un extraordinaire plaisir. Fillettes et garçons crient bravo et demandent bis.
Nous dont la pudibonderie ne dépasse pas le niveau de celle d’une chambrée de dragons, finissons par être écœurés de ces priapées immondes, et demandons qu’on baisse la toile.
C’est le quart d’heure de Rabelais. Nous avions eu l’imprudence de ne pas faire de prix, pensant qu’avec quatre douros et une bouteille d’aguardiente, dont nous avions régalé la bande, toute cette abjecte bohême s’estimerait largement payée. Nous étions loin de compte ; on exigeait 50 francs. Nous n’en avions, par prudence, que 25 en poche. On les refusa fièrement. Le prince fut superbe de dédain, et il s’en fallut de peu que les princesses ne nous crachassent à la figure, tant était profonde leur indignation.
Nous voulons sortir, on nous barre le passage. La chambre est pleine de gitanos et de gitanas criant tous à la fois. On se prépare à nous faire un mauvais parti lorsque la vue des revolvers calme soudain les plus enragés. Enfin, en levant les bras et les yeux au ciel, comme pour prendre le Seigneur à témoin des iniquités dont il souffre, le patriarche accepte nos 20 francs.
Ce n’est pas fini. Aussitôt, un petit panneau branlant dans une imitation de vieux cadre, sort comme par enchantement de la foule. Le vieux voleur nous présente un Murillo authentique et signé. Il n’y a pas à s’y méprendre.
C’est au moins le dixième qu’on nous offre depuis notre arrivée à Grenade et dans les prix les plus doux. Grenade, comme Séville, fourmille de Murillos. Tout le monde vous en propose : marchands, bourgeois, hôteliers, cabaretiers, bohémiens, voyous. Il va sans dire que le Murillo est une affreuse croûte qu’on vous fait d’abord 1000 francs et qu’on finit par vous laisser pour 10. Celui qu’on nous présente n’est que de 20 douros. Nous le repoussons avec indignation et, par degrés, il descend à cent sous.
« Refuser cent sous pour un Murillo authentique, » s’écrie la bande en chœur. Et l’on nous accable de diverses épithètes qui, bien que lancées en langue gitane, ne nous laissent nullement indécis sur leur signification. Nous sommes des cancres, des épiciers, des philistins.
Nous sortons enfin, heureux de revoir le ciel au-dessus de nos têtes, mais sous l’appréhension de recevoir d’en haut quelque projectile ; heureusement, nos craintes étaient mal fondées ; nous ne sommes suivis que par deux ou trois petites gitanas, filles, sœurs, cousines ou nièces du prince, qui, pendant plus de cent pas, nous harcèlent pour avoir un sou.
Si l’Espagne pittoresque, celle de Figaro, de Rosine, de la cachucha et de l’échelle de soie, s’en va ou plutôt est depuis longtemps morte pour le touriste banal qui la cherche aux alentours des voies ferrées, descend à l’hôtel de Paris ou de Londres et s’étonne que l’insipide garçon cosmopolite en habit noir qui lui sert le bifteck aux pommes commandé, ne lui apporte pas, en même temps, la couleur locale sur ses épaules, on la retrouve pourtant çà et là, en s’aventurant par les chemins peu fréquentés de la plaine et en s’enfonçant dans la montagne.
— Mais il y a les brigands ?
— Oui, madame, il y a les brigands, mais ceux-là encore deviennent rares, c’est comme les lions d’Algérie, il faut courir après et chercher longtemps pour en apercevoir, et encore ne les rencontre-t-on plus guère que dans les Sierras de l’Andalousie.
Malaga, Jaen, Séville, Grenade, ont de temps en temps les colonnes de leurs feuilles quotidiennes agrémentées par les exploits des Bandoleros, mais, à moins que le crime ne soit bien audacieux et bien atroce, il n’a qu’un faible écho au delà des monts. Je ne parle pas, bien entendu, du bandit isolé qui travaille pour lui seul, vole et assassine honteusement dans la nuit, mais du vrai routier, du descendant des Mandrin, des Georges Duval, des Jack Turpin, des Cartouche, qui opère en grand et en plein soleil, commande à une bande de gaillards audacieux et solides qui mettent leurs talents au service de la communauté.
C’est ainsi que depuis une douzaine d’années, deux aimables pandours, vraies figures d’opéra-comique, tiennent en échec carabiniers et garde civique, avec une poignée de gentilshommes de grands chemins et rappellent les hauts faits des plus légendaires héros de la geôle et de la potence.
J’ai nommé Melgarès et El Visco de Borges.
Belles dames et gentes demoiselles, ne tombez jamais entre leurs mains, vous passeriez un émouvant quart d’heure, car autant qu’escarpes ils sont amoureux.
Beaux garçons, bien tournés, musculeux et agiles, ayant à peine quarante ans, braves et généreux à l’excès, durs aux riches et doux aux pauvres, dépensant sans compter le bien mal acquis, je ne connais pas beaucoup de nos aimables fils de rastaquouères et de banqueroutiers qui pourraient se flatter d’atteindre à leur taille. Aussi sont-ils fort aimés des femmes — comme ils le méritent, — et pour eux-mêmes, chose peu commune.
Il n’est pas de village de la Sierra Nevada où Melgarès et El Visco ne comptent une ou plusieurs jeunes et jolies jouvencelles, toutes prêtes à tirer pour eux le poignard de la jarretière.
Ce qui me gâte ces beaux bandits, c’est qu’ils se mêlent de politique, non pas que je leur croie des convictions profondes — combien de nos politiciens en ont-ils ? — mais à l’époque des élections, ils se font les agents actifs des candidats peu scrupuleux. Dans certains cantons de la montagne ils exercent même plus d’influence que curés et alcades.
Ils se montrent dans les bourgades, se promènent sur la place publique quand le gendarme a le dos tourné, et souvent ce fonctionnaire le tourne avec intention, vont dîner à l’auberge, visiter leurs amis, protégés par la crainte qu’ils inspirent aux hommes, et la sympathie des femmes pour tout ce qui sent l’audace et la virilité.
Si par hasard ils sont signalés et que la garde civique arrive en nombre, les habitants n’ont jamais rien vu et les gendarmes reçoivent invariablement la réponse : No sé nada.
Ces romantiques brigands ne commettent d’ailleurs aucune déprédation dans les villages, ni dans les ventas et posadas les plus isolées, et ne tuent qu’à leur corps défendant, pour leur légitime salut. Ils entrent, s’assoient, boivent et mangent, se mêlent à la conversation des muletiers, apprennent les nouvelles, et payent largement leur écot.
Souvent on les connaît, on leur fait bonne mine ; la petite servante quoique un peu effrayée leur glisse ses regards de velours ; mais d’autres fois on ignore l’importance de pareils hôtes et alors Melgarès, d’un naturel enjoué, s’amuse à terrifier la compagnie. Un jour dans une auberge, près de Mançanarès, il se présente avec trois ou quatre de sa troupe.
« Je suis Melgarès, dit-il à l’hôte épouvanté, il nous faut servir prestement à manger et à boire, et ce que tu as de meilleur. Or, çà, où est ta femme ? tes filles sont-elles jolies ? Qu’elles paraissent céans, ou j’incendie ta baraque, après quoi je donnerai de l’air à tes boyaux. »
L’aubergiste appelle sa femme et ses filles qui arrivent toutes tremblantes. La mère, matrone mamelue, est encore fort passable, les filles sont fraîches et dodues. Melgarès se contente de leur caresser le menton, il embrasse la plus jeune, et leur offre à toutes une jolie croix en or.
Mais s’il est doux au pauvre monde, pour les bourgeois cossus il est sans pitié. Il faut lui laisser son argent ou une partie de sa peau. Il continue la tradition des coupeurs d’oreilles. Quand il tient un pante, il ne le lâche intact que contre espèces sonnantes. Vingt mille réaux ou une oreille. Comme on tient à ses oreilles on s’arrange à payer les réaux.
Le chef de police de Malaga, dont la banlieue était mise en coupe réglée par les deux chefs des bandoleros, avait juré qu’il aurait leur peau. Il avait l’habitude de prendre une voiture et de parcourir les faubourgs après le coucher du soleil. Un soir il monte dans un fiacre et part pour sa promenade ordinaire.
Après deux ou trois milles il ordonne au cocher de rebrousser chemin ; mais celui-ci fait le sourd et fouette ses mules à grands coups. On arrive en pleine campagne, trois gaillards de mauvaise mine se présentent aux portières ; on ouvre ; l’un d’eux s’assoit sans façon à côté du magistrat interdit, puis l’on repart au galop.
« Qui êtes-vous ? » s’écrie le chef de police.
L’intrus répond froidement :
« Votre Excellence a manifesté le désir de voir de près El Visco de Borges et Melgarès. El Visco vous conduit ; Melgarès a l’honneur d’être à vos côtés. »
Sur ce, il siffle, la voiture s’arrête, le cocher paraît, on allège le magistrat de sa montre, de son argent, de la chevalière que porte tout vrai caballero, puis on l’engage à descendre :
« Vous n’êtes qu’à trois lieues de votre maison, lui dit Melgarès, vous êtes gros, la marche vous sera profitable. »
Et après force saluts ironiques, ils le laissent au milieu du chemin sans lui faire d’autre mal.
Cachet bien espagnol ; ces aimables bandits sont tous superstitieux et dévots. Ils portent des scapulaires, brûlent des cierges à la madone et font des offrandes aux chapelles en renom. Gautier raconte d’un de ces voleurs typiques, prédécesseur de Melgarès et d’El Visco, une amusante prière.
Blessé à mort dans une bagarre, il demandait un confesseur. Mais il n’y avait autour de lui que des soldats de la maréchaussée.
« Confesse-toi à Dieu, lui dit Pandore.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, Marie, Joseph, mon saint patron, ayez pitié de moi. Je suis un grand pécheur. J’ai volé, couché avec des femmes de tout âge, violé des jeunes filles, j’ai assassiné aussi. Mais Seigneur Dieu, je vous ai toujours aimé et respecté ainsi que votre sainte mère, dont le scapulaire n’a jamais quitté mon cœur. J’ai fait maigre en carême, entendu la messe fêtes et dimanches quand je l’ai pu, aussi j’espère que vous me pardonnerez et me recevrez dans votre saint paradis. Amen. »
Et il mourut béatement.
Si les courses de taureaux sont pleines d’attraits pour les Espagnols et excitent la curiosité de l’étranger qui, d’abord écœuré de la boucherie, finit presque toujours par partager l’enthousiasme national, que dire d’une exécution capitale, spectacle plus rare !
Ce n’est pas que l’Espagne ne possède aussi sa collection de philanthropes qui font de la sentimentalerie autour de l’argolla, comme les nôtres autour de la guillotine, plus sensibles aux tortures du criminel qu’à celles de ses victimes, argumentant la suppression de la peine de mort sous prétexte qu’elle n’a corrigé personne, comme si le seul fait de corriger radicalement l’assassin n’était pas un suffisant motif de la conserver.
C’est pourquoi je compte au nombre de mes bonnes fortunes de voyageur celle d’avoir assisté à une exécution à Grenade. J’avais été préalablement témoin d’un certain nombre, depuis la moderne guillotine jusqu’au vénérable gibet si bien perfectionné, rajeuni, je dirais presque confortabilisé par nos voisins d’outre-Manche, en passant par les intermédiaires moins compliqués, moins savants et plus brutaux : fusillades, noyades, bastonnades, enfin quelques-unes des diverses tortures finales que l’ingénieuse férocité de l’homme inflige à son semblable ; mais je puis affirmer que pour les amateurs d’émotions fortes, les petites femmes nerveuses et avides d’étrangetés, le garrottage offre une saveur particulière. Aussi, depuis les plus humbles manolas qui viennent en sautillant sur leur pied fin et cambré jusqu’aux très hautes et honnêtes señoras, tout ce qui porte jupe lui sacrifie sans hésiter les caresses matinales de l’amant et les molles douceurs du lit.
Afin de faciliter à tous, même aux plus paresseuses, l’accès du spectacle, l’administration galante donne, non comme la nôtre à des heures difficiles et indues, mais en plein soleil, la représentation.
Dix heures, temps raisonnable.
Tout le monde est levé, même les belles paresseuses. La chaleur, il est vrai, est déjà intense, le soleil plombe sur les chapeaux et les mantilles, rôtit les nez et brûle les nuques, mais on s’en gare, comme l’on peut, par le parasol ou l’éventail ; puis il faut bien endurer quelque peine ; il n’est guère possible d’avoir à la fois tous les agréments.
Sur la plaza del Triumfo se donne le rendez-vous. Belle, large, spacieuse, elle semble faite exprès. Vingt mille personnes peuvent y circuler sans se gêner les coudes et il en accourt des milliers de tous les quartiers de Grenade et des autres points de la capitainerie. Un jour radieux. Pas un nuage ne tachait le pur indigo du ciel et, dans cette splendeur d’une matinée septembrale, la gaieté et les lazzi tressautaient dans la foule et tombaient comme grêlons de toutes les fenêtres. De petites marchandes allaient de groupes en groupes offrir des oranges ou des pois chiches ; d’autres, munies d’un verre et d’un alcarazas soutenu sur leur hanche, vendaient de l’eau moins fraîche que leur voix : Agua fresca, agua fresquita, tandis que des prêtres coiffés du long chapeau de Basile glissaient dans la foule, présentant des tirelires, engageant les personnes pieuses à y couler leur offrande en faveur de l’âme de celui qui allait trépasser.
« Un grand criminel, il faudra beaucoup de messes, par contre beaucoup d’argent, et plus il y en aura, plus vite s’envolera cette âme rachetée du purgatoire, à la droite du père des miséricordes. »
Si j’en juge par la modicité et la rareté des offrandes, elle attendra longtemps.
La guenille charnelle qui enveloppe encore cette âme compromise est celle d’un assassin vulgaire, banderillo obscur, n’appartenant pas à la fameuse bande du superbe Melgarès et du terrible El Visco, le louchon dont j’ai parlé au précédent chapitre. Travaillant en égoïste pour son propre compte, il avait commis isolément quelques faits d’armes dans des fermes de la Sierra Nevada, volé, violé et tué, selon l’usage, et nul ne le jugea assez intéressant pour implorer sa grâce à la reine régente, qui, à mon avis, aurait eu grand tort de la lui accorder. Ça fait toujours un coquin de moins.
Mais le voici.
On l’amène dans une carriole recouverte d’une bâche noire, escortée de gendarmes ; au pied de l’échafaud, il descend presque porté par deux prêtres. On n’aperçoit de son visage qu’une tache livide trouée d’yeux sanglants. Le misérable vient de passer sans sommeil ses deux derniers jours et ses deux dernières nuits. Depuis quarante-huit heures, il est averti de sa mort, et harcelé par l’implacable ténacité cléricale, il a vécu ce temps dans la chapelle de la geôle à écouter des Requiem et à se réciter son propre De profundis.
Sur l’échafaud se dresse un poteau solide. Devant est posé un escabeau, et à côté une petite table recouverte d’une nappe blanche comme une table de guinguette sous un arbre rachitique. Mais au lieu d’une bouteille et d’un verre, un objet de forme circulaire brille au soleil. C’est l’argolla, le garrot, semblable à un collier de dogue, l’instrument qui va broyer le cou.
Il gravit lourdement les huit ou dix marches aidé par les prêtres, dont l’un lui appuie sur les lèvres un grand crucifix peint. A ce moment la cloche de l’ancien couvent des Capuchinos, à l’une des extrémités de la place, sonne le glas.
La silhouette du condamné paraît lentement dans un coin de l’azur. Le bourreau, debout, près du sinistre poteau, attend, bras croisés, que les prêtres aient fini leur besogne. Un dernier baiser au Christ, et ils lui abandonnent le misérable. Ça ne traîne pas. D’un brusque mouvement, il l’assoit sur l’escabeau, le ligote solidement la face tournée vers les pics déchiquetés de la Sierra Nevada, encore rayés de lambeaux de neiges du dernier hiver. C’est le théâtre de son crime ; si son œil n’était troublé par l’épouvante, peut-être distinguerait-il l’emplacement du drame.
Une grande émotion pèse sur la foule. Le glas de la cloche des Capucins, semblant compter les secondes de vie, détache sinistrement ses coups.
Le garrot est passé, la barre mise. Un frémissement passe autour de l’échafaud. Les éventails s’agitent d’un mouvement machinal et fébrile. Des miaulements de petits enfants, apportés par leurs mères, suivant la coutume, éclatent çà et là.
La face du condamné n’a plus rien d’humain ; c’est un masque effroyable et macabre, comme après les digestions laborieuses il en surgit dans les cauchemars. L’œil dilaté par la terreur sort de l’orbite, et la mâchoire inférieure remue hideusement comme si elle cherchait à se détacher. L’exécuteur jette là-dessus un voile blanc, et d’un coup sec tourne la barre. C’est fini.
Alors, sur l’échafaud montent quelques hommes en cagoule portant sur leurs épaules un cercueil. La corporation des pénitents vient enlever le corps.
« C’est plus intéressant et horrible que la course de taureaux, murmure près de moi une gentille señorita tout émue et palpitante.
— Oui, réplique sa compagne, fillette aux grands yeux doux, ça dure moins longtemps, mais ça vous entre dans le cœur comme un coup de couteau. »
Nous quittâmes Grenade par une belle matinée de septembre en passant sous la vieille porte d’El Pescado, et après avoir traversé le Genil dont le large lit caillouteux et sec était déjà tacheté de groupes bruyants de lavandières frottant et ballant leur linge le long d’un mince filet d’eau, nous remplîmes nos gourdes à une auberge de ce vin du Val de Peñas qui met la joie au cœur et des muscles aux jarrets. Longue étape, ce jour-là ; nous voulions atteindre si possible Motril, à deux kilomètres de la côte, où nous trouverions un vapeur pour Malaga. Encore quinze lieues et notre voyage à travers l’Espagne se terminait après une marche de cinquante jours.
Nous nous croisons avec des files de mulets apportant le poisson de Malaga et de Motril, et de longues bandes de chèvres. Vingt à trente mille envahissent chaque matin les rues de la ville, traînant leur long pis devant chaque porte, bêlant lamentablement comme pour appeler la clientèle.
Bien des fois nous nous retournons pour saluer la belle Grenade dont la blanche silhouette s’étend sur les pentes de trois collines, au milieu de sa luxuriante campagne et de sa ceinture de villas enfouies dans des bouquets de verdure.
Malheureusement, toute cette riche vega est malsaine.
Armilla, la première bourgade que nous rencontrons, est annuellement ravagée par des fièvres putrides dont les villages voisins ne sont pas exempts.
Après Armilla s’étend une grande plaine sablonneuse. La campagne se dépouille de sa puissante verdure pour se couvrir de chardons comme la Manche.
A propos des chardons qui atteignent ici des dimensions colossales, il s’en épanouit quarante-deux espèces en Espagne, et il n’y a pas que les ânes qui en mangent, car l’une de ces espèces, l’alcarille, est appréciée des gourmets à l’égal de l’artichaut.
Un Christ de pierre, vêtu d’une jupe de velours bordée de paillettes d’or, se dresse au milieu de cette solitude. Des bouquets fanés et des ex-voto sont posés au pied de la croix. Une bonne femme nous dit que ce Seigneur Christ est très estimé dans le pays et fait de temps en temps des miracles. Il devrait bien faire pousser des pastèques dans cette plaine, car il y souffle une soif saharienne et l’on n’y rencontre pas une seule fonda.
Enfin, après deux heures de marche, nous atteignons Algendin, misérable bourgade bâtie sur un rocher. Une jolie paysanne renouvelle le vin surchauffé de nos gourdes et nous invite à prendre notre part d’une soupe au piment et à l’ail. Nous allions accepter quand un abominable marmot, frère ou neveu de l’aimable fille, tyran pouilleux et mal mouché, éternue dans le plat commun. Il ne faut pas être dégoûté en voyage, mais il est de ces détails qui enlèvent brusquement l’appétit le plus robuste ; aussi prenons-nous congé de notre jeune hôtesse en la remerciant de sa bonne intention.
D’Algendin l’on aperçoit pour la dernière fois Grenade. C’est de là, d’une place appelée El ultimo suspiro del Moro, le dernier soupir du Maure, que Boabdil vaincu et fugitif jeta un suprême adieu à sa belle capitale, à jamais perdue. Il pouvait distinguer comme une tache sombre dominant l’éclatante silhouette de la ville, les jardins de l’Alhambra et le Generalife où, sous de gigantesques cyprès que l’on voit encore, la belle sultane Zoréide donna tant de coups de canif dans le cœur de l’époux.
« Pleure ton royaume comme une femme, lui dit sa mère qui surprit des larmes couler lentement sur les joues du dépossédé, puisque tu n’as pas su le défendre comme un homme. »
Loin de la bourgade, en bas de la côte, dans une plaine entourée de rochers et au fond d’un ravin qui nous donne un peu d’ombre, nous mettons sac à terre. C’est le dernier déjeuner que nous ferons en plein air ; il est composé de ces excellents saucissons appelés chorizos, qui émoustillent les palais les plus blasés, et d’une poignée de figues fraîchement cueillies. Une sorte de paysan, à mine sauvage, en gilet et pantalon de velours, fusil sur l’épaule, débouche tout à coup d’une crevasse de rocher et nous regarde curieusement.
« Bonjour, hommes !
— Bonjour, homme ! »
Il s’avance. Nous lui tendons nos gourdes. Il boit une bonne gorgée à la régalade et, pour nous rendre la politesse, nous offre des cigarettes.
« Vous venez de Grenade ? Avez-vous rencontré des gardes civiques ? »
Il n’avait pas achevé que deux bicornes, enveloppés de coiffes blanches, surgissent à deux cents pas sur la route.
« Si fort intrépide que l’on soit en présence de toutes choses, disait plaisamment Dumas, on éprouve toujours en celle des gendarmes une vive satisfaction lorsqu’on est assuré qu’on n’aura rien à démêler avec eux. » C’était notre cas, bien qu’à l’étranger on ne soit jamais certain de ce qui peut survenir ; mais ce n’était pas celui de notre homme, car il battit prestement en retraite, en nous disant vivement :
« Silence, camarades. »
Et, le corps courbé, le fusil bas, suivant les sinuosités du ravin, il disparut dans les rochers.
Les gendarmes arrivaient paisiblement sur nous, la carabine à l’épaule. Ils nous hélèrent.
Nous pensions qu’ils allaient nous demander nos passeports.
« Avez-vous des cigarettes ? »
Nous n’avions pas encore allumé celles que le bandit venait de nous offrir ; nous les leur présentâmes.
L’un d’eux sauta dans le ravin.
« Ah ! vous déjeunez !
— A votre service ; il nous reste encore quelques chorizos.
— Merci, nous n’avons pas faim. Qu’est-ce qu’il y a dans vos gourdes, de l’eau ?
— Non, du vin. »
Ils firent un geste de dégoût.
« Vous êtes étrangers, seigneurs cavaliers ?
— Oui, seigneurs gendarmes.
— Vous êtes armés ?
— Oui, seigneurs gendarmes, avec d’excellents revolvers.
— Bonne précaution ! » remarqua sentencieusement le plus ancien.
Ils allumèrent leurs cigarettes, remirent l’arme sur l’épaule droite et partirent du pied gauche, militairement.
« Merci, seigneurs cavaliers, allez avec Dieu !
— C’est la grâce que nous vous souhaitons, seigneurs gendarmes. »
Après trois ou quatre pas, l’ancien, ayant réfléchi, s’arrêta pour nous crier :
« Avez-vous rencontré un particulier de mauvaise mine avec un gilet et un pantalon de velours ?
— Aucun Espagnol n’a mauvaise mine, répondis-je ; je n’en ai pas encore rencontré. »
Je pensais qu’ils allaient rire ; mais ils me regardèrent fièrement, en gens convaincus de la vérité de ma réponse, frisèrent leur moustache, redressèrent leur taille et continuèrent gravement leur chemin.
Après une longue sieste à l’abri d’un coin de rocher, nous nous réveillons, lorsque le soleil commençait à allonger les ombres. Il est trop tard pour atteindre Motril ; aussi continuons-nous, couchés sur le dos, à goûter ce farniente méridional qui engourdit si délicieusement le cerveau et les membres, tout en suivant machinalement de petits nuages blancs qui flottaient dans l’azur profond.
Et perdu dans le grand silence, au milieu de cette belle et chaude nature, je me murmurais à moi-même ces vers d’un poète espagnol :
« Si je me perds, que l’on me cherche du côté du Midi, là où éclosent les brunes jeunes filles, où les grenades éclatent au soleil. »
Ce ne fut pas le bruit des grenades mûres qui éclatent, mais celui de grelots, qui nous tira de notre torpeur. Un coche attelé de mules débouchait du coin de la vallée. Nous nous étions levés pour le voir passer, et l’idée nous vint de le prendre pour achever notre voyage. « Hé ! cocher ! » Mais, bien qu’il parût nous voir et nous entendre, il se mit à exciter ses mules, qui du trot passèrent à un galop effréné.
« Arrête ! arrête ! cocher ! » Il n’en court que plus vite. Sans doute le bruit des grelots et surtout la kyrielle de malédictions qu’il fait pleuvoir à grands renforts de coups de manche de fouet sur son attelage, couvrent nos voix ; aussi, pour mieux nous faire entendre, nous déchargeons nos revolvers.
Si nous voulions attirer l’attention, le succès dépassa nos espérances. Les échos des rochers répercutèrent sur tous les tons les trois ou quatre coups tirés ; on eût cru à une fusillade entre bandits et carabiniers royaux ; des têtes d’hommes et de femmes effarées parurent aux portières, conducteur et cocher hurlèrent aux mules tout leur répertoire d’injures, et le coche disparut bientôt dans un tourbillon de poussière[13].
[13] Nous eûmes, le surlendemain, à Malaga, l’explication de cette fugue. L’avant-veille, la même diligence avait été, presque au même endroit, attaquée et pillée. Quelques semaines plus tard, un riche propriétaire de Cordoue, le señor Gallardo, fut capturé sur cette même route par des bandits qui exigèrent 30 000 francs de rançon. L’argent fut payé et Gallardo rendu.
Vers six heures, nous atteignîmes Padul, bourgade assise dans une jolie vallée plantée d’oliviers, de grenadiers et de vignes. Mais, si la campagne est séduisante, la ville et les habitants ne le sont guère, et, contre nos prévisions, nous ne devions pas y passer la nuit.
Nous nous enquîmes d’une auberge. On nous indiqua la posada du Paradis. Quel paradis ? celui des cochons, sans doute ; car la demi-douzaine d’élus qui s’y ébattaient semblaient s’y trouver fort à l’aise, en famille et comme chez eux. Rôdant de tous côtés, ils flairaient les pots, remuaient du grouin les casseroles, se jetant dans vos jambes, vous marchant sur les pieds.
Des muletiers allongés par terre sur leur couverture n’y prenaient garde, et la matrone les contemplait d’un œil tendre comme une couvée de petits poussins.
Naturellement rien à manger. « Pas même des œufs ?
— Vous ne manquerez pas d’en trouver dans la ville, » dit la matrone.
Elle pousse l’obligeance extrême jusqu’à nous montrer du pas de la porte une boutique de cordonnier où l’on nous en vendrait sûrement.
Une petite fille qui se grattait alternativement la tête, le derrière et le nez, est justement sur le seuil. Son papa est absent, mais cela ne fait rien, dit-elle, et elle court tirer une douzaine d’œufs du fond d’une armoire. Douze sous, prix raisonnable. Nous payons et nous partons avec notre emplette, lorsqu’une sorte de vilain rustaud survient et nous demande ce que nous sommes allés faire chez lui.
Nous lui montrons nos œufs. — Nos œufs ! Un instant. « Combien les avez-vous payés ?
— Douze sous.
— La petite s’est trompée ! C’est vingt-quatre qu’il me faut. »
Nous le traitons de voleur et lui rendons sa marchandise.
L’hôtesse de l’auberge du Paradis, à qui nous racontons l’histoire, nous regarde d’un mauvais œil. Évidemment ses sympathies ne sont pas pour nous.
Sur ces entrefaites, un indigène qui vient d’apprendre l’arrivée d’étrangers accourt nous offrir du bouc tout frais à deux réaux la livre (50 centimes).
Nous lui achetons deux livres de bouc que nous remettons à l’hôtesse, puis allons visiter les curiosités de l’endroit.
Sept heures.
Les chorizos sont depuis longtemps digérés, et cette promenade supplémentaire a augmenté notre appétit. Le dîner doit être prêt, le bouc a eu le temps voulu pour rôtir.
Nous entrons dans la chambre commune, salle à manger, cuisine, étable, chenil, dortoir, et la première chose qui frappe nos yeux, c’est notre bouc tout cru proprement mis dans une assiette et entouré d’une belle guirlande de mouches.
« Eh bien, et le dîner ?
— Le dîner ? répète avec calme l’hôtesse.
— Oui, cette viande ? pourquoi supposez-vous que nous l’ayons achetée ? Pour donner à souper à vos mouches ?
— Vous ne m’avez rien dit, réplique-t-elle. Je ne savais pas à quelle heure vous rentreriez. »
Nous fîmes comme le conducteur du coche, nous déchargeâmes à son adresse toute la provision de jurons, de sacres et d’injures que nous avions recueillis çà et là, l’un et l’autre, dans nos diverses pérégrinations à travers les milieux les plus variés, et le mari présent en eut sa large part.
Bien que ce soulagement se fit dans la langue maternelle, ils comprirent que nous ne les comblions ni d’éloges ni de protestations d’amitié ; aussi sur le même ton ils ripostèrent.
Cependant, pris peut-être de remords, le mari, plus juste, suggère l’idée d’envoyer notre bouc au four. Cela serait plus vite fait. Le boulanger cuisait, en moins d’une heure nous pourrons nous mettre à table. Convenu. On expédie le bouc. Mais l’heure se passe. Le bouc ne revient pas. On envoie à sa recherche un petit drôle, fruit des amours légitimes des maîtres de la posada. Le jeune chenapan fait comme le bouc. On l’a vu jouer au toro sur la place. Il rentre enfin tout essoufflé. « Et le bouc ? — Il n’est pas encore cuit, » dit-il. Il s’assoit dans un coin, bâille et s’endort. On le secoue : « Va chercher le bouc, petite canaille ! » Il sort en rechignant, et nous ne le revoyons plus.
Cependant muletiers, âniers, paysans, contrebandiers, colporteurs, maraîchers, mendiants, ont envahi la posada. Un grand feu de branches, foyer primitif, flambe au milieu de la pièce. Chacun fricote de son côté. Des parfums pimentés, alliacés, agréables, flottent dans l’atmosphère au milieu des bouffées de fumée et aiguisent notre faim.
Allongés sur un banc, nous assistons, l’estomac en détresse, aux diverses confections d’odorantes et extraordinaires ratatouilles. Enfin le sommeil nous gagne et nous fermons les paupières.
Quelle heure est-il ? La nuit est depuis longtemps venue, mais nulle trace de bouc. Tous les clients, repus, sommeillent dans des postures variées sur le sol caillouteux, tandis que le posadero et la posadera, à cheval sur un banc, achèvent paisiblement à la même gamelle une épaisse soupe aux pommes de terre et aux tomates.
Qui dort dîne est un méchant proverbe. Nous nous en apercevons aux tiraillements de notre estomac ; cela et la vue de ces hôteliers qui dévorent tranquillement en face de la faim de leurs hôtes renouvelle notre colère :
« Et notre bouc ? nom de Dieu ! »
Ils haussent les épaules en gens qu’une telle question ne peut intéresser.
Nous recommençons la sarabande, réveillant par nos jurons le populaire endormi.
Le couple riposte ; les marmots crient ; les cochons grognent, une mule brait lamentablement ; des malédictions sortent de tous les coins.
On se lève, on gesticule, on lance en l’air bras et mains aussi tragiquement que les gros mots. Une bagarre générale va suivre, et nous allons sûrement être jetés dehors.
Subitement tout se calme, patron, matrone, hôtes, tombent à genoux ou s’inclinent tête découverte. Une vive clarté venue du dehors par la grande porte ouverte fait dans la salle une trouée lumineuse, et des chants de jeunes filles, des bourdonnements mâles, des glapissements de vieilles arrivent de la rue.
J’aperçois une vingtaine de lanternes suspendues à des bâtons, puis des femmes enveloppées de noir, des hommes en cagoule, des fillettes en blanc. Et cette foule bizarre s’agenouille, psalmodiant des prières, les yeux levés vers l’intérieur de la posada sur une image encadrée, accrochée à un pilier en face de la porte, et sous laquelle vacille la flamme grêle d’une lampe : Saint Pierre, le front chauve entouré d’un nimbe d’or, avec une barbe rouge, un manteau bleu et les clefs du Paradis.
Après un fraternel échange d’Ave Maria et d’Oremus avec les gens de l’auberge, la bande se relève et s’en va précipitamment avec sa bannière, ses bâtons et ses lanternes, s’agenouiller et psalmodier devant une autre porte et une autre image de saint.
C’est une confrérie de dévots qui fait ainsi à certaines époques le tour de la bourgade. Comme il y a nombre de jeunes gens et de jeunes filles qui processionnent ainsi par les nuits sombres, je m’expliquais sans peine combien ces vieilles coutumes sont chères aux habitants.
Cette visite apporta une diversion et un vent de calme. Les dormeurs, un instant réveillés, se recouchent et, comme nous avons renoncé à notre bouc, nous demandons à en faire autant. On nous conduit à notre chambre. Mais là encore nouvelle dispute. Nous avons demandé deux lits, et une paillasse unique, aux flancs éventrés, gît lamentablement sur le sol.
Par la fenêtre ouverte, les étoiles scintillent au firmament limpide ; une fraîche brise fait vaciller la lampe, toute chargée des parfums salins de la Méditerranée voisine.
« En route, dis-je à mon compagnon, en reprenant mon sac, la posada du Paradis n’aura pas ma nuit. »
L’aubergiste nous voit partir avec satisfaction ; des voyageurs aussi exigeants l’incommodent.
Il fut honnête cependant, nous avions pris du pain et du vin, et dans son compte il déduisit le prix de notre morceau de bouc, puisque, dit-il, il lui resterait. Devant cette extraordinaire probité, nous oublions nos rancunes et nous partons en lui serrant la main. Au coin de la rue, nous rencontrâmes le boulanger se hâtant lentement, suivant le précepte du sage. Il apportait à l’auberge le quartier de bouc tout fumant.
Le jour se levait quand, des pentes de la Sierra de Lujor, nous saluâmes la Méditerranée. Que de fois à l’époque des belles années verdies d’espérance, j’avais rêvé sur la côte africaine en face de sa grande nappe bleue ! A nos pieds Motril s’étendait dans la vallée, et bientôt nous heurtâmes à une hôtellerie à l’enseigne de je ne sais plus quel saint du cru — dans tous ces noms de célestes célébrités la mémoire se perd — car l’Andalousie en fournit à elle seule de quoi garnir tout le calendrier, puisqu’il suffisait jadis d’avoir fait rôtir beaucoup de Maures et de juifs pour être promu d’emblée à la dignité de saint de première classe. On nous ouvrit sans trop de pourparlers et nous eûmes la bonne fortune de jouir chacun de notre chambre et de notre cuvette. Un poulet aux tomates fumant et cuit à point au réveil, effaça le regret du bouc de Padul, mit le comble à notre satisfaction et nous fit rendre grâces au grand saint patron du lieu.
La mer est à deux kilomètres. En gens arrivés au terme de leur voyage et qui désormais veulent prendre leurs aises, nous les franchîmes à l’aide d’un tramway, car il y a un tramway à Motril. Il traverse des vergers, des champs de maïs, de cannes à sucre, des roselières, des canaux d’irrigation débordés sur la voie et vous dépose sur le port, c’est-à-dire dans une sorte de faubourg appelé la Playa. Le vrai port de Motril est à deux ou trois lieues à l’est, dans une anse, la Calahonda, assez large pour abriter une centaine de navires. A la Playa on ne voit que des barques de pêche, que par les mauvais temps on tire sur la plage, et quelques caboteurs.
La Carolina, vieux sabot faisant le service de Motril à Malaga, ne levait l’ancre qu’à six heures, et il en était à peine trois. Que faire ? Retourner en ville ? Elle n’offre rien d’intéressant. Mieux valait errer sur la plage, suivre la longue ligne de roselières, gracieuse ceinture des vergers qui descendent jusqu’au rivage. De petites cabanes de jonc étaient disposées çà et là. Dans les unes, on buvait et mangeait, dans d’autres, on louait abri et costumes aux baigneurs. Nous nous munissons du caleçon réglementaire et courons prendre un bain.
Deux señoras qui rafraîchissaient leurs charmes dans notre voisinage, donnèrent à notre approche de tels signes d’inquiétude et d’horreur que sur-le-champ nous reconnûmes des filles de la pudique Albion.
Cependant, comme elles ne sortaient pas de l’eau, nous allâmes nous sécher sur le sable, à quelque distance de ces naïades effarouchées.
L’une, blond filasse, jaune et desséchée, l’autre, châtain clair, grassouillette et jolie. Celle-ci ne semblait pas extraordinairement farouche. Néanmoins sous prétexte de nous montrer son mépris et à sa compagne son zèle de pudeur, elle tournait dédaigneusement le dos ; mais, comme elle se baissait et se levait successivement, suivant l’usage du beau sexe, qui paraît goûter ainsi plus voluptueusement les caresses de l’onde, elle étalait et cachait tour à tour des rotondités que n’eût pas désavouées la déesse callipyge, et qu’une simple chemise ne pouvait guère dissimuler, tandis que l’autre, chèvre austère, accroupie dans l’eau jusqu’au menton, ne nous laissait voir qu’un visage chargé de couperose et de courroux.
Il n’est si attrayant spectacle dont à la fin on ne se lasse, et nous allions regagner notre cabine de joncs, lorsqu’une mégère, attachée au service des baigneuses, vint nous sommer avec majesté d’avoir à déguerpir sur-le-champ.
« Je ne pense pas que vous soyez de décents cavaliers pour offenser ainsi de vos regards des señoras qui prennent leur bain.
— Nous ne vous avons jamais dit que nous étions de décents cavaliers. »
Elle s’en va furieuse et revient bientôt munie d’un grand peignoir, et l’étendant comme un rideau entre nous et les baigneuses, elle les fait sortir l’une après l’autre de l’eau, les conduisant à leur cabine, entièrement dérobées à notre vue.
Le lendemain matin, étendu sur le gaillard d’avant, je me réveillais devant un magique tableau. Sous les clartés empourprées de l’aube et au travers d’une forêt de mâtures, Malaga se déroule devant nous. Derrière la ville entassée, se dressent les hauteurs de Gibralfaro, où flottent dans une buée d’or les rayons du soleil levant, enveloppant d’une gloire la vieille forteresse phénicienne. Des villas sans nombre sont parsemées sur la montagne ; et la gigantesque cathédrale, énorme carré de pierre, domine le port et semble écraser la ville.
Nous débarquons, et malgré l’heure matinale les quais sont encombrés d’une foule bigarrée aux allures pittoresques, marchands de poissons et de fruits, débardeurs, canotiers, matelots.
Les tavernes du port et des étroites rues adjacentes sont déjà ouvertes et sur le seuil de l’une d’elles une jeune virago, étonnamment mamelue, aux grands yeux hardis et noirs, nous interpelle au passage :
« Des Anglais ! » s’exclame-t-elle, car tous les touristes sont invariablement pris à l’étranger pour Anglais, et aussitôt à brûle-pourpoint elle nous lâche son vocabulaire britannique :
« English spoken. Mylords. Roastbeef. Soda water. Pretty miss. Brandy.
— Yes, brandy ! »
Elle passe derrière son comptoir et nous verse de cette abominable eau-de-vie dont l’Allemagne empoisonne les deux mondes en général et l’Espagne en particulier.
En face du comptoir, vrai bar anglais, rehaussé par une glace italienne et des étagères mauresques chargées de flacons à étiquettes germaniques, le mur est couvert de grandes affiches enluminées, vantant les produits britanniques. Sur la table, des couteaux portant l’estampille de Sheffield et sur un coin du comptoir est un appareil à glace fabriqué à New-York.
« Vous n’avez donc rien de français ici ? »
Elle leva les yeux et les épaules comme si elle cherchait dans sa mémoire.
« Nada ! » dit-elle.
Rien ! ou presque rien ; c’est à peu près de même partout en Espagne. Dans ce pays où Anglais et Allemands ont pris dans le commerce et l’industrie une si large place, nous sommes à peine représentés.
Les Allemands surtout se sont implantés avec leur audace et leur ténacité habituelles, inondant non seulement les marchés espagnols de leurs produits, mais falsifiant les vins du cru.
Mon ami Robert Charlie a fait sous le titre le Poison allemand une très patriotique campagne contre l’invasion de la bière germanique ; il serait à souhaiter qu’un écrivain espagnol entreprît une campagne analogue non contre l’invasion des vins allemands, mais contre la falsification par les Allemands des vins espagnols.
Malaga, la ville la plus populeuse et la plus commerçante de l’Andalousie, le premier port d’Espagne après Barcelone, est le centre d’importation des denrées germaniques, principalement des alcools, au moyen desquels l’Allemagne falsifie sur place tous les vins de l’Andalousie.
Aussi, bien que la production vinicole ait considérablement augmenté, puisque de vingt millions d’hectolitres qu’on récoltait il y a quatorze ou quinze ans, elle s’élève aujourd’hui à plus de trente millions, l’exportation, loin d’accroître dans les mêmes proportions, n’a fait que diminuer, parce que, comme le constatait récemment le journal El Liberal, « la majeure partie des vins espagnols qui ont passé la frontière française ou ont été embarqués pour l’Amérique ou les pays du Nord, n’étaient pas du vin, à proprement parler, mais une infâme mixture fabriquée avec de l’alcool allemand et offerte sur les marchés comme un produit de crus renommés. »
Avec de l’alcool amylique, des colorants provenant de la houille, de l’extrait sec artificiel, de la glucose, un peu de moût de la plus mauvaise qualité et des tonnes d’eau, les Allemands qui trafiquent à Malaga inondent les marchés français et ceux d’Espagne de milliers de barriques portant les marques des bons crus et pourvues des meilleurs certificats de provenance[14].
[14] On en a inondé les marchés français, tandis que nos vignerons voyaient avec douleur leurs excellents vins naturels leur rester pour compte dans leurs caves.
La sophistication, une fois en train, ne s’est pas limitée au commerce extérieur. On fabrique également des vins artificiels pour la consommation de Madrid et des autres grandes villes, ainsi que l’a démontré le laboratoire municipal, dont les analyses ont signalé dans ces vins la présence de l’alcool amylique et d’autres substances étrangères au jus de la treille et généralement nuisibles. L’extrême bon marché de l’alcool allemand facilite ces abus, et bien d’autres abus encore, qui, non seulement compromettent la santé publique, mais nuisent à la consommation des vins naturels et ruinent le vigneron. La spéculation éhontée trouve évidemment plus commode et plus avantageux d’acheter une barrique d’alcool que huit barriques de vin, et avec cette barrique d’alcool, de l’eau et d’autres ingrédients, elle fabrique, sans tomber sous le coup des exigences fiscales, dix ou douze barriques de vin (?). Ce qui lui vaut un double bénéfice, puisque l’eau ne coûte rien et que le fabricant n’a point eu de droits d’entrée à payer.
Que sera-ce, quand le bon marché des alcools industriels étrangers s’aggravera de la prime de 60 francs par hectolitre que le gouvernement allemand accorde à l’exportation ?
On frémit en pensant aux difficultés et aux embarras qui menacent notre commerce… Tandis que l’Allemagne s’indemnisera de ses primes avec les millions gagnés sur les nations qui lui prennent ses alcools industriels, et principalement sur l’Espagne, nous verrons dépérir, de jour en jour, notre production vinicole, diminuer nos affaires avec l’étranger, augmenter, par conséquent, la crise agricole, industrielle, commerciale et monétaire !
(El Liberal.)
Il résulte de cette audacieuse flibusterie une dépréciation universelle des excellents vins de l’Andalousie, un appauvrissement des producteurs et un renchérissement des denrées de première nécessité.
N’est-ce pas une chose effroyable que cette concurrence déloyale faite à toutes les races par la race saxonne ? Ce n’est pas seulement par ses bières que l’Allemagne nous empoisonne, c’est par ses alcools sophistiqués, ses vins artificiels vendus sous de fausses marques et sous le couvert d’éhontés spéculateurs.
A la recherche d’une posada dans les prix doux — car si nous touchons à la fin de notre voyage, nous touchons également à celle de notre bourse — nous avisons un agent de police occupé à se livrer à un outrage public aux bonnes mœurs.
« Je sais ce qu’il vous faut, nous dit-il, patientez un moment. »
Il termine paisiblement sa petite affaire au milieu de la rue, coram populo et puellis, et tandis qu’il s’ajuste, un camarade le rejoint.
Nous voici déambulant par les calles étroites et tortueuses avec nos sacs demi-vides pendant sur une épaule, nos faces brûlées, nos souliers poudreux, nos triques de rôdeurs et nos vêtements qui bâillent par plus d’une couture au soleil levant. Les deux agents qui nous flanquent ne contribuent pas peu à nous désigner à l’attention et si nous avions fait la gageure de passer pour deux compagnons du fameux Melgarès, dont la respectable famille habite les environs de Malaga, nous eussions gagné à coup sûr.
Aussi, dès les premiers pas, une troupe de polissons nous escorte. Des hommes et des femmes se mêlent à la bande.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Des ladrones.
— N’est-ce pas ceux qui ont attaqué la diligence de Motril ?
— Justement, ils viennent par le bateau de Motril.
— On les a arrêtés sur le port.
— Ah ! les gredins !
— Ils en ont bien la mine.
— Le garrot ! le garrot ! »
La foule grossit. On commence par lancer quelques cailloux. Pour échapper au sort de la femme adultère de l’âge évangélique, nous offrons à chaque cabaret que nous rencontrons les rafraîchissements les plus choisis à nos guides. Ils refusent avec dignité :
« Nous n’avons pas soif.
— Bah ! on boit sans soif.
— Les ivrognes, oui ; pas les Andalous. »
Au diable la sobriété des Andalous ! Nous débouchons dans un petit carrefour en face d’une maison qui forme un angle. Enfin, c’est là. Il était temps. Auberge du Grand Saint Iago. Encore un saint qui a dû fricasser pas mal de juifs et de Maures ; mais nous bénissons son nom ; il nous sauve des fureurs de la populace qui s’arrête surprise et déçue de nous voir arrêtés à la porte d’une auberge au lieu de celle de la prison.
La police frappe pendant cinq ou six minutes du pied et du poing en criant à chaque coup d’une voix lamentable, mode andalouse de s’appeler :
« Hé ! señora ! hé ! l’ama ! señora Mariquita ! »
La señora Mariquita se décide à paraître au balcon de l’étage supérieur ; grosse commère qui a de beaux restes et les montre en partie dans un déshabillé des plus sommaires.
« Des seigneurs voyageurs ! » crient les deux policiers.
Elle laisse tomber comme une reine un regard à la fois étonné et dédaigneux ; dédaigneux sur des seigneurs qui payent aussi peu de mine, étonné sur la foule qui les escorte, puis se décide à descendre nous ouvrir.
Nous entrons ; les curieux se dispersent et les agents se retirent après nous avoir recommandé aux bons soins de la señora comme si nous étions de vieux amis et trempé par politesse leurs lèvres dans un verre de liqueur que nous leur avons fait servir.
L’hôtesse qui, — elle nous l’apprit elle-même — est la veuve d’un de leurs camarades, appelle à son tour d’une voix dolente : Barbara ! Barbara ! et nous confie, tandis qu’elle va achever sa toilette, à une fort jolie nièce qui ne paraît avoir de barbare que le nom.
O Grand Saint Iago ! Tu restes un de mes meilleurs souvenirs d’Espagne et bien que tu aies fait rôtir à petit feu un nombre illimité de juifs, j’eusse souhaité de passer sous ton enseigne un nombre illimité de jours !
Toi seul m’as réconcilié avec les posadas des Espagnes. Non pas que la casa de la señora Mariquita fût absolument un centre de sybaritisme, ni même un lieu de simple confort ; mais, si la femme du vicaire de ma paroisse, fourvoyée là par hasard, eût été choquée de la pauvreté de la chambre, de la dureté de la couche, de la voracité des puces, de la grossièreté des draps, de l’exiguïté du pot à eau et de la cuvette, son révérend époux se fût certainement épanoui à l’éclat des yeux et du sourire de la chambrière, dont la brune beauté et la piquante saveur lui eussent fait oublier un instant, ne fût-ce qu’un instant, son chœur de blondes et bibliques chanteuses d’hymnes.
Et la cuisine ! Quels condiments, quels piments, quel incendie ! Pour l’éteindre, trois brocs de malaga de diverses couleurs furent à peine suffisants.
Sur les murs de la salle, asile de ces débauches, s’alignaient des escouades de saints et de saintes à mine béate ou rébarbative ; mais une nouvelle jeune fille, aussi jolie que la première et répondant au doux nom de Cata, atténuait par son aimable présence l’austérité de cette pieuse compagnie, tout en augmentant le légitime désir de chacun de goûter aux joies célestes. La señora Mariquita n’ignorait sans doute pas que pour un voyageur rien n’est plus agréable que la variété, aussi avait-elle commis une de ses nièces au service des lits, et la plus jeune à celui du buffet.
Malaga n’est pas seulement célèbre pour l’excellence de ses vins, il l’est aussi pour la beauté de ses filles, et cette fois la renommée aux cent bouches ne ment pas.
Yeux noirs éclatants et doux, blancheur mate du teint, visage d’un charmant ovale, épaisse et luxuriante chevelure, lèvres si rouges qu’on les croirait barbouillées de mûres, taille fine et poitrine délicieusement agrémentée ; ajoutez à cela une exquise délicatesse des mains et des pieds dont la cambrure reste découverte, et vous aurez le croquis de Cata et de la généralité des Malaguègnes. La plupart ont en outre un petit air réservé et sérieux sous lequel perce le désir de plaire et la satisfaction de se sentir admirée. Voilà plus qu’il n’est suffisant pour mettre à l’épreuve la vertu des saints. Ne vous étonnez pas si la nôtre subit des assauts.
A notre baragouin castillan la niña riait comme une folle et ne se lassait pas de remplir nos verres, que de notre côté nous ne nous lassions pas de vider. Aussi bien avant le dessert, mon compagnon, plus ferré que moi sur la langue de Don Quichotte, lui décocha ce quatrain décroché d’un vieux livre :
Riant aux éclats, les mains appuyées sur ses seins, comme pour en mieux accuser les contours, elle se laissa voler un baiser en criant : no, no, no, puis se sauva, et deux secondes après nous entendions sa tante et sa cousine, la préposée aux lits, joindre leurs gammes à la sienne. Trilles moqueurs qui tombèrent sur notre ardeur comme autant de douches glacées.
Le soir, pour nous consoler, nous allions assister à la malagueria, mimique locale qu’on ne danse plus guère que dans les cabarets du port et les concerts populeux ; sorte de pantomime amoureuse jouée entre une jeune fille et un beau gars bien découplé, qui ne m’a pas semblé différer essentiellement de celles déjà vues dans les villes andalouses. Une chose m’a frappé dans toutes ces chorégraphies, la différence marquée et caractéristique entre les danses espagnoles et les nôtres. Chez nous, l’art chorégraphique est devenu une savante acrobatie dont le nec plus ultra consiste à s’écarter tant qu’on peut de la nature. Se tenir sur la plante de l’orteil, s’élancer les bras en l’air comme si l’on voulait s’envoler dans les frises, prendre des poses disloquées, faire des sauts de pie et un compas de ses jambes, c’est ce qui plonge au troisième ciel tous les dilettanti, amants forcenés de ces genres de tour.
Au risque de passer pour un philistin, j’avoue mes sympathies pour des poses plus naturelles. Aux sauts périlleux de l’étoile gymnasiarque, je préfère de beaux reins qui se cambrent, des flancs qui voluptueusement ondoient, une taille qui semble plier sous l’étreinte amoureuse, et, comme le disait avec son sens de l’art et du beau l’immortel Gautier, « une femme qui danse et non pas une danseuse, ce qui est bien différent ».
Les environs de Malaga seraient délicieux sans les nuées de poussière qui enveloppent tout, bêtes et gens, villas et végétation. A certains moments, cette poussière est d’une telle épaisseur que les côtés des routes semblent recouverts d’une couche de neige. Les arbres paraissent ornés d’un feuillage de carton et les bananiers, dont les grandes feuilles pendent jusqu’à terre, ont l’air d’arbres en zinc.
Nous prîmes le tramway pour aller jusqu’au Polo, village de pêcheurs à quelques milles de la ville, et nous pûmes nous rendre compte de cette atmosphère poudreuse qui, plus que la malpropreté des rues de Malaga, empêche les étrangers d’y faire un long séjour.
Les tramways, copiés sur les Américains, sont aussi de fabrication allemande, et le parcours se paye par kilomètre à raison de deux sous.
Quand le moment fut venu de prendre congé et de faire nos adieux métalliques, nous eûmes quelque inquiétude.
— « Mira ! l’ama. Combien devons-nous ? Et ne salez pas trop la note.
— Trois pesetas et demie chacun, dit-elle.
— Trois francs cinquante pour la chambre, c’est un peu cher. Enfin, on ne vient pas tous les jours à Malaga, et l’on n’a pas toujours d’aussi jolie chambrière. Et pour les repas ? »
Elle nous regarda toute surprise.
« Mais, s’exclama-t-elle, c’est trois francs cinquante pour le tout. »
Notre intention première était de suivre la côte jusqu’à Gibraltar, puis de remonter à Séville par Tarifa et Cadix ; mais devant nous ravitailler à Séville, il nous restait juste assez pour prendre le train de troisième classe en nous approvisionnant d’un chorizo pour notre déjeuner. Nous voici donc dans ces abominables wagons espagnols, qui courent à une vitesse de cheval poussif, avec une minuscule portière pour permettre de jouir du paysage, point de ressemblance commun avec les nôtres, comme s’il en coûtait beaucoup plus de donner de l’air et de la lumière aux infortunés voyageurs. Compagnie très mélangée : gendarmes ; toreros ; deux vieilles religieuses conduisant aux noces du Christ une jeune novice dont un mari plus substantiel ferait bien mieux l’affaire ; une famille allemande allant je ne sais où, encombrée de paquets, de paniers, de hardes et d’une marmaille pouilleuse et mal élevée.
Mais le supplice est de se trouver, après deux mois de marche et de vie au grand air, enfermé dans ces boîtes, où l’on ne peut ni bouger ni se détirer les membres, ni s’allonger, ni même respirer à l’aise, asphyxié par les émanations de culottes et de jupes non lavées, et autres malpropres dessous. Puis, rouler en chemin de fer est un temps perdu pour le touriste qui se met en route non dans le but de parcourir bêtement des kilomètres, mais pour voyager dans le vrai sens du mot. Autant rester chez soi, au coin de son feu, et s’y chauffer les gibecières en suivant sur la carte les récits des voyageurs.
Nous traversions cependant un pays merveilleux et d’une grande richesse. Partout des canaux d’irrigation, de délicieux chemins bordés d’aloès et de nopals, des bouquets de citronniers, de grenadiers et de figuiers sans nombre.
Et quelles pittoresques bourgades ! quels féeriques décors de murailles arabes, de tours gothiques, de châteaux crénelés, de couvents forteresses. Voici Cartama la Mauresque, assise au milieu des oliviers et des vignes sur le flanc d’une montagne rocheuse que couronne un manoir féodal ; Alora la charmante, émergeant des palmiers, des grenadiers et des orangers de ses jardins en terrasse ; Osuna, dans la plus fertile plaine de l’Andalousie, le vieux fief des commandeurs de Calatrava, et Marchena aux ducs d’Arcos, et la blanche Carmona qui dresse sur un mont ses tours romaines et son alcazar. On déroule à chaque tour de roue les pages de l’histoire toute palpitante des grands coups d’épée des légionnaires et des Goths, des Arabes et des chevaliers.
Et les vallées couvertes d’orangers, les plaines aux grands pâturages, les vignes célèbres du fief de Teba dont le vin égale celui de Xérès ; le lac salé de Fuente de Piedra, et les tranchées au travers des sierras, les viaducs, les ponts jetés à des hauteurs effroyables sur les abîmes de l’Abdelagis.
Comme on aimerait s’arrêter dans tous ces coins aperçus en courant et qu’on ne reverra jamais plus ; fouiller ces vieilles bourgades si pauvres en confort et si riches en glorieux souvenirs, déjeuner dans cette venta assise au bord de la rivière, partager le dîner des gitanos là-bas, près de ce vieux monastère abandonné, coucher dans ce hameau où les jolies filles viennent au passage saluer de la main les voyageurs.
C’était notre vie depuis deux mois et nous regrettions de ne plus pouvoir recommencer le long de cette délicieuse ligne à travers l’Andalousie, au risque de retrouver la venta sans pain, les gitanos voleurs, l’hôtelier inhospitalier, la servante revêche, et la fatigue et la poussière et la chaleur. Mais c’est justement tout cela qui fait l’agrément des voyages… quand on est de retour,
« Quel plaisir peut avoir une excursion où l’on est toujours sûr d’arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi ? Ce qui constitue le plaisir, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril. »
C’est l’opinion de Gautier et je la partage. Il n’avait pourtant traversé l’Espagne qu’en mule ou en diligence, mais la diligence d’alors offrait de ces imprévus que ne donnent plus, à part l’écrabouillement, les parcours en chemins de fer.
Enfin, dans l’horizon empourpré, nous distinguons une grande tour rousse carrée, surmontée d’une lanterne à jour. C’est la Giralda. Nous voici bientôt à Séville.
Séville, perle de l’Andalousie, patrie de don Juan, cité légendaire des Inès, des Rosines, des Elvires, et de l’immortel barbier ; Séville avec ses maisons peintes, ses balcons vitrés en saillie, surplombant les uns sur les autres, ses rues étroites tendues de velum, ses places plantées d’orangers et de palmiers, ses innombrables carrefours, ses délicieux patios séparés de la chaussée par un vestibule dallé de marbre et des grilles artistiquement forgées en fleurs, en chiffres, en devises, ses soixante-dix couvents encore debout, est une des rares grandes villes d’Espagne qui ait conservé le cachet espagnol.
« Qui n’a pas vu Séville n’a pas vu de merveille, » dit le proverbe andalou. Je dois avouer cependant qu’avant d’entrer à Séville, j’avais vu d’autres merveilles qu’elle fut loin de me faire effacer. Je pense que son animation et sa gaieté, qui contrastent avec la tristesse et la somnolence des autres villes, ont contribué à sa réputation.
Bruyante de jour, elle devient, la nuit, tintamarresque. Ce ne sont que chants, airs de danse, coups de piston et peteneras. « Quien canta su mal espanta. Celui qui chante effraye le malheur. » Et chacun s’en donne à cœur joie.
Le plus agaçant, c’est que l’abominable piano joue le rôle principal dans cet orchestre endiablé, et se fait entendre à chaque coin, jusqu’au fond des cafés qui ne ferment que fort avant dans la nuit. Le piano a tué la guitare comme le chapeau la mantille. On fabrique encore, il est vrai des guitares un peu partout, et l’on en trouve des magasins fort bien assortis, mais ce sont les étrangers qui s’en approvisionnent.
Lorsque le tintamarre commence à s’éteindre, que vous vous préparez à fermer l’œil, accourent des légions de moustiques. Je n’en ai été harcelé nulle part par de telles quantités, si ce n’est à Monaco. Cette plaie volante et presque invisible vous dévore, pénètre à travers les moustiquaires et perce les draps. Au cas où vous êtes parvenu à vous préserver des piqûres de l’infernal insecte et que vous commencez à sommeiller, voici les crieurs de nuit qui, lanterne sur le ventre et pique à la main, vous réveillent de leur lamentable : Ave Maria carissima, pour vous annoncer que le temps est serein. Comme ils ont chacun leur quartier, ils repassent plusieurs fois dans la même rue en chantant leur antienne, sans doute pour faire preuve de zèle et de crainte qu’on ne les ait pas entendus. Bientôt arrivent les ânes et les mulets des maraîchers secouant d’énormes grelots, des clochettes qui sont des cloches, puis les bousculades, les charges qui s’écroulent, les vociférations, les interpellations, les disputes, et cela sans interruption jusqu’à cinq heures du matin. Alors les boutiques s’ouvrent et la ville est debout, car c’est de très grand matin ou très tard que se font les affaires.
La calle de las Sierpes est la rue la plus gaie, la plus mouvementée, la plus pittoresque de Séville. C’est à la fois le Strand de Londres, le bazar du Caire, la Puerta del Sol de Madrid, le boulevard ; mais un boulevard de quelques pieds de largeur interdit aux voitures, et aussi, volupté inestimable pour les Espagnols, interdit au soleil. Des tenditos multicolores jetés d’une maison à l’autre couvrent entièrement la longue et tortueuse artère et ne contribuent pas peu à lui donner le plus curieux aspect.
Dans la calle de las Sierpes se trouvent les boutiques élégantes, les théâtres, les cafés somptueux. J’eus le plaisir d’y voir l’industrie et l’art français représentés autrement que par ces bibelots de pacotille, d’un abominable clinquant et outrageusement bourgeois connus sous le nom d’articles de Paris. La principale maison de vues photographiques et tout ce qui concerne la partie est tenue par un compatriote, un de ces Français que Dumas appelait plaisamment des exilés de l’industrie et du commerce. Cet exilé, d’ailleurs, se porte à merveille, et joint la belle humeur sévillanne à l’entregent parisien.
Pour faire œuvre de patriotisme, nous lui achetâmes quelques vues de Séville qu’en qualité de compatriote il nous compta au-dessus du prix.
Chez le Barbedienne de l’endroit je reconnus de ravissantes statuettes de Laure Martin-Coutan, tandis qu’aux vitrines de l’unique libraire, au milieu des traductions des œuvres de Zola, s’étalait, dans le texte original, ouvert sur une très croustillante eau-forte de Julian, l’Ompdrailles de Léon Cladel.
Généralement, la librairie espagnole est pauvre. On lit peu tras los montes et, comme le constate dans un livre récemment paru, un écrivain espagnol, V. Almirall[15], « la librairie de fonds est dans un état rudimentaire. On ne publie guère que des éditions de luxe, imprimées avec des clichés usés, qu’on relie fastueusement pour l’ornement des bibliothèques, et que l’on se garde bien de feuilleter. La lecture se borne à des romans frivoles ou à des insanités pornographiques. » La pornographie écrite et imagée s’étale avec une aimable liberté d’allure. Boîtes d’allumettes, papier à cigarettes, petits cahiers illustrés sont offerts par des garçonnets et des fillettes, en pleine rue, aux portes des théâtres, dans les cafés. Quelques-unes de ces priapées sont dessinées très habilement et laissent bien loin les légendaires jeux de cartes de Kehl qui font la joie des collégiens. C’est là toute une belle branche de commerce qui est fort prospère.
[15] L’Espagne telle qu’elle est. Albert Savine.
On voit aussi plusieurs brasseries à l’instar des nôtres. Sous le nom de cerveza, on y débite, affirme-t-on, la cervoise du cru. Beaucoup s’imaginent bien à tort que la bière est peu connue en Espagne. Elle y est d’un usage aussi ancien qu’en France. Dans son très intéressant et instructif livre : la Bière française, Robert Charlie cite à ce sujet l’historien de la guerre de Numance. « Polybe, qui accompagna les Scipions dans leurs guerres d’Espagne, raconte que le vin d’orge est la boisson générale du peuple, qu’il en a de plusieurs espèces et de différentes qualités et que la meilleure est servie aux rois d’Ibérie dans des coupes d’or. »
Ce ne fut pas à coup sûr de cette dernière que le garçon me versa, car je la trouvai assez détestable. Si elle était vraiment indigène, je l’ignore, mais j’en doute, car il n’est plus guère de cerveza andalouse. Le phylloxera allemand s’est introduit aussi bien dans les orges et les houblons espagnols que dans les vignes, et a tué l’industrie des brasseurs.
La calle de las Sierpes conduit à la cathédrale, par la curieuse place de San-Francisco, aussi pittoresque en son genre que celle de l’Hôtel-de-Ville, de Bruxelles.
A l’extrémité d’une rue étroite, se dresse la fameuse Giralda, qui domine la masse énorme de la cathédrale et de l’Alcazar. Elle servait primitivement d’observatoire aux Arabes et, bien que vieille de près de neuf siècles, ses murs de brique semblent élevés d’hier. On sait que cette tour est surmontée d’une statue colossale en bronze, la Foi portant le labarum, pesant environ 1500 kilogrammes, qui tourne sur elle-même au moindre vent. De là le nom de Giralda (girouette). La cathédrale est de quatre cents ans plus jeune.
Un jour, le chapitre de Séville n’ayant probablement rien à faire, ce qui devait lui arriver assez souvent, décida l’édification d’une cathédrale sur l’emplacement de l’ancienne mosquée :
« Bâtissons, dirent les chanoines, un monument qui fera croire à la postérité que nous étions fous. »
On se mit à l’œuvre. Ce n’étaient pas les fonds qui manquaient. L’opulent clergé pouvait se payer ce luxe… avec l’argent des fidèles. Mais plusieurs générations de chanoines passèrent avant que les travaux fussent achevés. Ils durèrent cent dix-huit ans, de 1401 à 1519, et devant cette œuvre merveilleuse, extraordinaire, inouïe, la postérité est restée et restera frappée d’admiration et d’étonnement. L’intérieur est partagé en cinq nefs. « Notre-Dame de Paris, a écrit Théophile Gautier, se promènerait la tête haute dans la nef du milieu qui est d’une élévation épouvantable. »
Il faut en rabattre un peu et même beaucoup, et ne pas craindre de tailler dans les brillantes broderies et les fantastiques arabesques des enthousiasmes du poète, pour ramener les choses à des proportions plus exactes. Elle n’en reste pas moins la plus grande et la plus belle basilique d’Espagne, mais sa beauté est surtout intérieure, car malgré ses dimensions colossales, elle est loin d’offrir l’aspect imposant et majestueux de Notre-Dame de Paris.
Pour donner une idée de la hauteur de la nef principale, il suffit de dire que le cierge pascal pèse plus de 1000 kilogrammes. L’éclairage coûtait annuellement 20 000 livres de cire et 20 000 livres d’huile. Je crois ce beau zèle d’illumination un peu refroidi.
La quantité de vin consommé pour le saint sacrifice allait de pair avec ces dépenses. Dix-huit mille sept cent cinquante litres s’engloutissaient chaque année dans les sacrées burettes. Il faut dire aussi qu’il fait soif à Séville et que là comme ailleurs les sacristains sont altérés. Cependant, quand on songe qu’il y a quatre-vingts chapelles et autels à six messes en moyenne par jour, ce qui fait 482 messes quotidiennes, on s’explique cet engloutissement.
La richesse y ruisselle inouïe, le luxe écrasant, l’art multiple et merveilleux. Murillo, Campana, les Herreras, Valdès Leal, Vargas, Francisco Zurbaran, Juan de las Roclas, Alonso Cano, tous les maîtres y ont leurs meilleures toiles. Comme partout, le grotesque grimace à côté du sublime. Des ex-voto ridicules, cœurs, béquilles, membres et magots de cire sont appendus aux murs. Çà et là en certains coins de chapelle, de longues tresses de cheveux noirs, douloureux holocauste, rappellent la vitrine de quelque malpropre perruquier. Des tuyaux d’orgue immenses, bizarres, sont placés horizontalement, ainsi qu’une mitrailleuse géante braquée sur le chœur.
J’ai trouvé en maints endroits l’image de deux très appétissantes créatures qui émergent tout exprès d’un nuage pour soutenir l’antique tour. Il ne faudrait pas en sourire devant un troupeau de dévotes ; on risquerait fort de se faire écharper ; ces aimables brunes ne sont rien moins que les patronnes de Séville, Justa et Rosina, qui, filles d’un simple potier de Triana, ont été, grâce à je ne sais quel concours de miraculeux événements, investies par le Père Éternel de la garde spéciale de la Giralda.
On les aperçoit, pendant les grandes tempêtes, soutenant de leurs petites mains la statue de la Foi, et, à l’heure actuelle, il ne manque pas de bonnes femmes des faubourgs qui vous racontent qu’elles ont vu, de leurs propres yeux vu les deux saintes arrêtant au passage les boulets et les obus qu’en 1843 Espartero lança sur la ville, et qui pouvaient endommager la tour.
Je ne m’arrêterai pas davantage dans la cathédrale, le lecteur peut en trouver de minutieuses descriptions dans tous les Guides. Je ne ferai que citer en passant la maison de Pilate, que le premier marquis de Tarifa construisit sur le modèle de celle du proconsul de la Judée, en souvenir d’un voyage à Jérusalem ; la Casa de los Taveras qu’habitait l’Étoile de Séville, la belle Estella, maîtresse du roi Sancho le Brave ; le palais de San Telmo, résidence du duc de Montpensier, sur le bord du Guadalquivir et ses délicieux jardins, non loin de la Tour d’or où l’on versait, dit-on, le contenu des galions chargés des dépouilles du Nouveau Monde.
Mais, avant de quitter la basilique, il faut voir la Capilla Real, où repose dans la paix du Seigneur Maria de Padilla, l’adorée de Pierre le Cruel, en compagnie de saint Ferdinand, qui prit Séville aux Maures. Il est couché dans une brillante châsse, revêtu de son harnais de guerre, vrai linceul d’un soldat. Au jour de sa fête, le 30 mai, on écarte en grande pompe le rideau qui le cache et l’on montre à la foule béante la pâle figure du roi guerrier qui depuis six cents ans semble encore dormir.
Une autre exhibition de ce genre macabre fort appréciée des Espagnols est celle de doña Maria Coronel, aussi parfaitement conservée au couvent de Santa-Inès. Je ne sais si le Saint-Père la canonisa, mais elle le méritait bien, comme vous l’allez voir, car elle préféra perdre son mari et sa beauté plutôt que sa vertu.
Le fougueux don Pedro la harcelait de ses désirs coupables ; mais la vertu de la dame n’était pas d’une étoffe à recevoir le moindre accroc. Elle résista de telle sorte que le monarque ne vit d’autre moyen que d’imiter l’exemple du grand roi David qui fit traîtreusement dépêcher son général Uri pour jouir à son aise des charmes opulents de la délicieuse Bethsabée. Donc le cruel Pedro fit condamner l’infortuné Coronel à mort, sous je ne sais quel fallacieux prétexte — MM. les juges en ont toujours des douzaines en leur sac — et promit à l’épouse la grâce de l’époux en échange d’une simple nuitée.
La belle n’hésita pas. Ces saintes sont terribles. Elle préféra voir son mari mort que cocu et lui laissa bravement couper la tête. On ne dit pas si, en cette occurrence, le mari fut consulté.
Les esprits pervers et sarcastiques vont penser que c’était un moyen pour se débarrasser d’un jaloux et commettre le péché mignon avec la liberté de conscience d’une veuve.
Il n’en fut rien ; elle continua de résister à ce que les journalistes d’outre-Manche appelleraient les immoraux assauts du roi, mes compatriotes les derniers outrages, et les natures simples comme la mienne, qui ne vont pas chercher midi à quatorze heures, l’hommage le plus complet qu’on puisse rendre à la beauté. Pour y échapper, elle se réfugia dans un des cinquante couvents de la ville. Mais elle comptait sans l’ardeur royale.
Minuit sonnant, on frappe à la porte de sa cellule.
« Mon enfant, ouvrez, dit la mère abbesse accourue avec une chandelle.
— Ma mère, répliqua la recluse flairant quelque nouvel assaut, je suis dans mon lit. »
C’est bien ce que le roi espérait.
« C’est le roi, dit la mère.
— Que Sa Majesté me pardonne, répondit doña Coronel, mais je ne puis ouvrir. J’ai fait vœu au maître du ciel de ne plus me montrer à un visage d’homme, et je ne le romprai pas pour un maître de la terre.
— Je vous relève de votre serment, ma fille, » répliqua promptement l’abbesse.
On entendit un craquement de couchette et quelque remue-ménage dans la cellule, mais la porte ne s’ouvrait pas. Sa Majesté s’impatientait.
« Ouvrez, doña Coronel ; je vous l’ordonne, fit-elle impérieusement.
— Je m’habille, seigneur. »
C’était bien inutile, pensait don Pedro, et aussi la mère abbesse toute suffoquée de honte et d’indignation qu’on fît attendre ainsi un roi à la porte.
« Sire, dit-elle, pardonnez-moi, pardonnez-lui, elle ne sait ce qu’elle fait. »
Un royal coup d’épaule digne de celui d’un portefaix met fin à tout cet oiseux bavardage ; la cloison cède et voici le roi dans la cellule,
Il la saisit et va lui faire subir « les derniers outrages » sans égard pour la mère abbesse qui tient toujours la chandelle.
Mais la superbe Andalouse arrache le flambeau des mains de la matrone et en promène la flamme sur son visage qui, comme un paquet d’étoupe, prend feu aussitôt. Pendant les pourparlers au trou de la serrure elle se l’était oint de l’huile de sa lampe.
Si enflammé que l’on soit, on ne peut pas embrasser une maîtresse qui flambe, aussi, quand il eut éteint le feu, le roi absolument refroidi offrit avec ses excuses toutes sortes de compensations.
« Demandez ce que vous voudrez, lui dit-il, et votre volonté sera faite.
— La maison des Coronel a été rasée, répondit-elle ; qu’à la place qu’elle occupait s’élève un couvent où je finirai mes jours en pleurant sur mes péchés et les vôtres. »
Don Pedro pensa peut-être qu’elle eût mieux fait de demander autre chose, car de couvents, ça faisait le cinquante et unième, mais ce n’était pas le moment de discuter des goûts d’une sainte qui venait de se brûler le visage par vertu.
Le couvent fut bâti, la nouvelle Lucrèce nommée abbesse, et depuis cinq siècles le visage ravagé de la fondatrice est exposé tous les ans, afin, je le suppose, d’en ôter l’envie à celles qui voudraient l’imiter.
Puisque nous parlons de ce terrible paillard don Pedro, entrons à l’Alcazar, seulement pour contempler les Bains des Sultanes devenus ceux d’une autre sainte, mais, celle-ci, du calendrier de Vénus, la belle Maria de Padilla.
Il nous faut traverser le patio de las Donzellas appelé ainsi parce que les rois maures y recevaient annuellement un tribut de cent pucelles. Heureux rois maures ! Je paye à leur mémoire mon tribut d’admiration. Les bains sont tout près. Je suppose qu’on y conduisait d’abord les cent donzelles qui devaient en sentir le besoin après un voyage sous ce ciel caniculaire et des moyens de locomotion primitifs.
Descendons avec le délicieux essaim ; car il faut descendre au sous-sol par un escalier de marbre. Sous des voûtes un peu trop obscures se trouvent les bassins.
J’avoue qu’à la place des sultanes, des cent donzellas et de Maria de Padilla, j’eusse préféré une bonne coupe en plein air, à cette pénombre discrète, car ces caves manquent de gaîté.
Il est vrai que quand la favorite s’ébattait dans les bassins de marbre, le roi, de crainte qu’elle ne s’ennuyât, venait avec ses courtisans lui tenir compagnie. Ces vieux usages avaient du bon et je comprends ainsi la visite aux dames. Une reine de l’extrême Sud s’offre de la même façon chaque année à la respectueuse considération des hauts dignitaires de la cour.
Je pense cependant que la divine Maria avait d’autres voiles que l’onde parfumée. L’exquise galanterie consistait à boire de l’eau qui caressait de si doux charmes, et cela va sans dire, de la trouver plus délicieuse que tous les crus de l’Andalousie.
Un gentilhomme français admis à l’insigne honneur de cette séance intime, moins courtisan ou de plus faible estomac que les autres, s’abstint de toucher au philtre.
« Par la Madone, s’exclama ironiquement le roi en fronçant son terrible sourcil, vous me paraissez bien dégoûté, monseigneur ! »
Mais l’autre s’en tira par cette réplique :
« Je n’ose, en effet, sire, tremper mes lèvres dans cette coupe de liqueur enchantée.
— Et pourquoi ?
— C’est qu’après avoir goûté à la sauce, je craindrais de ne pouvoir résister au désir de goûter à la perdrix ! »
Quant aux jardins de l’Alcazar, ils ont subi bien des transformations et les rois maures ne reconnaîtraient plus leurs délices avec ces ifs bizarrement taillés, ces fontaines en rocailles, ces conques, ces amours bouffis et tout le rococo Louis XV apporté par Charles III.
Certaines allées sont pavées de briques percées de trous invisibles. On touche le ressort d’un ingénieux mécanisme et ces trous deviennent autant de petits jets d’eau qui attaquent en tous sens les promeneurs.
C’était le grand amusement de don Pedro le Cruel, qui, entre deux têtes coupées, ne dédaignait pas la gaudriole.
A cause de cela, qu’il lui soit beaucoup pardonné. « Mon Dieu ! délivrez-nous des vertueux, des purs moroses et tristes ! » Une petite prière que je fais en passant.
Au moment où les demoiselles d’honneur de la cour se promenaient en toute confiance, sans songer à mal, devisant simplement sur les qualités respectives de leurs amants et celles d’une toilette nouvelle — sujet de conversation des demoiselles d’alors qui n’a guère varié depuis — le roi faisait jaillir les jets.
Les robes, qui se portaient larges, empesées et en cloche, et l’absence de pantalon, rendaient le jeu des plus piquants. Et les petits cris des victimes surprises, les gestes insolites et les fuites précipitées désopilaient Sa Majesté.
Il ne faut pas quitter Séville sans rendre visite aux cigareras dont les doigts effilés et agiles fournissent de puros et de papelitos tous les fumeurs espagnols. Ne fumant pas, je laisse à de meilleurs juges le soin de discuter le mérite des cigares sévillans pour ne m’occuper que de celui des cigarières.
Elles sont plusieurs milliers — la surveillante qui nous ciceronait donna le chiffre un peu exagéré, je crois, de sept mille deux cents — entassées, c’est le mot juste, dans une succession de longues galeries communiquant les unes aux autres par des rangées d’arcades.
Matrones, jeunes femmes, fillettes, tout pêle-mêle dans une promiscuité qui doit être fort dangereuse pour la tendre innocence.
Mais d’innocentes, je ne pense pas qu’il s’en trouve beaucoup. Le comité des rosières trouverait difficilement le placement de ses couronnes, et l’angélique Société pour la propagation de la pureté, de Londres, y perdrait ses sermons et ses tracts. Il n’est pas besoin, d’ailleurs, pour rouler des cigares, d’un certificat de vertu.
Aussi, beaucoup et de très jeunes, mariées sans doute en expectative, se trouvaient dans cet état pénible à l’œil, que par galanterie pour les dames nous appelons intéressant. Un plus grand nombre allaitaient ou berçaient un poupon, tandis qu’un autre marmot se traînait autour de leurs jupes. L’administration, humaine et sage, tolère que ces jeunes mères gardent près d’elles l’enfant qu’elles nourrissent. Payées à la tâche, elles peuvent travailler à leur fantaisie sans léser en rien les intérêts de la fabrique. Je n’en ai vu aucune fumer, mais j’en ai vu beaucoup dormir sans que les surveillantes songeassent à troubler leur méridienne.
Malgré cette agglomération de femmes, de nourrices, de marmaille, de filles aux dessous négligés, l’odeur est supportable, car celle du tabac domine et couvre toutes les émanations suspectes.
Pas de bruit. Interpellations et conversations à haute voix défendues ; mais un petit bavardage, continu, incessant, emplit les salles comme un bourdonnement d’abeilles.
Il faisait très chaud et presque toutes s’étaient mises à l’aise, fichus rejetés, corsages ouverts. Quelques-unes même, débarrassées de jupes trop lourdes, ne gardaient que l’indispensable. Aussi, dès notre entrée dans chaque galerie, jouissions-nous de la vue d’une collection des plus variées en couleur et en forme de gorges andalouses, du blanc laiteux au rouge brique, de la grenade au potiron.
Spectacle agréable et inattendu, mais de courte durée, car au fur et à mesure que notre présence était signalée tout rentrait dans le corsage ou disparaissait sous un châle hâtivement saisi, avec accompagnement de petites mines effarouchées fort plaisantes à voir, mais seulement pour la forme, comme nous dit un torero avec qui nous avions fait connaissance et qui nous accompagnait, et parce qu’il fallait, devant les contremaîtresses, garder les convenances.
Ces cigareras, dont la plupart sont fort jolies, font les délices de la garnison. C’est un sérail toujours ouvert aux heureux soldats casernés à Séville, très prisés, comme le sont partout les soldats, des filles du peuple.
Mais aux toreros la fleur de la corbeille ! Nous le vîmes bien à l’engouement qu’excitait notre ami. Tous les cœurs pour lui, tous les regards, tous les sourires. Son nom courait de bouche en bouche :
« Manuel Erreria ! Le matador ! Manuel Erreria ! »
Nous en étions jaloux. Lui, souriant, jouissait modestement de son triomphe, sans morgue comme sans griserie, en homme habitué aux ovations des cœurs. D’ailleurs, il avait son enamorada qu’il énamourait lui-même et cela lui suffisait. Heureux garçon ! Il était encore à l’âge où l’on croit à la constance !
Mais il ne faudrait pas se faire illusion et s’imaginer qu’en la ville natale de don Juan on peut impunément suivre les traces du cynique scélérat. S’il est facile de jeter son mouchoir dans ce harem agité, de ramasser une Elvire dans le tas des jeunes amoureuses, il serait dangereux, le choix fait, de donner une rivale à l’odalisque. Les petites cigarières de Séville prennent l’amour au grand sérieux et ne badinent pas avec lui. Gare à la vengeance ! Si elles ne vitriolent pas le traître, comme quelques-unes de nos gourgandines, elles lui font deux bonnes entailles sur la face pour en dégoûter les autres ; deux entailles en croix à l’aide d’un navaja bien aiguisé, l’une au nom du Christ et la plus profonde en celui de la Vierge Marie.
Le bourreau des cœurs ainsi stigmatisé ne peut plus que difficilement continuer la série de ses conquêtes ; du moins s’il le tente, ses victimes sont averties. Elles savent du premier coup d’œil qu’elles ont affaire à un lâcheur.
Ces demoiselles, on le voit, ne sont pas toujours commodes. Il y a deux ou trois ans, elles s’insurgèrent, je ne sais à quel propos, se saisirent d’un surveillant détesté qui leur faisait la morale, lui mirent culotte bas et le fessèrent de la belle façon. De mémoire de jésuite on n’avait vu cinglade pareille. Les vieilles maîtresses d’école d’Albion, expertes et cuirassées en la matière, en eussent elles-mêmes frémi. Plus de cinquante enragées s’acharnèrent sur ce malheureux derrière, que l’on dut arracher tout sanglant des mains des ménades. Il fallut la troupe et deux jours de siège pour venir à bout des petites furies.
La sainte Vierge est la patronne de cette armée de jupes, où cependant, passé douze ans, il n’est plus guère de virginités. Dans chaque salle et au milieu des vastes corridors de la manufacture, elle est placée en belle niche, entourée de fleurs pieusement renouvelées chaque jour.
Outre une lampe perpétuelle, les petites cigarières lui brûlent des cierges et lui adressent d’étranges prières. Celles pourvues d’un amant la supplient de le rendre éternellement fidèle, les novices de leur en procurer un aimable et bien amoureux ; je ne parle pas des plus ferventes qui ne cessent de répéter :
O Marie, conçue sans péché, fais-moi pécher sans concevoir.
Le bateau d’Algéciras, faisant escale à Cadix, levait l’ancre à trois heures du matin, heure vraiment espagnole. Couchés très tard, nous craignions de manquer le départ, mais nous comptions sans les moustiques qui, à deux heures, nous tenaient encore éveillés. Une demi-lieue séparait notre casa de Huespedes de la tour del Oro, place d’embarquement ; il ne fallait plus songer à dormir.
Mais sur les bords du Guadalquivir pas plus que sur ceux de la Seine, l’on ne se pique de ponctualité. Cette vertu britannique est peu prisée des races latines. C’est un tort ; nous avons, en revanche, d’autres vertus que les Anglais ne possèdent pas. Quoi qu’il en soit, à Séville comme à Paris, on arrive généralement trois quarts d’heure après celui de grâce — quand on arrive ; — c’est pourquoi ceux qui n’aiment pas se morfondre, avancent de soixante minutes en donnant rendez-vous. C’est ce que faisait le capitaine de la Carolina, et peu au courant de ces usages, nous arrivâmes au paquebot pour y trouver l’équipage endormi.
Quand toutes les horloges de la ville, auxquelles se joignirent celles du faubourg de la Triana qui lui fait face, eurent décroché quatre coups, ce qui prit un certain temps, les passagers commencèrent à déboucher sur le quai.
On chauffe et bientôt l’on se met en mouvement un peu avant le lever du soleil.
Le Guadalquivir est le seul fleuve navigable de l’Espagne, pour les bateaux ne jaugeant pas plus de 200 tonneaux, et encore à partir de Séville, c’est-à-dire à 25 lieues de l’océan.
Ses eaux rousses, ses bords plats, ses nombreuses volées d’oiseaux aquatiques, lui donnent en maints endroits une physionomie hollandaise. Mais l’azur intense du firmament, l’ardent soleil, les ombres bleues, les cigognes et les hérons, groupés près de ses longues lignes de joncs, rappellent bien vite qu’on navigue dans les splendeurs du Midi.
Nous glissons rapidement dans les méandres du fleuve, charmés à chaque détour par des coins de rivage inattendus, enveloppés dans les molles clartés de l’aube. Villas émergeant d’un bouquet de palmiers, vieux cloître abandonné, assis au sommet d’une colline et dont la cloche rouillée a depuis longtemps sonné matines pour la dernière fois.
Séville s’enfonce et disparaît derrière l’épais rideau des jardins de San-Telmo, tandis que la Giralda, au contraire, semble grandir davantage et monter dans les brumes violettes, aiguille ardente, seule éclairée par les feux du levant. A gauche de nous, la grande plaine festonnée au loin par des ondulations gris-perle. Les habitations se clairsèment ; les joncs, en masses épaisses, défendent l’approche des rives, refuges de nuées de hérons et de canards.
Voici une bourgade, dont les maisons pittoresquement entassées, se groupent autour d’un monastère fortifié. Ses bastions et ses murs enserrent des jardins touffus, dont ils rejettent en verdoyantes cascades par-dessus leurs créneaux la flore trop abondante.
Tous ici sont levés avant le soleil. Les petits garçons jouent déjà au toro sur la rive devant un aréopage de petites filles attentives.
Mais le globe radieux se lève à son tour, émergeant lentement d’une longue bande orangée, tandis que nous filons sans bruit entre une double ligne de saules, de peupliers, de glaïeuls et de joncs. On dirait maintenant certains décors de Marne et de Seine avec plus de sévérité, une plus large envergure.
Ce Guadalquivir est empreint d’une placide et poétique majesté. C’est bien la grande rivière, l’Oued el Kébir, chantée par les poètes arabes et andalous.
« Je te salue et je t’aime, Guadalquivir, roi de l’Andalousie, s’écriait le duc de Rivas, proscrit. Comme tu t’avances avec fierté vers la mer, toi qui coules si calme et reflètes dans tes ondes les murs antiques de Cordoue. »
Cependant, comme les grandes et belles routes d’Espagne, cette route liquide est presque déserte. A peine si nous rencontrons de temps à autre un vapeur, un voilier, un canot.
A travers les vertes trouées des bords, on aperçoit des champs de maïs, des fermes lointaines et éparses, des coteaux rayés de vignes, des bouquets d’oliviers.
Quelques barques se détachent chargées de filets. On approche d’une bourgade, Coria del Rio, vieille cité romaine. Une jeune fille, en frais déshabillé, rêve sur le balcon d’une maison de maître. On passe assez près pour voir qu’elle est jolie. Deux petits officiers de hussards, tout fraîchement fabriqués à l’École de Tolède, la saluent et lui envoient un baiser. Elle sourit et secoue la tête, voulant dire sans doute que ce ne sont pas des baisers à travers l’espace qu’il lui faut.
Dans la plaine découverte, immense, que dominent les pics d’Utrera, des troupeaux de jeunes taureaux demi-sauvages paissent tranquillement dans la paix de l’âge d’or ; plus loin, des chasseurs battent les hautes herbes, font lever des compagnies de canards. Cette vue excite l’humeur cynégétique de plusieurs passagers. Ils arment leurs fusils et font rage sur les hérons et les mouettes. Balles perdues. Cassements inutiles de pattes et d’ailes. Les pauvres bêtes éclopées vont crever dans les fourrés de joncs. Cela amuse les spectateurs. Une infortunée cigogne, paisiblement perchée sur une jambe, reçoit une balle en plein corps. Bien visé. On applaudit. Ceux qui ne disent rien se regardent en hochant la tête : Voilà ce qui s’appelle un joli coup de fusil !
Cruelle et sotte manie de tirer ainsi, sans profit aucun, sur des êtres inoffensifs, sans autre raison que le plaisir de tuer ! Et j’ai entendu de ces chasseurs faire de la sensiblerie et déclamer contre les courses de taureaux, qui ont cependant une utilité et une excuse, puisque les bénéfices sont versés aux hospices. Et là, au moins, le tueur risque sa peau.
Pendant qu’on visait, il me venait de folles envies de faire dévier, d’un solide coup de ma trique, ce bras de meurtrier imbécile.
Eh ! brute ! garde ta poudre pour l’homme, ton seul ennemi.
Les déchirures d’Utrera se sont effacées, les mamelons meurent en ondulations légères. Plus rien que la plaine au niveau du fleuve dont les sinuosités vont se perdre en s’élargissant dans la ligne droite de l’horizon où pointent les voiles latines.
Une grande buée flotte des deux côtés de la rive. Ce sont les Marismas, les maremmes fertiles en fièvres. Ni village, ni ferme, ni culture dans ces vastes étendues de terre grise et poussiéreuse, tachées çà et là d’inextricables fourrés de joncs, et que les pluies d’automne transforment en fondrières et en bourbiers.
Le fleuve s’élargit de plus en plus ; ses bords s’ensablent. Les bouquets de verdure reparaissent ; des tas de foin, de petites maisons blanches, émergeant d’une ceinture de palmiers noirs, dépassent la ligne très basse de l’horizon. Aux paysages hollandais et séquaniens succède un décor du Nil.
Une bruyante bande de cochons noirs fouille les joncs, près d’un cheval en détresse, qui, enfoncé jusqu’au poitrail, essaye vainement de se désenliser. Un peu plus loin, mules, chèvres, taureaux, chevaux paissent, pêle-mêle, dans une confraternité inconnue aux humains.
Un bac-radeau, chargé de gens et de bêtes, va d’une rive à l’autre aborder à un petit port de pêche flanqué d’une fabrique d’alcool à l’enseigne germanique. Des groupes de fillettes et de garçonnets, jambes et pieds nus, graves comme père et mère, nous regardent passer.
Là-bas, là-bas, dans la plaine, de tous côtés, où se porte la vue, des troupeaux de taureaux sèment d’innombrables points bruns les grandes nappes grises. Quelle terrible consommation !
Des hauteurs dentelées se dressent brusquement, à droite, derrière un coude du fleuve, comme une ligne de bastions cyclopéens. Ce sont les falaises de la côte, et, tout près, les triangles blancs des voiles coupent l’azur intense et cru.
Des pyramides de sel s’alignent à notre droite : les salines de Santa-Teresa et de San-Carlos ; elles étincellent sous le soleil comme des morceaux de diamants.
Le fleuve devient d’une largeur immense, presque un bras de mer ; il y débouche majestueusement en une courbe énorme.
On navigue entre des dunes garnies de forêts de pins et de grands cèdres, et bientôt paraissent les maisons roses et blanches du petit port de Bonanza avec l’aspect coquet d’un village de la Seine ; puis, un peu plus loin, au milieu de bouquets de palmiers et d’orangers, s’étend la jolie ville de San-Lucar.
San-Lucar de Barrameda, le grand port des Maures d’Espagne, n’est plus qu’un simple garage. Devenue ville d’eaux, elle reçoit le tout Séville, le tout Xérès, le tout Cadix, c’est-à-dire la totalité des vaniteux désœuvrés qui ont introduit la coutume de s’ennuyer correctement et à grands frais, ce qu’on appelle enfin la fine fleur de la civilisation.
Aussi, malgré l’extérieur séduisant, les jardins délicieux et la plage pittoresque, ce n’est pas ici que je prendrai pied.
Une forte houle nous reçoit dans l’Océan et nous oblige à saluer malgré nous le fort de Chipiona et à zigzaguer sur le pont comme de vieilles Anglaises le soir de Noël. C’est une véritable gigue que nous dansons en doublant la pointe de Camaron et Rota, qui nous sourit de sa vieille enceinte, au sommet de sa falaise. Rota, dont je goûtais pour la première fois, il y a quelque vingt ans, sur les confins du Sahara, le vin digne des dieux, cadeau de mon brave colonel du Paty de Clam, ne reçut que des hommages en nature dont s’emparèrent aussitôt les poissons atlantiques.
Mais tout s’oublia devant le panorama magique, car soudain, en face de nous, sortant du milieu des vagues bleues, surgit la belle Cadix, tout hérissée de ses tours, de ses clochers, de ses dômes, de ses belvédères, blanche et ensoleillée comme une cité de l’Orient.
Les circonstances m’obligèrent à descendre à la fonda de Europa d’où un hôtelier à cheval sur les mœurs expulsa jadis Alexandre Dumas père pour cause de trop de facilité dans ses liaisons féminines, et j’eus l’honneur de coucher dans la chambre qu’occupa une seule nuit l’illustre romancier. Dumas n’eut qu’à se féliciter d’ailleurs de cette sévère mesure, car à la pudibonderie chrétienne l’hôtelier joignait, ce qui est fréquent, une friponnerie tout hébraïque.
Les propriétaires ont changé. Les étrangers sont bien accueillis. On y vit bien et à bon marché, comme d’ailleurs dans toute l’Andalousie. Mais la cuisine y est française, et j’ai la manie de peu priser à l’étranger ce que j’estime à la maison.
Ce n’est pas la peine d’aller à Cadix pour se voir servir, en grande pompe, des biftecks aux pommes ou des côtelettes Soubise, par des messieurs en habit noir. Un vulgaire puchero, une olla podrida apportée sur un coin de table par une accorte gaditane eussent été plus de mon goût. Je suis de l’avis de Montaigne : « Je pérégrine non pour chercher des Gascons en Sicile, j’en ai laissé assez au logis ; je cherche des Grecs plutôt et des Persans… » Je cherchais de vrais Espagnols, mais il paraît qu’il n’en est plus guère : ils sont devenus Bordelais. C’est ainsi qu’au pays du vin par excellence, on vous sert du bordeaux à table. Il est fabriqué dans quelque officine allemande ; il ne vaut rien, on le paye fort cher, mais le snob est satisfait. Ah ! les snobs ! ils envahissent et gâtent le monde.
Depuis que les voyages sont devenus faciles, sur cent touristes on se heurte aux préjugés de quatre-vingt-dix-neuf philistins.
Bref, en la fonda de Europa on se croirait en un hôtel du voisinage de la Bourse, sans la petite chapelle où les demoiselles de la maison entretiennent devant une Vierge luxueusement habillée une lampe perpétuelle, et une vieille señora dans l’infortune qui, au dessert, fait le tour des tables, offrant aux convives des scapulaires, béat petit commerce que je soupçonnais fort en couvrir un plus profane.
La ville est gaie, propre, bien bâtie. Ses rues étroites, bordées de maisons hautes, débouchent presque toutes aux deux extrémités sur la mer qui l’entoure, à l’exception de l’isthme long et étroit qui la rattache à San-Fernando. Les étages sont formés d’élégantes miradores et les toits en terrasse, de coquets belvédères. Elle est célèbre par la splendeur de ses nuits et la beauté de ses filles. Même en Espagne on dit : « Les nuits de Cadix. »
Les Nuits de Cadix ! un joli titre de roman à sérénades. De sérénades il n’y en a plus, non plus d’échelles de soie, ce qui n’empêche pas l’amour de courir les rues par l’entremise des procureuses.
Nous trouvons justement à la porte de l’hôtel une gitana aux yeux flamboyants qui guettait notre sortie. Bien qu’elle fût maigre comme une bonne jument du Haymour, elle était encore assez jeune et passable pour battre pour son compte les buissons de Cythère ; mais veuve et chargée de famille, elle ne travaillait que pour autrui.
Retirant de son doigt une bague comme dans les vieux romans espagnols, elle nous la présenta, non pour nous l’offrir de la part d’une señora prise subitement du mal d’amour, mais pour nous la vendre.
Ce commerce de l’unique bijou qu’elle possédât ne servait qu’à en couvrir un autre, car continuant à tenir sa bague du bout des doigts, elle nous raconta confidentiellement qu’elle connaissait deux señoritas muy hermosas et muy jovenes (très belles et très jeunes) qui raffolaient des seigneurs français.
Nous venions à peine de nous en débarrasser qu’un drôle de quinze à seize ans nous accoste. Cette fois, c’est un Murillo. Excellente occasion ; le dernier. Soixante douros.
« Merci, nous en avons acheté trois grosses à Séville. »
Le chenapan nous regarde effaré.
« Voulez-vous des costumes de gitanas ?
— Tu nous offriras cela au prochain carnaval.
— Ah ! vous serez partis ! Alors achetez une navaja de Santa-Cruz, dit-il en tirant un couteau de sa poche.
— Nous en revenons.
— Une de Tolède ?
— Elle est fabriquée à Berlin.
— Justement ; ce sont les bonnes lames. »
Il fait mine de se fouiller pour chercher le couteau et sort un petit cahier de photogravures obscènes, qu’il nous ouvre discrètement.
« Va porter ça au padre qui passe là-bas.
— Oh ! il les connaît, riposta le rufian sans sourciller, je lui en ai déjà vendu. »
Et plus bas : « Je puis vous procurer des niñas muy baratas (des jeunes filles très bon marché). »
C’est, je crois, une des spécialités de l’Espagne que ce courtage fait par des adolescents. Les niñas, pas n’est besoin de l’ajouter, sont des demoiselles de corps de garde qui ont fait la joie de plusieurs générations de troupiers.
« J’ai une jolie petite sœur…, continua cet industriel d’avenir.
— Va-t’en, ignoble gredin.
— Si vous la voyiez !…
— Prends-la pour toi.
— C’est déjà fait, riposta-t-il cyniquement, mais je la prête. »
Il ne se découragea pas, et voyant que ses offres séduisantes se heurtaient vainement au triple airain de notre vertu, il s’offrit finalement comme guide pour visiter la cathédrale et autres lieux sanctifiés.
Après les splendeurs monumentales et les richesses archéologiques de Tolède, Cordoue, Grenade et Séville, Cadix ne peut rien offrir de vraiment intéressant. Sa cathédrale ne date que du commencement du dernier siècle ; elle est lourde, bizarre, construite de telle sorte qu’elle paraît étroite et rétrécie, bien que d’énormes dimensions.
Comme à Cordoue, j’y vis célébrer un service bruyant et pompeux devant les nefs vides. La foi s’en va, mes frères, la foi s’en va !
Mais le soir, le hasard m’ayant poussé de ce côté, non à la recherche des vérités de l’Évangile, mais de réalités plus palpables, je suivis un troupeau pressé de dévotes qui allaient fêter je ne sais quel apôtre à grands coups de confiteor, car, s’étant accroupies deci, delà en tas noirs, elles commencèrent toutes à se frapper la poitrine en chœur, tandis que les vieilles, chargées de plus de péchés que les autres et ne pouvant plus en commettre, poussaient de regret ou de repentir des petits gémissements du plus réjouissant effet.
A un moment, la scène devint si comique que pour conserver mon sérieux et ne pas me faire chasser par une escouade de badauds scandalisés, je dus détourner les regards de ce spectacle burlesque ; et un autre, non moins intéressant, attira mon attention.
Deux très jeunes prêtres, de cet âge impétueux où l’on réserve d’ordinaire au dieu Pan ses plus ardentes offrandes, s’étaient humblement agenouillés côte à côte près du bénitier de la porte principale, comme deux coupables honteux, ne se sentant pas dignes de souiller de leur présence le sacré sanctuaire. Mains jointes, lèvres marmottantes, ils faisaient mine de prier. Mais s’ils récitaient des oraisons, ce n’était pas à coup sûr à l’Esprit saint, mais plutôt à la chair endiablée. Postés de telle façon que nulle ouaille entrant ou sortant n’échappait à leur examen, yeux modestement baissés quand s’approchait du bénitier une paire de culottes ou le pas saccadé de quelque vieille, ils les relevaient aussitôt quand, sous une jupe frétillante, émergeait d’un soulier sans empeigne le bas blanc d’un pied mignon.
Je m’imaginais d’abord en ma simplicité d’âme qu’ils faisaient l’espionnage pour un mari cocu et jaloux, une mère méfiante, un père barbare, mais je reconnus bientôt à l’air suppliant des apôtres qu’ils demandaient simplement l’aumône aux compatissantes señoritas, non l’aumône métallique et vile, ni le morceau de pain et la tranche de saucisson qu’on jette en le sac profond du frère quêteur, mais celle de chair fraîche, le froment fécond de la vie, la franche lippée d’amour.
Si jamais je me fais curé, ce sera curé espagnol. C’est encore un bon métier par le temps qui court. Confesser les petites Andalouses et leur infuser la sainte communion, voilà qui m’irait joliment. Mais ce n’est pas sous la cuvette du bénitier que je prendrais des poses plastiques et pieuses, ni à la porte de l’église que je ferais mes patenôtres. Enfin, passons ; mais avant de passer outre, je veux témoigner une admiration aux padres. A en juger par leur œil émerrilloné, leur confiante désinvolture, la façon délurée dont ils roulent leur cigarette en clignant de la prunelle aux majas (jolies filles), ils doivent s’entendre à trousser lestement la morale et porter allègrement le poids de leurs vertus.
Mes dévotions faites, j’allai terminer la soirée en un beuglant des bas quartiers. Ce sont ceux-là que j’affectionne, car là se réfugient les restes de couleur locale. On y donnait justement une saynète où un malheureux boulevardier jouait, comme bien vous le pensez, un rôle de jocrisse. Fourvoyé dans une ville d’Espagne à la suite de diverses aventures, on lui servait un gaspacho, mais il avait le palais si délicat que, quelle que fût sa faim, il ne pouvait avaler une cuillerée ; le vin de Val de Peñas l’horripilait, le vin de Malaga était trop doux, celui de Rota trop fort. On finissait par lui fabriquer une sorte de breuvage avec des rinçures de bouteille qu’on lui vendait à un prix fou sous le nom de bordeaux et qu’il trouvait délicieux.
Ce Parisien extraordinaire était aussi excentrique en amour qu’en cuisine. Un complaisant de l’endroit, chargé de lui raccoler quelque jolie fille, lui présenta une petite gaditane qui eût donné des distractions au vénérable époux de la Vierge Marie, le saint le plus calme du calendrier. Il trouva qu’elle sentait l’ail. On lui en amena une autre : elle n’était ni coiffée, ni chaussée à son goût ; une troisième manquait de chic. Bref, on lui apporta une poupée articulée habillée à la mode de Paris avec un arrière-train sur lequel les quatre fils Aymon eussent chevauché à l’aise ; il la trouva v’lan, pchutt, very select, — et autres inepties, — et pressa la poupée sur son cœur.
La toile tombe là-dessus et les spectateurs rient aux larmes. Comme je ne suis pas ce boulevardier, que j’estime fort l’ail, le Rota et le Val de Peñas et ne prise que médiocrement les poupées et les poufs, l’épigramme ne me touche pas, ce qui semble vexer mes voisins.
Ceci n’est que ridicule et inoffensif, mais suffisant pour montrer qu’on ne nous aime guère. C’est surtout dans les mélodrames charpentés avec les épisodes nationaux que nous sommes présentés sous un côté odieux à la grande joie du populaire. Quand on joue la Défense de Cadix et que le bandit Jaime (Jacques) El Barbado s’écrie avec emphase : « Ah ! quel beau chapelet de têtes de Français nous allons fabriquer », des applaudissements frénétiques éclatent, et, si en ce moment un Français se trouvait dans la salle, il n’en sortirait pas sans quelques horions.
Nous raillons volontiers l’étranger, mais en dépit des railleries spirituelles ou bouffonnes, nous avons au fond un sentiment de bienveillance.
Il suffit même de se dire étranger pour être bien accueilli. De là l’étonnant succès de tous les rastaquouères et l’audace des espions allemands. Ce sentiment est plein de générosité et de délicatesse, mais en vérité, comme la plupart des beaux sentiments, il est une duperie, car je ne sais guère de peuple qui nous rende la pareille. Notre facile cosmopolitisme n’est partagé nulle part et le fameux refrain :
n’a d’écho que chez nous.
Si ce sont des frères, ce sont de vilains frères qui veulent bien participer à tous les avantages de la fraternité, mais à leur seul profit. Et, ainsi que le disait récemment à Nancy mon ami Victor Courtois, président des Sociétés patriotiques de Lorraine :
« L’heure est venue d’un égoïsme national qui nous oblige à nous défier. La fraternité des peuples n’est que le mot de passe des ouvriers étrangers qui viennent manger le pain des nôtres quand ils ne sont pas envoyés à la solde de l’Allemagne pour nous trahir. »
Du haut de la tour de la Vigia, à peu près au centre de Cadix, l’un des plus merveilleux panoramas de l’Europe dédommage largement le touriste des fatigues de l’ascension. La ville, les innombrables villas de la superbe baie, l’étroit promontoire, la flotte, la campagne et le vaste océan offrent à l’œil ravi mille tableaux divers. Là-bas, sur la pointe avancée, Rota ; plus près, Santa-Maria, le quai de Bercy des vins de Xérès, à la barre de la Guadalête, d’où s’embarqua Amerigo Vespucci, et célèbre par ses courses de taureaux, aussi renommées que celles de Séville.
Dans la plaine voisine, le Goth Rodrigue, l’amant de la belle Florinde, perdit contre Tarik la bataille qui livra l’Espagne aux Maures, heureuse invasion dont tous les amis de l’art doivent se féliciter.
Voici le vieux fort de Santa-Catalina ; les marais salins où le San-Pedro déroule ses méandres ; le château de Puntalès en face du Trocadero qui commande l’entrée de l’anse au fond de laquelle Puerto-Real étale ses coquettes maisons blanches vis-à-vis du grand arsenal et des forts casematés du bagne de la Carraca.
C’est à l’entrée de ce détroit qu’eut lieu, lors de la seconde invasion française, le combat de Trocadero. Après une héroïque résistance de la milice gaditane, nos troupes s’emparèrent du fort en se jetant dans l’eau sous le feu des batteries, ce qui rendit le duc d’Angoulême maître de Cadix où s’étaient retranchées les Cortès.
Stérile succès d’une stérile campagne qui coûta cent millions à nos pères.
Carraca, dans l’île de Léon, derrière la San-Fernando où fut proclamée la Constitution de 1812, celle qui donna son nom à la place principale de toutes les villes espagnoles. Ainsi, en 1848, nous baptisâmes les nôtres place du Peuple ou de la Liberté.
Car de ce côté-ci ou de l’autre côté de la montagne, qu’il habite la rive droite ou la rive gauche du fleuve, les bords atlantiques ou méditerranéens, le peuple se paye aisément de mots, et pourvu que ses tribuns l’appellent citoillien en lui faisant croire qu’il est souverain maître, il se déclare satisfait.
A voir ce mot Constitucion sur toutes les places publiques, je me suis dit qu’il correspondait à notre trinité platonique : Liberté, Égalité, Fraternité, farce déjà centenaire. Constitution ou immortels principes n’ont pas empêché les exploiteurs d’exploiter, les tripoteurs de tripoter, les traitants de voler, les voleurs de triompher, les braves gens d’être dupes, et les pauvres diables n’en ont pas croqué un pois chiche de plus. Il en est des constitutions comme des agents de la paix chantés par Jules Jouy :
puisque des plus farouches amis du peuple, bourgeois ou prolétaires, chacun travaille pour son singe, suivant l’expression de certain conseiller municipal manquant de lettres, ce que Jules Vallès, dans l’intimité, résumait par ce mot en montrant son puissant abdomen : « Le pauvre, c’est Bibi. »
En faisant ces réflexions, harcelé par une nuée de lamentables guenillards qui se disputaient la faveur de porter mon havresac jusqu’au port, je pris le paquebot d’Algéciras.
Nous revoici côtoyant l’Espagne, par une mer houleuse. Chiclana, dont les eaux sulfureuses attirent nombre de malades, paraît coquette et bien bâtie au pied d’une colline que dominent les ruines d’un vieux monastère. De longues rangées de pyramides de sel se succèdent, puis vient Conil à l’embouchure de la Conilète, ce que les Espagnols appellent Salado de Conil, séduisant petit recoin.
La côte se découpe en roches énormes et le cap de Trafalgar, de sinistre mémoire, se dresse devant nous.
Derrière, Vejer de la Frontera s’assoit pittoresquement sur la crête d’une montagne. Bientôt se dessinent sur l’horizon les côtes marocaines, et huit heures après notre départ nous doublons le cap de Tarifa, la pointe la plus avancée du continent européen.
Tarifa, avec sa vieille forteresse, son antique château maure bâti sur le roc, est peut-être le point le plus connu des marins et le plus inconnu de l’Espagne. Enfermée dans ses murailles sarrasines, loin de toute communication, sans industrie, sans commerce, voyant passer tous les navires sans qu’aucun s’y arrête jamais, la vieille petite ville semble une épave oubliée des âges disparus. Les femmes n’y sortent que le visage voilé comme les femmes arabes, et les historiographes du dernier empire ont été y chercher le berceau familial de l’impératrice Eugénie, inscrivant dans son arbre généalogique Alonzo Perez de Guzman, que l’on surnomma le Bon. Alcade de Tarifa vers la fin du treizième siècle, il eut à la défendre contre une attaque des Maures.
Pendant le siège, ceux-ci parvinrent à s’emparer de son fils et menacèrent Guzman de le tuer sous ses yeux s’il ne leur livrait le château. L’alcade leur jeta son poignard avec ces paroles sublimes :
« Tuez-le avec ceci, puisque vous l’avez résolu : j’aime mieux mon honneur sans mon fils que mon fils sans mon honneur. »
Alors la digne épouse de Guzman se joignit à son mari :
« Vous pouvez tuer mon enfant, cria-t-elle, nous en fabriquerons d’autres. »
Et sautant sur un des créneaux, pour mieux défier l’ennemi, elle se troussa jusqu’aux hanches :
« Le moulin fonctionne toujours, ajouta-t-elle, et le meunier est encore bon ! »
L’Iliade et l’Odyssée n’offrent rien de semblable, et cet acte trop héroïque pour que l’on puisse en rire, loin de désarmer les terribles Sarrasins, ne fit qu’accroître leur colère.
Sous les yeux du père et de la mère, la tête de l’enfant tomba.
Le soir venait lorsque tout à coup le noir et gigantesque rocher de Gibraltar s’étala devant nous avec l’aspect d’un monstre accroupi. Rien ne peut rendre la majesté de cette masse solitaire, qui se détache brusquement sur la mer et le ciel. Nous entrons dans la baie : la nuit est déjà descendue, un vent violent du sud-ouest s’engouffre dans cet entonnoir et nous secoue jusque sur Algéciras, rendant le débarquement difficile.
Une barque nous prend et à grand’peine nous atteignons une vieille jetée balayée par les lames, tandis que pour recevoir les bagages les portefaix entrent dans l’eau jusqu’au ventre, cramponnés à des câbles. Un port peu commode et qui n’exigerait cependant que quelques travaux pour devenir excellent.
Tout trempés par les coups de mer, nous entrons dans le premier hôtel venu où nous scandalisons les convives assis à la table d’hôte.
Pas de chance. Victoria Hotel. Nous voici en pleine Angleterre. Table silencieuse, garçons sévères en habit noir, mines composées, cols carcans, œil froid, mentons de galoche. Sûrement, c’est John Robinson esquire, mistress Penelope Philips et ses six filles, master Harry Brown et son tutor, miss Kate Kidney et ses lunettes ! Que le diable les emporte tous ! Eh bien, pas du tout, ce ne sont pas des Anglais, mais des hidalgos de pure race andalouse qui cherchent à imiter les Anglais et n’en sont que plus stupides. Toute imitation est signe d’infériorité. Et ils réussissent si bien que, sans leur langage castillan, nous les prenions pour des Shopkeepers de Tottenham court road. En habit comme les larbins, ils semblent absolument horrifiés de la simplicité rustique de notre costume trempé ; aussi, pour les horrifier davantage, nous apercevant qu’ils poussent l’imitation britannique jusqu’à boire au pays du doux vin l’ale âcre et nauséabonde, nous frappons à l’unisson sur la table en criant : « Du vin, N. de D., du vin, nous sommes encore ici en Espagne, qu’on f… la bière à Gibraltar. »
Algéciras est célèbre dans l’histoire militaire. Les Maures assiégés par Alphonse de Castille y tirèrent les premiers coups de canon que l’on entendit en Europe. Que de terribles échos depuis ! J’aime mieux son autre renommée, celle de la beauté de ses filles, bien que je n’aie pas eu le temps d’en juger, car arrivés à la nuit tombante, le petit jour nous trouvait sur la jetée essayant d’entrer en une barque qui tantôt s’élevait à hauteur de nos mollets et l’instant d’après s’effondrait à cinq pieds au-dessous.
Cette infernale jetée dont la pointe est détruite depuis au moins un demi-siècle, et contre laquelle nous avions manqué nous briser la veille, est grâce à l’incurie de la municipalité un point de débarquement des plus dangereux par les gros temps.
Je ne sais si les honorables conseillers d’Algéciras occupent leurs loisirs à négocier des pots de vin et leurs heures d’étude à changer les noms des rues, mais les barques qui transportent voyageurs et bagages sont exposées à chaque coup de mer à être mises en pièces contre des débris de maçonnerie qu’il serait facile de faire enlever.
C’est ce qui faillit nous arriver ; mais, si nous échappâmes à un bain matinal, nous vîmes nos valises plonger tout à coup et disparaître en un clin d’œil, spectacle toujours amusant pour les… voisins. On nous affirme qu’on ne tardera pas à les repêcher, et sur cette consolante promesse, repoussés de la jetée à grands efforts de gaffe, nous roulons vers la barcasse espagnole, qui mit en bourlinguant horriblement près de deux heures pour une traversée de quelques lieues.
Le rocher géant se dresse devant nous avec une intensité extraordinaire de tons, découpant sur les feux du levant sa noire et monstrueuse silhouette. La tête ronde et colossale tourne du côté de l’isthme une mâchoire de rochers taillés à pic, tandis que la crête de son dos pelé descend en pente douce vers l’Afrique.
A mesure que nous approchons, les détails s’accentuent. A mi-côte seulement commencent à poindre les touffes de bruyères, les genêts, les nombreuses variétés de plantes saxatiles et d’arbustes rupestres dont les plaques verdoyantes s’épaississent de plus en plus et servent d’asile à une colonie de singes sans queue, frères de ceux de l’Atlas, brusquement séparés de leur race primitive lorsque la poussée des eaux sépara les colonnes d’Hercule. Des villas éparses tachent de leur blancheur crue les nappes grises ou vertes ; un escalier grimpe en zigzaguant jusqu’à une vigie solitaire fouettée par les vents des deux mers ; de vieilles tours mauresques s’échelonnent du côté de la terre, et tout au bas la ville, ou les deux villes, Gibraltar et la pointe de l’Europe, séparées par un jardin aux plantes tropicales, s’étendent en éventail, sur les dernières pentes. Enfin, au ras de la mer, la ligne des casernes et des fortifications, et au premier plan, groupés en un tas, l’amas de navires.
Bientôt une particularité attire l’attention. Ce rocher, haut de 500 mètres sur une longueur de 3 kilomètres environ et de 1000 mètres dans sa partie la plus large, est percé comme une écumoire.
Des rangées de trous noirs, aussi pressés que les sabords d’un vaisseau de guerre, le sillonnent en tous sens, et chacun de ces trous est l’embrasure d’une bouche à feu. Plus de mille crèvent ainsi le roc, dont l’intérieur est percé de galeries, de salles, de chemins, de tunnels, d’escaliers, perforé comme un vieux tronc vermoulu. Les habitants prétendent que si toutes ces bouches crachaient en même temps, le rocher miné et contre-miné croulerait.
Le débarquement se fait comme à Cadix et à Algéciras, au moyen de bateliers. Ils assiègent le navire, renforcés de guides et de courtiers qui se précipitent à l’abordage, et, avant que vous ayez eu le temps de vous préparer à l’assaut, s’emparent de vous et de vos colis en criant, dans toutes les langues et tous à la fois, les noms de leurs cavernes.
Nous disputons avec énergie nos personnes et nos sacs à un grand coquin d’Allemand, à la casquette galonnée, qui hurle : Alpion Hôdel ! Alpion Hôdel ! pour confier le tout à la discrétion du représentant de la fonda de España, dont les vêtements suffisamment râpés annoncent des prétentions plus modestes. Il s’en saisit triomphalement après un échange d’injures, en différents idiomes, avec son rival, qui nous regarde avec tout le mépris dû à des voyageurs à cinq schellings par jour.
On débarque entre deux rangées de policemen, aussi droits, aussi corrects que leurs confrères métropolitains. A part le casque en toile blanche, on les croirait venir de la parade de Scotland Yard. Pas de visite de douane vexatoire, pas de perquisition dans les poches, comme dans tous les ports d’Espagne. Gibraltar est un port libre, tout y entre en franchise, à l’exception des alcools et des armes. La seule formalité à remplir est de se présenter au guichet d’un bureau installé au point de débarquement et d’y demander un permis pour entrer en ville. Sur notre mine honnête, on nous délivre sur-le-champ un billet valable huit jours.
Nous franchissons deux portes voûtées et bastionnées, et nous voici en ville. C’est d’abord une place, ou mieux une cour de forteresse entourée de bâtiments militaires auxquels des galeries extérieures, à chaque étage, enlèvent le caractère de tristesse et de nudité particulier à l’architecture des casernes. Des soldats font l’exercice, et de tous points éclatent des commandements, des coups de clairon, des roulements de tambour.
On débouche dans une rue étroite, l’artère principale, Main Street, qui suit le rocher jusqu’à la pointe d’Europe. Des ruelles tortueuses escaladent, à gauche, les premiers contreforts et s’arrêtent brusquement, barrées par le roc, tandis qu’à droite, elles sont coupées par les bâtiments militaires et les ouvrages de défense.
En une double ligne de magasins, d’entrepôts, de boutiques gorgés de marchandises et de denrées anglaises se presse une population étrange :
Espagnols, Marocains, Grecs, Arabes, juifs de Tanger, nègres, Allemands, malandrins de toutes les races, « tous gens, dit Richard Ford, qui se sont expatriés pour le bien de leur pays ». Oh ! la curieuse foule et la belle collection de coquins ! Je retrouve la ville algérienne d’il y a vingt-cinq ans, avec son peuple de banqueroutiers, de renégats, de déclassés, d’aventuriers suspects, de colons marécageux, de forbans des deux mondes.
Des fantassins en jaquette rouge, des artilleurs bleus, des tirailleurs noirs, des officiers en tenue ou en bourgeois tranchent par leur méticuleuse correction avec le négligé des Levantins, la malpropreté des juifs, le débraillé des Latins, tandis que la blonde fraîcheur et la raideur des jeunes misses contraste avec le teint mat et la gracilité des brunes Gibraltariennes.
Çà et là, cependant, des cheveux blonds émergeant de dessous une mantille indiquent le mélange des races et prouvent que le vertueux John Bull n’a pas passé toutes ses soirées au prêche ni ses nuits dans la chasteté.
Malgré huit mille hommes de garnison et une population flottante de matelots de toutes races, gens de grands appétits et de morale peu farouche, les commis voyageurs chercheraient vainement dans la ville, des demoiselles « qui vont en journée la nuit ». La Mission protestante et la Société évangélique pour la surveillance des mœurs, qui ont pignon sur la rue principale, boutique de vertu et entrepôt de crétinisation, ne pouvaient souffrir le trafic de Cythère dans un siège épiscopal d’évêque anglican. Libre aux catholiques, aux mécréants, aux infidèles d’être impurs ; un protestant ne l’est jamais, surtout un protestant anglais. Si les privations du célibat jointes aux aphrodisiaques climatériques harcèlent Tom Atkins[16], il doit sortir de Gibraltar et aller dans les villes espagnoles voisines chercher pâture à ses « impropres » appétits, à San Roque, San Felipe, Mayorqa, Algéciras, lieux de perdition que les évangélistes comparent dans leurs prêches aux sept villes maudites ensevelies dans la mer Morte ; à moins qu’il ne prenne pour autel de ses sacrifices au dieu Éros la femme ou la fille de son camarade, plus à sa portée et à sa convenance.
[16] Surnom du soldat anglais.
Que la pureté de tous ces prêcheurs et chenapans bibliques est odieuse et insupportable ; et comme ces gens font comprendre et excuser certaines arquebusades célèbres de jadis !
Les drames sanglants de l’histoire nous semblent à première vue cruels et abominables ; mais, quand on regarde autour de soi, on arrive à les expliquer comme fatalités nécessaires.
Qui sait si sans ces moyens extrêmes, sans quelques poignées de très braves mais très insupportables saints passés hâtivement et brutalement de vie à trépas, les austères luthériens et les rigides calvinistes n’auraient pas transformé la belle et joyeuse France en un triste et laid champ de prêche où à l’heure actuelle nous rivaliserions de vertus publiques et privées avec les pieux hypocrites d’outre-Manche et les sots moralistes d’outre-Rhin !
Je ne me trouvais pas en pays nouveau, comptant dans la garnison une dizaine d’officiers de génie et d’artillerie, vieilles connaissances de Woolwich, y compris sir John Adye, le gouverneur de Gibraltar, qui commandait il y a quelques années l’Académie militaire.
Ma valise repêchée sans trop de dégâts me permit de lui rendre visite ; mais cette formalité contraire à mes usages fut pour moi un plaisir bien plus qu’un devoir, plaisir que semble éprouver aussi le vaillant général qui aime les Français, ayant partagé en Crimée leurs fatigues et leur héroïsme et qui porte fièrement sur son grand uniforme la croix de commandeur de la Légion d’honneur.
La très gracieuse lady Adye et lui me font visiter leur palais, car c’est un palais que cette résidence, ancien prieuré, embelli, orné, fourni, meublé de tout le confort anglais joint au luxe oriental et où, entre des galeries mauresques, s’épanouit, sur ce rocher aride et au milieu de ces bastions, de ces forts et de ces engins de guerre, en touffes verdoyantes et en fleurs paradisiaques, un vrai coin des délicieux jardins de Grenade.
Dans la salle de réception sont rangés par ordre chronologique les portraits des gouverneurs de Gibraltar, gentlemen de grand air et soldats de haute mine, qui tous, comme les Gomes de Silva, ont leurs faits d’armes et leur légende.
On sent à chaque pas les constantes préoccupations d’un gouvernement qui whig ou tory, conservateur ou libéral, a le souci de ses serviteurs, tient à ce qu’ils représentent dignement le pays, entourant la fin de leur carrière de respect et de bien-être.
Devenus maîtres de Gibraltar par surprise, les Anglais montrent bien qu’ils ne sont pas disposés à se laisser reprendre la place. De 1779 à 1782, Espagnols et Français le tentèrent vainement, et si John Bull perd jamais cette clef de la Méditerranée, ce ne sera pas manque de précautions.
On a vu que tout étranger ne peut y pénétrer que muni d’un permis.
Indépendamment de cela, au coucher du soleil un coup de canon prévient les gens de la banlieue qu’ils aient à déguerpir de la ville, et à ceux de la ville qui ont eu affaire au dehors qu’ils doivent regagner au plus vite le logis. Rien de plus comique que le chassé-croisé qui commence et surtout la vue des retardataires. Piétons, cavaliers, amazones, muletiers, âniers, carrioles et fiacres se hâtent d’entrer ou de sortir. La porte divisée en deux empêche d’ailleurs tout heurt et tout encombrement.
Le poste est sous les armes, le clairon, l’œil au guet sur l’aiguille de l’horloge et l’embouchure à hauteur des lèvres, attend la seconde précise.
Aussitôt la sonnerie éclate, et l’adjudant de place, avec une régularité de chronomètre, pousse les portes et donne un tour de clef.
Malheur aux traînards ! Toute supplication est vaine ; tout appel à la pitié superflu. Le mari jaloux et la femme éplorée sont séparés pour la nuit. Le règlement n’a pas d’oreille, et l’officier, impassible, porte gravement les clefs au gouverneur, et, à moins d’un ordre spécial de celui-ci — ordre écrit, signé et timbré — la porte ne s’ouvre plus qu’au coup de canon du réveil.
Il y a là matière pour un joli vaudeville.
Eh bien, malgré ces exigences d’une ville de guerre, ou, si vous le préférez, cette « brutale tyrannie du sabre », pas un Gibraltarien ne voudrait l’échanger contre les douceurs civiles de l’administration espagnole. Quand je dis Gibraltarien, je parle, bien entendu, de l’indigène du Lizard of the rock, comme l’appellent, par dérision, les habitants des villes voisines, sujet anglais de père en fils ou ayant obtenu la naturalisation après quarante ans de séjour, et non du cosmopolite véreux, du forban de l’industrie ou du commerce, qui y est venu chercher un refuge provisoire.
Ce sentiment est un peu celui des Canadiens, qui nous disent quand nous les visitons : « Nous aimons les français, nous sommes Français d’origine et de cœur, mais ne voudrions à aucun prix l’être de fait. » Aveu peu flatteur ; mais il faut bien reconnaître, entre nous, qu’il est expliqué par les procédés puérils et vexatoires de notre administration tracassière, procédés qui peuvent ne pas trop nous choquer, habitués que nous sommes, dès l’enfance, à être emmaillotés dans une quantité de lisières, mais qui ne manquent pas de heurter et révolter l’étranger.
Ce système tout latin « d’embêter les gens » se fait sentir aux portes de Gibraltar. Dès que vous avez franchi le territoire neutre, vous êtes littéralement assailli par une escouade de carabiniers espagnols, embusqués à l’entrée de la barrière de San Felipe, qui vous entraînent dans une caverne douanière où non seulement votre valise, mais vos poches sont fouillées de belle façon. Tout se paye, jusqu’à un cigare, jusqu’à une once de tabac trouvée sur vous.
Il faut dire aussi, pour atténuer l’odieux de ces vexations internationales, que l’occupation de Gibraltar par les Anglais coûte annuellement, à l’Espagne, cent cinquante millions, soit par la contrebande[17], qui se fait sur une échelle d’autant plus vaste que les fonctionnaires espagnols, dit-on, y prêtent une main complaisante, soit en faisant dévier le commerce.
[17] Les gens de Ronda, les Rondanos, ont la spécialité d’introduire en Andalousie, en dépit de tous les postes de douane, les ballots de cotonnades et de tabacs entassés dans les magasins de Gibraltar.
Un autre trait caractéristique, qui ne peut manquer de frapper les Espagnols eux-mêmes, et j’avoue que si j’étais hidalgo je me sentirais humilié, c’est l’extrême contraste entre les soldats des deux nations, séparés par le simple terrain neutre d’un mille environ, lande sablonneuse qui couvre la partie la plus étroite de l’isthme.
D’un côté, l’Anglais, superbe reître bien habillé, bien nourri, d’une propreté méticuleuse, aussi correct en faction, dans son poste isolé, sous sa planche mobile qui l’abrite du soleil, et témoigne en même temps du souci que l’on prend de sa santé, que lorsqu’il défile la parade devant le palais de Buckingham ; de l’autre, l’Espagnol, mal vêtu, mal nourri, débraillé, de méchante mine, allongé dans la poussière.
Je suis loin de vouloir dire que l’habillement, la correction et le bifteck fassent le soldat, et que les petits fantassins navarrais ou andalous soient inférieurs en rien, sur le champ de bataille, aux superbes grenadiers du Middlesex ou du Kent ; mais, quand une nation sait obliger ses soldats, détachés dans les stations les plus lointaines et les climats les plus divers, à observer le respect de la discipline, le self control, à garder l’orgueil de l’uniforme aussi bien que dans la mère patrie, à être d’autant plus fiers et corrects qu’on est en face de l’étranger ; que de l’autre côté, au contraire, sur le sol natal, les soldats semblent livrés au laisser-aller, abandonnés à l’incurie de chefs indifférents ou somnolents, on ne peut manquer d’établir involontairement une comparaison qui n’est pas à l’avantage de ceux-ci.
Puisque je parle de soldats, je ne veux pas terminer sans ajouter quelques mots sur l’armée espagnole encore toute-puissante dans le pays.
Il n’y a que deux choses, dit V. Almirall dans son excellent livre déjà cité, l’Espagne telle qu’elle est, pour lesquelles l’Espagne marche à la tête des nations européennes, et ces deux choses sont : sa dette publique et le nombre de ses officiers généraux.
Pour une armée qui ne dépasse pas soixante-dix mille hommes présents sous les drapeaux, elle compte sept capitaines généraux ou maréchaux, soixante-seize généraux de division, trois cent quatre-vingt-quinze généraux de brigade, plus six généraux de l’état-major du roi, en tout quatre cent quatre-vingt-quatre officiers généraux, c’est-à-dire plus que la France et l’Angleterre, deux fois plus que l’Italie, presque le double de l’Allemagne.
Et ces chiffres, comme ceux de la dette publique, dont l’intérêt est de près de trois cents millions, augmentent tous les ans.
Je ne sais rien des officiers espagnols si ce n’est qu’ils sont d’une courtoisie exquise et plus aimables compagnons que les Anglais ; mais, s’il faut s’en rapporter à un récent manifeste du duc de Bourbon, daté de Tarbes (28 septembre 1886), il se serait établi dans l’armée, comme à Madrid au temps de Figaro, un système d’espionnage et de dénonciation plus digne de disciples de la jésuitière de Loyola que des cadets de l’École de Tolède ; « le colonel est espionné par le commandant, celui-ci par le capitaine, le capitaine par le lieutenant, l’officier par le sergent. »
J’ajoute que je n’en crois rien pour l’honneur de toutes les armées.
Avec Gibraltar à l’ouest, l’Égypte à l’est, Malte et Chypre au centre, la Méditerranée est devenue en quelque sorte un lac anglais et la Grande-Bretagne semble réaliser à son profit le rêve que faisait Napoléon pour la France.
Mais le rocher de Gibraltar mérite-t-il bien la réputation que les Anglais ont contribué à lui faire ?
S’il faut s’en rapporter aux organes militaires, plus compétents en cette matière que les épiciers du Times, Gibraltar avec les nouveaux engins de destruction ne serait plus qu’une forteresse fantoche. Sa force ne repose que sur la routine et les préjugés, les préjugés d’une nation avant tout marchande, qui a trop longtemps négligé les choses de la guerre pour être à hauteur du mouvement qui entraîne l’Europe.
Nous sommes loin en 1888 des batteries flottantes de M. d’Arçon que les forts de Gibraltar coulèrent en 1783 si aisément, ce qui fit dire au comte d’Artois accouru de Versailles pour assister au bombardement de la place que de toutes les batteries françaises, celle qui se signala le plus, avait été sa batterie de cuisine.
Disons le mot, ou plutôt répétons ce que disent les officiers anglais eux-mêmes. L’inexpugnabilité de Gibraltar n’est plus à discuter quand en une demi-heure un cuirassé de cent dix tonnes peut mettre tous ses forts en pièces !
Quant à commander le détroit et à empêcher les navires de passer, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour en reconnaître l’impossibilité matérielle. Tant que Ceuta ne sera pas anglais, Gibraltar peut être utile en temps de guerre comme place d’armes, comme station de charbon, comme port de refuge, non contre la grosse mer, car la baie n’est pas sûre, mais contre les croiseurs ennemis. C’est du moins l’opinion générale. Pour les deux premiers cas, rien de plus juste ; quant au troisième, s’imaginer que des vaisseaux trouveraient un refuge sous les canons des forts est une erreur, par la raison bien simple qu’il n’y a pas à Gibraltar un seul canon qui pourrait protéger un navire contre un cuirassé, et qu’un cuirassé de cent dix tonnes mettrait, je le répète, la place en pièces en trente minutes.
Les ingénieurs militaires reconnaissent eux-mêmes qu’il n’y a pas moins de quatre points d’où un cuirassé bombarderait aisément la ville sans qu’un seul canon puisse l’atteindre. Les seules grosses pièces actuelles sont deux canons Armstrong de cent tonnes commandés par le gouvernement italien et achetés 50 000 livres sterling par les Anglais pendant les menaces de guerre de la Russie. Pièces dites Muzzle-loaders, d’un calibre et d’un modèle hors d’usage et montées de telle sorte qu’elles ne peuvent balayer la mer.
Mais assez sur Gibraltar et revenons, pour conclure, à l’Espagne.
On dit qu’elle se relève, qu’en nombre de villes le commerce renaît, que l’industrie s’étend, que Madrid est gai, Barcelone, Séville et Malaga prospères ! Mais il faut voir l’intérieur, s’arrêter dans les bourgades ruinées et misérables, où l’ignorance et la superstition règnent en despotes. Aucun élément de culture moderne, aucune aspiration vers un mieux matériel, nul sentiment du plus vulgaire confort. C’est toujours le pays dont parlait Saint-Simon : « La science y est un crime ; l’ignorance et la stupidité, la première vertu. »
Dans un roman de Fernan Caballero, la Famille d’Alvareda, il est une vieille qui peut passer pour le type de toutes les paysannes, jeunes et vieilles, rencontrées dans ma traversée d’Irun à Malaga. Un de ses petits-fils, revenu de l’armée, raconte avoir entendu dire par des camarades qu’il existe des pays où l’on ne joue pas du couteau, où il n’y a ni combats de taureaux, ni frères, ni moines, où le ciel est gris, le soleil sans brûlants rayons, les églises sans chapelles, la vierge sans images, où il n’y a ni rosaire ni scapulaire, et où tous les petits enfants savent lire et écrire ; la Vieille s’exclame toute frissonnante de joie après la stupéfaction première : « Oh ! mon soleil, mon scapulaire, mon église, ma Vierge santissima, ma terre, ma foi et mon Dieu ! Bienheureuse mille fois d’être née ici et d’y mourir ! Grâce au ciel, tu n’es pas allé à ce pays, fils, pays maudit d’hérétiques. »
Aussi pas un rayon d’intelligence n’allume leur regard. L’hébétude seule s’y lit, l’hébétude résignée de la bête passive, livrée à ses seuls besoins, sa routine et ses instincts. Boire, manger, dormir, entretenir une lampe devant une image et s’agenouiller deux fois par jour au pied d’une idole de plâtre ou de bois !
L’Espagne pourra se relever, mais quand elle aura répandu l’instruction au fond de ses bourgades, non pour qu’elles rejettent sur le pavé de Madrid des légions affamées de surnuméraires et d’institutrices, mais pour arracher la population à son lamentable état d’indifférence et d’abrutissement fataliste.
Elle se relèvera quand elle sera sûre du lendemain, à l’abri des pronunciamientos ; quand son budget de la guerre n’absorbera pas la plus grande partie de ses ressources, que la conscription ne prendra plus tous ses hommes valides, et que son trésor ne sera plus en état de permanente banqueroute[18].
[18] La dette flottante se montait, au moment où j’écrivais ces lignes (nov. 1887), à 112 millions 400 000 pesetas.
Elle se relèvera surtout quand elle aura secoué l’exploitation anglo-saxonne qui la dévore, lutté contre la concurrence allemande qui inonde de ses pacotilles tous ses marchés, écrasant les industries locales, les tarissant à leur source, fournissant les mantilles à Madrid, les éventails à Séville, la coutellerie à Tolède, la soierie à Murcie, la faïencerie à Valence, les vins à l’Andalousie et les alcools partout !
FIN
Pages. | ||
I. | Entrée en Espagne | |
II. | Les Passages | |
III. | De Saint-Sébastien à Deva | |
IV. | Le capitaine Bonelli | |
V. | Loyola | |
VI. | A travers les Andes | |
VII. | Le palacio d’Urvaza | |
VIII. | Messe au palacio | |
IX. | Estella | |
X. | Logroño | |
XI. | Le col de Piqueras | |
XII. | Histoire de brigands | |
XIII. | La vieille Castille | |
XIV. | Les ruines de Numance et Soria | |
XV. | Madrid | |
XVI. | Flamencos et peteneras | |
XVII. | A los Toros ! | |
XVIII. | Les toreros | |
XIX. | L’Escorial | |
XX. | Tolède | |
XXI. | La petite dévote de Compostelle | |
XXII. | La Vierge en chemise et le Christ en jupon | |
XXIII. | Les bonnes lames de Tolède | |
XXIV. | Visite aux fous | |
XXV. | Le coin des folles | |
XXVI. | A travers la Manche | |
XXVII. | Mançanarès | |
XXVIII. | El Muradiel | |
XXIX. | La Carolina | |
XXX. | De Baylen à Cordoue | |
XXXI. | Grenade | |
XXXII. | Les gitanos | |
XXXIII. | Les bandoleros | |
XXXIV. | Une exécution | |
XXXV. | Route de Motril | |
XXXVI. | La posada du Paradis | |
XXXVII. | Motril et Malaga | |
XXXVIII. | L’auberge du Grand Saint Iago | |
XXXIX. | A travers l’Andalousie | |
XL. | Séville | |
XLI. | Les deux Maria de don Pedro | |
XLII. | Les cigarières | |
XLIII. | Sur le Guadalquivir | |
XLIV. | Cadix | |
XLV. | De Cadix à Algéciras | |
XLVI. | Gibraltar |
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