The Project Gutenberg eBook of La meilleure part, by Léon de Tinseau
Title: La meilleure part
Author: Léon de Tinseau
Release Date: March 8, 2023 [eBook #70241]
Language: French
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LÉON DE TINSEAU
Ouvrage couronné par l’Académie française
DIXIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1891
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
ALAIN DE KERISKI | 1 vol. |
L’ATTELAGE DE LA MARQUISE | 1 — |
BOUCHE CLOSE | 1 — |
CHARME ROMPU | 1 — |
MA COUSINE POT-AU-FEU | 1 — |
DERNIÈRE CAMPAGNE | 1 — |
MADAME VILLEFÉRON JEUNE | 1 — |
MONTESCOURT | 1 — |
ROBERT D’ÉPIRIEU | 1 — |
STRASS ET DIAMANTS | 1 — |
SUR LE SEUIL | 1 — |
ÉMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
LA MEILLEURE PART
— C’est trop fort ! s’écria le grave monsieur Perraudin, précepteur du jeune Guy de Vieuvicq, en faisant gémir sous lui l’antique fauteuil en tapisserie qui lui servait de chaire professorale. Je n’ai rien vu de pareil dans ma longue carrière ! Traduire positis membrana capillis par une perruque ! On n’a pas idée d’une chose pareille.
— Moi, je trouve l’idée assez naturelle, répondit avec flegme un beau garçon de douze ans, très occupé à décorer de sculptures primitives sa table de sapin noirci. D’ailleurs, Térence est trop difficile pour moi.
— Alors, monsieur, on ne traduit pas. On respecte la pensée du poète, si l’on ne peut la saisir. Faites-moi le mot à mot de cet hémistiche, je vous prie.
— Membrana, une membrane ; positis capillis, sur laquelle on a posé des cheveux ; n’est-ce pas ainsi que se fabriquent les perruques ?
— Ah ! vraiment ? Eh bien, monsieur, écoutez mon mot à mot, à moi : Membrana, une peau, positis capillis qui a perdu ses poils. C’est-à-dire, monsieur, en bon français, un parchemin. Le rhéteur arrive avec son parchemin sous son bras. Le bon sens indique suffisamment qu’on ne vient pas faire la classe avec sa perruque dans son portefeuille.
— C’est dommage, fit l’élève, en jetant sur les mèches postiches de son précepteur un regard irrévérencieux. Ce serait drôle, quelquefois.
Du moment qu’il s’agissait de lui-même, et non plus de Térence, le grave Perraudin retrouva tout son calme.
— Monsieur, dit-il, j’informerai monsieur le comte et madame la comtesse de ce trait de causticité déplacée. En attendant, vous aurez un très mal, aujourd’hui, pour la discipline ; et, sans préjudice d’une autre punition plus sévère, vous allez m’écrire six fois, avant de sortir d’ici, le verbe : J’ai trop d’esprit pour mon âge. Vous entendez, monsieur, six fois !
Là-dessus le pédagogue prit son chapeau et quitta la salle d’études, installée dans une vieille tour du château, non sans emporter la clef de la porte massive, fermée à double tour.
— Vieux cuir à rasoir ! grommela Guy qui avait fréquenté, durant les vacances, de jeunes voisins, élèves de Vaugirard.
Cinq minutes après, il travaillait activement à la fabrication d’un filet destiné à servir de tombe aux poissons de la Loue, petite rivière dont le château dominait l’étroite vallée.
Déjà, depuis une demi-heure, les mailles s’ajoutaient rapidement aux mailles lorsque, à l’entrée de la pièce, en dehors, un léger bruit se fit entendre. Comme de juste, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le filet inachevé fut réintégré dans les profondeurs d’un tiroir mystérieux. Et la plume de courir sur le papier, tout en haut de la page encore blanche, hélas ! Qu’allait dire le féroce Perraudin ?
Mais, au dehors, ce fut une douce et gentille voix d’enfant qui se fit entendre :
— Guy ! ouvre-moi.
Le personnage interpellé haussa les épaules et ne répondit pas.
— Guy ! reprit la petite voix, es-tu là ? Tu sais que je ne suis pas assez grande pour ouvrir. Viens goûter, et ensuite miss Cecil nous conduira à la promenade.
L’écolier obéissait toujours comme à une petite reine à l’enfant qui l’appelait pour la seconde fois. Il quitta son escabeau, s’approcha de la porte et, appuyant son front contre l’épais lambris de chêne :
— Pour t’ouvrir, il faudrait avoir la clef… et je ne l’ai pas.
— Qui donc l’a, alors ?
— C’est mon précepteur. Il m’a enfermé parce que je ne peux pas faire une chienne de version. Ainsi pas de goûter, pas de promenade et, bien sûr, pas de dîner.
— Comment ! pas de dîner ? fit la petite voix avec terreur.
— Dame ! on ne m’ouvrira que quand j’aurai fait six fois un verbe.
— Est-ce qu’il faut si longtemps ?
— Cela dépend comme on est disposé. Et je ne le suis pas du tout. Ainsi, va seule à la promenade, ma pauvre Jeannette.
— Oh ! Guy ! je m’ennuie tant quand tu n’es pas là !
— Si tu crois que je m’amuse ici ! Moi, à ta place, je sais bien ce que je ferais.
— Qu’est-ce que tu ferais ?
— Eh ! pardi, si tu vas trouver mon père, il me laissera sortir. Il fait tout ce que tu veux, papa.
— Tu crois ? je vais essayer, alors.
Et Guy put entendre les pas de la petite, qui s’éloignait en courant pour remplir son ambassade.
Un quart d’heure plus tard, après les explications, les promesses, les excuses nécessaires, le prisonnier était relâché, et il descendait la rampe escarpée qui conduit du vieux château féodal de Vieuvicq à la Loue, en tenant par la main une fillette de sept ans, ronde comme une boule, rouge comme une pomme d’api, dont les jambes faisaient de leur mieux pour suivre celles de son jeune compagnon.
Une gouvernante venait derrière, très occupée, vu son âge qui n’était plus la jeunesse, à conserver son équilibre à travers les pierres roulantes.
Arrivés au milieu d’un pont de bois qui traversait la jolie rivière, les deux enfants se retournèrent du côté de l’imposante demeure qui dominait le paysage de ses énormes pans de muraille. Sur la terrasse, deux hommes et deux femmes, jeunes encore, contemplaient, accoudés à la balustrade, l’étroite et fraîche vallée tout embaumée des senteurs de mai et le tableau formé par le jeune couple marchant côte à côte.
C’étaient M. et madame de Vieuvicq et leurs hôtes, le marquis et la marquise de Cormeuilles, les parents de Jeanne.
Guy agita son chapeau ; Jeanne, en personne qui veut que chacun ait son compte, envoya quatre baisers auxquels on répondit, de la terrasse. Puis les deux jeunes promeneurs disparurent dans le taillis, où, sur le tapis vert du gazon, les premières fleurs du muguet commençaient à étaler leurs clochettes blanches.
De tous les amis qui venaient, chaque année, passer quelque temps à Vieuvicq, les Cormeuilles étaient les plus affectueusement reçus et les plus longtemps gardés. Il y avait eu, jadis, des alliances entre les deux familles, également anciennes, dont les chefs actuels étaient liés intimement, depuis leurs premières études faites à Fribourg, dans la même classe.
Les enfants, de leur côté, s’étaient pris l’un pour l’autre d’une tendresse d’autant plus grande qu’ils n’avaient ni frère ni sœur. Ils s’adoraient malgré la différence des âges.
Élevés sévèrement dans leur propre famille, ils étaient gâtés chacun par les parents de l’autre.
C’étaient, entre les deux ménages, des reproches continuels à ce sujet.
— Comment veux-tu que j’élève ma fille, disait le marquis de Cormeuilles à son ami ? Ta femme lui passe ses caprices à journée faite !
— Parbleu ! crois-tu que je sois enchanté de ta faiblesse pour Guy ! Ce gamin-là sait qu’il peut tout obtenir de toi, et il en abuse.
— Eh ! mon cher, voilà ce que c’est que de n’avoir pas de fils. On gâte ceux des autres, faute de pouvoir les voler.
Quelque temps après « le jour de la prison », Guy fut saisi d’un mal d’yeux qui rendait, pour lui, tout amusement impossible. Dès lors Jeanne laissa de côté tous ses jouets et ne quitta plus son ami. Leur divertissement favori était de jouer à l’aveugle.
— Ferme tout à fait les yeux, disait la petite ; je vais te conduire comme la femme du vieux Simon conduit son mari.
Alors, l’intéressant couple s’enfonçait dans le parc, la jeune Antigone cherchant les endroits les plus escarpés pour avoir l’occasion de mieux déployer son zèle. Parfois l’aveugle, perdant confiance, cherchait à y voir clair.
— Tu triches ! disait son guide.
Et le bandeau était resserré de plus belle.
Un jour, se promenant ainsi, ils virent venir à eux leurs deux mères, marchant au bras l’une de l’autre. La petite, poursuivant son rôle, entraîna Guy sur le passage des deux amies et, répétant ce qu’elle avait entendu dire souvent à la Simonne :
— La charité pour mon pauvre homme qui n’y voit pas, mes bonnes dames, s’il vous plaît !
La marquise rit beaucoup, à la vue des deux mendiants improvisés. Quant à madame de Vieuvicq, elle les considéra longtemps de son beau regard mélancolique. Puis, déposant sur chaque front un baiser également tendre :
— Voilà mon aumône, chéris, dit-elle ; et que Dieu écoute la prière que je lui fais en ce moment !
Un soir, — les Cormeuilles devaient quitter Vieuvicq le lendemain au lever du soleil, — Guy était étendu sur une chaise longue dans le coin le moins éclairé du grand salon. Assise sur un tabouret à côté de lui, Jeanne, tranquille, silencieuse, avec des allures de garde-malade, avait une de ses mains posée sur le front brûlant de son ami. Tandis que les parents causaient autour de la table, les deux enfants n’échangeaient pas une parole.
— Est-ce que tu as bien mal, vieux Guy ? demanda enfin la fillette. Pourquoi ne parles-tu pas ?
— Parce que voilà notre dernière soirée. Demain, à la même heure, tu ne seras plus là !
— C’est vrai ; mais nous nous reverrons l’année prochaine, à Cormeuilles.
— Oui, et puis il faudra nous quitter encore. Le temps me paraît si long, Jeannette, quand tu n’es pas là !
— A moi aussi, il paraît long sans toi. Mais écoute. Quand tu seras grand, nous pourrons nous marier.
— Il y a longtemps que j’y pense. L’ennuyeux, c’est qu’il faut attendre beaucoup.
— Jusqu’à quel âge ?
— Ça dépend. Hier, j’ai entendu ton papa qui demandait au mien : « Comment Claude, l’homme d’écurie, a-t-il pu se marier avant d’avoir tiré au sort ? » Et papa a répondu : « Lui et sa future s’étaient arrangés pour rendre la chose indispensable. » Je ne sais pas comment on fait ; mais ce doit être facile, puisque Claude, qui est si bête, a pu le faire.
Et, sur cette belle résolution, la jeune fiancée suivit sa bonne, qui venait la chercher pour la mettre au lit.
Le lendemain matin, à cinq heures, un grand omnibus attelé de deux postières hollandaises et chargé de malles attendait devant le perron du château. Sur le siège, le marquis de Cormeuilles, des guides et le long fouet de poste en main, hâtait les derniers adieux ; car il avait une longue traite à fournir pour regagner son habitation, située dans le département voisin.
Enfin, les grandes personnes échangèrent les derniers baisers et les dernières poignées de mains. La pauvre Jeanne, les yeux humides, ne pouvait s’arracher des bras de son ami, qui, le front entouré de compresses, faisait tous ses efforts pour se montrer homme et pour dominer son émotion. La voix du marquis se fit entendre, plus sévère, et sa fille se hâta de monter en voiture. L’équipage pesamment chargé s’ébranla aussitôt et le bruit des grelots s’éloigna dans l’avenue, tandis qu’une petite tête se penchait encore à la portière en criant :
— Au revoir, vieux Guy ! A l’année prochaine.
L’année prochaine…!
L’hiver suivant, le château de Vieuvicq fut en deuil. La comtesse mourut, dans la force de la jeunesse, et dans l’éclat d’une beauté citée au loin.
Ce premier coup d’une destinée qui lui en réservait bien d’autres laissa dans l’âme de Guy une nuance de gravité et de tristesse dont il devait, toute sa vie, garder la trace ; car il adorait sa mère.
Quant à l’époux infortuné de la charmante et noble femme qui venait de quitter ce monde, le spectacle de son désespoir augmenta encore la douleur de ses amis, et la consternation des habitants du pays dont la défunte avait été la bienfaitrice.
Après avoir vu la lourde pierre du caveau de famille retomber sur les restes de celle qu’il avait tendrement et fidèlement aimée, le pauvre veuf rentra dans son cabinet, tenant son fils par la main, et soutenu par le marquis de Cormeuilles accouru auprès de son meilleur ami. Il renvoya l’enfant, après l’avoir serré dans ses bras à l’étouffer. Puis, se voyant seul avec le vieux camarade de sa jeunesse, il se laissa tomber sur un fauteuil, devant son bureau, où souriait, dans son cadre de velours, une jeune femme d’une beauté radieuse.
— Oh ! Louise ! ma bien aimée ! mon trésor perdu ! s’écria-t-il en embrassant l’image cruellement ressemblante.
Alors, pour la première fois depuis bien des jours, les fibres de sa volonté, les muscles de sa poitrine se détendirent, et il éclata en sanglots.
Cette explosion de douleur le sauva peut-être, et son ami se garda bien de la troubler. Mais, quand la violence de la crise fut un peu calmée, le marquis se rapprocha de lui, et, lui prenant les mains :
— Mon pauvre vieux ! dit-il ; tu ne te doutes pas du mal que tu me fais ; et, ce qu’il y a d’horrible, c’est que je ne trouve pas un mot à te dire. Ou plutôt, si, j’en trouve un : ton fils !
— Ah ! le malheureux enfant ! Tu tombes bien ! tu vas voir s’il doit être un sujet de consolation pour son père. A toi, mon brave, je puis tout confier, et, d’ailleurs, ce que je cachais à cause d’elle, tous vont le savoir, maintenant.
— Que veux-tu dire ?
— Une chose bien simple, mon pauvre ami : Guy est un enfant sans fortune. Si je te racontais l’histoire de ces dernières années, tu verrais que le malheur m’a poursuivi en tout. Placements désastreux, fermiers en déroute, débiteurs véreux, rien n’a manqué au programme ; si bien que tu vois un homme au bout de son rouleau.
— Mais, mon cher, je tombe des nues ! Comment, toi qui es si raisonnable, n’as-tu pas enrayé ? Tu pouvais vivre fort bien en dépensant moitié moins, que diable !
— Ah ! ce n’eût pas été long s’il ne se fût agi que de moi seul. Mais elle ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Moi je n’ai pas eu le courage de rien lui dire. C’était si bon de la voir heureuse, belle, élégante, et, surtout, sans soucis ! A présent, qu’est-ce que cela me fait d’être pauvre ! Au moins jusqu’à la fin, pas un ruban, pas une fleur ne lui a manqué, même sur son cercueil.
Et les larmes du malheureux coulèrent de nouveau.
— Mais, mon fils ! continua-t-il en les essuyant bientôt. Comment va-t-il s’en tirer ? comment traversera-t-il l’existence où il entre, n’ayant qu’un nom et les quatre murs d’un château pour toute fortune ?
— Les choses en sont là ?
— Mon Dieu, oui. J’espère sauver du naufrage de quoi donner à Guy une carrière. Il ne faut pas que le pauvre garçon m’en demande davantage.
— Mon cher, je ne te dirai qu’un mot. A l’occasion, n’oublie pas que je suis là.
— Sois tranquille, brave cœur que tu es ! D’ici à peu, je saurai à quoi m’en tenir. Je t’assure que je vais mener les choses rondement.
Sans perdre un jour, en effet, et, comme pour se distraire d’un chagrin par un autre, le comte se mit à la dure besogne qu’il avait devant lui. Aussi, dès les derniers mois de 1861, tout était terminé. De ce qui avait été une belle fortune, il restait le château fermé, confié à la garde du vieil Antoine et de sa femme, plus un maigre capital, suffisant néanmoins pour achever l’éducation du jeune homme.
Celui-ci atteignait alors sa quatorzième année.
C’était à Paris que le père et le fils devaient se rendre. La veille du départ, comme on chargeait sur un fourgon les caisses, peu nombreuses qu’ils emportaient avec eux, le comte dit au jeune homme :
— Il faut être en route avant le jour. Viens avec moi. Nous avons des visites d’adieu à faire.
— D’adieu, mon père ?
— Oui ; je sens que je ne rentrerai plus ici vivant. Que veux-tu, mon cher ! j’ai trop souffert depuis un an. Mais viens ! je n’aime pas les phrases, tu sais. Seulement, l’avenir qui s’ouvre devant toi est celui d’un homme obligé de gagner sa vie, et, sur cette route-là, on est parfois forcé d’aller loin. Si loin que tu ailles, n’oublie jamais ce que nous allons voir une dernière fois ensemble.
Guy suivit son père en silence. Arrivés devant la principale porte qui s’ouvrait dans la grande cour :
— Lis cette devise, dit le comte en étendant la main vers l’écusson sculpté dans le granit.
— Les fidelles ! prononça gravement le jeune homme.
— Sais-tu pourquoi ces deux mots sont là. Non ? Tu n’as jamais songé à le demander. L’histoire n’est pas longue. A la Mansourah, le roi saint Louis était serré de près par les Musulmans, lorsqu’un de nos ancêtres, accompagné de ses deux fils, survint fort à propos pour lui prêter main-forte. « Ah ! dit le roi, voici mes fidèles Vieuvicq. » C’est tout ce que nous y avons gagné ; mais cela, du moins, nous reste. Mon fils, sois un fidèle, partout et envers tous.
Ils passèrent ensuite à la façade opposée du château et arrivèrent sur la terrasse, dominant la rivière, que le brouillard d’automne cachait, laissant seulement monter le bruit de l’eau brisée entre les rochers.
— Tu sais l’histoire des deux enfants et du tonneau ?
— Oui, répondit Guy, le visage brillant d’enthousiasme. C’était sous les guerres religieuses. Un Vieuvicq ne voulut pas se rendre aux hérétiques qui l’assiégeaient et, durant la la nuit, il fit rouler ici, du haut des remparts, un tonneau plein de paille contenant ses deux jumeaux. Le lendemain, le château fut pris, notre aïeul pendu aux créneaux. Mais les deux enfants furent sauvés.
— Et tu descends de l’un d’eux. Tu vois donc qu’un Vieuvicq doit être courageux jusqu’à la mort, compter sur Dieu et être fidèle. Voilà ce que j’avais à te rappeler. Maintenant, allons dire adieu à ta mère.
Ils entrèrent dans la petite chapelle déjà sombre où une lampe brûlait. Ils s’agenouillèrent et prièrent longtemps, immobiles. Les statues funèbres les contemplaient froidement dans l’ombre des niches, comme si, depuis des siècles, le spectacle de la douleur des vivants les eût rendues insensibles.
Enfin le comte se courba et posa ses lèvres sur la dalle du caveau. Quand il se fut relevé :
— Guy, dit-il à demi-voix. Je ne te demande qu’une chose. Ramène-moi là un jour. Quoi qu’il arrive, quoi que l’avenir nous ménage… Nous serons peut-être bien pauvres, mon ami.
— Oh ! papa, s’écria Guy en sanglotant, je tâche d’être courageux ; mais, quand vous me parlez de ces choses, c’est plus fort que moi…
Ils sortirent, et, derrière eux, la porte se referma avec un bruit de catacombe.
Le lendemain, avant l’aube, ils avaient quitté le pays, et, l’année suivante, le jeune homme remportait tous les prix de la classe de seconde d’un grand lycée de la capitale. Le père, confiné dans un modeste appartement d’où il pouvait voir les arbres de la cour de récréation du jeune humaniste, végétait, frappé au cœur, ne voyant personne, consacrant à l’éducation de Guy les trois quarts des faibles ressources qu’il avait pu sauver du naufrage.
Quelques années se passèrent dans cette séquestration volontaire. Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes d’ancienne race que la fortune a trahis, le comte de Vieuvicq rougissait, comme d’une honte, de sa pauvreté présente, et semblait fuir ceux qui l’avaient connu jadis. Sous le poids de l’adversité, son corps s’était voûté avant l’âge, sa chevelure avait blanchi, et sa santé chancelante ne lui promettait pas une longue vieillesse.
En effet son fils n’avait pas encore atteint sa vingtième année et se préparait à sortir, l’un des premiers, de l’École polytechnique, lorsque le comte s’éteignit dans ses bras.
— Je te bénis et je te remercie, mon cher enfant, dit-il avant d’expirer. Je suis tranquille sur toi ; car Dieu protège la race des fidèles. Quant à moi, je suis heureux. Je vais rejoindre ta mère.
Alors, fixant sur le jeune homme, à genoux près de lui, un regard plein d’une tendresse infinie, le mourant ajouta avec un sourire qu’on ne lui connaissait plus depuis longtemps :
— Comme tu lui ressembles !
Il emporta ce sourire avec lui dans le cercueil.
Par une belle soirée de printemps, les grilles rouillées de Vieuvicq se rouvrirent devant le descendant de la noble lignée escortant, à la tête d’une longue file de villageois, le modeste char funèbre.
Depuis sept ans, Guy n’était pas rentré dans le vieux château, en deuil de ses maîtres. A cette heure douloureuse, il ne se sentit pas le courage de franchir le seuil derrière lequel l’attendaient tant de souvenirs.
Ce fut sous la voûte de cette même tour isolée, où il avait passé ses premières heures d’étude, que l’orphelin déposa les restes chéris qu’il accompagnait. Dans la vaste pièce, toute tendue de noir, il commença, au milieu de quelques vieux serviteurs de sa famille, la lugubre veillée qui précède l’éternel adieu.
Assis près du cercueil, il laissait ses regards errer sur ces murs qui lui redisaient la trop courte histoire du bonheur de son enfance. Dans un coin, la longue table était encore chargée de ses premiers livres. Le tableau noir, à demi dissimulé derrière les draperies sombres, portait encore les derniers chiffres que sa main y avait tracés. Il revoyait le grand fauteuil délabré où s’asseyait son précepteur, le tabouret en tapisserie, ouvrage de sa mère, qui lui servait à lui-même.
Où étaient, maintenant, tous les êtres qui avaient franchi si souvent cette porte ? Sa mère dormait là, tout près, dans le caveau qui allait se rouvrir demain. Son père ! il était couché froid et insensible, sous ce drap de velours. Et la petite Jeanne de Cormeuilles…?
Il l’entendait encore dire, de l’autre côté de la porte, ce fameux « jour de la prison » :
— Guy ! ouvre-moi.
Ah ! s’il lui ouvrait, maintenant, si elle franchissait ce seuil funèbre, si elle voyait cette tristesse, cet isolement, cet abandon, cette ruine de tout bonheur, elle ne pourrait s’empêcher de pleurer avec lui !
Le lendemain, quand son père reposa pour l’éternité sous la voûte armoriée de la chapelle, Guy essuya résolument ses yeux rougis et jeta un dernier regard sur la façade endormie du vieux manoir. Entre les dalles de la cour d’honneur, l’herbe croissait plus vite que la main tremblante du pauvre Antoine ne pouvait l’arracher et, déjà, sur le fronton de la porte d’entrée, la mousse, en plus d’un endroit, marquait les joints d’un large trait sombre. Mais le noble écusson brillait sans tache, par les soins pieux du dévoué serviteur, et Guy, d’un œil attendri, lut encore une fois la glorieuse devise.
Sans perdre une minute, il reprit le chemin de Paris et de son travail, croyant que des années, peut-être, s’écouleraient encore avant qu’il revît ces lieux.
Il devait les revoir plus tôt et, surtout, autrement qu’il ne pensait.
Peu de mois après, la France était en pleins désastres. Il fallut improviser des armées nouvelles, et Guy, comme beaucoup de ses camarades d’école, fut nommé officier d’artillerie.
D’abord envoyé sur la Loire, son corps fit partie de ce grand mouvement sur l’Est qui fut la dernière convulsion du lion blessé à mort. Bientôt on dut battre en retraite et se glisser dans la neige, par des sentiers de montagne, entre la Suisse et le rideau de troupes ennemies tendu comme un filet, de Dôle à la frontière.
La colonne à laquelle Guy s’était joint avec les débris de son régiment formait l’avant-garde de cette marche en arrière. Né dans le pays qu’on traversait, il offrit de servir de guide à la colonne qui cheminait péniblement dans la neige.
Un soir, à la nuit tombante, on déboucha sur le vallon de la Loue, dont le cours se détachait au fond de la gorge, comme un ruban d’ardoise, sur la blancheur uniforme du paysage. Par de nombreux lacets, la petite route arrivait en pente assez douce au pont jeté sur la rivière, que dominait la masse grisâtre d’une vieille demeure. C’était Vieuvicq.
— Quand nous aurons passé là, dit le jeune lieutenant à l’officier supérieur qu’il accompagnait, nous pourrons nous considérer comme tirés d’affaire.
— A merveille ! Mais ce château du diable semble avoir été mis là tout exprès pour nous couper le passage.
— Il n’était pas encore occupé ce matin, mon colonel.
— Eh bien, il l’est maintenant. Écoutez la musique.
Des éclairs rouges venaient de s’allumer sur la terrasse et les balles faisaient tomber sur le détachement une pluie de givre détaché des arbres du chemin.
— Ils sont encore peu de monde là-haut, dit le colonel après avoir écouté la fusillade. Nous allons filer sans attendre qu’il en vienne d’autres. On ne voit plus clair, Dieu merci ! Le malheur est que nous n’ayons pas le temps de faire sauter le pont derrière nous.
— Ce ne sera pas long, mon colonel : il y a une chambre à poudre dans la culée droite.
— Comment diable le savez-vous ? Enfin, si vous en êtes sûr, gardez quatre artilleurs et, quand nous aurons passé, flanquez-moi deux ou trois gargousses là-dedans. Bonne chance et, si l’on ne vous revoit pas, adieu !
La petite colonne défila plus vite devant Vieuvicq et ses quatre canonniers. Les balles sifflaient toujours et, parfois, touchaient juste. Quand le dernier homme et le dernier canon eurent franchi la rivière, Guy fit préparer la mine. Tout à coup sa monture s’abattit et il roula dans la neige.
— Hélas ! pensa-t-il tout en regardant le cheval battre l’air de ses sabots, la dernière fois que j’ai passé ici, c’étaient des baisers qu’on m’envoyait de là-haut. Pauvre petite Jeanne ! pauvre maman !
— Gare la mine ! ça brûle ! crièrent les artilleurs en se repliant au pas de course, suivis du lieutenant.
Une minute après, le pont sautait.
Comme Guy s’engageait dans les bois avec ses hommes, pour rejoindre le gros, il sentit le long de sa jambe quelque chose de chaud qui coulait.
— Mais, mon lieutenant, dit un artilleur, vous êtes touché ? La neige est rouge là où vous passez.
— Ce n’est rien, mon brave. La pauvre Cocotte en a eu plus que moi. Marchons !
Mais, cent pas plus loin, il tombait évanoui.
Le vieux nom ne devait pas s’éteindre encore ce jour-là. Vieuvicq, adoré de ses hommes, fut sauvé par eux. Quelques mois après il rentrait à l’école des ponts et chaussées, la boutonnière ornée du ruban rouge. Il en sortait, l’année suivante, avec le titre d’ingénieur. Le lendemain, il se faisait annoncer chez le directeur d’une des grandes compagnies de chemin de fer, ancien protégé de sa famille, un honnête homme qui avait conservé son rude langage de montagnard franc-comtois.
— Eh bien, camarade, demanda le personnage, qu’y a-t-il pour votre service ? Vous voilà sorti de l’École. Qu’allez-vous faire ?
— Je viens justement en causer avec vous, monsieur. Je suis sûr que vous me donnerez un bon conseil. Une bonne place, chez vous, m’irait encore mieux.
— Mon cher, entendons-nous bien. Sans votre grand-père, qui a payé ma pension au lycée de Besançon, je ne serais pas ici aujourd’hui. Je ne ferai donc que m’acquitter d’une dette en usant pour vous de tout mon pouvoir, qui n’est pas illimité, malheureusement. Si vous voulez entrer chez nous, à trois mille francs par an, vous n’avez qu’un signe à faire.
— Mon Dieu, monsieur le directeur, pour commencer…
— Parbleu ! je crois bien ! cela vaut encore mieux que d’aller planter des sycomores le long des grandes routes. Dans quelques années vous arriverez à cinq mille et, un jour, vous vous éteindrez doucement, aux regrets de vos collègues, et aux appointements mensuels de mille francs ou environ. Voilà. Qu’en dites-vous ?
— Mais, monsieur, je dis que j’accepte, avec l’espoir d’aller un peu plus haut. Je n’ai jamais songé à faire ma carrière dans les emplois administratifs. Je veux, sinon rebâtir ma fortune, du moins gagner de quoi vieillir et mourir à Vieuvicq. Et permettez-moi de m’encourager de votre exemple…
— Oh ! doucement ! pas d’illusion. Je sais que vous êtes sorti avec un numéro supérieur au mien, qui n’avait rien de brillant. Mais je possédais sur vous un immense avantage : celui d’être le fils d’un garde forestier, et non pas d’un comte.
— Allons, allons ! mon cher directeur, fit Guy en riant, nous n’en sommes plus là.
— Oui, je sais. Vous autres gens de l’ancien régime, vous rêvez, en ce moment, une nouvelle incarnation de l’aristocratie. Vous voulez nous battre ou nous égaler par votre mérite personnel, nous autres qui avons mis des siècles à obtenir qu’on s’inquiétât du nôtre. « Nous ne sommes plus colonels de naissance, dites-vous ? Nous serons les premiers à Saint-Cyr. La fortune du sol nous a échappé ? Nous deviendrons des millionnaires à la Bourse ou à l’usine. » Peste, monsieur le comte ! Si vous réussissiez, vous devriez un beau cierge à ceux qui vous ont réveillés au bruit de la chute de l’Empire. C’est pour le coup que vous seriez les maîtres de la France !
— Vous voyez les choses de loin. Mais, pour le moment, vous seriez bien aimable d’oublier de qui je suis fils, ou du moins de ne vous en souvenir que comme vous faisiez tout à l’heure. Vous avez travaillé, dites-vous ? Qu’est-ce que je fais donc, moi, depuis dix ans ?
— Certes, je sais ce qu’il en coûte pour arriver où vous en êtes. Mais ce n’est que le commencement. Savez-vous ce que j’ai fait en sortant de l’École, moi qui vous parle ? Je suis entré comme chauffeur à la compagnie. Trois ans après, j’en savais plus long sur la traction et les machines que tout le conseil des ponts et chaussées réuni. Et voilà comment je suis ici.
— Je le savais. D’ailleurs d’autres ont fait comme vous, et s’en sont bien trouvés. Pourquoi ne les imiterais-je pas ?
— Bah ! vous avez les mains trop blanches et la peau trop fine.
— Elle n’en noircira que mieux. Voyons, me conseillez-vous d’essayer ? Je suis prêt à tout.
— Dame ! l’avenir est aux spécialistes. Mais le métier est dur.
— Tant pis, j’en veux tâter. Y a-t-il des examens à passer ?
— Ne riez pas. Je vous donne six mois avant de savoir piquer un feu proprement.
— Et on gagne ?
— Quinze cents francs pour commencer, plus les économies de charbon. Dans trois ans, vous serez mécanicien de première classe à deux mille quatre, et, si vous n’avez pas fait de mauvaise rencontre, vous pourrez devenir ingénieur au matériel.
— Eh bien ! c’est entendu.
— Mazette ! jeune homme, vous avez de l’estomac. Quand commencez-vous ?
— Tout de suite. Donnez-moi seulement trois jours pour dormir. Vous savez ce que c’est qu’un examen. Depuis un mois, mes nuits sont de trois heures en moyenne.
— Vous en verrez bien d’autres sur votre machine. Mais c’est votre affaire. Allez dormir et revenez lundi. Je vous choisirai un bon chef et je vous installerai moi-même. Au revoir, monsieur de Vieuvicq.
— Appelez moi monsieur Guy. Ce sera mon nom jusqu’à nouvel ordre.
Quelques mois après, comme le train courait le long des digues de la Loire, des pétards d’alarme éclatèrent sous les roues. Le chauffeur sauta sur le frein ; le mécanicien ferma son régulateur ; on s’arrêta en pleine campagne.
— L’express est en avarie à un kilomètre en avant, dit un homme de la voie. Vous en avez pour deux bonnes heures à poser ici.
— Couvrez le feu, Guy, dit le mécanicien, et ensuite vous pourrez faire un somme. Mais prenez garde que nous ne partions sans vous.
Vieuvicq couvrit son feu, ferma la cheminée, et, laissant la porte du foyer ouverte pour empêcher le tirage, alla s’étendre sur le gazon du talus.
— Voulez voir les nouvelles du jour ? lui dit un serre-frein qui passait, les mains pleines de journaux oubliés par les voyageurs.
Guy prit le premier venu ; c’était le Figaro. Il le déplia de ses mains noires et grasses qui laissaient sur chaque page les marques des doigts. Ce qu’il lut ne l’intéressait guère. Les échos de la vie de château ne disaient rien à ce châtelain qui gagnait quatre francs par jour à jeter du charbon sous une chaudière. Les nouvelles du high life le faisaient rire.
— Parbleu ! songeait-il, dirait-on pas que la France va prendre le deuil parce que le petit baron Z… s’en va au Japon, les poches vides ? Comme c’est touchant, ce souper d’adieux au café Anglais ! Au diable les chroniqueurs et les imbéciles qui permettent qu’on apitoye le public sur leur compte !
Il allait jeter le journal ; mais, soudain, il se ravisa. Un nom qu’il n’avait ni lu, ni entendu prononcer depuis dix ans, venait de frapper ses yeux dans un entre-filet conçu en ces termes :
« On annonce le mariage de mademoiselle de Cormeuilles, fille unique du marquis et de la marquise, née du Falgouët, avec M. Guillaume de Rambure, d’une vieille famille du Parlement de Paris. La jeune fiancée est appelée à devenir l’une des étoiles du faubourg Saint-Germain, autant par sa beauté accomplie que par la fortune de son mari, qui s’élèvera un jour à plusieurs millions. La cérémonie se fera sans éclat, au couvent de l’Assomption, mademoiselle de Cormeuilles étant encore en deuil de son père et de sa mère. »
Ainsi elle était elle-même orpheline et seule au monde, la petite amie de son enfance ! Mais elle allait être heureuse et riche ; elle allait commencer, au bras d’un homme qui l’aimait, une vie de luxe et de bonheur. Pendant ce temps-là, le premier qui lui eût donné sa tendresse, risquerait chaque jour son existence et lutterait contre la destinée, sans autre appui que son courage.
Rarement, dans toute sa carrière, l’amertume fut aussi près de déborder de son âme.
Assis dans ses vêtements souillés, la tête dans ses mains calleuses, il n’entendait plus ni le bruit de la vapeur qui chantait doucement dans la machine endormie, ni les plaintes des voyageurs inquiets de leur déjeuner, maugréant contre la compagnie, « où ces choses-là arrivent sans cesse ». Il se revoyait dans le grand salon de Vieuvicq, tel qu’il était le dernier soir où Jeanne et lui s’y étaient trouvés ensemble. Il lui semblait tenir la main de l’enfant dans les siennes. Il l’entendait encore dire :
— Quand nous serons grands, nous nous épouserons…
Dans le lointain, un homme agitait un drapeau.
— Allons ! en route ! cria le chef de train.
Guy s’éveilla, comme en sursaut, de ses rêves. La réalité l’attendait : la pelle, le ringard, la brosse à tubes, la burette d’huile chaude…
— Eh bien, mon fils, nous avons fait un somme ?
— Oui, dit le chauffeur en retroussant sa manche pour frotter, de son poignet très blanc, ses yeux que le sommeil, sans doute, avait mouillés.
Deux ans plus tard, le mécanicien Guy sortait de la petite chambre qu’il occupait rue de Jussieu et se rendait, en traversant le Jardin des Plantes, à la gare où l’appelait son service.
C’était un homme grand, à la taille mince et élégante, que l’on eût pris pour un Méridional, en voyant son visage maigre et bruni par le soleil, et surtout ses yeux, brillants de l’éclat particulier aux individus dont le métier est de voir de loin.
Il portait toute sa barbe, noire et déjà touffue. Ses cheveux étaient coupés en brosse ; ses mains, nerveuses et brunes comme celles d’un hidalgo, n’avaient rien perdu de leur finesse, mais leur blancheur, dont il tirait jadis quelque vanité, avait disparu pour revenir un jour, s’il plaisait à Dieu.
D’une propreté irréprochable, étonnante pour un homme dont la vie se passait entre la poussière du foyer et la vapeur grasse de la chaudière, Guy portait un pantalon et une jaquette de velours marron. Un large chapeau de paille brune ombrageait sa figure remarquablement régulière. Le ruban rouge, souvenir de la guerre, brillait sur sa poitrine.
Il avait une heure devant lui. Il marchait doucement sous les frais ombrages des vastes allées, aspirant voluptueusement les bouffées de sa cigarette, songeant qu’il ferait bien chaud, tout à l’heure, dans les tranchées de la rampe d’Étampes. Soudain il vit venir à sa rencontre un gros garçon de joviale apparence mis à la dernière mode… de Marseille. C’était un ancien camarade de « Pipo », sorti dans les Mines.
— Eh bien, Manet ! on ne reconnaît donc plus les anciens ?
Le personnage interpellé s’arrêta brusquement, et, dévisageant avec un sans-gêne parfait celui qui venait de prononcer son nom :
— Bagasse ! je vous reconnais… sans vous reconnaître, dit-il avec un fort accent de terroir. Un peu d’aide ne sera pas de trop.
— Comment ! tu as oublié Guy de Vieuvicq, ton voisin d’amphi ?
— Té, Vieuvicq ! pas possible ! J’aurais vécu huit jours dans la même chambre que toi sans te coter. Je t’ai laissé frais et rose comme une demoiselle ; je te retrouve tanné et barbu comme un brigand calabrais. Qu’es-tu devenu, depuis deux ans ? Moi, j’arrive d’Amérique, où je gratte un filon plus ou moins argentifère, pour le compte d’une compagnie. J’ai déjà demandé de tes nouvelles à plusieurs camarades. Mais tu as disparu. On te croit mort, mon bon.
— Toi, tu es toujours le même et mis comme un prince. Ton filon doit être sérieux. Quant à moi, devine mon histoire.
— Allons déjeuner, d’abord. Je viens d’assister, en flânant, au repas des animaux féroces et ce spectacle m’a creusé ! Trouve-t-on par ici des beefsteaks moins saignants, sinon moins durs ?
Quand ils furent assis, en face l’un de l’autre, à une table de buffet de la gare :
— Voyons, sérieusement, qu’est-ce que tu fais ? demanda Manet en vidant son premier verre de sauterne.
— Mon cher, tu as l’honneur de parler à un mécanicien de première classe de l’Orléans.
L’ingénieur de la compagnie argentifère fit un geste, tout en continuant à déguster par petites gorgées son faux lur-saluces.
— Tu as fait ce que j’ai été sur le point de faire, dit-il en reposant son verre. Mais le courage m’a manqué, et j’ai encore mieux aimé courir la chance de la fièvre jaune. S’expatrier, c’est dur ! mais ce que tu endures est encore pis, troun de l’air !
— A présent, ce n’est rien. Si tu m’avais connu apprenti !
— Je suppose que tu ne l’as pas été longtemps ?
— Eh ! mon cher, il faut un an pour être bon chauffeur, en admettant, bien entendu, qu’on ait des dispositions. Il paraît que j’en avais d’énormes. Maintenant, je suis un monsieur. Je ne touche plus au charbon, ni à la boîte à fumée, la fatale boîte à fumée qui fait de nous des nègres ! Je conduis les express, et si tu voyais ma machine ! Un bijou fin et brillant comme la montre d’une jolie femme. Tout à l’heure nous irons la visiter.
— Et cela t’amuse de conduire ces bêtes-là ?
— A dire vrai, je ne fais pas ce métier-là pour m’amuser. Mais c’est un sport comme un autre. On donne cent mille francs à un cheval qui met dix minutes pour faire le tour d’une piste. Moi, dans deux heures, je serai à Orléans.
— Chacun son goût. Moi, j’aime mieux le cheval. Au moins, celui-là est vivant.
— Vivant ! et tu crois que ma machine n’est pas vivante ! Viens avec moi, un jour ; tu comprendras le charme étrange qui vous pénètre et vous enfièvre à la pensée que l’on commande, avec deux doigts, à la plus grande force du monde. On tient la vie de trois cents personnes dans sa main, comme je tiens ce verre de cristal. On n’est plus un homme, on devient je ne sais quel démon investi d’un pouvoir surnaturel, ayant aux épaules des ailes qui font paraître lentes celles de l’oiseau. On franchit d’un bond une rivière ; on éventre une chaîne de montagnes et, lorsqu’en traversant, la nuit, quelque grande plaine endormie, on presse du doigt le sifflet de bronze, c’est comme si, d’une poitrine de monstre, s’échappait un hennissement formidable, dominant le bruit du tonnerre et réveillant toute une contrée.
— Allons ! tu es bien toujours celui qu’à l’école nous appelions « le poète ». Mais voyager avec toi ! Le ciel m’en préserve. Sur la locomotive qui me traîne, j’aime mieux un honnête ouvrier qui compte les kilomètres, guette les sémaphores et lorgne les aiguilles, qu’un fils des preux qui pense aux ailes des oiseaux et au ventre des montagnes.
— Tu as tort, mon cher. Il y a des préjugés fort agréables à trouver chez ceux à qui l’on confie sa peau. Les fils des preux, comme tu les appelles, sont remplis de ces préjugés-là.
— Bah ! la chevalerie n’a rien à voir avec une locomotive.
— C’est une grave erreur. La chevalerie — pour me servir de tes expressions — est bonne partout, notamment sur une locomotive. Il y a six mois, en sortant des tranchées de Brétigny, je me suis trouvé nez à nez avec un train de marchandises que le verglas avait mis en retard et qu’on avait oublié. Mon chauffeur, qui n’avait rien d’un preux, a sauté à bas du tender. Moi, j’ai trouvé que ces choses-là ne se font pas ; un vieux préjugé ! Je suis resté et j’ai pu éviter la capilotade en renversant ma vapeur. Si tu avais vu cela ! mes roues enlevaient des copeaux dans l’acier des rails comme si c’eût été du sapin de Norvège.
— Charmant métier ! Et tu en as encore pour longtemps ?
— Dans moins d’un an, je serai ingénieur au matériel. Mais je n’aurai pas perdu mon temps. D’abord, j’ai recueilli, sur le chauffage des machines, beaucoup d’observations dont je me servirai un jour. Ensuite j’étudie plus que tu ne penses. J’ai deux jours de liberté par semaine, et tu me croiras si je te dis que je ne les passe pas au cabaret.
— N’importe, monsieur le comte. Les croisés dont tu descends doivent se voiler la face.
— Vous êtes tous les mêmes. Quand nous ne faisons rien, vous nous traitez d’inutiles ou d’incapables. Et, quand nous vous montrons que nous savons travailler comme les autres, vous criez que nous dérogeons. Mais il est temps de partir ; viens avec moi. Tu verras la Ville de Blois, la plus belle machine du réseau, qui grimpe les rampes de sept en abattant ses soixante et dix kilomètres, sans que l’aiguille du manomètre baisse d’un cran.
Un quart d’heure après, le timbre du chef de train annonçait que l’express pouvait partir. Debout sur sa plate-forme, leste et dégagé dans sa salopette et son bourgeron de coutil bleu, le dernier des Vieuvicq faisait un signe d’adieu amical au gros Manet. Puis, d’une main exercée, il modulait un coup de sifflet prolongé dont l’immense halle vitrée tout entière semblait tressaillir.
Un jour, — c’était vers la fin de son temps de service comme mécanicien, — Guy venait d’arrêter sous la grande halle des Aubrays l’express qu’il était chargé de conduire. La chaleur était étouffante. La sueur, la fumée, la vapeur grasse, la poussière des plaines brûlées de la Beauce avaient collé comme un masque sur son visage. Il eût été impossible de dire la couleur de ses vêtements. Avec sa barbe noire, ses paupières brûlées par le courant d’air, ses yeux ressortant, comme agrandis, sur le fond bistré des joues, il était effrayant à voir.
Bien vite, profitant de la courte halte, pendant que son second huilait les frottements et s’assurait qu’aucun coussinet n’avait chauffé, le mécanicien rafraîchissait à un robinet d’eau froide ses tempes qui battaient la fièvre et ses mains où les leviers brûlants avaient mis des ampoules. A trois pas de lui, près du fourgon des bagages, une voyageuse discutait au sujet d’une malle perdue, avec la pétulance d’une Parisienne et l’aplomb d’une jolie femme habituée à ce que tout lui cède.
Car elle devait être jolie, bien qu’on distinguât mal son visage abrité par un double voile de gaze grise contre la poussière de la route. Les plis flottants du pardessus de soie écrue laissaient apercevoir un élégant costume de foulard lilas. Sa coiffure était une toque légère, disparaissant sous un parterre de pensées. Sa taille, à la fois souple et riche de contours, était un modèle de grâce.
Le chef de train, pris à partie, répondait poliment, mais avec le calme d’un homme habitué à ces mésaventures. Il était désolé, mais, n’ayant pas le colis réclamé, il ne pouvait pas le donner. La caisse était restée à Paris, sans doute. On allait passer un télégramme et elle arriverait par le train suivant. On n’avait besoin que du signalement de l’objet ou de l’adresse, s’il y en avait une.
— Oui, sans doute, dit l’inconnue ; mon nom s’y trouve. Le voici.
L’employé avait tiré son calepin et attendait, prêt à écrire. Alors, lentement, touchant presque le pauvre mécanicien qui prenait garde de ne point l’effleurer de ses vêtements couverts de suie, elle dicta ces mots :
— Madame Guillaume de Rambure.
Involontairement, Guy étendit les bras, la poitrine gonflée par un cri que sa volonté eut peine à écraser sur ses lèvres.
Elle ! c’était elle, la petite Jeanne d’autrefois ! Il ne reconnaissait de l’enfant que sa voix si douce. Ah ! elle ne le repousserait pas s’il lui criait :
— Je suis Guy de Vieuvicq, ton vieux Guy, Jeannette ! Te souviens-tu ?
Hélas ! il vit ses mains et son costume. Comment pourrait-elle le croire ? Elle le prendrait pour un fou et s’enfuirait, affolée de peur, à la vue de ce démon. Non ! il fallait se taire. D’ailleurs, deux fois déjà, le timbre du tender s’était fait entendre.
— Est-ce que nous allons coucher ici ? grommelait le chef du train.
D’un bond, le mécanicien sauta sur sa plate-forme. Un coup de sifflet retentit, si long et si perçant, que Jeanne épouvantée porta les mains à ses oreilles. Elle ne se doutait pas de ce que lui criait ce hurlement du bronze. La main de Guy tremblait quand il tira la poignée du régulateur. Avec une saccade terrible, la locomotive s’élança, faisant grincer les barres d’attelage, renversant les voyageurs qui, debout dans les wagons, installaient leurs sacs et leurs valises.
Pendant ce temps-là, Jeanne disait au chef de gare qui la conduisait à la porte de sortie :
— Avez-vous remarqué ce mécanicien qui me regardait d’un air étrange ? Il a l’air d’un homme ivre. Comme je suis contente de n’être plus dans le train !
— Oh ! madame, il n’est pas ivre. Celui-là ne se grise pas. Mais je ne sais pourquoi il s’est mis en route si brusquement. Il sera à l’amende.
— Ce sera bien fait. Quand on pense que notre vie est dans les mains de ces gens-là !
Vers le milieu de 1879, le projet d’un embranchement de chemin de fer destiné à relier avec la grande ligne un petit port de Bretagne, divisait en deux camps opposés toute la population du pays. Le port en question est bâti à quelques lieues de la mer, sur une rivière profonde que les bricks de huit-cents tonneaux remontent facilement à marée haute. Or la nouvelle ligne devait nécessairement franchir le cours d’eau entre son embouchure et la ville de Plounévez. Mais comment effectuer le passage ? telle était la difficulté ?
Les ingénieurs de la compagnie proposaient un tablier, appuyé sur une pile et se profilant à une élévation suffisante pour ne point gêner la mâture des navires. Durant la nuit, la pile éclairée d’un feu rouge devenait un phare et, loin de gêner la marche des vaisseaux, leur servait à trouver l’entrée du port.
Les armateurs, les marins, les commerçants, en un mot toute la partie maritime de la population, réclamaient un tunnel sous le fleuve. D’après eux, la pile qu’on allait construire ne serait qu’un écueil de plus, et il y en avait déjà assez !
— Les ingénieurs sont bons, avec leur feu rouge ! On voit bien qu’ils n’ont jamais entré un brick, ou seulement un mauvais cotre à Plounévez, quand il vente de terre et que le jusant donne un courant de foudre. La marine crie déjà assez contre le port ! Si l’on s’amuse à mettre un danger de plus en rivière, on ne verra bientôt dans le bassin que le sabot à vapeur de Jersey, qui vient toutes les semaines charger des œufs et des pommes de terre.
— Tout cela est bel et bon, répondaient les terriens. Mais un tunnel coûterait des millions et nous n’aurons pas de chemin de fer.
— Petite perte ! ripostaient les autres. Nous n’avons pas besoin que les locomotives viennent nous faire concurrence. Avec la mer, nous pouvons nous passer des rails.
Les choses en étaient là. Les enquêtes et les contre-enquêtes s’étaient succédé à grand renfort de mocs de cidre et de coups de penbass. La question tournait à l’aigre ; la politique commençait à l’exploiter à propos d’une élection prochaine ; il était temps d’en finir. Un beau matin, les Plounéveziens furent informés qu’un ingénieur allait venir de Paris, spécialement chargé par le ministre d’étudier la difficulté pendante. L’ingénieur en chef des ponts et chaussées du département devait l’accompagner pour lui donner tous les renseignements nécessaires.
Par une belle soirée du milieu d’octobre, une de ces soirées que l’automne de Bretagne voile à demi d’un brouillard rose, alourdi des tiédeurs du Gulf-Stream, ces deux grands personnages cheminaient à travers la lande dans un véhicule découvert, frété à la plus prochaine station. Les deux petits chevaux cornouaillais à la robe bai passé, à la crinière lavée, longue d’un pied, à la barbe de sapeur, s’en allaient au petit trot le long du chemin de terre battue, profondément creusé d’ornières. Sur le siège, un cocher en blouse, coiffé du grand chapeau noir, chantonnait à demi-voix une de ces complaintes en mineur, qui, une fois commencées, ne finissent plus. Les roues tournaient sans bruit sur le sol élastique. On entendait seulement le fausset mélancolique du gars et le bruit des chaînes de l’attelage.
L’étroite avenue était bordée de fossés — fossé veut dire mur de terre, en Bretagne, — hauts de deux mètres, et couronnés de châtaigniers dont les branches se rejoignaient, en voûte impénétrable au jour. Le soleil n’était pas couché depuis une heure, et, dans l’allée couverte, on ne distinguait plus les objets, sauf aux rares éclaircies des palissades derrière lesquelles se devinaient des formes confuses d’animaux au pâturage.
Le chronomètre à répétition de M. de la Hunaudaye, l’ingénieur en chef, sonna six heures et les trois quarts de la septième.
— A quelle heure sommes-nous annoncés chez notre hôte ? demanda l’autre voyageur.
— Chez du Falgouët ? A six heures et demie. On est toujours trompé avec ces satanés chemins. Nous aurons un dîner froid et ce sera dommage, car ils ont une cuisinière…!
— N’aurait-il pas mieux valu coucher à Plounévez que de déranger…
— Ah bien, on voit que vous n’êtes jamais allé au Gleisker ! C’est la maison du bon Dieu. D’ailleurs, du Falgouët est conseiller général, et, ma foi ! noblesse oblige. En outre, voilà quelque quarante-cinq ans que nous nous sommes flanqué nos premières taloches au petit séminaire de Tréguier. Enfin, pour finir par où j’aurais dû commencer, je dérangerais le diable plutôt que d’affronter la cuisine du Cheval-Blanc de Plounévez et ses lits à trois étages.
En ce moment, on entendit aboyer des chiens. Cinq minutes après, la voiture s’arrêtait devant la porte du Gleisker.
C’était une vaste maison carrée, à un étage, aux murs de granit bleuâtre, au toit gris d’ardoise. Elle formait le quatrième côté d’une grande cour défendue sur le devant par une grille de bois, peinte en blanc, élevée sur un soubassement de maçonnerie. A droite s’étendaient les écuries et les étables. En face les granges, les hangars, les celliers. Dans un coin, le vieux puits monumental en granit, avec ses manivelles brillantes. Non loin, le pressoir à cidre avec son manège et sa grande meule, encore toute noire de pépins et de jus.
Un chemin formé de dalles grossières coupait la cour en croix. Par les jours de pluie, surtout vers les semailles, quand on porte l’engrais aux champs, il n’eût pas fait bon s’écarter du pavé. Le conseiller général « faisait valoir » ; on s’en apercevait bien.
M. du Falgouët reçut ses hôtes comme s’ils eussent été, l’un et l’autre, des amis de vieille date. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années, au teint chaud, au nez enluminé, dont l’extrémité, largement épanouie, se perdait dans une épaisse moustache grisonnante. Il était vêtu, de la tête aux pieds, d’une étoffe de laine grise, fabriquée dans le pays, et portait la chaussure solide du gentilhomme campagnard. Sa femme, comme lui petite, se rattrapait sur les autres dimensions. Avec son bonnet de dentelles blanches, sobrement orné de rubans, les rouleaux de cheveux gris qui encadraient ses joues rebondies, ses yeux restés très beaux et pleins de douceur, elle était de ces femmes dont l’évidente bonté attire à première vue.
Ce couple de braves gens vivait, depuis trente ans, dans cette demeure dont aucun enfant n’avait égayé la solitude.
— C’est bien triste pour eux, disait-on dans le pays. Mais c’est bien heureux pour nous autres.
Le fait est qu’il n’y avait guère de pauvres dans la paroisse, une paroisse bretonne de vingt-cinq kilomètres de tour. Même à Plounévez, le chef-lieu de canton, si une barque de pêche ne reparaissait plus, au matin d’une nuit mauvaise, ou si, au retour de Terre-Neuve, un homme d’équipage était porté manquant sur le rôle, les orphelins prenaient d’eux-mêmes le chemin du Gleisker et, quand ils en revenaient, leurs yeux étaient moins rouges.
Ce qui étonnait surtout les gens du pays, c’était la manière dont on nourrissait les domestiques. A l’encontre des ménagères avisées qui attendent, pour les servir aux gens, que les galettes de blé noir soient dures, le beurre aigre et le lard rance, madame du Falgouët bourrait son monde de crêpes chaudes, de beurre de la veille et de jambons à point. C’était une prodigalité folle ; mais, dame ! quand on ne laisse personne après soi, on peut se permettre bien des choses.
Et le cidre ! les cent barriques de la récolte y passaient. Personne n’entrait à la cuisine, ne fût-ce que pour faire signer un livret, sans en lamper une tasse ou deux.
Inutile de dire, après cela, que, si monsieur du Falgouët n’occupait pas un siège à la Chambre, c’est que sa femme ne voulait pas quitter le Gleisker, et que lui voulait encore moins quitter sa femme.
Les deux voyageurs mouraient de faim, mais le service d’un dîner, chez leurs hôtes, n’était pas l’affaire d’un moment. On ne passait point à table avant que, sur les lourds réchauds d’argent, tous les plats fussent dressés, fumants, et Dieu sait s’il y en avait ! Enfin, au bout d’une longue demi-heure, la porte s’ouvrit et un serviteur indigène portant la courte veste de drap noir, aux boutons imperceptibles, serrés les uns contre les autres, annonça que Madame était servie.
Déjà monsieur de la Hunaudaye s’élançait avec une exclamation joyeuse pour offrir son bras à la femme de son vieil ami ; mais ses épreuves n’étaient pas encore à leur terme.
— Voyez donc, dit la vénérable maîtresse de maison, si ma nièce n’est pas prête à descendre.
L’ingénieur en chef jeta sur son costume de voyage un regard tant soit peu inquiet.
— Ah ! votre belle parente est avec vous ?
— Depuis avant-hier, répondit madame du Falgouët. Voici l’époque où elle vient, chaque année, faire ses vingt-huit jours, comme dit mon mari.
Monsieur de la Hunaudaye se tourna vers son ami :
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? J’aurais mis ma redingote neuve. Les Parisiennes ne sont pas habituées à notre sans-gêne breton.
En ce moment, la nièce attendue fit son apparition.
— Eh bien, petite, dit son oncle, vous ne voulez donc pas dîner ? Heureusement que votre fidèle adorateur La Hunaudaye a perdu l’appétit depuis qu’il vous sait ici. Son veston et ses gros souliers le désolent.
— Oh ! monsieur, dit gaiement la jeune femme, quand donc commencerez-vous à me prendre au sérieux ?
— Présente ton compagnon, murmura tout bas le conseiller général. J’ai oublié comment il s’appelle.
Très cérémonieusement, à l’ancienne mode, l’ingénieur en chef prit son collègue par la main :
— Madame, fit-il en s’inclinant, j’ai l’honneur de vous présenter mon jeune et savant camarade, Guy de Vieuvicq.
A ce nom, celle qui venait d’entrer parut surprise. En une seconde, elle enveloppa Guy de ce regard féminin qui juge un homme de la tête aux pieds. On put croire un instant qu’elle allait parler ; mais elle resta silencieuse et, avec l’aisance d’une femme du grand monde, elle salua à son tour l’hôte de son oncle.
Celle que M. du Falgouët venait d’appeler « petite » était une belle et élégante personne qui devait approcher de sa vingt-quatrième année. Elle produisait, avec l’austère simplicité de cette demeure et de ses habitants, un singulier contraste. Au milieu des lourds meubles de chêne, revêtus d’un velours jauni par le temps, sa toilette de soie bleu clair, recouverte de mousseline blanche, semblait un peu dépaysée. Le pavé de briques, soigneusement peint en rouge, n’était guère habitué à se voir foulé par des souliers de satin comme ceux qui chaussaient ses jolis pieds.
Entre les têtes grisonnantes des deux vieillards, cette jeunesse semblait rayonner davantage, et cette taille, aux lignes gracieusement accentuées, était plus adorable encore à côté du corsage de mérinos noir, tout d’une venue, de madame du Falgouët.
Couronnée de cheveux châtains d’une nuance chaude et disposés à la dernière mode, la tête, très petite, offrait cette beauté mutine, sûre d’elle-même, des femmes du siècle dernier. Le nez pas très romain, et encore moins grec, se contentait d’être parisien ; mais ses narines roses avaient des palpitations indiscrètes, témoignant d’une rare vivacité d’impressions. Il était difficile de décider, surtout le soir, si le gris des yeux penchait vers le bleu ou le vert. Ce qui leur donnait, par moment, un charme étrange et dangereux, c’était un éclat mouillé, rappelant cette humidité vague qui baigne un paysage, quand l’aurore se lève, brillante, au lendemain d’une nuit pluvieuse.
Guy de Vieuvicq avait sa place à côté de cette inconnue, qui semblait un pastel de Latour égaré parmi des toiles d’Holbein. Un peu intimidé, il s’assit à sa droite, attendant qu’elle lui adressât la parole.
— Alors, monsieur, dit-elle presque aussitôt, vous arrivez directement de Paris ?
— J’y étais encore ce matin, madame, et j’en suis sorti, comme toujours, avec bonheur. Mes poumons ont besoin de l’air des champs, et d’ailleurs… Mais je vais me perdre dans votre estime.
— Oh ! fit-elle en riant, vous ne l’avez pas encore gagnée.
— Eh bien, madame, je déteste Paris.
— En ce cas, c’est ma pitié que je vous accorde. Quel peut donc bien être votre idéal ? La Bretagne ?
— Un autre, à ma place, se croirait obligé de répondre oui. Mais j’ai la banalité en horreur, et vous êtes comme moi, je gage. Mon idéal est un coin désert, bien loin d’ici, inconnu de tous et de vous surtout, madame.
— Qui sait ? j’ai tant voyagé.
— Ma pauvre chère maison n’est pas sur le chemin de ceux qui voyagent, Dieu merci ! Il faut un guide pour la découvrir et, pour l’aimer comme je l’aime, il faut y être né, y avoir été heureux et y avoir laissé les tombes des siens.
— Vos parents sont morts ? dit la jeune femme, en jetant sur Guy un regard triste.
— Oui. Tout est mort autour de moi, les personnes et les choses. Tout, excepté mes souvenirs. Mais vous, madame…
— Oh ! ne parlons pas de moi ; mais revenons à vos souvenirs. Savez-vous que je commence à vous estimer ? Ne pas oublier, c’est si rare !
Ici, leur conversation fut interrompue. La question brûlante, le chemin de fer, était venue sur le tapis. Le conseiller général et M. de la Hunaudaye avaient engagé la discussion à laquelle Guy ne put se dispenser de prendre part. Madame du Falgouët, résignée, surveillait mélancoliquement le défilé des chefs-d’œuvre méconnus de sa cuisinière. La jeune femme, sans perdre un mot, écoutait la conversation avec une attention surprenante chez une Parisienne aussi étrangère aux intérêts qu’aux modes de Plounévez.
Le dîner achevé, enfin, l’entretien fut forcément suspendu, et l’on passa au salon. Mais, comme on traversait le vestibule, la nièce des Falgouët arrêta Vieuvicq, dont elle avait pris le bras.
— Ma tante ne veut pas qu’on fume au salon, dit-elle. Allumez votre cigarette ici. D’ailleurs, en vous gardant prisonnier, j’empêche que la bataille ne recommence. Je n’aurais jamais pensé qu’on pût se passionner ainsi pour un chemin de fer.
— Eh ! madame, sans lui je ne serais pas ici, et je n’aurais pas eu l’honneur d’être votre voisin, tout à l’heure.
— C’est un honneur dont vous n’avez pas beaucoup profité.
— Plus que vous ne croyez, et surtout autrement.
— Comment cela ?
— Je veux dire qu’il y avait de longues, longues années que j’avais oublié ce que c’est qu’un repas de famille. Aussi, tout en parlant devis, fondations et marées, j’avoue que je pensais à autre chose.
— Vous n’en aviez pas l’air.
— Je pensais, poursuivit Vieuvicq, à un certain dîner, un des derniers moments heureux de ma vie au foyer paternel. Il y a, de ce souvenir, bien près de vingt ans. Je vois encore mon père et ma mère, assis en face l’un de l’autre, comme l’étaient, ce soir, M. et madame du Falgouët. Mais, en vérité, je ne sais où j’ai la tête…
— Continuez, fit la jeune femme d’une voix qui vibrait singulièrement.
— Ce soir-là, je souffrais beaucoup des yeux, ce qui m’arrivait quelque fois dans mon enfance, et je restais sans manger, assez maussade. A côté de moi, j’avais une petite fille de sept ans, une chère et douce petite amie que je n’ai pas remplacée depuis et ne remplacerai sans doute jamais. Elle, non plus, ne touchait pas à son assiette, et, quand je lui demandais : « Tu ne manges pas ? » elle me répondait : « Je mangerai si tu manges, vieux Guy. » Elle avait l’habitude de m’appeler ainsi parce que j’étais presque du double de son âge.
La voix de l’ingénieur tremblait beaucoup. Il s’arrêta, sous prétexte de rallumer sa cigarette éteinte. Sa compagne ne le quittait pas des yeux.
— Vous allez voir, madame, continua-t-il, pourquoi je me souviens si bien de ce dîner-là. Le lendemain matin, ma petite amie partait avec ses parents. Six mois plus tard, ma pauvre mère était morte. Avant la fin d’une année, des raisons de fortune obligeaient mon père à quitter le château avec moi. Une seule fois j’y suis rentré, suivant un cercueil auquel je venais donner sa place au caveau de famille. Une seconde fois, j’ai revu de loin la vieille demeure, pas d’assez loin, toutefois ; car les Prussiens l’occupaient et une de leurs balles a failli me tuer. Je ne suis jamais retourné à Vieuvicq depuis lors. Vous voyez que ce n’est pas gai, et que j’avais raison de vous dire que tout est mort dans mon passé.
— Mais votre petite amie, elle n’est pas morte, elle ?
— A Dieu ne plaise ! J’ai lu dans un journal, il y a cinq ans, son mariage. J’ai appris, par les cinq lignes du reporter, qu’elle était très belle et qu’elle devenait très riche. Je m’en suis réjoui pour elle.
— Et voilà tout ! Eh bien, franchement, je perds une illusion sur votre compte. Quoi ! vous n’avez pas cherché à la revoir ?
— Pour quoi faire ? les temps sont changés, madame, et je ne suis plus qu’un ingénieur, obligé de créer son avenir comme s’il était né dans une ferme.
— Vous êtes trop ingénieur, monsieur. Nous autres femmes, nous n’aimons pas que l’on ait autant de raison. Je vous en veux de n’avoir pas retrouvé la fillette d’autrefois.
— Avant de me parler ainsi, laissez-moi vous dire une autre histoire qui vous rendra peut-être moins sévère. Dans vos voyages, vous avez aperçu souvent, sur la locomotive qui vous traînait, cet être noir, effrayant, qu’on nomme le mécanicien. Si cet homme s’était approché de vous et vous avait tendu la main, qu’auriez-vous fait ? Eh bien, madame, pendant trois ans, j’ai été mécanicien.
— Oh ! mon Dieu ! que dites-vous !
— Un jour, dans le costume que vous savez, à la gare des Aubrays, je me suis trouvé aussi près de celle qui avait été ma petite Jeanne que je suis de vous, en ce moment. Je n’ai pas pu voir sa figure, qui était cachée par un voile. Quant à la mienne, ma pauvre mère elle-même ne l’eût pas reconnue sous son masque de suie.
— Et vous n’avez rien dit ?
— L’eussiez-vous fait à ma place ? J’ai eu, pendant une seconde, la bouche ouverte et les bras étendus. Mais je n’ai pas voulu faire peur à cette femme… ou pitié. Elle était si élégante ! elle semblait si heureuse ! Non, je n’ai rien dit. J’ai bien regardé sa jolie taille, ses mains que j’avais tenues si souvent dans les miennes, et je suis remonté sur ma machine en pleurant comme…
— Comme vous pleurez maintenant, et comme je pleure moi-même, dit la jeune femme. Mais vous ne voyez donc rien ?
Les joues baignées de larmes, ne pouvant plus se contenir, elle secouait nerveusement les poignets du jeune homme et, d’une voix entrecoupée, elle répétait encore :
— Mais vous ne devinez donc pas ?
Maintenant, il devinait. Éperdu, pâle d’émotion, les yeux dilatés par un étonnement immense, il la dévorait du regard, comme s’il voulait se dédommager de ces années si longues pendant lesquelles il ne l’avait pas vue.
Il gardait le silence et semblait aussi calme qu’elle paraissait agitée. Mais son visage parlait pour lui et parlait trop, à son gré ; car il se courba lentement, appuya son front sur les deux mains de Jeanne et l’y laissa quelques secondes.
Au même instant, la porte du salon s’ouvrit pour donner passage à M. de la Hunaudaye qui, fatigué de la journée, gagnait sa chambre, escorté de son ami.
En voyant le délégué du ministère des travaux publics en train de couvrir de baisers les mains de sa nièce, M. du Falgouët éprouva une stupéfaction dont le comique ne peut se décrire. Pour le coup, Jeanne se mit à sourire, et, prenant le bras de son ami d’enfance :
— Mon bon oncle, dit-elle, je vous présente Guy de Vieuvicq, avec qui j’ai joué toute petite. Vous avez bien des fois entendu ma pauvre mère parler de la sienne, qu’elle aimait tendrement.
— La comtesse de Vieuvicq ! je crois bien. Comment ! vous êtes son fils ? Pardonnez-moi d’avoir été si distrait en entendant votre nom. D’ailleurs, ma nièce, vous n’avez pas eu l’oreille plus fine que moi.
— Oh ! que si, cher oncle. Mais je suis diplomate. J’ai voulu savoir, avant tout, si mon vieux Guy, jadis si bon pour moi, avait changé.
— Eh bien, ma chère, après ce que j’ai vu tout à l’heure, je ne vous demande pas si l’examen a été favorable.
Madame du Falgouët, à son tour, fut mise au courant de l’événement de la soirée. Guy raconta son histoire, à commencer par la scène de la version. Tout le monde parlait, questionnait, poussait des exclamations, tout le monde excepté Jeanne, qui écoutait, très silencieuse.
A minuit, monsieur du Falgouët, d’autorité, leva la séance.
— C’est fort bien, dit-il ; mais je n’oublie pas mon chemin de fer. A sept heures, demain matin, nous partons pour aller voir l’emplacement du pont. Mesdames et messieurs, dites-vous bonsoir, et allons dormir.
— Je vous verrai encore demain soir, dit Vieuvicq en serrant la main de Jeanne. Je ne pourrai partir qu’après-demain.
— Fi ! le vilain qui parle déjà de partir ! Cher Guy, dormez bien. Pour demain, je vous promets une surprise.
Certes, l’on aurait vainement parcouru les cinq départements de la Bretagne pour y trouver des matelas plus moelleux, des oreillers plus doucement parfumés de lavande que ceux du Gleisker. Cependant ils semblèrent à Guy de Vieuvicq plus durs que les tas de houille sur lesquels, jadis, il faisait de si bons sommes, durant les garages des trains de nuit. Il ne put fermer l’œil jusqu’au matin. Il venait de retrouver subitement, pour la quitter aussitôt, son existence des anciens jours, la vie qui aurait été la sienne si la main du sort ne l’avait jeté dans la voie plus rude de la pauvreté et du travail.
En revoyant Jeanne de Cormeuilles — car, dans sa pensée, il ne pouvait l’appeler autrement — il lui avait semblé que toutes les épreuves passées n’étaient qu’un songe. Avec son amie d’enfance, n’allait-il pas retrouver le toit paternel comme il était à l’époque heureuse où ils y jouaient ensemble ?
Hélas ! dans la vie, ce sont nos tristesses qui sont la réalité et nos joies qui sont le rêve. Aujourd’hui, Vieuvicq était une demeure déserte et fermée. Peut-être n’y rentrerait-il jamais. Et s’il y rentrait, ce serait pour s’y trouver seul.
Mais, sans qu’il pût s’en défendre, le passé disparaissait devant le présent. Comme la princesse du conte des fées, sa tendresse semblait s’éveiller d’un long sommeil. Seulement la princesse avait grandi, tout en dormant. Il avait peine à la reconnaître, tant elle avait changé. Au lieu d’une amitié naïve d’enfant, il se trouvait en face de quelque chose de compliqué, de fiévreux. Cet élément indéchiffrable l’inquiétait, lui dont le métier était de dégager les inconnues.
Il avait sondé trop de rivières dans sa vie pour ne pas se sonder lui-même. Avant que sa pendule eût sonné six heures, il en était à se demander s’il devait se réjouir, pour son repos, d’avoir passé devant le château de la Belle au bois dormant, et d’avoir trouvé la clef à la porte.
— Allons, mon fils, se dit-il en sautant sur son tapis, c’est fini de rire, maintenant. Il t’a plu de rêvasser au lieu de dormir, c’était ton droit. Maintenant fais-moi le plaisir d’aller planter tes piquets comme un brave ingénieur que tu es, si tu n’as pas oublié ton algèbre depuis hier au soir.
Tout le monde a lu, dans les contes de Gautier, l’histoire merveilleuse de ce pauvre curé de campagne qui, la nuit, devenait un jeune seigneur, aimé de la belle Clarimonde. Vieuvicq se faisait à lui-même, ce matin-là, l’effet du prêtre Romuald retrouvant son bréviaire après une nuit de fête au milieu des patriciens de Venise.
Mais hélas ! comme dans la légende, Clarimonde était bien morte !
Guy eut bientôt terminé sa toilette dans la grande chambre, qui aurait contenu sans peine son appartement de la rue Monge. Longtemps avant l’heure du départ, il se promenait sous la charmille déjà dégarnie, d’où l’on apercevait la façade postérieure de la maison. Ses yeux, à travers le feuillage jauni, se tournaient vers les deux seules fenêtres dont les volets fussent fermés encore. Sans doute elle dormait là !
Au bruit d’une espagnolette, il tressaillit et se rejeta derrière un tronc. La fenêtre s’était ouverte et, dans l’écartement des rideaux, M. de la Hunaudaye offrait aux caresses de la brise son placide visage rasé de frais. En même temps, à deux pas de Guy, un joyeux éclat de rire s’envolait, comme le chant de l’alouette matinale. Il se retourna ; Jeanne lui tendait la main.
— Pardon ! dit-elle, mais rien n’était plus touchant que de vous voir épier le réveil de votre ingénieur en chef.
— Mon Dieu ! madame…
— Madame ! Il m’appelle : madame ! Vous mériteriez que je renonce à mes intentions à votre égard. Car je vous ai promis une surprise, hier au soir ?
— Et vous venez de me la donner. Si jamais je m’attendais à vous voir levée à cette heure-ci !
— Il y a bien d’autres choses auxquelles vous ne vous attendez pas ! Comment comptez-vous aller à la rivière ?
— Mais, dans ce break qu’on attelle ; entre M. de la Hunaudaye et votre oncle.
— Eh bien, c’est ce qui vous trompe. Vous voyez ce panier qu’on attelle également ? C’est le mien, et c’est moi qui vous mène.
Ils partirent, ayant derrière eux un gars de quinze ans, élevé provisoirement aux fonctions de groom. De ses petites mains nerveuses, la jeune femme dirigeait l’équipage, au milieu des fondrières d’un chemin vierge de tout macadam.
— Politesse pour politesse, disait-elle. Vous m’avez traînée avec votre locomotive ; je vous traîne avec mon poney. On va moins vite.
— Oui, mais c’est moins salissant.
— Et l’on n’est pas mis à l’amende, quand on part trop vite. Vous souvenez-vous ? Moi qui vous ai accusé d’être ivre ! Pauvre ami ! elle a été dure, votre vie !
— Elle l’est encore. Non pas à cause du travail, car une journée pénible n’est rien quand on peut, le soir, dire à un ami ses fatigues ou ses espérances. Mais, vous devez le comprendre, il m’est difficile d’avoir autre chose que des camarades. Je suis absolument seul au monde et, si je mourais demain, ce serait ma vieille Françoise qui devrait s’occuper de mon rapatriement à Vieuvicq.
— Mais enfin, Guy, vous ne traverserez pas l’existence tout seul ?
— J’ai peur que si, du moins ; ma solitude sera longue encore. J’ai donné un seul but à ma vie : Vieuvicq. Si, quelque jour, je puis en rouvrir les portes à force de travail, je songerai peut-être à faire pousser de jeunes branches au vieux tronc. Mais qui peut dire si, alors, l’hiver n’en aura point, pour jamais, glacé la sève ? A la garde de Dieu ! Si telle est sa volonté, savez-vous ce qui me consolerait, Jeanne ? Ce serait de laisser, après moi, un de vos fils dans la chère maison. J’y ai beaucoup songé depuis hier soir.
Il fut étonné de voir qu’elle ne semblait pas l’écouter, très occupée, en apparence à croiser une formidable ornière.
— Il faudra du temps, beaucoup de temps, continua-t-il. Nos deux têtes seront peut-être blanches alors, mais quel jour que celui où vous rentrerez à Vieuvicq, chez moi, chez votre fils, chez vous !
— Guy, dit la jeune femme dont les joues étaient devenues plus roses, — les cahots de l’ornière, sans doute, — vous parlez de vous depuis une heure. Si vous vous donniez la peine de parler un peu de moi ? Vos projets pèchent par la base. Je n’ai pas de fils. Six mois après mon mariage, j’étais veuve.
Alors, très simplement, elle raconta son union avec un homme qui l’avait adorée. Le soir même, ils étaient partis pour l’Italie. A la fin du printemps, elle était revenue en France, traînant avec elle un mourant. La fièvre de Rome avait, en quelques semaines, dévoré cette jeune existence.
Depuis lors, elle vivait avec sa belle-mère, une sainte femme, et surtout une bonne femme. Isolées l’une et l’autre, elles avaient réuni leurs solitudes et leur existence se passait heureuse. Paris les gardait tout l’hiver, Cormeuilles tout l’été. Quelques courts voyages, un mois d’automne au Gleisker, chez son oncle, telles étaient les seules vacances de Jeanne, comme elle disait.
Guy l’avait laissée parler sans l’interrompre. Peut-être n’écouta-t-il pas beaucoup la seconde partie du récit. Heureusement, il fut dispensé de répondre ; car, aux derniers mots, ils atteignirent le bord du fleuve. Déjà un groupe d’intéressés et d’oisifs y attendait la commission.
D’abord il fallut étudier le terrain, sonder le sol, prendre des repères. Jeanne, qui était de celles que tout amuse, trottait à la suite de Guy, entre les touffes d’ajoncs encore encuivrées des dernières fleurs, ou sur le sable fin de la rive que le jusant découvrait. Comme une enfant gâtée, elle touchait à tous les instruments, se plaisant à dévier, avec une pointe de fer, l’aiguille des boussoles et riant beaucoup de voir, dans la lunette du niveau, l’image renversée de son oncle qui semblait marcher les pieds en l’air, comme une énorme mouche collée au plafond.
Parfois Guy s’arrêtait dans un calcul, tout heureux de la sentir, pour un instant, mêlée à sa vie.
— Mademoiselle Touche-à-tout, si vous continuez, on vous mettra en pénitence.
— Je vais être bien sage ; mais c’est si drôle, toutes ces machines ! L’année prochaine, Guy, il faudra venir faire un pont à Cormeuilles.
— Il n’y a pas de rivière.
— C’est vrai ; quel dommage ! Mais vous ne savez pas faire que des ponts. Nous trouverons autre chose.
Sans perdre de temps, le jeune ingénieur se remettait au travail. Mais, au milieu de ses x, pendant le déjeuner champêtre qui coupa la journée, au cours de ses conférences avec les députations qu’il était chargé d’entendre, il se sentait poursuivi par ces paroles dites le matin :
— Six mois après mon mariage, j’étais veuve.
Cependant, il s’était montré digne de sa mission et, plus d’une fois, M. de la Hunaudaye avait eu des hochements de tête approbatifs. Il avait enchanté tout le monde par son attention à écouter les dires de chacun, et, pour conclure, il laissait espérer une solution qui mettrait tous les intérêts d’accord. C’était un pont d’une seule volée, sans pile intermédiaire. La dépense serait forte, mais moins élevée qu’on ne l’avait supposé. D’ailleurs, il était permis de croire que l’État en prendrait sa part, car l’utilité stratégique de la ligne était évidente.
Le jeune orateur fut applaudi avec enthousiasme, même par les nombreux auditeurs qui ne comprenaient que le bas-breton. Mais lui, en ce moment, ne voyait qu’un visage dont le sourire lui disait en très bon français :
— Bravo, Guy !
Il retourna au Gleisker de la même façon qu’il en était venu. Le jour tombait et, d’un commun accord, son amie et lui évitèrent de tourner, même de loin, au sentimental.
— Vos quatre semaines de Bretagne doivent vous sembler longues, lui dit-il. Je suis sûr que vous êtes devenue une Parisienne renforcée et que vous détestez tout ce qui n’est pas Paris.
— On voit que vous me connaissez peu. Je me trouve bien partout où l’on me laisse faire mes volontés. Je vous laisse à penser, d’après cela, si je déteste le Gleisker, où l’on me gâte à journée faite. D’ailleurs, j’ai toujours été gâtée par tout le monde, à commencer par vous. Sérieusement, Guy, ne supposez pas qu’il y ait en moi uniquement une poupée parisienne, chaussée, coiffée, habillée à la dernière mode.
— Je ne suppose rien. Mais vous n’avez pas de devoirs dans la vie, vous êtes jeune et assez… agréable pour que tout vous entoure et vous fête.
— Vous êtes bien honnête de me trouver « agréable », dit la jeune femme en riant. Mais, en admettant que votre indulgence pour une amie d’enfance ne vous aveugle point, cela m’oblige-t-il à être ce que vous semblez croire ? Demandez à ma tante si je ne m’intéresse pas autant qu’elle à ses poulets, à son jardin et à ses pauvres. Et Dieu sait si elle en a, des poulets et des pauvres !
— Comme, jadis, ma pauvre mère !
— Demandez à M. du Falgouët si une promenade de dix kilomètres à pied me fait peur, si je ne commence pas à parler bas-breton. Et vous, monsieur l’ingrat, dites-moi si je puis me lever de bon matin et si beaucoup de femmes sérieuses, ou réputées telles, auraient du plaisir à sonder un marais, six heures durant, entre deux ingénieurs.
— Le fait est que nous ne sommes pas des gens bien drôles.
— Ai-je eu l’air de m’ennuyer avec vous ? Cher Guy ! je veux vous convaincre que je suis fière de vous, fière de votre valeur, sans laquelle vous ne seriez pas ici, fière de votre énergie, de votre courage. Sachez que je vous admire. Aux Aubrays, il y a cinq ans, si vous m’aviez appelée, vous auriez vu comme ma main aurait serré vos pauvres pattes noires.
— Merci, Jeanne ! Vous me faites oublier bien des misères passées. Vous êtes donc toujours la même petite fille qui, au temps jadis faisait lever mes punitions ?
— Et je la serai toujours. Dans trois semaines, venez me voir à Paris. Venez souvent, et ne dites plus que vous êtes tout seul au monde. Vous me le promettez, Guy ? vous promettez d’être toujours mon meilleur ami comme vous êtes le plus ancien ?
Il promit, remué au fond du cœur par cette parole qu’il sentait sincère.
Alors, sans rien dire, dans la nuit rendue plus sombre par les arbres du chemin, elle éleva sa main et, pendant une seconde, son petit doigt s’appuya sur les lèvres du jeune homme, comme pour sceller la promesse.
Le lendemain, au lever du soleil, M. de la Hunaudaye et Vieuvicq devaient dire adieu au Gleisker, celui-ci regagnant Paris, celui-là son chef-lieu. Fidèles aux traditions de la vieille hospitalité bretonne, M. du Falgouët et sa femme étaient debout pour assister au départ de leurs hôtes et présider à leur déjeuner, plantureux en dépit de l’heure matinale.
L’ingénieur en chef y fit honneur en conscience. Quant à Guy, le cœur serré par tant d’émotions diverses, il était assis devant sa tasse de thé, incapable d’en avaler une gorgée, et portant, sur son visage pâli, les traces de l’insomnie. Soudain, une porte qu’il regardait souvent vint à s’ouvrir, et Jeanne, après avoir dit bonjour à tout le monde, prit une chaise à côté de lui. Son agitation frappa la jeune femme et, en cet instant, elle devina que cet homme allait l’aimer de toute son âme.
— Eh ! bien, dit-elle, comme quinze ans plus tôt, vous ne mangez pas ?
— Si, balbutia-t-il, ou plutôt… il est un peu matin pour mon appétit.
— Je veux que vous mangiez, dit-elle.
De ses belles mains, elle avait étendu sur le toast doré un beurre digne de la table d’un roi. Elle présenta la tartine à Guy, l’obligeant à y mordre, tandis qu’à portée des lèvres du jeune homme, ses doigts blancs, coquettement, se retroussaient.
Trois semaines après, Guy entrait au ministère des travaux publics, apportant un mémoire et des plans minutieusement étudiés sur le pont de Plounévez. Le ministre, qui par hasard s’y connaissait, voulut voir le travail par lui-même. Il fut frappé des applications nouvelles qui s’y rencontraient et félicita chaudement Vieuvicq du succès avec lequel il avait accompli sa mission.
— D’ailleurs, dit le personnage, vous êtes un homme d’avenir. Est-ce mon prédécesseur qui vous a décoré ?
— Oh ! monsieur le ministre, ici on décore les gens qui bâtissent des ponts. Moi, j’ai eu la croix pour en avoir démoli un.
Depuis son retour de Bretagne, Guy, avec l’énergie froide qui était dans sa nature, avait consacré au travail toutes ses journées et une partie de ses nuits. Mais il n’avait point oublié Jeanne et souvent, courbé sur ses plans, il s’abîmait dans ses souvenirs, les yeux fixés sur un trait rouge, marquant le chemin qu’ils avaient suivi ensemble, un certain jour.
Sorti du cabinet du ministre, déchargé de sa tâche, il ne pensait déjà plus, en mettant le pied sur le boulevard Saint-Germain, à son pont, à ses fastidieux calculs, ni même aux éloges qu’il venait d’entendre. Maintenant il s’appartenait, c’est-à-dire qu’il appartenait à Jeanne. Il allait la voir !
Il songeait à l’accueil qu’il allait trouver, et se répétait à lui-même toutes les paroles si pleines d’une franche amitié qu’il avait entendues, pendant leurs causeries intimes du Gleisker. Elle lui avait promis d’être toujours son amie, de l’encourager dans sa vie pénible. Elle lui avait dit qu’elle l’admirait !
Hélas ! ce qu’il aurait voulu d’elle, ce n’était ni son admiration, ni son amitié même. Ce qu’il aurait voulu !… Mais depuis longtemps il était habitué à contempler face à face la réalité sévère. Il était pauvre et condamné au travail. Hors de là, tout n’était que roman, chimère, illusion. Entre lui et cette jeune veuve millionnaire, il y avait un abîme sur lequel toute sa science était impuissante à jeter un pont : l’abîme de son orgueil de gentilhomme.
Non ! jamais cette femme ne serait à lui, jamais ! quand même il devrait mourir d’amour.
— Bah ! se dit-il, on ne meurt pas d’amour quand on travaille huit heures par jour. Au lieu de mourir, on oublie !
D’ailleurs, n’était-ce point déjà un grand bonheur de ne plus se sentir seul, perdu dans ce désert de Paris ? Il savait maintenant où trouver, quand il le voudrait, une amie prête à l’entendre. Que de choses il avait à dire, sans compter ce qu’il ne dirait jamais !
Pauvre Guy ! il ignorait la différence qui sépare l’existence reposée, tranquille, un peu vide d’une jeune mondaine transplantée aux champs, et la vie fièvreuse que Paris lui impose. Il n’avait jamais vu de près ces charmantes essoufflées qui veulent trouver du temps pour tout et n’en conservent pour rien, ni pour la famille, ni pour elles-mêmes, ni pour l’amitié, ni, souvent, pour l’amour. Car, dans le nombre des vertueuses, combien le sont tout simplement faute de loisir pour ne pas l’être !
Son cœur battait d’une émotion heureuse lorsqu’il arriva rue de Varenne. Jeanne était revenue la veille et, sans doute, l’attendait ; car, après avoir donné son nom, Vieuvicq fut conduit immédiatement dans le petit salon de la jeune femme.
En l’attendant, il s’assit sur un large pouf placé en face de la cheminée encore drapée de ses amples rideaux de peluche, car la saison était restée douce. Devant la fenêtre, une table grande comme le bureau d’un ministre était chargée de photographies, de bibelots, de papiers, de livres. Il restait juste de quoi y placer un pupitre où cinq ou six lettres fermées attendaient l’heure de la poste. Un des coins de la pièce était occupé par un divan circulaire ; l’autre disparaissait derrière un paravent japonais, que surmontait le feuillage varié d’une forêt tropicale en miniature. Non loin, sur un trapèze proportionné à sa taille, un ouistiti rongeait mélancoliquement une banane.
Aux murs, quelques aquarelles signées de noms en vogue, deux ou trois gravures anciennes de prix, des dessins de chevaux. Sur les rayons d’une bibliothèque tournante, des volumes à la sobre reliure d’amateur : Montaigne, l’abbé Prévost, Molière, saint François de Sales.
Çà et là, dans un désordre probablement voulu, des cartouches Lefaucheux, une cravache, un étui à cigarettes, un podomètre, quelques bijoux, de ceux qui servent habituellement ; des cartes de courses ou de concours, des bons de la Société de Saint-Vincent de Paul, des échantillons multicolores de velours et de soie.
En somme, un mélange de choses absolument hétéroclites, mais rien qui dénotât l’existence molle de la jolie femme qui s’ennuie et compte, pour se distraire, sur la Providence et sur les amoureux.
Absorbé jusqu’ici par des travaux qui prenaient toutes ses heures, Guy n’avait jamais mis le pied dans un intérieur de ce genre. Et, comme ce réduit était le nid habité par Jeanne, tout lui semblait encore plus charmant, poétique, supérieur à tout ce qu’il avait jamais rêvé. Ah ! comme on devait être bien dans ce large fauteuil, en face d’elle, pour les longues causeries intimes ! comme les heures devaient passer, calmes et délicieuses, dans cette pièce tranquille, réjouie, d’un luxe discret, où les bruits de la rue parvenaient à peine !
Soudain, une porte s’ouvrit dans la pièce voisine et une voix connue se fit entendre :
— Voyons, Juliette, vite d’autres gants, ceux-là se décousent. Vous n’y faites jamais attention. Avez-vous sonné pour la voiture ? N’oubliez pas les lettres pour la poste et, si l’on vient de chez Félix, dites qu’on m’attende. Il sera probablement tard, mais tant pis ! Maintenant, faites prévenir ma belle-mère que nous sortons et tenez ma toilette préparée pour sept heures. Je serai très pressée.
Tout cela fut débité avec une rapidité vertigineuse. Guy ne put s’empêcher de se dire que mademoiselle Juliette devait être une personne bien douée pour s’y reconnaître. Comme il faisait cette réflexion, la portière fut écartée vivement et Jeanne entra, au milieu du froufrou de sa toilette de satin noir, et du cliquetis des pendeloques de jais dont elle était couverte.
— Bonjour, Guy, dit-elle en s’avançant la main tendue. Voilà un homme exact ! J’arrive hier et je vous vois ce matin ; c’est bien, cela. N’est-ce pas que j’ai engraissé en Bretagne ? Je suis navrée, mais on mange tant chez ma tante ! Cher ami, je ne m’assieds pas ; car, vous voyez, je vais sortir. Allons ! ne prenez pas cet air désolé. Je vous emmène ou, plutôt, nous vous emmenons ; car ma belle-mère vient avec nous. Elle ne me quitte jamais ; nous nous adorons. C’est drôle, n’est-ce pas ? Mais c’est une excellente femme, et si commode pour moi ! Ah ! la voici. Soyons sérieux pour la présentation.
La belle-mère de Jeanne aurait pu être sa grand’mère, car elle dépassait notablement la soixantaine. C’était l’antithèse vivante de sa belle-fille et ce contraste entre leurs natures était, comme il arrive souvent, l’une des causes de leur bonne harmonie. Elle était grande, droite encore, sobre de gestes, avec une parole un peu lente, dont elle n’était pas prodigue.
Depuis la mort de son mari, survenue quelque trente ans plus tôt, on ne lui voyait que des vêtements de laine noire, mais remarquablement soignés et aussi élégants que le comportait son âge. Son linge n’était que de batiste unie, mais éblouissant de blancheur. Juste assez jolie, dans son temps, pour n’être point aigrie de l’amertume fréquente chez les laides, elle n’avait jamais eu cet éclat qui donne des succès ou, du moins, la facilité d’en obtenir. Maintenant, c’était une femme aimable, indulgente, ayant pris de bon cœur son parti de la vieillesse et sachant, ce qui est plus difficile, se résigner à la jeunesse des autres.
Brisée une première fois par la perte de l’homme à qui elle avait consacré sa vie, elle avait vu, à la mort de son fils, périr de nouveau son bonheur à demi ressuscité. Quand son unique enfant lui avait été enlevé en plein bonheur et en pleine jeunesse, elle s’était sentie prise d’une tendresse passionnée et douloureuse pour la jeune femme à qui son bien-aimé avait dû les plus belles heures de son existence.
Qui n’a vu, de même, une mère en deuil couvrir de baisers le dernier jouet resté dans le pauvre berceau vide !
Le bon cœur de Jeanne s’était prêté, dès le premier jour, à ce sentiment auquel elle pouvait si peu s’attendre. A ce désespoir sans consolation possible, elle mêla pieusement ses propres larmes, qui étaient celles d’un regret sincère plutôt que d’un grand amour à jamais pleuré. D’ailleurs, son bon sens remarquable lui fit comprendre bien vite l’avantage qu’elle pouvait retirer de la présence d’une personne respectable par son âge, et qui serait, en la prenant bien, le moins désagréable des chaperons.
Elle la prit si bien, que le résultat dépassa son attente. Les deux femmes continuèrent à vivre ensemble, madame de Rambure tenant la maison avec un ordre et une entente remarquables, et suivant partout sa belle-fille, d’un regard d’affection jalouse qui semblait le reflet posthume d’une tendresse d’outre-tombe.
Madame de Rambure, à qui Jeanne racontait tout, n’ayant d’ailleurs rien à cacher, savait déjà l’histoire de Guy. Ce qu’elle avait appris lui faisait attendre l’apparition du jeune homme avec une curiosité bienveillante, mais aussi avec une crainte instinctive. Cet ami d’enfance si fidèle au souvenir, n’allait-il pas être un rival pour l’époux si vite disparu ?
Adroitement, la vieille femme avait questionné Jeanne et s’était sentie calmée en constatant que l’amitié seule, sans le moindre mélange de romanesque, était en jeu. Mais elle ne s’attendait pas à voir Guy paraître si vite, et cet empressement lui causait un secret déplaisir, qu’elle eut quelque peine à cacher d’abord.
— Ma mère, dit la jeune femme, je vous présente mon plus vieil ami, puisqu’il l’a été quand je ne parlais pas encore.
Madame de Rambure salua, plus cérémonieusement que ne comportaient les circonstances, et, levant sur le jeune homme ses yeux où de longues journées de larmes avaient laissé leur trace, elle l’examina un instant avant de répondre.
Vieuvicq achevait sa trentième année. C’était un homme de taille élevée, mince, d’une rare harmonie dans l’ensemble des formes. Ses cheveux noirs, coupés court, ses moustaches fines et droites, ombrageant une bouche charmante qui était celle de sa mère, son nez au profil vigoureux, lui donnaient, à première vue, l’aspect d’un bel officier. Mais les yeux n’avaient rien de l’insouciance du soldat. Profonds, séduisants, quoiqu’un peu austères, ils indiquaient la pensée, la volonté, la force.
La plupart du temps, ce mâle visage, d’abord, intimidait les femmes. La belle-mère de Jeanne, personne modeste et dépourvue de cet aplomb grâce auquel, de nos jours, une jeune fille de dix-huit ans ne s’étonne de rien, ne put échapper complètement à cette impression troublante.
— Monsieur, commença-t-elle, les vrais amis sont une chose précieuse, et j’aime trop ma belle-fille pour ne pas me réjouir…
Elle s’arrêta, s’apercevant qu’elle disait le contraire de ce qu’elle avait résolu de dire. Mais Jeanne intervint avec son tact de femme. L’adroite personne avait décidé que ces deux êtres vivraient en bonne intelligence sous son empire.
— J’ai beaucoup parlé de vous à Guy, ma mère, reprit-elle. Il sait combien vous êtes bonne et combien je vous suis attachée. Ses parents n’existent plus ; il est seul et voué à une carrière qui remplit sa vie. Mais il m’en a promis une petite part et, quand il viendra ici, j’espère que vous l’accueillerez bien. Vous savez ce que c’est que de vivre avec le regret de ceux qui ne sont plus.
Ah ! oui, celle-là savait prendre sa belle-mère. Que pouvait répondre la pauvre vieille, déjà émue, sinon :
— Quand vous voudrez, monsieur, vous serez le bienvenu, si la conversation d’une vieille femme en deuil ne vous effraye pas.
Guy s’inclina, et baisa respectueusement la main qui lui était tendue. Quand il se releva, il rencontra dans la glace le regard malin de Jeanne, toute contente de voir que les choses s’arrangeaient à sa guise.
Il fallait poursuivre ces avantages. Vieuvicq, en homme bien élevé, offrit le bras à madame de Rambure pour descendre l’immense escalier aux marches de pierre légèrement usées. Jeanne les suivait, escortée de Juliette, dont les mains ne pouvaient suffire à porter d’innombrables paquets.
Dans la cour, au pied des cinq marches du perron, un landau découvert attendait. L’équipage était irréprochable, simple mais de grand style. Les deux bêtes valaient cinq cents louis. Le cocher et le valet de pied pouvaient être cités comme des modèles de tenue.
Au bord du marchepied, la vieille dame ouvrait la bouche pour remercier celui qui la conduisait. Mais tel n’était pas le programme de Jeanne.
— Allons ! montez, dit-elle à Guy. Nous vous déposerons à votre porte.
Madame de Rambure étouffa un soupir, et, naturellement, ne dit rien. Le jeune homme, lui, ouvrit de grands yeux en entendant donner une adresse, rue de la Paix. Il demeurait rue Monge, à l’autre bout de Paris, et Jeanne le savait bien. Mais quelle femme admit jamais que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ?
D’abord on parla peu ; Guy regardait son amie, occupée à boutonner ses gants interminables, et plus charmante encore qu’au Gleisker, sous son délicieux chapeau de dentelles noires orné de roses. Et cependant, comme il regrettait le petit panier cahoté par les ornières !
L’équipage filait bon train. Pas un passant qui ne jetât sur Jeanne ce regard effronté et connaisseur du Parisien croisant une inconnue élégante. Pour elle, cette admiration de la rue l’amusait. C’est, à les entendre, celle que les femmes préfèrent à toutes les autres ; c’est leur suffrage universel. Il coûte parfois cher aux maris, d’ailleurs, comme l’autre, bien souvent, à la France.
Au tournant de la rue Castiglione, un phaéton traîné par deux alezans qui trottaient à la hauteur du mors frôla les roues du landau. L’homme qui conduisait salua profondément. La jeune femme fit un signe de la main ; sa belle-mère dissimula imparfaitement une grimace.
— C’est le fameux lord Mawbray, dit Jeanne. Le connaissez-vous, Guy ?
— Moi ? vraiment non. Qu’a-t-il donc fait pour être fameux ?
— C’est le propriétaire de Nice-Girl. Vous savez bien ? la pouliche qui a gagné le derby. Tenez, voilà des crins que j’ai coupés moi-même à la crinière de cet amour de bête, le jour de sa victoire à Chantilly.
Et la fervente admiratrice de Nice-Girl montra un des nombreux médaillons pendus à son mince poignet.
Guy, devenu rêveur, ne répondit pas.
Pendant trois heures, il suivit son guide de magasin en magasin, de fabrique en fabrique. Il la vit introduire son pied mignon, chaussé de soie bleue marine, dans des souliers en apparence plus mignons encore.
Il la contempla tandis qu’elle posait sur les ondes aux reflets métalliques de sa chevelure un gainsborough découpé dans une toile de Reynold.
Il la fit luncher chez Guerre. Il dut exprimer son avis sur une sortie de bal merveilleuse ; juger, en homme compétent, le mécanisme d’un en-tout-cas de chez Verdier ; dessiner, séance tenante, un modèle de chiffre pour du papier à lettres. Madame de Rambure assistait à toutes ces emplettes, silencieuse, son regard mélancolique, perdu dans le vide, ne donnant son opinion que quand on la demandait.
A sept heures moins un quart, le landau reprit à toute vitesse la direction de la rue de Varenne.
— Vous êtes un homme de ressource, dit Jeanne à son compagnon, et vous avez bon goût. Et puis, au moins, vous n’avez pas l’air de vous ennuyer dans les magasins.
Madame de Rambure ferma les yeux avec un mouvement pénible. Elle savait ce que voulaient dire ces paroles. Elle se souvenait de son fils, que les tournées de ce genre, au temps de la corbeille, avaient mis à la torture. Cette comparaison tacite, où l’avantage était à un autre, l’attristait.
Arrivée dans la cour de l’hôtel, Jeanne tendit le bout de ses doigts à Vieuvicq.
— Merci, dit-elle, et pardon de vous laisser si vite. Je dîne à sept heures rue François Ier et il faut que je m’habille.
— Mais il est sept heures moins cinq !
— On m’attendra un peu. Au revoir, cher ami. Venez après-demain au soir. C’est jeudi, je suis toujours chez moi. Vous promettez de venir ?
— Mais…
— Je ne veux pas de mais, je veux votre parole.
— Eh bien, vous l’avez.
— A la bonne heure. Maintenant, remontez en voiture, mes chevaux vont vous reconduire.
— Et comment irez-vous à votre dîner ?
— En coupé, avec un cheval de nuit. Ceux-ci ont fini leur journée.
— N’importe. Je vous remercie et j’aime mieux marcher.
— A votre aise, pourvu que je vous voie après-demain.
Et, avec un dernier sourire, elle disparut.
Vieuvicq mit du temps à regagner son logis de la rue Monge. Il sentait en lui un trouble et le chagrin d’une déception qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même. Son esprit, d’ordinaire discipliné et docile, ne connaissait plus, à cette heure, la voix de sa volonté qui lui commandait le calme. La monture cabrée n’obéissait plus à l’appel du maître.
Il rapportait mille impressions diverses de ces trois heures passées avec Jeanne. Il revoyait le petit salon de la rue de Varenne, — à peine entrevu, hélas ! — son équipage luxueux, ces regards de la foule qui lui disaient qu’elle était belle, ces magasins éblouissants, où, sans compter, elle vidait sa bourse. Comme tout cela les séparait ! Surtout, il revoyait le visage régulier, froidement correct de lord Mawbray ; le signe qu’elle lui avait fait ; son étonnement naïf lorsqu’elle avait découvert que lui, Vieuvicq, ne connaissait pas le fameux lord, ignorait qu’il y eût au monde une pouliche du nom de Nice-Girl et que cet animal incomparable eût jamais posé le sabot sur le gazon de Chantilly.
Non ! il n’y avait rien de commun entre lui et Jeanne ; rien qu’un souvenir ravivé un instant, au fond d’un désert où elle était dépaysée, de même que lui, tout à l’heure, était dépaysé près d’elle.
Comme cette tournée de boutiques ressemblait peu à leur excursion à travers les landes de Plounévez ! Ce jour-là, il avait cru retrouver une amie, et tout à l’heure… Ah ! comme il aurait voulu arracher et jeter loin d’elle ce médaillon qui contenait des crins de bête ! Comme Paris la changeait !
Chez lui, la fatigue arrivait, mais non le calme. Il se décida à rentrer. La vieille Françoise, une ancienne servante de Vieuvicq, ouvrit la porte de son logis et lui servit son repas solitaire. Il n’y toucha guère, lui toujours affamé à la fin de ses journées laborieuses. Loin de cette pièce étroite et sombre, son imagination cherchait la table où Jeanne, maintenant, était assise, radieuse de beauté sous l’éclat des bougies, gaie, rieuse, entourée d’hommages.
Qui sait si lord Mawbray n’était pas près d’elle !
— Vous semblez fatigué, monsieur Guy ? disait la vieille Franc-Comtoise qui parlait à son maître comme au temps où il avait dix ans. Vous n’avez pas bonne mine. Je suis sûre que vous vous êtes tué de travail aujourd’hui.
— C’est vrai, ma bonne Françoise. Je me sens fatigué, ce soir.
— Maudit pays ! ce n’est pas une vie de chrétiens qu’on y mène ; c’est un métier de bêtes de somme. Las moi ! pourquoi se donner tant de mal pour être riche quand vous avez un château qui vous attend, où je vous ferais mieux vivre avec vingt-cinq sous par jour, qu’à Paris avec vingt-cinq francs !
— Sois tranquille ; nous y retournerons. Il fait meilleur à Vieuvicq qu’ici, tu n’as pas tort. En ce moment, je voudrais déjà y être.
— Ce sera un beau jour pour le village et la contrée. Du temps de M. le comte et de madame la comtesse, — que Dieu ait leurs âmes ! — le pays ne ressemblait guère à ce qu’il est aujourd’hui. Les pauvres savaient le chemin de la cuisine et, le dimanche, c’était beau de voir les grilles ouvertes et les gars jouant aux quilles sous les marronniers, comme s’ils eussent été chez eux. Aujourd’hui, les grilles sont fermées, les pauvres en valent pis et les cabaretiers en sont plus riches.
— Mais, ma pauvre Françoise, si nous retournions maintenant à Vieuvicq, ce ne serait plus comme autrefois. Que dirais-tu de voir la cuisine sans pauvres, l’écurie sans chevaux, le jardin sans fleurs, le vestibule sans domestiques !
— Las moi ! monsieur Guy ! S’il y avait eu un peu moins de tout cela dans le temps jadis, il y en aurait un peu plus aujourd’hui ; on sait ce qu’on sait. Pour sûr, le grand monde doit avoir sa fierté, puisque nous l’avons, nous autres. Mais, précisément ! là-bas, avec une méchante veste sur le dos, vous seriez toujours monsieur le comte et chacun vous ôterait son chapeau. Ici cela ne vous sert à rien, d’être habillé comme les beaux messieurs. On ne vous regarde quasiment point, et le charbonnier d’en bas, chez qui je me sers, pourtant, ne vous salue pas, le malhonnête ! quand vous passez devant sa boutique.
Guy rentra dans son cabinet de travail, où les longues tables, perchées sur leurs tréteaux à crémaillère, étaient couvertes de dessins inachevés. Très accablé, il se laissa tomber dans un fauteuil et regarda une aquarelle pendue au mur. Elle représentait la porte d’un manoir surmontée d’un vieil écusson.
— Je vous entends, mon père, dit-il. Je vous ai promis d’être fidèle et d’être fort. Dormez en paix. Je me souviens de la chère devise.
Hélas ! en dépit de sa volonté, son cœur errait bien loin des murs rongés par le temps qu’il avait sous les yeux. Mais, du moins, son esprit et son corps restaient enchaînés au devoir austère.
Il avait fait un rêve, celui d’appeler Jeanne son amie, en l’appelant d’un autre nom tout bas, si bas, que lui-même pût à peine l’entendre. Non ! cette amitié menteuse, était impossible, funeste à son repos. Si l’amour partagé comble les abîmes, l’amitié, comme certaines fleurs délicates, languit et meurt au bord du précipice.
Il ne retournerait pas rue de Varenne. Il se laisserait oublier, ce qui ne serait ni long ni difficile. Oublierait-il, lui ? Du moins, il allait essayer. Allons, Vieuvicq, à la besogne ! Regagne ton après-midi perdue !
Jusqu’à une heure avancée de la nuit, son tire-lignes mordit fiévreusement les larges feuilles de Bristol. Le lendemain matin, il fut étonné de se sentir si calme. Il se crut sauvé.
Il était perdu ! le courrier de neuf heures lui apporta une enveloppe. Il devina l’écriture qu’il n’avait jamais vue. L’enveloppe contenait un menu. Au dos, à côté du nom de Jeanne, ces mots étaient tracés au crayon :
« En mangeant toutes ces bonnes choses, votre amie pense au dîner que vous faites tout seul. Ne soyez pas triste, et n’oubliez pas votre promesse pour jeudi soir. »
Ainsi, elle avait deviné le découragement qu’elle laissait après elle. Étrange créature, composée de deux femmes ! Mais laquelle était la vraie ? Celle du Gleisker, ou celle de Paris ? L’amie dévouée, bonne, fidèle au souvenir ; ou bien la mondaine prise par le tourbillon de la grande vie ?
Même en ce moment, le carré de vélin que Vieuvicq tournait et retournait machinalement était bien le symbole de cette personnalité double. D’un côté l’or, les fleurs, la recherche du luxe ; de l’autre, une pensée affectueuse, exprimée d’une façon délicate et touchante.
Guy songea longtemps. L’expérience de la veille lui avait donné une sorte de défiance.
— Enfin, se dit-il, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle m’attend… et que j’irai.
Le surlendemain, à neuf heures du soir, en faisant sa toilette pour se rendre à l’hôtel de la rue de Varenne, Vieuvicq sentait moins en lui l’empressement de l’homme épris, au moment de revoir la femme aimée, que l’impression nerveuse du soldat, durant l’heure qui précède la bataille.
Car c’était à une bataille qu’il allait, et il y allait seul.
Dans peu d’instants il se trouverait dans un monde où il était né, qui était le sien, et qu’il connaissait tout juste assez pour savoir ce que c’est qu’un salon, la première fois qu’on y pénètre. Certes, sans faux orgueil, il se sentait supérieur au grand nombre par l’intelligence, le savoir et cette estime de soi-même que donne une vie pleine de travaux utiles. Mais tout à l’heure, chez Jeanne, à quoi lui servirait tout cela ? Il ne serait qu’un nouveau venu, dévisagé curieusement, toisé d’un coup d’œil, analysé d’un mot drôle. Il serait classé comme un échantillon d’un ordre inférieur, n’ayant jamais eu son nom cité dans la chronique du sport. Il écouterait, sans les comprendre, ces conversations à mots couverts où un geste épargne une phrase et dont l’allure télégraphique remplace aujourd’hui la causerie d’autrefois.
— Mon Dieu ! pensait-il, comment peut-on ignorer tant de choses quand on sort d’une école appelée « polytechnique » !
Il était dix heures du soir lorsque Vieuvicq pénétra dans la vaste cour de l’hôtel de Rambure. Sur un côté, cinq ou six voitures de maîtres étaient rangées en bataille, les lanternes d’argent plaqué projetant sur la muraille en face les ombres énormes des têtes des chevaux qui s’agitaient avec un cliquetis d’acier.
Dans le grand vestibule, les valets de pied interrompirent leur conversation à son entrée et dévisagèrent gravement cette figure, nouvelle pour eux. Leurs yeux s’interrogèrent et se répondirent silencieusement ; on ne connaissait pas ce monsieur qui arrivait à pied, le bas de son pantalon relevé, évidemment un visiteur de petite fortune.
Lorsqu’il fut dans l’antichambre, déjà encombrée de pardessus sombres et de pelisses de femmes aux nuances claires, un personnage vêtu de noir s’approcha de lui et, presque sans le toucher, ainsi que dans un rêve, le débarrassa de son paletot avec des mouvements moelleux comme des caresses.
La main sur la serrure, il attendit que Guy eût remis sa toilette en ordre, relevé ses cheveux et plié son gibus. Quand il vit que tout était bien, comme parle l’Écriture, il écarta les deux battants, et sa voix claire de baryton annonça :
— M. le comte de Vieuvicq.
Ce nom, jusqu’alors inconnu dans un salon où les mêmes personnes se retrouvaient depuis des années, arrêta subitement les conversations. Ce fut au milieu d’un silence de mort que le nouveau venu chercha sa route au milieu des meubles qui encombraient la vaste pièce faiblement éclairée. Parmi les vingt personnes qui se trouvaient là et qui, toutes, ne passaient guère de soirée sans aller dans le monde, personne ne se souvenait d’avoir aperçu ce jeune homme. On le regardait avec cette effroyable indifférence qui fait partie des grandes manières de notre époque, entichée de la roideur anglaise. Si, en ce moment, le pauvre Guy fût tombé frappé d’apoplexie, personne n’eût avancé la main pour le soutenir.
Heureusement pour lui, il se portait fort bien et il s’avançait, ni trop lentement, ni trop vite, vers la cheminée, où il devinait madame de Rambure. Mais Jeanne, à la grande surprise de tout le monde, fit quelques pas à sa rencontre, la main tendue et lui dit :
— Mon cher Guy, soyez le bienvenu dans la maison de votre plus vieille amie !
A cet accueil exceptionnel, trois ou quatre hommes se donnèrent la peine de hisser leur lorgnon. Les femmes, d’un coup d’œil, jugèrent la nouvelle recrue. Elles se dirent en elles-mêmes que le cavalier avait bonne mine et qu’un visage nouveau, après tout, ferait bien dans ce cercle un peu sévère.
D’ailleurs, jamais Vieuvicq n’avait été plus à son avantage. Il portait l’habit comme le portent ceux dont les ancêtres furent habitués à la cuirasse. Un peu pâle d’émotion, légèrement intimidé peut-être — les sots seuls ne sont jamais timides — la grâce exquise de l’accueil de Jeanne le rendait plus séduisant que d’habitude en mettant un éclat humide dans ses yeux noirs.
Il salua madame de Rambure, qui le présenta aux femmes qui l’entouraient. Décidément, il allait falloir compter avec ce nouveau venu que les maîtresses du logis traitaient si bien, et quelques hommes se préparèrent à se faire nommer. Mais, au fond, tous les habitués masculins du cénacle de la rue de Varenne auraient voulu donner au diable l’intrus qui allait, plus ou moins, changer l’air du salon.
En ce moment, un petit vieux qui portait au cou le cordon de commandeur de la Légion d’honneur s’approcha de Guy.
— Pardon, monsieur. Est-ce vous qui êtes l’ingénieur Vieuvicq ?
— C’est moi-même, monsieur.
— L’auteur de l’Étude sur le refroidissement dans les corps de piston des machines ?
Guy s’inclina de nouveau en signe d’assentiment.
— Eh bien, monsieur, il y a longtemps que je désirais vous voir et vous féliciter. Ma vieille amie, madame de Rambure, pourra vous dire que je suis un peu du métier. Mais du diable si je m’attendais à vous rencontrer chez elle ! Je suis le baron Desjars de Champberteux.
Ce nom était bien connu du jeune homme. Il appartenait à un savant qui a gagné, sous Louis-Philippe, par des découvertes de plus d’un genre, une fortune de plusieurs millions et un titre de noblesse dont il n’est pas médiocrement fier. On l’avait toujours vu chez madame de Rambure, dont le mari, jadis adonné aux sciences, avait été son ami intime.
— J’espère, monsieur, continua le baron, que j’aurai le plaisir de vous recevoir chez moi. Je vis seul avec ma petite-fille, à qui je vous présenterai tout à l’heure. Mais vous ne viendrez pas à la maison pour vous amuser. Nous causerons de votre étude et, qui sait ? peut-être y a-t-il un parti sérieux à tirer de votre idée.
Au même instant, on annonça :
— Monsieur le marquis de Rochetorte.
Un homme ni grand ni petit, ni gras ni maigre entra lentement, ses yeux ronds braqués devant lui comme les canons de chasse d’une frégate armée en course. Il était impossible d’évaluer son âge. Il portait ses cheveux d’une nuance indécise, séparés sur le front ; ses favoris, soigneusement roulés au fer, encadraient un visage très rouge, témoignant de fréquents dîners en ville.
De vieille noblesse angevine, le marquis n’avait pas, depuis tantôt vingt-cinq ans, d’autre occupation que « d’aller dans le monde ». Aussi, à notre époque où les hommes n’y vont plus guère, les femmes l’appréciaient et le soignaient comme un oiseau rare. Ce n’était point qu’il fût amusant, loin de là. Mais il était correct ; on trouvait son bras quand on en avait besoin, sans avoir à craindre qu’il offrît autre chose. Il prenait son rôle trop au sérieux pour perdre le temps en fadaises. D’ailleurs, resté vieux garçon, il ne voyait plus dans les femmes que des êtres sans sexe, ayant un « jour », une loge à l’opéra, et donnant à dîner. Sa tactique était de se poser en homme mûr auprès des jeunes et en jeune homme auprès des mûres ; ce qui, s’il faut en croire les mauvaises langues, ne faisait rien perdre aux unes et laissait peu à gagner aux autres.
Il passait pour n’aller que dans le meilleur monde et si, parfois, avant le coup de feu de la saison, il se hasardait à déroger un peu, c’était avec les allures de côté d’un mari en train de courir la pretantaine.
Ce qu’il y avait, en lui, d’absolument prodigieux, c’était sa mémoire pour tout ce qui concernait son état. On eût dit un annuaire vivant de la noblesse française. Ancienneté des familles, alliances, nombre d’enfants, morts, naissances, mariages, ce diable d’homme savait tout et prenait plaisir, le cas échéant, à étaler sa science du ton d’un écolier qui récite les sous-préfectures.
Il avait tenu à être admis chez la belle-mère de Jeanne et s’y montrait assidu, précisément parce qu’on y recevait peu de monde.
— C’est un salon un peu petit, disait-il, en manière d’excuse, dans ce qu’il appelait « les grandes maisons ». Mais les Rambure ne sont pas les premiers venus et l’on entre plus difficilement chez eux que dans certains endroits où l’on fait beaucoup de fracas.
Après avoir salué la plus âgée des deux femmes, le marquis de Rochetorte aborda Jeanne, le cou raide, la main qui tenait le claque derrière le dos, avec le mélange de familiarité et de bonne tenue qu’il avait en parlant aux femmes de cet âge.
— Bonsoir, chère madame. J’arrive bien tard, mais j’ai dîné chez la baronne Alphonse, et la rue Saint-Florentin n’est pas tout près d’ici. Hier, j’ai dîné chez les Bisac. Douze personnes seulement. Pas mangé une seule fois chez moi, de la semaine. Êtes-vous invitée dimanche chez la princesse de Sagan ? Non ? Oh ! c’est tout à fait en petit comité : la crème de la crème.
— Eh bien, vous êtes encore poli, vous, Rochetorte !
— Demain, continua le marquis tout plein de son sujet, je vais à l’Opéra dans la loge de madame de Bélorgelle. Depuis qu’elle a hérité de son oncle, la belle Sidonie est devenue tout à fait à la mode.
— Pas la crème de la crème, celle-là, pourtant. Ou du moins une crème un peu tournée, si ce qu’on raconte est vrai. Son héritage…
— Oh ! chère madame, vous savez que je ne suis pas une mauvaise langue. J’entends et je vois tant de choses, que je suis tenu au secret professionnel, comme un avocat. D’ailleurs, si l’on se mettait à éplucher !… Je vois d’ici quelqu’un qui pourrait bien ne pas y gagner beaucoup.
— Ah ! votre ennemie. Cette pauvre petite madame Hémery. On sait que vous ne pouvez pas la sentir. Tout cela parce qu’elle n’est pas du Faubourg ! Que voulez-vous ! son mari et le mien ne se quittaient pas, nous sommes devenues veuves presque ensemble…
— Espérons, pour vous, que là s’arrête la ressemblance. Mais, fit tout à coup Rochetorte avec un soubresaut, quel est ce monsieur ?
Jeanne fit un signe. Guy, dont les yeux ne la quittaient guère, s’approcha aussitôt.
— Je tiens beaucoup, lui dit-elle, à vous présenter au marquis de Rochetorte. Le comte de Vieuvicq, un vieil ami de ma famille.
— Ah ! vous êtes monsieur de Vieuvicq ? fit le vieux garçon en s’inclinant avec une considération marquée. Le dernier du nom, si je ne me trompe. Madame votre mère était une Paulan, des Paulan de Provence. J’ai eu l’honneur de la connaître jeune fille quand elle venait en Anjou, avec ses parents, chez nos voisins les Moracé, un vieux ménage, aujourd’hui disparu.
Guy salua sans répondre, regardant avec curiosité cet infatigable parleur qui en savait autant que lui sur sa propre généalogie.
Mais, déjà, l’émule de d’Hozier, incapable de s’intéresser longtemps à autre chose que lui-même, causait avec le comte de Javerlhac, qui prenait un malin plaisir à lui faire réciter une seconde fois l’emploi de sa semaine.
Javerlhac était l’homme du cercle, de même que Rochetorte était l’homme du monde. Aussi, entre ces deux contemporains, il régnait une hostilité sourde, comparable à celle qui divisait, au siècle dernier, la noblesse de robe et la noblesse d’épée.
Ni l’ancienneté du nom, ni l’esprit, ni la réputation ne comptaient pour rien aux yeux de Javerlhac si l’être orné de ces dons ne les couronnait, pour ainsi dire, par sa qualité de membre du cercle de la rue Royale. Il considérait ce club à la fois comme sa patrie, comme son royaume et comme sa maison. Veuf depuis longtemps, il s’était créé là un intérieur selon ses goûts. Il y mangeait, il y recevait ses amis, il s’y faisait raser, coiffer, habiller, et, s’il ne pouvait y dormir autrement que dans un fauteuil du salon de lecture, il avait remédié à cet inconvénient en se logeant dans la maison voisine, qui communiquait directement avec les appartements du cercle.
D’un esprit vif et très mordant, Javerlhac comptait parmi les grands souvenirs de sa vie celui d’une soirée où deux des jolies actrices de Paris assistées d’un nombre égal de ses collègues avaient joué, dans une réception du cercle, un proverbe de sa façon. Depuis lors, les lauriers du marquis de Massa l’empêchaient de dormir, et il était secrètement tourmenté de l’idée d’être applaudi aux Français.
D’ailleurs, c’était l’homme de tout Paris le mieux au courant des histoires et des scandales du grand monde. Il connaissait plus d’aventures scabreuses que, jadis, M. de Sartine. Il n’y a pas au monde de cabinet de lieutenant de police où l’on chuchote la moitié des secrets qui se crient très haut dans le fumoir d’un cercle, de minuit à deux heures du matin.
— Et alors, dit Javerlhac, quand Rochetorte eut reproduit consciencieusement la nomenclature de ses dîners passés et futurs, vous connaissez ce monsieur ? De quel cercle est-il ?
— D’aucun, je pense ; mais il n’en dort pas plus mal et n’en porte pas moins un des vieux noms de France. Tout le monde connaît cette famille-là. Noblesse de croisades, et authentique, s’il vous plaît. Il pourrait vous dire le nom de baptême de tous ses auteurs jusqu’au compagnon de saint Louis. Seulement, pas un radis ! Son père menait grand train et s’est ruiné en donnant à manger et à boire à un tas de gens qui n’offriraient pas un verre d’eau au fils aujourd’hui. Le pauvre garçon doit posséder, en tout et pour tout, un château féodal quelque part, dans les montagnes de l’Est.
— C’est maigre !
— J’oubliais les cent francs de pension de sa croix, car il s’est battu comme un lion en soixante-dix.
Pauvre Guy ! il avait bien débuté dans le salon de la rue de Varenne. Beau, distingué, savant, noble, courageux, il avait tout pour lui. Mais le « pas un radis » de Rochetorte, bientôt répété par tout le monde, produisit une fâcheuse réaction que la possession d’un château, même féodal, ne diminua guère. Du coup, Vieuvicq passa à l’état d’homme charmant, c’est-à-dire inoffensif, ne causant aucun ombrage aux hommes, aucun souci aux mères, aucune préoccupation aux demoiselles à marier qui étaient là. Il faut en excepter, toutefois, mademoiselle Louise de Champberteux, qui ne le quittait guère des yeux.
Au moment où les conversations, un moment interrompues, reprenaient leur cours ordinaire, la porte s’ouvrit et une femme assez grande, plutôt jolie, très élégante, très décolletée, très en diamants, entra du pas d’un voyageur qui traverse le quai d’une gare, quand les portières des wagons sont déjà fermées. Elle avait salué madame de Rambure et serré la main de Jeanne, qu’on entendait encore, dans le lointain, la voix de l’huissier annonçant :
— Monsieur le marquis et madame la marquise de Monguilhem.
Dans la pénombre de l’antichambre, on distinguait un petit homme au visage tranquille en train de quitter son pardessus. C’était le mari.
— Mon Dieu ! dit Jeanne, vous êtes éblouissante ce soir. Où allez-vous donc ?
— A la première des Français, ma chérie — elle prononçait ma schérie. — Je suis en retard, n’est-ce pas ?
— Mais, pas trop, dit Javerlhac. Il n’est que dix heures et demie.
— J’avais du monde à dîner, et je n’ai pas pu renvoyer mes invités plus tôt. Et vous, bel auteur, vous n’êtes pas allé voir d’avance ce que c’est qu’un succès chez Molière ?
— Ce sera autre chose qu’un succès, j’en ai peur, répondit Javerlhac d’un air entendu. Je l’ai dit hier soir à Perrin, à la répétition générale.
— Et vous non plus, monsieur de la Rochetorte, vous n’êtes pas à la Comédie ce soir ?
— Je n’y vais guère que le mardi, belle dame ; les autres soirs, c’est si mal composé !
— Merci, dit la marquise. Maintenant, Jeanne, je vous quitte. Je n’avais pas voulu manquer à votre premier jeudi. Allons, venez-vous, Edgard ?
— Mais, ma chère, fit monsieur de Monguilhem d’un air de bonne humeur, vous auriez dû me prévenir. Je n’aurais pas ôté mon pardessus.
La marquise s’envola, reconduite par son amie et remorquant à distance son mari.
— Tiens ! dit-elle, en désignant Guy qui causait avec le baron, qui est ce monsieur ? Il a l’air bien. Vous me le présenterez une autre fois. A demain matin, à neuf heures. Vous montez, n’est-ce pas ?
Sans entendre la réponse à aucune de ses questions, madame de Monguilhem avait disparu.
— Je me demande comment ces gaillards-là ont pu avoir des enfants, dit Rochetorte à l’oreille de Javerlhac. Ils marchent toujours à vingt pas l’un de l’autre.
— C’est bien simple. La marquise qui fait de tout, même de la dévotion, va chaque année à Lourdes.
— Voyons, mon cher, est-ce que vous allez vous moquer aussi des miracles ? Vous oubliez où vous êtes.
— Dieu m’en préserve ! Mais, à Lourdes, il n’y a pas de théâtre et les soirées sont longues.
— Cette jeune femme est-elle toujours aussi pressée ? demandait Guy, de son côté, à M. de Champberteux, qui l’entretenait dans un coin, avec des airs de marquis de l’ancien régime.
— Toujours. Elle appartient à la nouvelle école qui achève de perdre la société française et qu’on peut désigner sous ce titre : les femmes qui n’ont pas le temps. Madame de Monguilhem reçoit chez elle, va chez les autres, fait de la musique, de la sculpture, monte à cheval, suit les cours de Caro, vend et quête pour les pauvres, soigne sa maison, élève ses enfants et va tous les soirs au théâtre.
Comme Vieuvicq levait les bras au ciel d’un air accablé :
— Mon Dieu ! c’est un type que vous rencontrez souvent, si vous allez dans le monde. La charmante femme chez qui nous sommes fait la paire avec son amie, ou à peu près. Seulement elle a remplacé les enfants par le goût des collections, et la sculpture par la chasse à tir. En somme, le travail développé, comme nous disons, nous autres, est le même. Un fort de la halle n’y résisterait pas.
— Mais quel plaisir ces femmes trouvent-elles à cette existence de moyeu de roue ?
— Beaucoup sont heureuses de n’avoir pas le temps de penser. D’autres — et c’est le cas de notre amie — préféreraient, au fond, une vie plus conforme à celle des femmes de l’autre génération. Mais elles font comme tout le monde. Cela dit tout pour elles, bien qu’elles jurent du contraire. J’ai souvent pensé que, si nos grand’mères allaient à l’échafaud avec cet héroïsme superbe, c’est en partie parce que leurs parents et amis en avaient fait autant la veille.
— Alors, à quoi servent les salons aujourd’hui ?
— Ils jouent dans nos demeures le même rôle que la salle d’attente dans les gares. Ce sont des pièces munies de sièges et pourvues d’une pendule remise à l’heure tous les matins. Mais il y a encore des exceptions, Dieu merci ! Le lieu où nous sommes en est la preuve. On y cause encore à peu près.
— Grand-père, dit une voix près d’eux, il est onze heures.
— C’est bien, ma petite Louise, je t’obéis. Auparavant, laisse-moi te présenter le comte de Vieuvicq, un savant, bien qu’il n’en ait pas la triste mine.
— Oh ! mademoiselle, répondit Guy après avoir salué la jeune fille, M. de Champberteux veut rire. D’ailleurs, il est là pour montrer qu’on peut avoir, en même temps, beaucoup de savoir et le meilleur visage du monde.
— Et vous, monsieur, répliqua Louise avec un rayon d’enthousiasme dans les yeux, vous avez continué sur le pont de Vieuvicq les souvenirs de famille du pont de Taillebourg.
Elle salua, comme elle eût salué un chevalier sous son armure, et se retira au bras de son grand’père.
— Ma foi ! pensa Guy, je ne m’attendais pas à être si bien harangué ce soir. Comment ce vieux bourgeois a-t-il produit cette tête romanesque et où diable cette petite a-t-elle appris mon histoire ?
Madame de Rambure, que Louise n’avait pas quittée ce soir-là, aurait pu le lui dire.
Mademoiselle Desjars de Champberteux avait trop vécu avec son grand’père pour n’être pas un esprit sérieux, réfléchi et logique. Elle avait trop vécu seule — ses parents avaient été enlevés de bonne heure — pour n’être pas un cœur romanesque et exalté.
Elle était moins que jolie, et c’était, pour elle, une souffrance de chaque jour, non pas à cause des succès dont elle était privée par sa figure, mais elle désespérait d’être jamais aimée. Elle se disait avec amertume que sa fortune énorme pouvait mettre un prince à ses pieds, mais ne pouvait lui gagner cette tendresse passionnée dont la caresse était son rêve. Aussi, bien qu’elle fût sur ses vingt ans et que les prétendants fussent nombreux, il n’était question d’aucun mariage pour elle.
Dieu sait, cependant, si les jeunes célibataires sans fortune possèdent une habileté scélérate à feindre des sentiments dont leur cœur est fort éloigné. Plus d’un, sachant à qui il avait affaire, s’était appliqué, avec l’énergie du désespoir, à jouer le rôle d’amoureux sincère. Mais, comme on leur imposait un long stage, ils finissaient tôt ou tard par se trahir, pareils à ces faux aveugles qui ne peuvent se retenir d’ouvrir un œil quand l’aumône des âmes charitables se fait trop attendre.
Ainsi Louise de Champberteux, avec des millions, un cœur d’or, une intelligence remarquable, prenait le chemin de rester longtemps fille.
En attendant qu’elle eût un homme à aimer. — si jamais ce jour devait venir, — elle s’était prise, pour Jeanne, de cette admiration naïve et passionnée que les êtres bons et simples accordent sans jalousie à ceux qu’ils reconnaissent supérieurs. Elle passait de longues minutes à contempler la jeune femme avec une ferveur recueillie. Malheur à ceux qui discutaient, en sa présence, le goût, l’intelligence, la personne ou seulement la couleur d’un des rubans de sa belle amie !
— Ah ! si je lui ressemblais, comme je serais aimée ! se disait-elle souvent.
Ce soir-là, en quittant le salon de Jeanne, elle pensait :
— Si je lui ressemblais, M. de Vieuvicq m’aimerait peut-être !
Elle croyait emporter son secret. Mais Javerlhac, dont les yeux de fouine voyaient tout — et qui ne lui pardonnait pas de l’avoir refusé — dit tout bas à madame Hémery, en lui désignant du regard mademoiselle de Champberteux qui passait la porte :
— Si le beau monsieur qu’on vous a présenté ce soir n’est pas un maladroit, je crois que celle-là pourra enfin commander sa couronne d’oranger.
Et la dame interpellée, dont les yeux, pour être fort beaux, n’en passaient pas pour être moins bons, répondit :
— Bah ! mon cher. Vous n’y êtes pas. A la couronne d’oranger, ce héros de roman m’a tout l’air de préférer celle d’églantine.
C’était la fleur que Jeanne portait dans les cheveux.
— Possible, dit Javerlhac en montrant la porte qui venait de s’ouvrir ; mais voici un amateur plus sérieux.
Lord Mawbray faisait son entrée avec cette correction irréprochable, bien qu’un peu froide des gens de haute éducation de son pays. C’était un homme de vingt-huit ans, aux proportions trop athlétiques, peut-être, pour nos goûts parisiens. Il rappelait, par la disposition de sa barbe et de sa chevelure, le visage du prince que les Anglais copient volontiers, de même que leurs filles et leurs femmes nourrissent, en général, la louable ambition de ressembler à la princesse de Galles.
Mawbray était beau ; il était fort riche ; ses équipages étaient les mieux tenus de Paris ; il était l’homme à la mode du moment et, le jour où il aurait assez de la France, il n’avait qu’à faire une traversée d’une heure vingt minutes sur son yacht pour être l’un des grands seigneurs d’Angleterre. Tous ceux qui le connaissaient savaient pourquoi, depuis l’hiver précédent, il était assidu dans le salon de la rue de Varenne. Et tous ceux qui connaissaient Jeanne étaient parfaitement convaincus que si elle devenait lady Mawbray, ce serait un peu pour les millions du lord et pour ses chevaux, mais beaucoup pour la couronne de pairesse qui la coifferait si bien aux drawing-rooms de Windsor et de Sandringham.
— Je vous ai vu ce matin au bois, lui dit-elle, avec vos amours de poneys. Quelles adorables bêtes, et comme vous les menez ! Il n’y a qu’en Angleterre que l’on peut trouver une main comme la vôtre.
— Oh ! mes poneys se mènent tout seuls. Vous me donnez un mérite qui leur appartient. Si vous voulez me permettre de les arrêter un jour à votre porte, vous leur ferez l’honneur de prendre les rênes, et vous verrez qu’ils vous obéiront encore mieux qu’à moi.
— Je veux d’abord, comme c’est convenu, mener votre mail autour du lac, un matin, de bonne heure. N’est-ce pas, cher oncle ? dit-elle en s’adressant au vicomte de la Tourtelière, son écuyer cavalcadeur, qui faisait un whist tout près de là.
— Mais certainement, ma nièce, répondit le vieux gentilhomme, tout à son jeu et dans l’ignorance la plus complète de ce qu’on lui demandait.
— Qu’avez-vous fait cet automne ? reprit Jeanne en s’adressant à Mawbray.
— Toujours la même chose. Un peu de cruising sur la Pearl qui vous a vainement attendue ; un peu de Brighton ; un peu de chasse aux grouses en Écosse.
— Avec le prince ?
— Oui ; j’ai même passé quelques jours à Sandringham ; mais je suis en disgrâce auprès de la princesse. Dieu sait si l’on me reverra jamais à la résidence !
— Qu’avez-vous donc fait, mon Dieu ?
— Oh ! rien. Seulement notre future reine déteste les vieux garçons. « Vous ne rentrerez ici, m’a-t-elle dit, que si vous êtes accompagné d’une jolie lady Mawbray. »
Le regard qui accompagnait ces paroles en disait long.
Jamais il n’avait fait, du moins en public, une allusion aussi formelle à ses espérances. Jeanne rougit un peu. Quelques habitués du salon se regardèrent. Madame de Rambure étouffa un soupir. Guy devint très pâle.
Dans les yeux verts de madame Hémery un éclair fugitif avait brillé.
— Si j’étais à la place de l’Anglais, dit Javerlhac à Rochetorte, je mettrais mes affaires en règle avec cette petite femme-là. Elle lui jouera un mauvais tour.
— Bah ! fit le marquis, vous croyez à cette histoire-là, vous aussi ?
— Je parierais cent louis contre cent sous que Mawbray est l’amant de cette blondine. Et cependant personne ne les a jamais vus ensemble hors de ce salon. Mais on ne se figure pas jusqu’à quel point les Anglais sont habiles dans l’art de dissimuler leurs vices.
— Mais il est amoureux fou de la jeune Rambure ?
— Oh ! amoureux !… à sa manière. Il donnerait un million pour l’avoir et, comme cela ne suffit pas, il n’attend que l’heure de lui donner son nom. Seulement il n’est pas homme à se nourrir provisoirement de rêves et surtout d’eau fraîche.
— Cependant, il semble tout à fait rangé maintenant.
— C’est sa tactique. Il se pose en converti par la grâce de la belle Jeanne. Au cercle, il ne touche plus une carte ni un flacon d’eau-de-vie. Il fait un détour pour ne plus passer sous les fenêtres du café Anglais. C’est une vraie demoiselle. Mais il doit y avoir à cette innocence un envers curieux. Et, si le mariage se fait, ce que je ne souhaite pas à la jeune femme, la pauvre créature en verra de grises.
— Vous n’aimez pas lord Mawbray ?
— Je n’aime pas les étrangers en général. Nous avons pour eux, en France, une admiration qui est une de nos stupidités. Tenez, regardez-les, et dites-moi si elle ferait plus de mines à un prince du sang.
Au même instant, Guy, dont personne ne s’occupait plus, quittait le salon sans que Jeanne eût pris garde à sa sortie.
Huit jours s’étaient passés depuis cette soirée que Vieuvicq, dans ses longues conversations avec lui-même, appelait tristement ses débuts dans le monde. Il avait travaillé beaucoup et réfléchi encore davantage, ne sortant de chez lui que pour son service. Il était de ces natures où le sentiment parle trop haut pour que la distraction extérieure essaye même de couvrir sa voix.
Chaque matin, sur son front, la ride qui le coupait verticalement paraissait plus profonde. Enfin, sa décision fut prise et, à l’heure où il le savait libre, il se fit annoncer chez le directeur de sa compagnie, resté plus que jamais son ami.
— Eh bien, jeune homme, lui dit le bienveillant personnage, on ne vous aperçoit plus. Si je ne voyais, chaque jour, votre signature sur vos rapports, je vous croirais malade, mort ou passé à l’étranger.
— Je ne suis ni mort ni malade, mon cher directeur ; mais c’est justement le projet de quitter la France qui m’amène chez vous.
— Quitter la France ! corne de bœuf ! on vous fait donc un pont d’or quelque part ?
— Oh ! tout au plus une petite passerelle. Le gouvernement m’offre vingt mille francs pour construire les chemins de fer du Sénégal.
— Je croyais que vous aviez refusé ?
— J’avais refusé il y a deux mois ; mais on revient à la charge et, si vous m’en laissez la liberté, — car je ne ferai rien malgré vous, — je suis décidé à partir.
— Eh ! parbleu ! comment puis-je vous empêcher d’accepter vingt mille francs, quand je ne vous en donne que le quart. Seulement, réfléchissez bien. La construction de votre ligne ne durera pas toujours et, quand vous reviendrez ici, vous aurez perdu votre place. Si vous voulez gagner de l’argent, ce dont je suis loin de vous blâmer, que ne tirez-vous parti de vos brevets sur l’économie du chauffage dans les machines ? Il y a peut-être une fortune, là !
— Oui, avec des capitaux, que je n’ai pas.
— Cherchez-les.
— Oh ! çà, mon cher directeur, c’est au-dessus de mes moyens. Aller tirer les gens par la manche en leur offrant, en retour de leurs écus, des papiers bleus ou jaunes couverts d’emblèmes, c’est une chose que je ne saurais pas faire. Vice d’éducation première, sans doute.
— Diable ! mon cher comte, je connais de vos pareils qui se tirent joliment bien de cet emploi, pourtant.
— Chacun son goût ; moi, j’aimerais mieux redevenir chauffeur. Mes pareils, comme vous dites, ont une place assignée dans la société. S’ils ne peuvent la remplir, ils doivent passer la main et disparaître. Il vaut mieux être le premier sur une locomotive que le vingt-cinquième dans son monde.
— Vous êtes trop modeste, jeune homme, et, le jour où il vous plaira d’aller dans votre monde…
— Eh ! j’y suis allé, et plût au ciel que je n’y eusse jamais mis le pied ! Voyons, c’est entendu, n’est-ce pas ? je puis partir ?
— Mon cher, il est inutile de prolonger cette conversation. Je vois que vous avez une désillusion, un découragement. Ce n’est pas à moi à provoquer vos confidences. Réfléchissez pendant huit jours. Si vous persistez, revenez me voir ; voire congé sera signé séance tenante.
L’après-midi de ce même jour, à l’issue du conseil d’administration, le directeur annonça à ses collègues que la compagnie allait sans doute perdre un de ses meilleurs auxiliaires, M. de Vieuvicq.
— Vieuvicq ! s’écria le baron de Champberteux. Mais je le connais. Où donc s’en va-t-il ? et pourquoi ?
— Je sais qu’il va au Sénégal. Quant au vrai pourquoi, je ne puis rien dire. C’est un garçon très courageux, à coup sûr. Mais, malgré tout, quand on est sorti d’où il sort, il est dur de végéter dans un bureau. Un autre, avec ce qu’il sait, ferait sa fortune. Malheureusement, il n’est pas homme à battre le pavé pour recruter des commanditaires. Il n’est pas de son temps.
En rentrant chez lui, le baron dit à sa petite fille :
— Te souviens-tu de ce grand jeune homme que je t’ai présenté l’autre jour à l’hôtel Rambure ?
— Oui, dit Louise, qui s’en souvenait beaucoup plus que ne le supposait son grand-père, M. de Vieuvicq.
— Eh bien, il part pour le Sénégal.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille, dont cette parole brisait tous les rêves. Que va-t-il faire là ?
— Il va tenter la chance. Ce n’est pas en restant ici qu’il fera fortune. Et cependant, peut-être, si je l’avais vu… Avec cent mille francs, seulement, pour les essais…
— Oh ! grand-père, écrivez-lui ! Ce serait tellement dommage de laisser… échapper cette affaire.
— Peut-être, après tout. Mais je ne t’aurais jamais crue si âpre au gain. Tu es un Laffitte en jupons. Eh bien, soit. Je vais lui écrire, à cet inventeur trop timide.
Le lendemain, Guy sonnait à la porte de M. de Champberteux. Le baron n’était pas rentré. Par hasard, — on connaît ces hasards-là, — sa petite-fille traversait l’antichambre. Vieuvicq la salua.
— Monsieur votre grand-père désire me voir, dit-il, et je suis venu, sans doute, plus tôt qu’il ne s’y attendait.
— Il ne saurait tarder à rentrer, monsieur. Si vous pouvez disposer de quelques minutes…
Le jeune homme s’inclina et suivit Louise au salon. Ils s’assirent, lui, cherchant un sujet de conversation, elle, un peu émue, bien qu’elle ne fût ni gauche ni timide, à la pensée d’avoir à elle toute seule, durant quelques minutes, celui qui occupait toutes ses pensées.
— Il paraît, monsieur, dit-elle en cherchant à prendre un ton indifférent, que vous allez faire un grand voyage ?
— Mademoiselle, fit-il très étonné, je me demande comment vous pouvez savoir…
— Oh ! pardon ! je ne croyais pas être indiscrète. C’est mon grand-père qui en parlait hier. Il ajoutait qu’au lieu d’aller si loin vous pouviez… avec les conseils de quelques amis…
Elle se tut, n’osant parler d’argent à ce grand seigneur qui la tenait sous son regard.
— Monsieur votre grand-père est très bon, dit Vieuvicq, et vous aussi, mademoiselle, je le vois. Ce n’est pas seulement ses conseils que M. de Champberteux songe à m’offrir. Mais les spéculations m’effrayent, surtout quand elles roulent sur l’argent des autres. Voilà pourquoi je préfère aller en Afrique, où je n’expose que moi.
— Vos amis trouveront que c’est déjà beaucoup.
— Je n’ai pas d’amis, mademoiselle.
— Cependant, il y a une femme que j’aime de tout mon cœur et qui parle de vous avec une affection très grande.
— Ah ! vraiment ? fit le jeune homme dont la physionomie changea soudain. Que Dieu l’en récompense ! Mais vous devez savoir, si vous la connaissez bien, qu’elle n’aura pas le temps de s’apercevoir beaucoup de mon absence.
— Il est vrai qu’elle mène une vie agitée. Mais il y a en elle tant d’énergie, de besoin de mouvement, de jeunesse ! Et puis elle n’a aucun devoir qui puisse la fixer. Je suis bien sûre que, quand elle sera mariée, tout changera.
— Pensez-vous que son mariage tarde beaucoup ? demanda Guy en s’appuyant au dossier de son fauteuil.
— Je ne sais que ce que sait tout le monde. Elle est décidée, selon toute apparence, mais je la crois moins pressée que lord Mawbray. Elle aime tant sa liberté !
— Il y a des gens que le bonheur favorise. Mais je ne veux point abuser plus longtemps de votre bonté, mademoiselle. Monsieur de Champberteux est retenu, sans doute. Je le verrai avant mon départ. En attendant, veuillez lui dire toute ma reconnaissance.
— Alors vous êtes décidé à partir ?
— Absolument décidé.
— Et rien ne saurait vous retenir ?
— Rien au monde.
Le soir même, car c’était un jeudi, Louise de Champberteux passa la soirée chez son amie.
— Que pensez-vous du départ de M. de Vieuvicq ? demanda-t-elle à Jeanne.
— Quel départ ? Tiens ! à propos, il n’est pas venu ce soir. Mais que voulez-vous dire ? qui vous a parlé de départ ? où va-t-il ?
— C’est lui-même qui m’en a parlé. Il va au Sénégal.
— Où l’avez-vous donc vu ?
— A la maison. Grand-père avait désiré causer avec lui.
— C’est un peu fort, par exemple ! me laisser apprendre par des étrangers… C’est bien la peine d’avoir de l’amitié pour les gens !
A partir de ce moment, Jeanne fut d’une humeur massacrante, à tel point que lord Mawbray, qui menait sa cour plus activement que jamais, se demanda quel incident subit avait pu survenir.
Quant à Louise, elle était entrée avec madame de Rambure dans une conversation intime, qui semblait les intéresser vivement l’une et l’autre.
Le lendemain, dans la matinée, Guy reçu ce billet :
« On ne vous voit plus. Que signifie cette bouderie ? Et qu’est-ce que cette histoire du Sénégal ? Venez me parler demain samedi, à huit heures du matin.
« JEANNE. »
Le même jour, après un déjeuner assez silencieux, la belle-mère et la belle-fille se trouvèrent seules, les domestiques partis, dans la petite salle à manger du matin.
— Je pense que c’est l’éloignement de M. de Vieuvicq qui vous rend triste ? dit madame de Rambure.
— Je suis furieuse contre lui. Aller choisir pour confidente cette petite sotte de Louise, qui m’agace avec ses airs de compassion !
— Pas si sotte, peut-être. Que diriez-vous si elle avait trouvé le moyen, à elle toute seule, d’empêcher votre ami de partir ?
— Supposez-vous, belle-mère, que je vais le laisser partir, moi ?
— Ah ! et comment ferez-vous ?
— Je l’arraisonnerai. Il est fou ! avant six mois la fièvre jaune l’aura emporté.
— Eh bien, je crois que le moyen de cette bonne Louise est encore meilleur que le vôtre. Vous devinez, n’est-ce pas ? C’est un vrai roman.
— En vérité ! elle daignerait devenir comtesse de Vieuvicq ! dit Jeanne avec dédain. Elle a bien de la bonté !
— Elle l’aime à la folie.
— Déjà ! et lui ? est-il fou de cette belle amoureuse ?
— Laissez-moi vous dire, ma fille, qu’elle aura deux cent mille livres de rente, et que lui…
— Laissez-moi vous dire, ma mère, que je porte trop d’amitié à Guy pour permettre qu’il soit ridicule.
— En quoi, ridicule, s’il vous plaît ?
— En vendant son nom et son titre à une laideron.
— Pauvre Louise ! comme vous en parlez !
— Savez-vous que les Vieuvicq vont de pair avec les plus grands seigneurs de France ?
— Oui ; mais nous ne sommes plus au temps où l’épée suffisait pour vivre et pour mourir.
— Connaissez-vous beaucoup d’hommes ayant le visage, la tournure et l’esprit de Guy ?
— Je ne dis pas cela.
— Et Vieuvicq ? si vous voyiez quelle résidence ! Penser que mademoiselle Desjars se pavanerait là-dedans !
— Ma foi ! elle n’y ferait pas plus mal que bien d’autres. Enfin je pense qu’il serait bon d’informer votre ami de la chance qui s’offre à lui.
— Soit, belle-mère. Je lui révélerai moi-même cette chance, comme vous dites.
— Je vois d’ici comment vous allez plaider la cause de Louise, dit la vieille femme en se levant. Singulière façon d’aimer les gens que de les vouloir pauvres !
Et madame de Rambure se disait tout bas en regagnant sa chambre :
— Si je n’avais deviné depuis longtemps qu’elle est décidée à épouser l’autre, je croirais qu’elle veut garder celui-ci pour elle.
Ses yeux, en rencontrant un portrait de son fils, s’étaient mouillés de larmes.
— Bientôt, nous serons seuls ici, soupira-t-elle.
Le lendemain matin, à huit heures précises, Vieuvicq pénétrait dans le petit salon où Jeanne l’attendait, en prenant son thé accompagné d’œufs frais et de sandwiches.
Il ne la reconnut point, d’abord, sous son accoutrement étrange. Elle portait, sur une jupe très courte, une sorte de veste ornée d’une infinité de poches et terminée par une cartouchière prise dans l’étoffe. L’extrémité d’un pantalon, très bouffant, s’engageait dans des bottes en cuir souple. Leur aspect indiquait, comme tout le reste du costume, qu’il ne s’agissait point d’un déguisement de fantaisie, mais de l’équipement d’une chasseresse pour de bon, déjà loin de ses débuts.
Sur la tête de la jeune femme, un chapeau de feutre mou, très seyant, mais très simple, était posé coquettement. Un fusil court, de gros calibre, une gibecière de maroquin, une boîte à cartouches, un fouet de chasse étaient épars sur les meubles.
— Je comprends maintenant pourquoi vous donnez vos rendez-vous de si bonne heure, dit Guy. J’ai relu trois fois votre billet, ne pouvant en croire mes yeux.
— Asseyez-vous et causons vite, répondit-elle d’un ton nerveux. Mon oncle va venir me prendre ; nous n’avons que peu de minutes. Sachez d’abord que je ne vous ai pas fait venir pour vous dire des choses aimables.
Vieuvicq, très surpris, l’observait. Malgré cette mise en scène singulière, il trouvait à Jeanne — il n’eût pu dire pourquoi — une expression qui lui rappelait les heures, si lointaines déjà ! du Gleisker. Il n’était pas seul à avoir ce souvenir.
— Vous n’avez pas oublié, dit-elle, où et comment nous nous sommes retrouvés cet automne. Depuis, je vous considère et je vous ai nommé à tout le monde comme un ami en dehors des amis ordinaires. Je vous préviens que je suis jalouse en amitié, comme certaines femmes le sont sur d’autres points.
— Mais je ne vous ai pas donné lieu d’être jalouse, que je sache, répondit Guy avec un sourire triste. Je n’ai pas un ami en dehors de vous.
— Alors, comment se fait-il que d’autres connaissent avant moi vos projets de départ ? La chose valait la peine de m’être dite.
— J’en ai parlé à une seule personne au monde, au chef de qui je dépends. J’attendais que tout fût arrangé pour vous avertir. Je n’aime point à me rendre intéressant.
— Peut-on savoir pourquoi vous allez au Sénégal ?
— Pour gagner de l’argent, tout simplement, répondit-il en tournant dans ses doigts la pince à sucre.
— Vous devenez donc comme tous les autres ? fit-elle en l’observant. Vous ne pensez plus qu’à faire fortune, comme si vous étiez le fils d’un maître d’école ?
— Le dernier des paysans tient à mourir dans sa maison. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que je désire rentrer un jour dans la mienne ?
— Eh bien, elle est là, votre maison. Vous pouvez y rentrer demain.
— Je crois entendre ma vieille Françoise ! Ne trouvez-vous pas, Jeanne, que certaines portes ne doivent se rouvrir qu’au grand large ? Aimeriez-vous me voir répondre au mendiant tendant la main sur mon seuil : « Allez plus loin. Moi aussi je suis pauvre ! »
— Alors, vous rougissez de la pauvreté ?
— Moi ? répondit-il en relevant la tête. Ah ! non ! Vous le savez bien ! Mais ici je suis un lutteur. Là-bas, je serais un vaincu. Ai-je tort ?
— Donc, c’est de l’argent que vous allez chercher en Afrique ? Votre départ n’a pas d’autre cause ?
— Non, fit-il en évitant les yeux de Jeanne fixés sur les siens, pas d’autre.
— Alors vous pouvez rester. Il y a pour vous quelque chose de mieux qu’une expédition si douteuse. Il y a un mariage riche.
Guy eut un léger frémissement et ne fit aucune réponse.
— Vous ne devinez pas ? continua Jeanne. Vous n’entrevoyez pas de qui je veux parler ?
— Vous me feriez plaisir, dit-il avec un peu d’effort, en ne me proposant pas d’énigmes de ce genre.
— Eh bien, si vous voulez épouser Louise de Champberteux, il ne tient qu’à vous.
— Ah ! fit-il en soupirant, vous vous êtes chargée de me l’offrir ?
— Quel mal voyez-vous à cela ? Cette jeune fille vous a remarqué, elle vous aime, elle vous croit trop fier pour la demander. Je trouve la situation très honorable pour vous.
— Vous avez bien de la bonté.
— Mademoiselle de Champberteux aura deux cent mille livres de rente.
— Oui, mais je ne l’aime pas.
— Oh ! mon cher, voyons ! Nous ne sommes plus assez jeunes ni l’un ni l’autre pour croire que c’est un obstacle insurmontable.
— Je vous demande pardon. Je ne prétends rien en ce qui vous concerne, mais, moi, je suis encore assez jeune pour cela.
— Vous l’aimerez peut-être. Essayez. Rien ne vous oblige à vous décider séance tenante. J’avoue qu’elle n’est pas belle ; mais…
— Je vous en prie, Jeanne, n’insistez pas. Je ne donnerai jamais à celle-là ni à une autre le droit de dire que je l’ai prise pour son argent.
La jeune femme garda un instant le silence, les yeux perdus dans le vide.
— Eh bien, soit ; n’en parlons plus. Mais ce projet de départ n’est pas sérieux, Guy ?
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Il y va de mon intérêt, de mon avenir, peut-être.
— Allons ! je vous félicite de pouvoir partir ainsi, le cœur léger, sans l’ombre d’un regret. Je me sens moins forte, et vous me manquerez terriblement, je l’avoue.
— Bah ! fit-il avec amertume, je vous répondrai par vos paroles de tout à l’heure : Nous ne sommes plus assez jeunes, ni vous ni moi, pour faire attention à ces choses-là.
— Guy, reprit Jeanne après un nouveau silence, et avec un changement subit dans la voix, au nom du bon vieux temps passé, je vous supplie de ne pas partir. Vous savoir en danger de mort, vous, mon meilleur, mon seul véritable ami, serait pour moi un chagrin profond, quoi que vous puissiez croire. Et, après tout, je suis le seul être qui vous rappelle tous ceux qui vous aimaient ; le seul, malgré vos airs de courage, que vous regretteriez sincèrement. Est-ce vrai, ce que je dis là ?
— Oui, c’est vrai, répondit-il sans la regarder. Mais, que voulez-vous ! nos destinées n’ont rien de commun. Je ne puis compter que sur moi-même, tandis que votre avenir est tout tracé. Vous n’avez pas besoin de moi.
— Vous vous trompez, dit-elle, j’ai besoin de vous, car personne au monde ne connaît mieux que moi votre valeur. Vous, au contraire, me jugez sévèrement et pensez que je n’ai pas le temps de réfléchir. C’est une erreur. Je réfléchis beaucoup, surtout en ce moment où il me faut décider des choses graves. Et je suis si seule, si seule ! Oh ! Guy ! oubliez que… que vous n’êtes pas mon frère. Venez souvent, blâmez-moi, conseillez-moi, protégez-moi. Mais ne partez pas. S’il vous plaît, Guy ! ne partez pas !
Le visage caché dans ses mains, elle fondait en larmes. Guy, aussi pâle que le jour de sa blessure, s’approcha d’elle et, posant fraternellement la main sur son épaule :
— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Mais que je ne vous voie jamais verser une larme. Si vous saviez…
— Eh bien ! ma nièce, cria de l’antichambre le vicomte de la Tourtelière, dont on entendait le pas, êtes-vous prête ? L’heure est passée.
— Me voici, répondit Jeanne.
Mais, avant de quitter Guy, elle eut le temps de porter sa main aux lèvres du jeune homme, comme elle avait fait au Gleisker.
— Dieu vous bénisse pour ce que vous faites, ami cher ! dit-elle. Au revoir. Revenez bientôt et venez souvent. Ce qu’il y a de meilleur en moi, je vous le donne.
Cinq minutes après, le vicomte et Jeanne filaient vers Meudon au trot du break.
— Vertubleu ! ma nièce, disait le vieux gentilhomme, vous êtes jolie à croquer, ce matin. Je vendrais mon âme au diable pour avoir trente ans, comme tout le monde.
— Ah ! mon oncle, moi, je donnerais cher pour que certains eussent des cheveux blancs, comme vous.
Rentré chez lui, Guy écrivit à son chef :
« J’ai réfléchi et je reste. Puissé-je ne jamais m’en repentir ! »
Quand il s’agit des femmes, les moindres circonstances jouent un grand rôle dans les événements. Pendant la scène qui précède, Jeanne avait éprouvé une émotion que jamais, jusqu’alors, aucun homme ne lui avait fait ressentir. Qui sait jusqu’où, en présence d’un amour aussi rare, son cœur aurait pu l’entraîner si Vieuvicq l’avait trouvée dans un autre moment et sous un autre costume. Mais le moyen d’être sentimentale avec un chapeau d’homme sur la tête et des knickerbockers aux jambes !
D’ailleurs, l’arrivée du vicomte de la Tourtelière avait interrompu forcément un entretien qui avait pris une tournure inattendue. Puis la fièvre de la chasse, les coups de fusil, les émotions ressenties à la vue du faisan qui tombe en rebondissant sur le sol, avaient fait oublier à Jeanne l’attendrissement qui s’était emparé d’elle.
Et cependant, quand elle se retrouva seule, les souvenirs du matin lui revinrent, et ce ne fut pas à lord Mawbray qu’elle songea le plus en s’endormant, ce soir-là. Au fond, elle se trouvait heureuse. Il ne tenait qu’à elle de se marier selon son ambition ; elle était aimée selon son cœur ; elle croyait encore n’aimer personne.
Le lendemain et les jours suivants, l’agitation de sa vie reprit possession d’elle. Deux fois Guy était venu sans la rencontrer. Un jour, elle lui écrivit :
« Venez déjeuner demain ; c’est le seul moyen de nous voir. Arrivez une demi-heure d’avance. Je veux causer avec vous. »
A onze heures et demie, il la trouva exécutant une valse sous la surveillance et avec le concours d’un professeur qui, tout en faisant la basse, lui racontait des histoires apparemment fort amusantes.
— Asseyez-vous et écoutez-moi, lui cria-t-elle sans s’interrompre. N’est-ce pas que je joue bien ?
— Oh ! fit-il, vous avez encore à gagner pour être une virtuose. Mais vous avez accompli des progrès sensibles depuis la dernière fois que je vous ai entendue.
— J’avais sept ans alors, si je ne me trompe.
— Oui, et nous exécutions à quatre mains le Carnaval de Venise. J’en ai mal aux oreilles rien que d’y penser. Il y avait un certain si bécarre qui nous a donné bien du mal et m’a dégoûté pour jamais de Venise et du carnaval.
— Eh ! monsieur, fit le pianiste, que diriez-vous donc à ma place ? quand j’étais plus jeune, j’ai gagné ma vie, pendant deux ans, comme accompagnateur d’un grand violoniste qui ne jouait pas autre chose dans ses tournées, et qu’on bissait régulièrement.
La leçon s’acheva de la sorte ; midi sonna ; le professeur fut retenu à déjeuner avec Vieuvicq et madame de Rambure.
La première côtelette à peine finie, on vint avertir Jeanne que sa couturière était dans l’antichambre.
— Pardon, dit-elle en se levant, mais Caroline est une grande dame qui n’attend pas. Si je la laisse partir, il me faudra aller chez elle.
On approchait du dessert quand la jeune femme reprit sa place. Vers le café, on lui remit une carte.
— Ah ! quel bonheur ! c’est d’Avricourt, s’écria-t-elle. Nous sommes en marché pour une jument. Je vais le rejoindre au salon. Finissez sans moi. Je ne prends jamais de café.
Au sortir de table, le musicien fut appelé par l’heure vers d’autres élèves. Madame de Rambure se retira chez elle. D’Avricourt, qui semblait établi pour longtemps, racontait à mots couverts des histoires qui produisaient sur Guy l’impression énervante d’une langue inconnue.
Comme deux heures sonnaient, Jeanne se leva avec les marques d’un étonnement profond.
— Déjà si tard ! je devrais être habillée. On vient me prendre pour aller à l’Hôtel des ventes.
D’Avricourt, habitué à ces congés subits, s’arrêta court au milieu de ses commérages, et s’esquiva après un mouvement de tête semblable au salut involontaire des jeunes soldats quand sifflent les premières balles.
— Je suis sûre que vous êtes mécontent ? demanda Jeanne en tendant la main à Vieuvicq.
— Moi ? Allons donc ! Est-ce que j’en ai l’air ?
— Oh ! tout à fait. Cher Guy, pourquoi les journées sont-elles si courtes ? Et pourtant je me lève à sept heures. Comment faut-il faire, dites ?
— Dame ! essayez de vous lever à cinq.
— J’y ai bien pensé. Mais je ne pourrais pas garder de femme de chambre.
— Et vous pouvez garder des amis ?
— Pour qui dites-vous cela ? pour vous ?
— Oh ! Jeanne, vous savez bien que non.
— Alors vous ne m’en voulez pas ?
— Non. Je ne vous en voudrai jamais.
— Eh bien, promettez-moi une chose. Je viens d’acheter une ravissante jument. Je veux vous la montrer.
— Avec plaisir ; cependant je dois vous avouer que je me connais mieux en locomotives qu’en juments.
— C’est possible ; mais vous vous connaissez peut-être en amazones, et il y en aura, sur Froufrou, une que vous serez bien aise de voir.
— Êtes-vous bien certaine que ce n’est pas l’amazone qui s’appelle Froufrou ?
— Méchant homme ! c’est le nom d’une poitrinaire folle.
— Alors il ne vous convient pas. Vous n’êtes pas poitrinaire, Dieu merci !
— De mieux en mieux ; mais je n’ai pas le temps de me fâcher. Au revoir, Guy ! Demain matin, à neuf heures, porte du Bois. Je vous promets une longue station.
— Pourvu que la couturière ne vienne pas nous déranger !
Il serra la main de Jeanne et se retira. Comme il traversait l’antichambre, un ouragan de satin, de velours et de plumes s’y engouffrait par la porte opposée. Une voix se fit entendre :
— Ma chérie, nous serons en retard !
Au bas de l’escalier, Guy salua un petit homme qui montait tranquillement.
C’était le marquis de Monguilhem.
Le lendemain, à neuf heures, Vieuvicq était à la grille du Bois, tâchant de deviner, parmi les nombreuses amazones qui descendaient l’avenue, celle qu’il était venu chercher.
Bientôt, il la reconnut de loin aux favoris blancs de son écuyer d’honneur. Elle arrêta Froufrou et tendit la main au jeune homme. Autour du mince poignet, un bracelet singulier, fait de cuir avec une boucle et un ardillon d’or, attira les yeux de Guy.
— Tiens ! vous portez un collier de chien ? fit-il en riant.
— Mais oui. C’est ainsi que cela se nomme.
— Ah ! me voilà tranquille. On saura où vous ramener si vous vous perdez dans Paris. Vous êtes si souvent dehors.
— On ne saura rien du tout. Le collier, Dieu merci ! ne porte pas de nom. Mais regardez-moi. Vous êtes ici pour cela.
Il la regarda. De son col et de son plastron blanc jusqu’au cuir de la selle, Jeanne était moulée dans le tricot lâche du corsage et de la jupe de son costume. On eût dit un maillot de théâtre, sauf que le tissu était de grosse laine et qu’il n’était pas rose, mais bleu foncé. A part cette différence, l’indiscrétion était la même. Une femme devait être parfaite pour affronter ces révélations. Ce jour-là, Guy connut ce que les habitués du Bois savaient depuis longtemps : à savoir, que Jeanne était parfaite. Le buste large, à l’épanouissement hardi mais harmonieux, les épaules gracieusement tombantes, les bras au dessin superbe, la taille fine et ronde, l’évasement audacieux des hanches, il vit tout cela. Il eût mieux aimé le voir moins.
— N’est-ce pas, fit-elle, que mon amazone va bien ?
— Oh ! quant à aller bien…! On dirait qu’elle a poussé sur vous, comme la mousse croît sur les arbres. Elle peut servir d’emblème à la fidélité, sinon à la discrétion.
— Mon cher, l’impératrice Élisabeth porte les pareilles.
— Ma foi ! on ne dira pas que ses sujets l’aiment sans la connaître.
— Guy, comme vous êtes sévère pour moi !
— Mais… il me semble que c’est convenu.
— Vous ne me faites jamais de compliments.
— Ces choses-là ne rentrent pas dans mon service.
— Enfin… vous me trouvez un peu jolie ?
— Oh ! un peu ! voilà un adverbe que je n’ai jamais pu sentir.
— Alors, je le supprime. Adieu, Guy.
— Adieu, Froufrou.
Elle partit au galop de chasse et fut bientôt loin ; mais pas assez pour qu’il ne pût voir un cavalier qui semblait l’attendre prendre son canter à côté d’elle.
Ce cavalier était lord Mawbray.
— Quand je veux oublier la réalité, se disait Vieuvicq en descendant du chemin de fer de Ceinture, l’inexorable logique des faits y met bon ordre. Mais je ne puis ni me plaindre ni blâmer personne. J’ai su à quoi je m’engageais en restant.
Il avait, pour se soutenir et se distraire, le remède béni du travail. Cependant, malgré tout, sa santé s’altérait ; car, indépendamment de ses luttes intérieures, la vie double qu’il menait l’épuisait physiquement.
Jeanne le traitait non seulement comme un conseiller sûr, mais comme un ami préféré qu’elle désirait avoir près d’elle. Il était devenu presque mondain. Très accueilli, pour lui-même autant que pour son nom, il aurait pu, s’il n’avait eu mieux à faire, devenir, au Faubourg, l’homme à la mode de la saison. Mais, quand il avait passé la nuit au bal, il lui fallait être au travail le lendemain, à l’heure accoutumée.
Et que de fois il rentrait chez lui sans avoir été dédommagé de cette fatigue, n’ayant eu de Jeanne qu’un serrement de main et cette question qu’elle ne manquait jamais de lui faire :
— Comment me trouvez-vous, ce soir ?
Il ne dansait pas, par goût ; ne jouait pas, pour cause. Son seul plaisir était ses conversations avec les hommes sérieux qu’il rencontrait, et qu’il laissait toujours enchantés de lui. Il ne recherchait pas les femmes, sans les fuir. D’ailleurs, presque toujours, — il ne le remarquait pas lui-même, — ses entretiens avec elles étaient interrompus par Jeanne, quand l’interlocuteur féminin méritait quelque attention.
Elle avait, pour lui, des alternatives d’une indifférence inouïe et d’une tendresse de sœur qu’il redoutait plus encore, parce qu’elle détrempait son courage.
Un soir, à un bal d’ambassade, elle entendit un célèbre médecin dire à madame de Rambure, qui, comme toujours, accompagnait sa belle-fille :
— Vous devriez bien persuader ce jeune homme, si vous vous intéressez de lui, à ne pas courir les salons avec cette mauvaise toux ? Il se tue, ce pauvre garçon !
Jeanne quitta le bras de lord Mawbray, qui la promenait, s’approcha de Guy, le força de partir à l’instant et de prendre son coupé pour retourner rue Monge.
Quand il fut installé dans la voiture, douillettement blotti dans les fourrures pleines du parfum qu’il connaissait, il sentit son cœur se fondre à cette tiédeur amollissante. Et, rentré dans sa petite chambre, prévoyant la désespérante épreuve de l’insomnie qui allait le tenailler sur son lit :
— Hélas ! gémit-il. J’étais mieux dans ce bruit où je la voyais sans penser, que dans ce silence où je pense sans la voir.
Jeanne s’était chargée de faire entendre à Louise de Champberteux qu’il ne fallait pas songer à Vieuvicq. Au fond, elle aimait cette jeune fille. Elle fit de son mieux pour déguiser autant que possible l’amertume d’un refus à peine vraisemblable.
— Décidément, je suis bien laide, dit en souriant tristement la pauvre Louise. Cependant, il me semble qu’il pourrait s’habituer à ma figure.
— C’est à vos millions qu’il ne pourrait pas s’habituer. M. de Vieuvicq est un être à part.
Jeanne disait ces mots avec orgueil, comme si elle eût parlé d’un frère.
— Je joue de malheur, reprit Louise. Avec tout autre, ma fortune n’aurait pas été l’obstacle. Ah ! j’avais bon goût, ajouta-t-elle les paupières humides.
— Louise, ma chère ! ne vous désolez pas encore ; attendez. Il n’y a rien de définitif. Je reparlerai à M. de Vieuvicq.
De temps en temps, depuis lors, mademoiselle de Champberteux interrogeait timidement son amie.
— Lui avez-vous reparlé ?
— Oui. Il répond toujours la même chose.
C’était un gros mensonge. Jeanne avait parlé une fois et n’avait pas envie de recommencer.
Un jour, comme elle venait de mentir encore, Louise dit en la regardant en face :
— Je sais pourquoi il ne veut pas de moi. Ce n’est pas parce qu’il me trouve trop riche.
— Pourquoi donc, alors ?
— C’est parce qu’il se meurt d’amour pour vous.
— Vous êtes folle, ma chère !
— Je ne suis pas folle, c’est vous qui êtes aveugle. Mais non, vous ne l’êtes pas. Vos yeux sont aussi bons que les miens, vous ne me ferez pas accroire que je vous apprends rien.
— Je vous répète que vous êtes folle. D’ailleurs, pourquoi serait-il moins fier quand il s’agit de moi ? Je suis presque aussi riche que vous.
— Oh ! il ne vous épousera pas non plus. Au reste, ajouta Louise, — et elle eut pour son amie un regard étrangement sévère, — vous ne voudriez pas de lui. Vous êtes une femme pratique, vous.
Bientôt, autour de Jeanne, l’amour de Guy ne fut plus un mystère pour personne, quoiqu’il affectât toujours de la traiter en tuteur plutôt qu’en amoureux. Mais tout le monde pensait — car on les connaissait l’un et l’autre — que lui ne parlerait pas et que, s’il parlait, elle ne voudrait pas de lui, en femme pratique, comme avait dit Louise.
Mawbray, lui-même, n’éprouvait aucune inquiétude de l’intimité du jeune ingénieur avec la belle veuve. Même il affectait de traiter Vieuvicq avec plus de considération qu’aucun des hôtes habituels du salon de madame de Rambure.
— Cet homme-là, disait Javerlhac, joue ici le même jeu que les républicains avec le Maréchal. Il ne dort que d’un œil ; mais il sait que les honnêtes gens ne réussissent pas les coups d’État.
Madame Hémery, depuis quelque temps, regardait beaucoup Vieuvicq, surtout quand lord Mawbray n’était pas là. C’était une blonde, aux yeux verdâtres, étrangement beaux, dont le regard pouvait inspirer beaucoup de choses, mais pas la confiance. L’aspect de cette jolie personne inquiétait, sans qu’on pût dire pourquoi, et causait une curiosité fatigante, comme ces points d’interrogation gigantesques dont certains auteurs de feuilletons mystérieux couvrent les murs de Paris.
Monsieur Hémery, de son vivant auditeur au Conseil d’État, avait été l’ami intime du mari de Jeanne, et celle-ci se souvenait vaguement d’avoir rencontré le jeune couple, durant les semaines qui avaient précédé son mariage. Un certain après-midi — elle était veuve depuis un mois à peine, — le petit salon où elle se tenait avec sa belle-mère s’était vu envahir par un nuage sombre de crêpe et d’étamine, qui acheva de remplir l’étroite pièce d’un brouillard noir. On se serait cru au palais du Pharaon alors que les ténèbres palpables, étendues par la baguette de Moïse, y jetaient le désordre.
Confondues en un groupe désolé, les trois femmes se tenaient embrassées. Madame Hémery sanglotait bruyamment ; madame de Rambure, dont les larmes étaient toujours prêtes à couler, gémissait en sourdine. Jeanne, aveuglée, étouffée et surtout étonnée, cherchait à se soustraire à l’asphyxie.
Elle finit par comprendre que le corps étranger qui gênait sa respiration était celui de l’épouse inconsolable de l’auditeur au Conseil d’État. Infortunée ! seule ici-bas, à trente ans, dans une position difficile, où serait-elle venue chercher des consolations sinon près de la mère et de la veuve du meilleur ami d’Alfred ? Et les exclamations douloureuses de retentir de plus belle.
Madame de Rambure était un cœur d’or, et, du reste, la compagne d’Alfred semblait si peu se soucier de l’heure, qu’il devint nécessaire de l’engager à revenir. C’est la façon la plus polie de faire sentir aux gens qu’ils doivent s’en aller. Elle revint souvent. D’abord les consolations lui suffirent ; puis elle demanda des conseils, et la mère « du meilleur ami d’Alfred » lui en donna charitablement. Mais sa main droite aurait pu dire ce que coûtaient les conseils donnés par sa main gauche.
Le salon de la rue de Varenne ouvert de nouveau, madame Hémery y choisit un petit coin, qu’elle occupait avec des airs discrets et des toilettes effacées de dame de compagnie. Peu à peu, la jeune veuve prit de l’assurance et fit voir de jolies robes. On découvrit qu’elle était belle, et, si quelques-uns lui firent part de leur découverte, elle parut ne pas leur en vouloir, mais rien de plus. Bientôt, d’autres salons s’entrebâillèrent devant elle ; puis elle en eut un, un tout petit, dans un modeste appartement de veuve sans fortune. Mais c’était une femme de tête et d’économie, de ces personnes qui font quelque chose avec rien. Aussi, ce qu’elle appelait son pied-à-terre à peine meublé devint un nid délicieux, où les fauteuils bien rembourrés ne manquaient pas, ni les tapis épais, ni les lourdes portières. On se mit à raconter quelques histoires sur elle, des histoires en l’air, juste ce qu’il fallait pour la rendre intéressante. D’ailleurs, chaque jeudi soir, on la trouvait à l’hôtel Rambure, et tout le monde savait qu’on n’entrait là qu’en montrant patte blanche.
Un instant, lord Mawbray avait semblé faire quelque attention à elle. Mais ç’avait été l’affaire de quelques jours. Maintenant, il la saluait avec sa grave politesse britannique, comme l’amie de la maison, et c’était tout ; le lord n’avait d’yeux que pour Jeanne. Il avait commencé son rôle d’homme converti.
Et cependant, les semaines s’écoulaient sans que Jeanne se décidât à dire oui. Personne ne savait ce qui se passait en elle ; car Vieuvicq seul avait sa confiance. Mais — pour des motifs qu’elle ne dévoilait pas — jamais, entre eux, il n’était question de mariage.
Ce fut vers ce temps-là qu’un incident surgit, dans l’existence du jeune ingénieur, qui devait la changer tout entière.
Un soir, la nuit presque tombée, il revenait d’inspecter un travail dont il était chargé. L’œil et l’oreille aux aguets, pour se garer des trains en marche et des manœuvres des machines, il traversait l’immense réseau de voies qui s’étend non loin des fortifications, sur le territoire de l’ancienne commune d’Ivry.
Soudain, en arrivant à l’un des embranchements les plus fréquentés, ses pieds s’embarrassèrent dans une corde de la grosseur du doigt, tendue à six pouces du sol et que l’obscurité l’empêchait de voir. Il tomba sur les genoux et sur les mains, sans se faire de mal, heureusement, mais non sans pousser une exclamation de colère. Au bruit, un vieil aiguilleur sortit de sa guérite vitrée et l’aida à se relever, sans savoir d’abord à qui il en avait. Mais, au bout d’un instant, il reconnut Vieuvicq.
— Oh ! monsieur l’inspecteur ! s’écria-t-il en ôtant précipitamment sa casquette, d’un air terrifié.
— Imbécile ! exclama le jeune homme. C’est vous qui vous amusez à tendre des pièges devant votre poste, au risque de faire estropier quelqu’un.
— Je vous demande bien des fois pardon, monsieur l’inspecteur. Ce n’est pas un piège et je n’avais pas cru mal faire.
— Mais enfin, qu’est-ce que cette ficelle ? demanda Guy habitué par ses fonctions à se rendre compte des moindres détails. Il y a là un mystère que je veux savoir.
— Ah ! pauvre homme que je suis ! moi qui n’ai jamais eu un mot de blâme ! on croit faire pour le bien d’un chacun, et il se trouve qu’on a fauté. Tout de même, pour sûr, s’il m’arrive de la peine, ce ne sera pas juste.
— Pas tant de paroles. Qu’est-ce que cette corde fait là ?
— Je ne savais pas que c’était défendu, monsieur l’inspecteur. Si j’avais su…
— Voyons ! voulez-vous répondre, oui ou non ? faut-il que je prenne d’autres moyens ?
— Ne vous emportez pas, monsieur l’inspecteur. Je vais vous expliquer l’affaire de mon mieux. C’est moi qui suis chargé de l’aiguille qui ouvre la voie sur laquelle nous sommes maintenant, laquelle va rejoindre la ligne de Ceinture.
— Oui, je sais ; après ?
— Comme de juste, je ne dois jamais ouvrir la voie, au moyen de ce levier que voici, sans abaisser d’abord cet autre levier qui fait tourner le disque dont vous voyez là-bas le feu rouge. C’est ce disque qui empêche qu’un train n’arrive sur moi, au moment où j’en envoie un autre en sens inverse.
— C’est connu. Mais je ne vois pas ce que cette corde vient faire là dedans.
— Vous allez le voir, monsieur l’inspecteur. Vous savez aussi bien que moi que nous sommes de service, nous autres, douze heures d’affilée, et quelquefois plus. Dame ! quand la fin du quart approche, on a parfois les yeux un peu lourds, faut pas dire le contraire, surtout quand on n’a plus vingt ans. Pour lors, supposez qu’un train siffle à l’aiguille, qu’on ouvre la voie, et qu’on oublie, par malheur, de fermer le signal ! Voilà du monde tué, du matériel démoli, la circulation interrompue, et tout le tremblement. Qui est-ce qui va en prison, alors ? Ça n’est pas vous, monsieur l’inspecteur, sauf le respect que je vous dois.
— Mais toute cette histoire n’explique pas…
— Faites excuse, monsieur l’inspecteur. Elle explique tout, comme vous allez voir. Moi qui n’ai rien d’autre à faire, tout le long du jour, que de penser au métier, je me suis dit comme ça : « Mon vieux père Morel, si tu prends un bout de corde et que tu amarres le levier de la voie au bras du signal, il n’y aura plus de danger qu’il arrive jamais du bobo. Si tu oublies de tourner le signal, impossible de changer la voie. La corde sera là pour t’empêcher de faire une boulette. »
Guy, devenu subitement très sérieux, n’essayait plus d’interrompre le verbiage du pauvre aiguilleur.
— Voyons, dit-il, essayez de faire fonctionner le changement de voie.
— Tenez, monsieur l’inspecteur, rendez-vous compte par vous-même. Il faudrait casser la corde. Tandis que, si j’abaisse d’abord mon signal, comme ceci, mon amarre devient lâche et ma voie peut s’ouvrir à volonté.
— Cela suffit, dit Vieuvicq après avoir, lui-même, éprouvé le système. Donnez-moi votre nom.
— Mon nom ? Oh ! monsieur l’inspecteur, ne mettez pas dans la misère un pauvre diable qui touche à sa retraite.
— Votre nom et votre adresse ? vous dis-je.
— Jean-Pierre Morel, aiguilleur de première classe, épela en tremblant le bonhomme, pendant que Guy prenait une note sur son calepin.
— Maintenant, écoutez-moi bien. Si vous parlez à qui que ce soit de ce qui vient de se passer, c’est votre révocation dans les vingt-quatre heures.
— Oh ! s’il ne s’agit que de se taire, monsieur l’inspecteur peut être tranquille.
— A présent, ôtez cette corde et qu’on ne la revoie plus.
— Inutile de le dire, fit l’homme en coupant le chanvre avec son couteau. Je veux qu’on me pende avec, si elle reparaît jamais. D’ailleurs, je ne la mettais que le soir, et vous êtes le premier qui l’ait aperçue.
Guy rentra chez lui, l’esprit entièrement préoccupé de ce que le hasard venait de lui découvrir. Il dîna en dix minutes, passa dans son cabinet, et fut une partie de la nuit devant sa table de travail à faire des croquis et des calculs. Le lendemain, de bonne heure, un rouleau de papier à la main, il se présenta chez le directeur de la Compagnie.
— Mon cher protecteur, dit-il, après avoir soigneusement refermé la porte, je vais vous montrer que je vous considère comme le plus honnête homme de France.
— Eh bien, mon ami, j’espère que vous ne me surfaites pas. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je pense absolument de même à votre égard.
— Voulez-vous, s’il vous plaît, examiner le dessin que je vous apporte, et la notice explicative ?
— Voyons. Qu’est-ce que vous avez là de curieux ?
Le directeur assura son pince-nez, prit le dossier et se mit à le parcourir, s’attendant à y trouver une étude de matériel comme il lui en passait, chaque jour, des douzaines sous les yeux. Mais, bientôt, il se courba plus attentivement sur les papiers étalés devant lui ; ses yeux s’agrandirent, puis toute sa physionomie exprima une émotion véritable.
— Oh ! mon Dieu ! disait-il tout en continuant son examen. Comment n’a-t-on pas songé à cela plus tôt ? que de morts auraient été évitées ! Comment un enfant n’a-t-il pas trouvé cela ?
— C’est presque un enfant qui l’a trouvé : un pauvre aiguilleur qui sait à peine lire et écrire. Il y a des mois que le système fonctionnait devant sa guérite. Seulement il faisait avec un vieux bout de corde ce que j’obtiens, dans mon projet, d’une façon moins primitive. Mais toute l’idée est de lui.
— Et dire que personne, avant vous, n’a vu le bout de corde !
— Je ne l’ai vu moi-même que parce qu’il a failli me faire tuer en tombant.
— Eh bien, mon cher, ou je me trompe fort, ou vous ne regretterez pas cette chute-là. Je crois que vous tenez une grande fortune.
— Je le crois aussi, dit très simplement Vieuvicq. Mais, comme, en pareil cas, on est toujours disposé à se faire illusion, j’ai voulu vous consulter d’abord, sûr que je n’ai rien à craindre avec vous.
— Oui, c’est une fortune, continua le directeur, comme se parlant à lui-même. Il n’est pas une Compagnie qui ne paye cinq cent mille francs la licence d’exploitation du brevet. D’ailleurs, le Gouvernement imposera l’appareil à toutes les lignes françaises. Et je ne parle pas de l’étranger ! Savez-vous que vous voilà plusieurs fois millionnaire, Vieuvicq ? Mais quel homme singulier vous faites ! Vous semblez trouver la chose toute naturelle, et, de nous deux, c’est moi qui suis le plus ému.
— J’attends, pour l’être, de savoir que mes millions arrivent à temps.
— A temps ! peste ! vous êtes difficile. Quel âge avez-vous donc ? A propos ; combien me donnerez-vous pour vous avoir empêché d’aller au Sénégal ? Vous souriez ? le diable sait ce que cache ce sourire. Mais, maintenant, parlons sérieusement. Je pense que vous n’avez dit mot à personne ?
— A nul autre que vous.
— L’aiguilleur ne parlera pas ?
— Il n’y a aucun risque. Il a bien trop peur d’être révoqué ou puni. Pauvre vieux ! il ne se doute pas qu’il mourra dans la peau d’un propriétaire ; car je lui ferai sa part.
— Mon bon, souvenez-vous bien qu’un brevet se vole plus facilement qu’une montre. Vous n’en avez pas l’expérience, mais, moi, je l’ai. Votre idée tient tout entière dans trois ou quatre mots. Qu’un autre la surprenne et soit plus expéditif que vous, bonsoir ! voilà vos millions envolés.
— C’est évident.
— Donc, remportez-moi ces papiers, serrez-les dans un tiroir et prenez garde de ne pas égarer la clef. Ne perdez pas une minute pour déposer votre modèle au bureau des brevets. Laissez de côté tout autre travail. Je vais vous donner un congé en règle, pour cause de maladie. Ne remettez plus les pieds ici avant que tout soit fini. Ayez soin, surtout, de commander les pièces du modèle à plusieurs ouvriers différents. Puis, quand tout sera prêt, trouvez un coin d’atelier et montez l’appareil vous-même. Que diable ! vous n’avez pas encore oublié votre ancien métier de mécanicien. Et maintenant partez ; mais, auparavant, venez que je vous embrasse comme ferait votre père si nous avions le bonheur qu’il vécût encore.
Les deux hommes se tinrent un instant pressés dans une étreinte cordiale.
— Vous l’avez remplacé pour moi, dit Vieuvicq. Du fond du cœur, je vous remercie.
— Je suis tout triste, au milieu de ma joie, de penser que ceci nous sépare ; car vous n’allez pas faire long feu chez nous. Il faut que je vous cherche un successeur.
— Ne vous pressez pas, répondit Guy avec une tristesse bien peu explicable en un pareil moment. Peut-être aurai-je besoin de travailler encore longtemps.
— Pas pour gagner votre vie, toujours ?
— Non. Pour gagner quelque chose de plus difficile : l’oubli.
Là-dessus, il roula ses papiers et s’en alla sans rien dire, l’air fort pensif. Ceux qui le rencontrèrent dans l’escalier ne pouvaient guère se douter qu’il portait des millions sous son bras.
A partir de ce jour, la fièvre ne quitta plus Guy de Vieuvicq ; mais ce n’était point cette fièvre de l’or qui fait battre les tempes et trembler la main de l’inventeur, à la veille du succès.
Une crainte mortelle l’assiégeait nuit et jour : la crainte d’être arrivé trop tard, et de voir repousser par Jeanne l’amour qu’il allait bientôt pouvoir lui offrir, s’il réussissait dans son entreprise.
N’était-elle pas déjà engagée à lord Mawbray ? Ou, si elle était encore libre, si elle pouvait encore choisir entre deux prétendants, lequel avait chance d’être préféré ? Des deux côtés, on lui offrait une passion ardente, un nom illustre, une grande fortune. Toutefois, la situation différente des deux pays assurait à lady Mawbray une existence bien peu semblable à celle qui était réservée à la châtelaine de Vieuvicq. Dans l’aristocratique Angleterre, mariée à l’un des amis du futur souverain, Jeanne devait s’attendre à briller à la cour par son esprit, sa beauté et son charme de Française.
Au contraire, dans un pays où le régime politique a supprimé la cour et le souverain, son titre restait comme un joyau précieux mais sans utilité pour une femme ambitieuse. Or, de plus en plus, Vieuvicq distinguait quelle place l’ambition tenait en elle. Certes, avec son cœur noble et généreux au fond, elle était parfaitement capable de sacrifier l’ambition à l’amour. Mais, si elle ne paraissait éprouver pour lord Mawbray aucun sentiment tendre, rien n’indiquait qu’elle songeât à l’aimer, lui.
A vrai dire, elle lui témoignait chaque jour une amitié plus intime et plus profonde et recherchait, avec une faveur croissante, sa conversation et ses conseils. Maintenant, elle restait chez elle à l’attendre quand il devait venir et c’était, à chaque instant, sous le moindre prétexte, un échange de billets et de notes. Il avait sur la jeune femme une influence véritable, dont madame de Rambure se réjouissait, car elle en constatait les heureux résultats.
Mais, de là à l’amour, qu’il y avait encore loin !
Et, cependant, le jour approchait où il faudrait parler. Cette pensée le glaçait de terreur. Jusqu’ici, condamné au silence par sa pauvreté, il s’était sinon résigné, du moins presque habitué à l’idée de voir Jeanne appartenir à un autre. C’était un malheur prévu, accepté, admis. Mais, aujourd’hui qu’un changement dans la face des choses lui permettait de songer à elle, que deviendrait-il s’il était repoussé ou si on lui répondait :
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? A présent, il est trop tard. Je ne suis plus libre.
Agité par cette crainte, il ne perdait pas un instant pour achever l’œuvre d’où devait sortir sa fortune. Tout le jour courbé sur ses dessins ou sur son étau, il hâtait l’enfantement de son appareil. Le soir, il retrouvait Jeanne, tantôt chez elle, tantôt au théâtre, tantôt dans quelque salon. Il ne voulait pas laisser voir que quelque chose était changé en lui, mais, quoi qu’il en eût, la première fois qu’il reparut chez madame de Rambure après sa découverte, son visage était transfiguré par le rayonnement intérieur de l’espérance. Il semblait grandi, sa démarche était plus assurée, sa voix plus vibrante.
Jeanne causait en tête-à-tête avec lord Mawbray, et, comme, parmi ceux qui étaient là, personne ne doutait qu’un mariage entre eux ne fût chose à peu près résolue, on avait pris l’habitude de respecter ces entretiens. Mais Vieuvicq ne parut point en prendre souci. Il s’approcha d’elle, occupa la place restée vide à sa gauche, et l’obligea à se tourner vers lui, au violent déplaisir de Mawbray, qui se leva furieux.
— Qu’avez-vous donc ce soir ? demanda-t-elle à Guy. Vous êtes rayonnant.
— Je n’ai pas de raison pour être triste, Dieu merci ! répondit-il en la couvant de ce qu’elle-même appelait un regard de chien fidèle.
— Cependant vous le paraissez souvent. Comme je vous aime mieux tel que vous êtes en ce moment ! comme le bonheur vous irait bien, Guy ! Soyez toujours ainsi.
Machinalement, il leva les yeux vers une grande glace devant laquelle ils étaient assis tout près l’un de l’autre, et qui aurait pu, difficilement, renvoyer l’image d’un plus charmant couple.
— Être toujours ainsi ? répondit-il en contemplant le tableau qui s’offrait à lui. C’est un bon conseil que vous me donnez, Jeanne, et je tâcherai de le suivre.
Elle leva les yeux à son tour et, comprenant l’allusion, elle rougit, un peu étonnée. Jamais il ne lui avait parlé de cette façon. Dans le cadre brillant, leurs regards restaient attachés l’un sur l’autre et semblaient ne pouvoir se quitter.
Pour la première fois, elle comparait son ami d’enfance à tous les hommes qui étaient là, à tous ceux qu’elle avait rencontrés. Comme il leur était supérieur en intelligence, en dévouement, en valeur réelle ! Et, tout en changeant de conversation, elle s’avouait qu’il n’en était point à qui elle eût, plus volontiers, confié son bonheur et sa vie.
Mais elle aimait la richesse et le luxe. Elle les aimait simplement, naïvement, par instinct, comme les jolis oiseaux des Indes chérissent le soleil qui fait étinceler leur plumage. L’amour qui fait des miracles, frappait depuis quelque temps à l’entrée de son cœur, mais il n’avait point encore franchi le seuil.
Il fallait, pour faire céder la porte, un souffle un peu plus fort de ce vent qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Une fois pénétré dans la place, le visiteur inconnu ferait bien voir qu’il était le maître.
— Allons ! dit Jeanne, comme en sortant d’un rêve, voilà un quart d’heure que je vous accapare et je vois les gros yeux de ce brave Rochetorte fixés sur nous. Il faut bien qu’il me raconte avec quelle duchesse il a dîné hier au soir.
— Alors, je vous quitte et je me sauve. Après avoir causé avec vous, je ne veux plus causer que de vous, avec moi-même.
Il se leva et, se souvenant de leurs bonsoirs de jadis, il lui dit tout bas :
— Au revoir, Jeannette.
— Bonsoir, vieux Guy, répondit-elle, du même ton.
Dans le salon, à part quelques joueurs de whist qui ne se seraient point aperçus d’un tremblement de terre, tout le monde avait remarqué « la seconde manière de Vieuvicq », comme disait Javerlhac.
Celui-ci venait d’arrêter lord Mawbray, qui faisait le tour des groupes, échangeant ici et là des compliments, d’une voix un peu nerveuse.
— Eh bien, mon cher lord, vous errez comme une âme en peine, et vous paraissez sérieux ? Nice-Girl aurait-elle laissé son avoine ce matin, ou mouillé son poil à l’écurie ?
— Nice-Girl se porte à merveille, répondit froidement le sportsman, et se prépare à courir dans quelques semaines en Angleterre. Pariez-vous pour moi ?
— Ma foi, fit le Gascon, je ne dis pas oui, je ne dis pas non. J’attends pour me décider. Il peut se passer tant de choses dans quelques semaines.
Et son regard se fixait sur Guy, qui se retirait sans prendre congé de personne, tandis que Jeanne le suivait des yeux.
Le restaurant de la Tour d’Argent, situé quai de la Tournelle, non loin du Jardin des plantes, est fréquenté surtout par les gros négociants de la Halle aux vins, les noces riches du quartier Maubert, et les étudiants « calés », momentanément infidèles à Magny ou à Foyot.
Mais ceux qui mènent la vie joyeuse y viennent parfois de plus loin pour célébrer, à l’abri des rencontres gênantes, « le champagne et l’amour », comme on chante à l’Opéra-Comique. Le champagne y est bon, la cuisine très mangeable. Quant à l’amour, si les consommateurs ne sont pas contents, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Une de ces choses, les trois peut-être, semblaient n’avoir point satisfait un couple qui dînait, l’air maussade, dans le plus beau salon de l’établissement. Les deux convives, d’ailleurs, avaient grand air : lui portant la tenue du soir à la façon du clubman qui n’en connaît pas d’autre, à partir de sept heures ; elle, dans un de ces costumes de trente ou quarante louis, à corsage ouvert, à manches demi-longues, qui sont l’habit noir des femmes lancées dans la vie élégante.
Le dessert s’achevait, le café fumait dans les tasses. La dame, distraite, pétrissait de ses doigts roses des boulettes de mie qu’elle alignait sur la nappe éblouissante. Son compagnon, le visage très rouge, assis en face d’elle, comme un mari ordinaire, se versait une rasade d’un flacon d’eau-de-vie déjà passablement entamé.
— Je vous en prie, Mawbray, fit la dame en levant ses yeux verts, ne buvez plus. N’oubliez pas qu’il faut être correct chez ma belle amie, tout à l’heure.
— Le diable confonde les imbéciles qui se contraignent pour une femme ! Ils en sont agréablement récompensés ! Peste soit de la fieffée coquette qui me fait poser à plaisir !
— Quoi ! la patience vous manque au moment où vous touchez au port ?
— Je n’ai pas été habitué, Dieu merci, à faire preuve d’une patience si longue.
— Vous êtes ingrat, mon cher, ou vous avez peu de mémoire. Il me semble que les tourments de l’attente ont été plus qu’adoucis pour vous. Ces murs peuvent en témoigner, et moi aussi.
— Faut-il pas vous admirer, et suis-je un de ces vieillards infirmes dont votre Académie récompense la garde-malade ?
— Plût au ciel que vous fussiez un infirme ! répondit madame Hémery avec un éclair dans son regard. Mon corps ne porterait pas les marques de votre humeur charmante. Mais, comme vous le dites, tout dévouement mérite sa récompense.
— Et vous avez déjà reçu la vôtre.
— J’ai reçu la mienne, dites-vous ? Je suis trop habituée à voir votre entendement confus au dessert pour relever cette parole, en ce moment. Mais je fais mes réserves, comme disent les avocats.
— Le diable emporte vos réserves ! Que voulez-vous dire, je vous prie ?
— Je ne veux rien dire ce soir. Je vois que le moment n’est pas bon. D’ailleurs, rien ne presse, car vous ne vous marierez pas demain.
— Et si je me mariais demain ?
— Oh ! dans ce cas, je serais bien obligée de causer affaires avec vous, et de faire valoir à vos yeux certains mérites que l’Académie méconnaîtrait, j’en ai peur.
— Dieu me damne ! vous voulez me demander de l’argent ? Eh bien, fit Mawbray avec un gros rire, j’avais toujours pensé que cela finirait ainsi.
— Et moi, fit-elle en croisant ses beaux bras et en s’appuyant aux coussins du divan, je ne suis pas de celles qui demandent. Je suis de celles à qui l’on offre. Ce n’est pas moi qui suis allée vous chercher, je pense ?
— Par ma foi ! je serais curieux de savoir ce que vous daigneriez accepter.
— Vous avez un moyen bien simple de l’apprendre.
— Eh bien, dit Mawbray d’un ton moqueur, pour reconnaître les soins et les attentions dont votre cher petit cœur m’a comblé, j’offre…
— Vous hésitez ? c’est signe que vous allez commettre une bévue. Tenez, dit madame Hémery en roulant de nouveau sous ses doigts les boulettes de mie, supposons que ceci soit des perles et que je vous les vende. Il y en a quatre ; elles valent cent mille francs pièce.
— Soit, en tout, quatre cent mille francs ?
— Tout juste.
— Eh bien, vos perles sont trop chères. C’est tout au plus si je pourrais vous en prendre une, à ce prix-là.
— Je ne les donne pas l’une sans l’autre. Mais j’ai en magasin d’autres articles qui, peut-être, vous conviendront mieux. Que diriez-vous d’une collection d’autographes ?
— Mes lettres, n’est-ce pas ?
— Dame ! ce ne sont pas les miennes. Vous savez que je n’écris jamais.
— Et vous les vendez…?
— Toute ma boutique est au même prix.
— Qu’elle aille au diable, et la marchande avec ?
— Eh ! mon cher lord, vous n’avez pas toujours été si dégoûté.
— Je le suis maintenant, à coup sûr.
— Prenez garde qu’on ne se dégoûte ailleurs. Il me semble que vos actions baissent, en ce moment, à la Bourse de la rue de Varenne.
— N’en prenez point de souci : elles remonteront.
— Eh ! eh ! à votre place, je n’aimerais point cet ami d’enfance, qui a sur vous l’avantage d’être brun et de ne point battre les femmes.
— Bah ! un mendiant qui n’a que son nom à offrir ! Elle est trop ambitieuse pour hésiter, ou, du moins, pour hésiter longtemps.
— Ne vous y fiez pas. Chez nous, l’amour chasse l’ambition comme, à la fin d’un bal, l’aurore fait éteindre les bougies. Vous n’avez songé qu’à allumer les lustres. Gare au soleil !
— Vous ne me faites pas peur ; je veux cette femme et je l’aurai, dit Mawbray en frappant du poing sur la table.
— Ce n’est point si sûr. On réfléchit fort, en ce moment ; la balance est hésitante et, si l’on y jetait la moindre chose, ne fût-ce qu’une douzaine de lettres, vous verriez la dégringolade. Allons, mon cher ; vous avez un million de livres, et vous êtes trop grand seigneur pour calculer quand il s’agit d’un caprice, même matrimonial. C’est une dépense qui ne reviendra pas souvent.
— Il faudrait achever de nous entendre, dit lord Mawbray dont le visage, passant subitement du rouge au pâle, prit une expression effrayante de colère concentrée. Vous voulez me donner à supposer que vous montreriez mes lettres ?
— Je ne vois pas qui pourrait m’en empêcher, répondit madame Hémery avec un regard de défi.
Elle n’avait pas achevé ces paroles, que l’Anglais, blasphémant comme un matelot ivre, se rua sur elle, cherchant à la saisir d’un côté à l’autre de la table. Mais, sous la double influence de la fureur et de l’ivresse, il n’avait plus son aplomb ordinaire. Les deux pieds lui manquèrent et il s’abattit entraînant avec lui tout le service avec un fracas épouvantable. Une scène sans nom suivit et, pendant quelques minutes, le restaurant tout entier fut troublé par un tumulte indescriptible.
A la même heure, dans la salle commune du restaurant, une seule table était encore occupée par Vieuvicq et l’un de ses camarades dont la conversation s’était prolongée.
— Peste soit des ivrognes ! dit le premier à un garçon qui commençait le rangement du soir. Il semble qu’on s’égorge, à côté. Ne pourriez-vous dire qu’on fasse moins de bruit ?
Le garçon connaissait Guy depuis longtemps. Il s’assura que personne n’entendait, et répondit en baissant la voix :
— Nenni pas, monsieur ! Je l’ai fait une fois, mais je ne m’y retrouverai plus. Ce particulier-là, quand vient le dessert, ne connaît plus personne. Il assommerait un bœuf d’un coup de poing.
— Ah ! c’est un habitué ? Je vous en fais mon compliment !
— C’est un Anglais, monsieur, un riche Anglais, qui ne boit que des vins de première marque, et sans eau. D’ailleurs, il est très honorable au règlement de ses additions, et l’on ferme les yeux sur ses excentricités. Tous ces milords ont la main un peu lourde quand ils ont bu, mais ils payent bien la casse. La maison n’a pas à se plaindre, et la petite dame non plus, faut croire, puisqu’elle revient toujours avec lui.
— Vous les voyez souvent ?
— Au moins une fois par semaine ; mais il paraît que le milord va se marier, et je doute qu’il amène sa légitime ici, après la noce.
— Ah ! il va se marier ? dit Vieuvicq frappé d’une idée subite. C’est un jeune homme ?
— Et un bel homme, pour sûr ; blond, la moitié de la tête de plus que monsieur et les épaules d’un hercule. Mais, tout de même, c’est moi qui ne voudrais pas être à la place de sa future !
— Donnez-moi l’addition, demanda Guy sans rien répondre.
Il paya, serra la main de son compagnon, et fit mine de regagner la rue Monge. Mais, sûr de n’être pas observé, il revint sur ses pas et se dissimula non loin de l’escalier des cabinets de la Tour d’Argent, en face duquel un coupé du Club attendait. Il dut rester longtemps à son poste d’observation et fut plusieurs fois sur le point de le quitter, non par défaut de patience, mais parce que la loyauté de sa nature se révoltait de tout ce qui pouvait ressembler à une indélicatesse. Certes, s’il n’eût été question que de lui-même, il ne se serait point abaissé à ce rôle d’espion. Mais il s’agissait de sauver Jeanne, peut-être !
Au bout d’une heure, des pas lourds se firent entendre dans l’escalier, et le couple parut sur l’asphalte du quai. Sans doute la réconciliation avait été complète ; car l’homme avait un bras autour de la taille de sa compagne, qui lui servait comme d’un utile soutien pour assurer sa marche. Malgré tout, il avançait lentement. Comme le charmant couple s’approchait du coupé dont le chasseur tenait la portière ouverte, Guy eut tout le temps de le voir à la lueur des lanternes.
Son instinct ne l’avait pas trompé. C’était bien lord Mawbray qu’il avait sous les yeux. Quant à la femme, il fut sur le point de pousser un cri de surprise en reconnaissant madame Hémery.
— Pauvre Jeanne ! dit-il, le cœur plein de dégoût, tandis que la voiture s’éloignait. Quel avenir l’attendait peut-être, si Dieu ne m’avait pas mis sur le chemin de cette brute !
Vieuvicq éprouvait une répugnance profonde en face de l’œuvre qu’il devait accomplir. D’une part, le rôle de délateur froissait sa nature éminemment délicate. De l’autre, il voulait ne devoir Jeanne qu’au libre choix du cœur. Aurait-il le même bonheur à la serrer dans ses bras si elle s’y jetait pour échapper à un hypocrite, à un ivrogne qui levait la main sur les femmes ?
Voilà pourquoi, décidé d’abord à parler, il se taisait encore. D’ailleurs, bien qu’on pût remarquer comme des accalmies dans l’existence de la jeune femme, il n’était point toujours aisé de la trouver seule, libre pour un entretien sérieux. Son intimité avec madame de Monguilhem était surtout ce qui préoccupait Guy, non que la marquise ne fût irréprochable dans sa vie, mais parce que le contact habituel de cet affolement contribuait plus que tout le reste à retenir Jeanne dans « le clan des essoufflées ».
— Je ne comprends pas, disait-il à celle-ci, quel charme vous trouvez dans la société de cette folle.
— Si vous saviez comme elle est bonne et intelligente !
— Comment le saurais-je ? C’est à peine si j’ai le temps de m’apercevoir que vous l’êtes, vous ! D’ailleurs, à quoi servent ces qualités pour une existence comme la vôtre ?
— Ingrat ! moi qui vous comble d’attentions !
— Vous donnez vos attentions comme le facteur donne les lettres. Vous n’attendez même pas qu’on ait vu ce qu’il y a dedans. Vous n’avez pas le temps de penser, pas le temps de lire.
— Pardon ! je pense le soir avant de m’endormir, et je lis en voiture, quand je suis seule. Interrogez-moi sur le dernier numéro de la Revue des Deux-Mondes.
— Ah ! les Revues ! toutes vos pareilles s’en nourrissent. Elles ressemblent aux paniers que les voyageurs du rapide prennent au passage et qui contiennent un repas composé d’avance : un ou deux plats de résistance, une pincée de sel, quelques douceurs et une bouteille de bon ordinaire. On mange ce qu’on peut digérer, on laisse le reste, et on rend le panier au buffet suivant. Croyez-vous que ces gens-là ont mangé et que vous avez lu ?
— Eh ! mon cher, il faut bien vivre pendant qu’on est jeune !
— Vous appelez cela vivre ? Jolie vie où l’esprit manque du superflu, le cœur du nécessaire !
— Qu’est-ce que vous entendez par le nécessaire du cœur, Guy ?
— Comptez que je vais vous le dire ! Vous avez déjà regardé deux fois la pendule.
— Hélas ! ma couturière m’attend. Je n’ai pas une robe à mettre.
— Plût au ciel ! cela vous forcerait à rester chez vous.
— Voyons, Guy ! vous n’allez pas me défendre d’être bien mise ? Vous n’avez jamais critiqué mes toilettes.
— Elles m’intimident trop pour cela. Savez-vous, parmi toutes vos robes, laquelle je préfère ? Celle que vous aviez, un certain jour à Plounévez. Pauvre petite ! on ne l’a jamais revue.
— On la revit le lendemain, bien qu’on fût en pleine saison, à la veille du Concours hippique.
Guy eut un regard attendri.
— Comme vous êtes jolie aujourd’hui ! s’écria-t-il.
— Tiens ! fit-elle en riant, c’est la première fois que vous me le dites.
— Je vous le dis, parce que, aujourd’hui, vous êtes jolie pour moi. Est-ce que je me trompe ?
— Je me garderai bien de le prétendre. Je suis trop fière d’avoir arraché un compliment à cette bouche austère, d’où il ne sort que des sermons.
La bouche austère fut bien près, ce jour-là, de s’ouvrir pour quelque chose qui n’était ni un compliment ni un sermon. Mais Guy se tut encore. Il était heureux de la voir peu à peu venir à lui ! Il l’attendait, les bras ouverts, tout prêt à les refermer sur elle quand il serait temps.
Cependant, il s’était décidé à faire une exécution qu’il jugeait nécessaire. Depuis longtemps, son instinct joint aux rumeurs qui circulaient sourdement lui disait que la place de madame Hémery n’était pas dans le salon de Jeanne. Après la découverte qu’il avait faite à la Tour d’Argent, il considérait les relations de ces deux femmes comme indignes d’abord, comme dangereuses ensuite.
Au premier jeudi de l’hôtel de Rambure qui suivit l’incident en question, il surveilla, malgré lui, lord Mawbray et sa maîtresse. Rien ne semblait changé entre eux. C’était toujours la même indifférence polie. Cependant, quand ils se saluèrent, on put saisir un regard, plein de haine et de défi, chez la femme, brillant, chez l’homme, d’une sensualité brutale. Et, de fait, Guy ne pouvait s’empêcher de se dire que cette femme à la chevelure fauve, aux yeux de panthère, brûlant d’une flamme perverse, devait être une maîtresse idéale pour un Mawbray.
Elle surprit le regard du jeune homme fixé sur elle et, soudain, le sien s’anima d’une lueur étrange tandis que ses narines palpitaient. Elle était admirablement belle alors, plus belle que Jeanne peut-être ; mais Guy ne songeait pas à les comparer. S’il l’eût fait, au reste, il les eût regardées avec les yeux de son cœur et madame Hémery lui eût semblé laide. En ce moment, il n’avait que cette pensée :
— Cette femme ne doit plus paraître ici.
Comme il se retirait, l’un des premiers, obligé qu’il était de se mettre au travail le lendemain de bonne heure, il fut étonné de la trouver dans l’antichambre, reprenant sa pelisse et ses dentelles.
— Vous seriez fort aimable, monsieur de Vieuvicq, dit-elle, de me donner le bras jusqu’à ma porte. C’est à deux pas, et je m’en vais à pied, n’en pouvant plus d’une migraine folle que la voiture augmenterait encore.
On ne refuse pas une demande de ce genre et, d’ailleurs, ce tête-à-tête que Guy n’avait pas cherché lui donnait l’occasion de s’expliquer avec madame Hémery. Cependant tout procédé violent envers une femme était si opposé à ses idées de gentilhomme, qu’il marchait à côté de sa compagne sans avoir le courage d’entamer la question. Elle-même allait sans parler, lourdement appuyée à son bras, le touchant de son épaule, du contour de sa poitrine, de sa hanche. Mais il s’étonnait peu de cet abandon, sachant que la jeune femme était souffrante. Il lui conseilla de prendre une voiture.
— Merci, dit-elle, nous sommes arrivés. Plus qu’un peu de courage ! Je sens que vous me portez presque et, sans votre bras, j’aurais déjà roulé à terre.
Elle se serrait à lui plus étroitement encore, suspendue de tout son poids comme si, en effet, elle eût été près de défaillir.
Guy, peu habitué à distinguer les faux évanouissements des vrais, ne songeait qu’à parvenir sans encombre au terme du voyage. Elle lui indiqua bientôt la maison qu’elle habitait. Jamais il n’y était entré. Puis elle ajouta :
— Je vous en prie, aidez-moi à gravir mes deux étages. Ce sera pousser la charité jusqu’au bout.
Il la soutint jusqu’à l’appartement, dont il dut ouvrir la porte lui-même, tant la main de la jeune femme paraissait impuissante. Il l’aida même à pénétrer dans un petit salon, où des fleurs de toute espèce mettaient des odeurs lourdes. Une lampe voilée d’un abat-jour épais éclairait à peine ; aucun domestique ne se montrait.
Dès qu’ils furent entrés, elle sembla devenir plus forte, et, quittant le bras de Guy, elle disparut dans une pièce voisine, le laissant assez embarrassé d’une situation qu’il ne prévoyait guère cinq minutes plus tôt, et qui n’eût pas embarrassé beaucoup d’autres.
Mais, pour lui, il n’existait qu’une femme au monde. Il était trop éloigné de songer à une aventure pour ne pas prendre, comme argent comptant, le prétendu malaise de l’habile comédienne chez laquelle il se trouvait.
Cependant il se demandait s’il n’allait pas se retirer, lorsque madame Hémery reparut, ayant quitté son costume de soirée. Sans doute, elle n’avait gardé qu’un seul et dernier vêtement sous la tunique de satin noir qui l’enveloppait, tant les plis de l’étoffe obéissaient indiscrètement aux ondulations félines de sa personne.
— Comme vous avez été bon ! dit-elle en s’approchant de Guy. A présent que je me suis défaite, je me sens mieux.
En parlant ainsi, elle l’enveloppait d’un regard sur lequel il n’y avait plus à se méprendre. Elle lui saisit la main, et, après y avoir appuyé ses lèvres de la façon la plus inattendue, elle la mit sur son cœur, dont le jeune homme sentait, sous la soie, les battements tumultueux.
— Madame, dit-il en s’éloignant d’elle sans effarement ridicule, mais avec une fermeté froide, je vous croyais plus malade. Autrement, vous n’auriez pas chez vous, à cette heure, le dérangement de ma présence.
— Qu’importe l’heure ? dit-elle sans quitter sa main. Qui peut m’empêcher d’ouvrir ma porte à un ami, quel que soit le moment où son bon cœur l’amène chez moi ?
Cette comédie exaspérait Vieuvicq. Il ne put se contenir davantage.
— Qui ? s’écria-t-il avec un sourire d’ironie. Mais… lord Mawbray, par exemple.
— Ah ! fit-elle, on m’a déjà calomniée auprès de vous, je le vois. Qu’importent les attaques jalouses d’un monde que je méprise ! Sachez que j’ai le droit de fermer ma porte à lord Mawbray comme à tout autre, quand vous êtes là.
— Ma foi ! c’est une chose dont on pourrait douter, à voir ses… procédés à votre égard.
— Quels procédés ? demanda-t-elle très troublée. Que voulez-vous dire ?
— Tenez, répondit Vieuvicq pris de dégoût pour cette femme, ne jouons pas au plus fin. J’étais l’autre soir à la Tour d’Argent ; je sais ce qui s’y est passé ; je vous plains de tout mon cœur.
Elle se redressa à ces paroles, comme pour faire tête au danger qu’elle trouvait, là où elle s’attendait à une heure d’amour.
— Que s’est-il passé ? que savez-vous ? qui vous a permis de me plaindre ?
— Je sais que cet homme vous a battue. Je vous plains d’être devenue sa complice pour tromper une femme dont vous vous dites l’amie, et qui vous a fait du bien.
Madame Hémery, un instant, fut atterrée. Mais, depuis des années, elle avait trop l’habitude de se mouvoir dans l’intrigue pour être longtemps prise au dépourvu.
— Oui, dit-elle avec la voix et le geste d’une tragédienne, ce lâche m’a battue. Aussi, je le jure par ces marques infâmes que vous allez voir, jamais il n’aura la femme qu’il désire et que vous aimez. Comptez sur moi pour creuser l’abîme entre eux.
En parlant ainsi, elle avait, d’un mouvement, fait tomber de ses épaules le peignoir de satin. Elle offrait aux regards l’éblouissement soudain d’un buste modelé comme le plus parfait des chefs-d’œuvre, et dont un brouillard de batiste et de dentelles ne voilait qu’une faible partie. Sur l’épiderme aux tons laiteux, des marbrures plus sombres témoignaient des procédés de Mawbray.
A cette vue, Guy ne put s’empêcher de tressaillir et de serrer les poings avec colère. Elle crut qu’elle avait parlé à sa pitié, qui sait ? peut-être à son admiration. Mais, en ce moment, il ne songeait guère à elle. Il se disait, pour la seconde fois, que, sans le hasard d’une rencontre, d’autres épaules auraient un jour porté des marques semblables.
— Épargnez-vous tout souci, madame, fit-il au bout d’un instant. Je n’ai besoin de personne pour m’aider à protéger la femme à laquelle je suis dévoué corps et âme. Je la protégerai contre votre amant et — je regrette de vous parler ainsi — contre vous-même. Entre elle et vous, il faut aussi qu’un abîme se creuse. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
Avec un salut d’une politesse froide, il s’apprêtait à sortir. Mais, d’un bond, elle se plaça devant la porte, opposant à Guy, comme une barrière parfumée, ses bras étendus.
— Ainsi, cria-t-elle, vous me chassez de cette maison comme si vous y étiez déjà le maître ! C’est vous y prendre un peu tôt. Vous ne soupçonnez pas ce que c’est que de m’avoir pour ennemie !
— Laissez-moi passer, dit Vieuvicq en l’écartant doucement. Vous êtes folle.
Dans une étreinte fougueuse, elle se colla à lui tout entière.
— Oui ! soupirait-elle d’une voix entrecoupée ; oui, je suis folle, folle de honte, de colère, de haine, folle aussi… Oh ! Dieu ! je veux oublier tout, même que j’existe.
Il eut besoin de toute sa force pour s’arracher aux bras de cette créature dangereuse, dont l’emportement des sens troublait la raison. Deux minutes après, il mettait le pied sur le trottoir de la rue de Bellechasse et aspirait bruyamment l’air rafraîchissant de la nuit. Troublé, quoi qu’il en eût, par ce qu’il venait de voir et d’entendre, il ne reconnut pas le marquis de Rochetorte qui passait sur le trottoir opposé, boutonné dans son pardessus, se rendant à l’hôtel Rambure.
— Pardonnez-moi d’arriver chez vous à onze heures, dit le roi des mondains en saluant Jeanne. Je viens de l’exposition de la rue de Sèze. J’avais promis mon bras à une belle dame qui l’a gardé un peu trop longtemps. Mais je vois des vides parmi vos habitués, ce soir ?
— Oui ! M. de Vieuvicq et madame Hémery sont partis de bonne heure, l’un pour cause de travail, l’autre pour cause de migraine.
— Oh ! bien, fit Rochetorte, oubliant le « secret professionnel » parce qu’il s’agissait d’une femme qu’il n’aimait pas, il faut croire qu’elle a fait le travail ou qu’il a guéri la migraine.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Rien, si ce n’est que j’ai aperçu, il n’y a pas cinq minutes, votre ami sortant de chez madame Hémery. Après tout, si cela les amuse, ces braves gens !… Figurez-vous que j’ai eu la curiosité de compter mes dîners en ville depuis le commencement du mois. J’en suis au dix-septième !
Moins occupé de lui, le marquis eût remarqué que la jeune femme, à ses paroles, venait de changer de visage. Elle ne l’écoutait plus et elle n’écouta plus personne ce soir-là, Mawbray moins que tout autre. L’aiguille de sa pendule lui semblait mettre une heure à franchir chaque minute. Enfin, elle se trouva seule chez elle. En se regardant au miroir, elle fut surprise de se trouver changée. Mais, surtout, elle ne reconnaissait plus son cœur, où l’orage soufflait.
Elle fut debout, le lendemain, une heure plus tard qu’à l’ordinaire, moins à cause de la fatigue de son insomnie que faute d’un intérêt quelconque dans la journée qui commençait. Toutes les heures à venir lui semblaient vides. Monter à cheval ? essayer des robes ? faire des visites ? à quoi bon ? Et ces mots : A quoi bon ? lui montaient du cœur chaque fois qu’elle essayait de s’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un. C’était un dégoût général dont elle s’irritait, dont elle s’alarmait plus encore. Elle ressemblait à ces gens douillets que la première crampe dans un orteil rend tout pâles, de peur de la goutte.
Elle avait décidé, dans sa sagesse, qu’elle vivrait heureuse, tranquille, se préservant avec soin de tout ce qui peut troubler l’existence, des haines, des procès, des maladies, de l’amour. Est-ce que, par hasard, elle allait être jalouse ? et jalouse de qui ? d’une bourgeoise qui s’était faufilée chez elle grâce à la faiblesse de sa belle-mère ! d’un homme à qui elle permettait de l’aimer, rien de plus ! qu’elle avait empêché naguère, en lui accordant son amitié, de partir pour l’autre bout du monde !
Quoi ! c’était à cause de lui qu’elle avait, durant des heures, étouffé sous ses couvertures ! qu’elle était en ce moment, assise dans son fauteuil, désorganisée, troublée, malheureuse !
— Non, pensait-elle, ce n’est pas la jalousie, c’est la colère. Quelle honte d’avoir cru, même un instant, au dévouement de cet homme ! d’avoir eu pitié de son amour ! un bel amour, en vérité !
Il lui semblait le haïr de tout son cœur. Elle désirait lui faire du mal, beaucoup de mal. Elle avait envie d’écrire à Mawbray : « Venez ! je suis décidée. » Mais involontairement, elle se disait :
— Et ensuite ? serai-je plus heureuse ?
Vers dix heures, quelqu’un sonna chez elle. C’était madame Hémery, qui, sentant qu’il allait falloir combattre, voulait prendre, la première, ses positions sur le champ de bataille. Seulement elle était en veine d’arriver partout trop tard.
D’abord Jeanne fit fermer sa porte. Mais la dame ne se décourageait point si aisément. Elle insista. Puisqu’on ne voulait pas la recevoir, c’est qu’elle avait bien fait de venir et qu’il lui importait d’être reçue. Entrée dans le petit salon, elle comprit au visage bouleversé de Jeanne qu’il s’était passé quelque chose. Restait à savoir quoi. La matinée commençait à peine. Vieuvicq n’avait pu venir encore ; il avait écrit, peut-être ?
Jeanne fixait sur la visiteuse matinale des yeux brillants de colère.
— Comment ! c’est vous, madame ? dit-elle. Après votre… migraine d’hier au soir, je ne m’attendais pas à vous voir de si bonne heure.
— Oh ! chère amie, je ne suis pas douillette, vous le savez. Mais vous-même semblez moins bien qu’à l’ordinaire. Que se passe-t-il ?
— Rien quant à ma santé, Dieu merci !… Quant à ce que vous voulez bien appeler « notre amitié », c’est autre chose.
Évidemment, Vieuvicq avait parlé. Madame Hémery n’en doutait plus maintenant.
— Expliquez-vous, dit-elle. Voilà une réception à laquelle je ne m’attendais guère.
— Si vous trouvez que je vous reçois mal, répondit Jeanne, ne vous en prenez qu’à vous qui avez forcé ma porte. D’ailleurs, c’est un désagrément auquel vous ne serez plus exposée désormais.
— Ai-je bien compris ? demanda madame Hémery très maîtresse d’elle-même. C’est une rupture que vous voulez ?
— Vous avez parfaitement compris.
— Vous m’accorderez, je pense, le droit d’en connaître le motif ?
— Sans aucun doute. Je ne veux pas que mon salon devienne un lieu de rendez-vous galants.
— Vous êtes bien prompte à accueillir une calomnie ? dit l’expulsée convaincue qu’il s’agissait de Mawbray.
— En ce cas, c’est vous qui vous êtes calomniée par vos actes. Vous savez avec qui vous êtes rentrée chez vous, hier soir, en sortant d’ici ?
Madame Hémery laissa échapper une exclamation qui l’eût trahie, si Jeanne eût été assez calme pour observer.
— Quoi ! c’est de M. de Vieuvicq que vous parlez ?
— Et de qui donc ? Vous êtes libres, l’un et l’autre, de faire ce que bon vous semble, mais pas chez moi.
— Le misérable ! il a osé…?
— Ce sont là des comptes à régler entre vous deux. Vous trouverez bon que je n’en écoute pas davantage sur un sujet qui m’est indifférent.
— Indifférent ! vous me croyez naïve, en vérité ? Regardez-vous dans cette glace et dites-moi si vous avez l’air de traiter un sujet indifférent.
— Veuillez vous retirer, dit Jeanne en se dressant de toute sa hauteur. Vous devriez déjà être partie.
— Je m’en vais. Je ne vous gênerai plus désormais. C’est à mon tour de vous dire : Réglez vos comptes avec M. de Vieuvicq, et tâchez que lord Mawbray n’y voie rien.
— Mais sortez donc ! dit Jeanne la main sur la sonnette.
— Oh ! croyez-moi, ne sonnez pas, dit madame Hémery avec une insolence de fille. Ne mettez pas un domestique au courant de nos déboires communs. Votre beau Guy s’est moqué de nous deux, c’est clair. Que voulez-vous ! avec les hommes, on est exposé à ces choses-là.
Jeanne ne répondit que par un violent coup de cloche. Comme la visiteuse congédiée franchissait la porte, elle se retourna, les yeux brillants d’une méchanceté féroce.
— Vous avez eu tort de vous fâcher, dit-elle. Nous aurions pu comparer nos titres de propriété à l’amiable. Vous savez ; les miens remontent à trois mois.
Et, jouissant d’avance de la perfidie de son mensonge, madame Hémery disparut après une insolente révérence.
— Ouf ! se disait-elle en descendant l’escalier, dans quel guêpier je me suis fourrée ! Mais c’est encore moi qui ai le beau rôle. Cette pécore enrage, et elle ne sera ni à l’un ni à l’autre des deux rivaux. Ils sauront ce qu’il en coûte de m’avoir pour ennemie.
Jeanne, restée seule, ne se sentait plus en colère. Elle versait de chaudes larmes sur la première désillusion de sa vie. Tout disparaissait devant cette pensée :
— J’ai été trompée ! trompée par lui ! depuis trois mois !
Il s’était joué d’elle, celui qu’elle appelait l’autre jour encore : son vieux Guy. Il était donc semblable à tous les autres, cet homme qu’elle croyait naïvement le seul incapable de mentir, le seul dévoué sans arrière-pensée, le seul capable d’une fidélité sans espoir !
— Mon Dieu ! soupirait-elle, un peu plus j’allais l’aimer ! Hélas ! est-ce que je ne l’aime pas déjà, maintenant qu’il m’échappe ?… Ah ! nous sommes de folles et malheureuses créatures !
En d’autres moments, son irritation reprenait le dessus. Elle éprouvait un dégoût profond pour tous ces hommes à qui certaines satisfactions sont nécessaires. Elle était jeune, riche, libre. Elle allait oublier. C’était maintenant qu’il serait en droit de lui dire :
— Vous n’avez pas le temps de penser.
Mais, tandis qu’elle appelait le tourbillon de la folie, la douleur, seule, lui répondait et ses larmes coulaient, plus amères encore.
Quand on vint lui annoncer le déjeuner, elle n’eut pas le courage de se mettre à table et fit prier sa belle-mère de ne point l’attendre.
Elle fut saisie d’une émotion violente lorsque, vers deux heures, on annonça chez elle Guy de Vieuvicq. Il ne devait point venir ce jour-là ; elle n’était point préparée à sa visite, et, durant des heures, elle s’était juré à elle-même de ne plus le revoir. Cependant, elle fut étonnée de sentir, à ce nom, une émotion qui la rendit tremblante, et, pour la première fois, elle comprit combien elle l’aimait déjà, puisqu’elle tardait tant à le haïr.
Mais quel langage allait-elle lui parler ? de quelle façon devait-elle le recevoir ? comme un indifférent ? c’était de l’affectation ; comme un être parjure et déloyal ? c’était du caprice ; car enfin, Guy ne lui avait juré que beaucoup d’amitié, et il tenait si bien son serment, qu’elle l’avait pris, elle-même, pour quelque chose de plus qu’un ami.
Déjà il était devant elle, lui tendant la main avec un regard aussi franc, aussi tendre — oui, aussi tendre ! — que si une odieuse créature du nom de madame Hémery n’avait jamais existé. Cependant il était troublé, tellement troublé, qu’il ne remarqua point l’accueil singulier de Jeanne.
— Je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup, commença-t-il. Mais vous avez confiance en moi, j’espère ?
— Expliquez-vous. Nous le saurons après.
— A l’avenir, répondit-il en la regardant, un peu étonné, vous ne verrez plus chez vous une personne qui y venait souvent : madame Hémery.
— Et pourquoi ne la verrai-je plus, s’il vous plaît ?
— Parce que je lui ai défendu d’y reparaître.
— Cela ne suffit pas, dit Jeanne en contenant la colère qui, de nouveau, s’emparait d’elle. Vous devez avoir une raison ? je veux la connaître.
— J’aurais aimé ne point vous la dire en ce moment. Vous savez que je ne suis pas homme à faire une chose si grave à la légère.
— C’est possible. Mais j’insiste pour connaître vos motifs.
— Jeanne, vous me faites une peine véritable en agissant ainsi.
— Je le regrette. Mais j’ai le droit de savoir pourquoi je dois fermer ma porte à une de mes relations.
— Eh bien, dit Vieuvicq froissé au fond du cœur de la tournure de l’entretien, madame Hémery est la maîtresse de lord Mawbray. Cela vous suffit, je pense ?
A cette parole, qui lui semblait contenir le plus impudent des mensonges, Jeanne se leva et fut sur le point d’ordonner à Guy de sortir de sa présence ; mais elle se contint et, voulant se venger par une seule parole de tout ce que cet homme lui faisait souffrir depuis la veille :
— Épargnez-moi, dit-elle, vos conseils et vos avertissements. Je sais ce qu’ils valent et je ne vous répondrai qu’une chose : je suis décidée à épouser lord Mawbray.
— Jamais ! s’écria Guy debout, tout pâle. Jamais, moi vivant !
— Et pourquoi donc, je vous prie ? Où prenez-vous l’assurance de parler ainsi ?
— Jeanne, fit le jeune homme en s’appuyant à la cheminée, car il voyait tout tourner autour de lui, vous n’épouserez pas cet homme pour plusieurs raisons. Mais, aujourd’hui, je ne vous en donnerai qu’une : je vous aime !
— Eh bien, vrai ! répondit-elle avec un éclat de rire qui sonnait faux, si vos autres raisons ne valent pas mieux que celle-là…
Il la regardait, confondu, ne la reconnaissant plus. Tout paraissait si changé en elle ! Avec une grande tristesse, mais sans colère, il lui répondit :
— Je m’attendais à tout, Jeanne, sauf à vous voir éclater de rire quand je vous dis que je vous aime.
— Et moi à tout, aussi, sauf à ce qui se passe. Je comprends que lord Mawbray vous gêne et que vous cherchiez à l’écarter. Mais quel intérêt avez-vous à faire chasser d’ici votre maîtresse ?
— Ma maîtresse ? s’écria Guy confondu par l’étonnement. On vous a dit que j’avais une maîtresse ? Et vous avez cru ce mensonge ?
— Elle avoue elle-même. Ne soyez pas plus royaliste que le roi.
— Mais qui avoue, au nom du ciel ? c’est à perdre la raison.
— Madame Hémery, en personne, ici même, ce matin.
— Elle avoue quoi ?
— Que vous êtes au mieux, depuis trois mois. Faut-il le lui faire répéter devant vous ?
— Elle a menti, comme une éhontée qu’elle est.
— La dernière des femmes ne ment pas pour se condamner elle-même. D’ailleurs, où étiez-vous hier au soir ?
— Jeanne, dit Vieuvicq, je vous jure sur le repos de nos chers morts que j’ai franchi hier, pour la première fois, la porte de cette vile créature. Je vous jure qu’elle vous trompe, et qu’elle est pour moi comme la dernière des inconnues. Mais je n’ai pas besoin de serments. Ma parole suffit et vous avez toujours cru jusqu’ici.
— Oui, j’y avais toujours cru, toujours, les yeux fermés. Vous étiez l’homme que j’estimais le plus au monde. Ma foi en vous était immense, et, quand je pensais à l’avenir, ses incertitudes ne m’effrayaient pas. Je comptais sur vous quoi qu’il pût arriver : Maintenant tout cela est détruit : vous m’avez trompée. Je ne croirai plus en personne. Allez-vous-en. Si vous saviez ce que vous venez de perdre, vous seriez malheureux le reste de vos jours.
— Non, Jeanne, je ne m’en irai pas. Je n’abandonnerai pas, sans le disputer, le trésor qui est mon seul bien et qu’une misérable veut me faire perdre.
— Quel est son intérêt ?
— Ce n’est pas l’intérêt, c’est la vengeance qui la fait agir. Mais, moi, pourquoi vous aurais-je trompée ? Si je vous aime, que puis-je chercher auprès de cette femme ? si je ne vous aime pas, dans quel but irais-je feindre le sentiment et la vertu ?
— Dans quel but ? Vous me croyez naïve, en vérité. Vous ne parlez plus du Sénégal, maintenant ? Vous avez mieux trouvé.
Dans sa colère, elle venait de laisser échapper cette parole atroce et déjà elle la regrettait. Mais, en ce moment, elle serait morte plutôt que de faire un geste qui pût passer pour une excuse.
D’ailleurs Vieuvicq ne lui en laissa pas le temps.
— Si je ne vous aimais comme je vous aime, dit-il, et si je ne comprenais jusqu’à quel point la fourberie d’une coquine a produit son effet, ces mots nous sépareraient pour toujours. Je n’y réponds rien aujourd’hui. Vous me reverrez le jour où je n’aurai plus à craindre cette insulte, et ce sera bientôt, je pense. En attendant, sachez que j’espère vous faire mienne. Mais, si je succombe dans la lutte, si vous ne devez jamais être ma femme, je mourrai assassin plutôt que de vous laisser à Mawbray. Vous me maudiriez d’avoir agi autrement. Et maintenant, avec l’aide de Dieu, à bientôt et à toujours !
Les dernières paroles de Vieuvicq avaient laissé Jeanne dans un état de surexcitation difficile à décrire. Elle pressentait un mystère et son instinct lui disait que ce mystère cachait quelque chose d’heureux. Aussi elle en attendait l’explication avec une impatience fiévreuse et, souvent, elle avait envie d’écrire à Guy : « Venez ! je ne puis rester longtemps dans cette incertitude. J’ai besoin de croire de nouveau en vous comme autrefois ! »
Car c’est cela surtout qu’elle désirait : croire en lui ! Et cependant les heures étaient nombreuses et longues où la défiance restait la plus forte. C’était si difficile d’admettre qu’il eût dit la vérité et que l’autre eût fait le mensonge ! Ce qui la désolait, c’est que jamais, peut-être, elle ne pourrait savoir qui des deux l’avait trompée. Dans toute sa vie, quelle que fût sa destinée, ce doute la suivrait.
Mais pourquoi Guy lui avait-il parlé de lord Mawbray comme d’un danger pour elle ? pourquoi, ayant été si loin, avait-il refusé d’en dire davantage ?
Il lui semblait qu’elle vivait entourée d’ennemis ; elle n’osait plus voir personne. Elle ne sortait plus, se disant malade. A son grand soulagement, la dernière semaine du carême avait interrompu les réceptions de l’hôtel Rambure.
Lord Mawbray s’était présenté plusieurs fois rue de Varenne et avait trouvé la porte fermée, ce qui le rendait fort perplexe. Madame Hémery avait-elle accompli sa menace et livré ses lettres ? Il ne pouvait le croire. D’ailleurs, en réponse à l’envoi d’un œuf de Pâques somptueux, il avait reçu quelques lignes un peu froides, mais n’indiquant nullement une rupture. Cependant il observait, dans la marche des choses, un temps d’arrêt bien marqué et il avait résolu, à part lui, de ne pas prolonger au delà du printemps qui commençait une incertitude dont il se sentait mortifié.
Déjà, quand il paraissait dans un salon, il saisissait des regards d’intelligence, il devinait des questions posées derrière l’éventail, auxquelles on répondait par ce mouvement d’épaules qui signifie :
— Ma foi ! je n’en sais pas plus que vous.
Un des derniers jours de mars, comme il entrait au Concours hippique, où son mail devait prendre part au défilé, il trouva sur la piste, encore encombrée par le public, madame de Bélorgelle exhibant aux amateurs de beautés dodues les coupes savantes d’un corsage ultra-collant. Elle causait avec Rochetorte et Javerlhac et paraissait rire beaucoup aux histoires que lui débitait ce dernier ; car elle était d’une gaieté exubérante. En public elle se hâtait de rire de tout, comme Figaro, non qu’elle eût peur d’en pleurer, mais elle avait de jolies dents et ne craignait pas qu’on le vît. A l’approche de Mawbray, les yeux du trio se fixèrent sur lui et Javerlhac resta coi, se pourléchant les lèvres, ainsi qu’un chat dont l’écuelle s’est renversée avant qu’il ait fini de boire son lait.
— On n’attendait plus que vous, dit madame de Bélorgelle ; mais on vous a vu entrer et voilà la tribune du jury qui s’agite, ô grand homme de cheval ! Pour peu que la chance s’en mêle, trois journaux du matin raconteront demain que j’ai eu l’honneur d’être vue causant avec vous.
Mawbray semblait de méchante humeur.
— Bah ! fit-il. Si les reporters veulent s’en donner la peine, ils pourront dire sur vous des choses plus intéressantes.
— Flatteur ! répondit la dame, habile dans l’art de ne pas comprendre les allusions désagréables. Puisque vous êtes en veine d’amabilité, donnez-moi votre bras jusqu’aux tribunes. Dieu sait si nous vous aurons encore à notre service, l’année prochaine.
— Tout est plein, dit Mawbray, sans relever l’intention contenue dans ces paroles. Je n’aperçois pas une place vide.
— Suivons les gradins. Nous finirons bien par en trouver une. Ah ! voilà madame de Monguilhem qui est venue voir défiler son attelage.
— Elle est sûre d’un prix, dit Javerlhac, si ses chevaux sont aussi bien dressés que son mari.
— J’espère qu’ils sont moins fatigués. Il maigrit à vue d’œil.
— Dame ! on l’attelle tous les jours, du matin au soir.
— Il faut croire qu’il préfère n’être pas relayé.
— Pardon, fit Rochetorte, la duchesse me fait signe ; il faut que je vous quitte.
Et il s’éloigna fort affairé.
— Elle ne lui fait pas signe du tout, reprit Javerlhac en regardant une femme aux cheveux grisonnants et au teint coloré. Elle se gratte le nez et parle à sa fille. Mais Rochetorte se figure toujours que les duchesses l’appellent.
Madame de Bélorgelle, en sa qualité de femme non titrée, n’aimait point les couronnes des autres.
— Oui, répondit-elle, le trèfle l’attire. C’est pour cela qu’on le voit si enflé. Ah ! voici la belle Hémery qui fait son entrée. Comme elle s’habille, cette femme ! Toutes les choses qu’elle porte sont des modèles.
— Peuh ! fit Javerlhac, pressentant qu’on allait s’amuser un brin, je ne trouve pas, moi. Qu’est-ce que vous lui voyez de si extraordinaire ?
— Rien, pour vous autres hommes, mais une femme ne s’y trompe pas. Sa robe est en drap et sans garniture ; seulement ce corsage-là vient de chez Laferrière, qui les fait payer le même prix, qu’ils soient de velours ou de serge. Et regardez-moi comme elle est chaussée ! Et quels dessous ! Je voudrais lui demander son secret, à cette veuve sans fortune.
— Son secret ? lord Mawbray vous le dira tout comme moi. Il consiste précisément dans son veuvage et… dans ses dessous.
Le grand homme de cheval jeta un regard peu tendre sur celui qui venait de parler ; mais, ne se sentant pas de force, il garda le silence.
— Enfin, continua madame de Bélorgelle en s’adressant à l’Anglais, je vois avec plaisir que cette intéressante personne est encore de ce monde et que votre belle amie ne l’a pas tuée.
— Que voulez-vous dire ? demanda Mawbray.
— Faites donc l’ignorant ! Vous savez mieux que moi ce qui se passe à l’hôtel Rambure, peut-être, à moins qu’on ne vous ait fermé la porte, à vous aussi.
— Qui vous a dit qu’on avait fermé la porte à quelqu’un ?
— Ma foi, si vous étiez venu cinq minutes plus tôt, vous auriez entendu le marquis de Rochetorte raconter l’histoire. Il paraît que la pauvre Hémery a eu des bontés pour une espèce de chat familier qui garde le coin du feu, là-bas. Et la jeune madame de Rambure n’entend pas que ses animaux domestiques s’aillent promener sur les toits du voisin.
— Quel cancan a encore fait le marquis ? interrogea Mawbray en regardant Javerlhac.
— Je n’y ai pas fait grande attention, répondit celui-ci, fort occupé à examiner ses manchettes. Il paraît que madame Hémery et Vieuvicq ont une intrigue, et l’on ne veut pas que l’hôtel Rambure abrite leurs entrevues. Du moins, voilà ce que j’ai compris.
Mawbray était de l’humeur jalouse et débauchée d’Henry VIII, qui, sur un soupçon, faisait tomber la tête d’une maîtresse aussi bien que celle d’une femme légitime. Il se voyait sacrifié des deux côtés, sacrifié pour le même homme. Le sang lui monta au visage, et, comme la cloche sonnait, il en prit occasion pour abandonner madame de Bélorgelle et Javerlhac. Mais ce ne fut pas vers les écuries qu’il se dirigea. Sans faire attention à personne, il sortit du palais de l’Industrie et laissa son mail défiler tout seul sous la conduite de son premier piqueur.
— Eh bien, dit Javerlhac à sa compagne, vous venez de faire un joli coup !
— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda-t-elle d’un petit air innocent.
— Vous êtes cause que madame Hémery sera obligée de changer de couturière, pour cause de diminution dans son budget.
— Bah ! ce n’est pas de couturière qu’elle changera. Ainsi c’est Mawbray qui ?… Franchement, Rochetorte aurait bien pu me prévenir. Mais que devient donc le mariage de cette petite évaporée de Rambure ? On le disait fait.
— Oh ! il ne l’est pas encore. Dans tous les cas, vous ne pleurerez pas s’il manque ; car vous la détestez.
— C’est une poseuse qui dit du mal de moi.
— Elle le dit de si loin ! répliqua Javerlhac, qui savait que le grand grief de madame de Bélorgelle était de n’être point reçue chez Jeanne.
— Monsieur Hopkins, demandait Mawbray à son chef d’écurie, le lendemain matin, vous souvient-il de ce lad qui vendait, l’année dernière, des renseignements à un bookmaker de la rue de Hanovre ?
— Certainement, milord. Il m’a fallu deux mois pour le prendre la main dans le sac. Le gaillard se défiait, non sans raison. Il livrait les tuyaux à la femme de chambre d’une danseuse et, le lendemain, ou plutôt le soir même, la danseuse les repassait à ce pendard de Sadler.
— C’est par une agence que vous avez découvert la combinaison ?
— Oui, milord, et, malheureusement, j’y ai pensé trop tard. Un ami m’a indiqué Guérin et Cie, de la rue de la Michodière. J’ai expliqué le cas ; Votre Honneur m’avait donné carte blanche. « Soyez tranquille, m’a dit Guérin ; dans huit jours, vous serez fixé. » Il a mis trois semaines ; mais, comme il me l’a expliqué, il a dû faire observer dix-sept personnes, tenant de près ou de loin à l’écurie, plus une dix-huitième dont Votre Honneur ne se doute guère. Il me l’a avoué plus tard ; car nous sommes restés en relations, depuis lors.
— Peut-on savoir qui était ce dix-huitième, monsieur Hopkins ?
— Tout simplement Votre Honneur en chair et en os. Je l’ignorais, naturellement.
— Comment ! ce coquin me supposait capable de vendre des renseignements sur mes propres chevaux !
— Dame, à faire son métier, Guérin est devenu un peu défiant. D’ailleurs, Votre Honneur n’aurait pas été le premier.
— Alors, Guérin m’a suivi ?
— Pendant trois semaines, milord. Et même, si ce bavardage n’offense point Votre Honneur…
— Non, Hopkins ; bavardez, mon ami.
— Eh bien, il paraît que la danseuse recevait également les visites de Votre Honneur. Il y avait de quoi s’y perdre. Mais Guérin a été dans la police et n’est pas homme à donner longtemps sur une voie à contre-pied.
— Monsieur Hopkins, dit Mawbray, je désire parler à votre Guérin aujourd’hui même.
— Bien, milord. J’espère seulement que Votre Honneur voudra bien ne pas me brouiller avec un ami aussi utile et aussi…
— Dangereux. Soyez tranquille et faites vite. Je suis pressé.
Une heure plus tard, le chef de la maison Guérin et Cie se présentait devant lord Mawbray. C’était un homme de cinquante ans, mis proprement, bien que sans recherche, ayant l’aspect concentré et rassis d’un avoué de province tout à son affaire.
— Monsieur m’a fait demander ? dit-il sans perdre son temps en phrases et en politesses.
— Oui. Vous avez très bien réussi, l’année dernière, dans une…
— Dans l’établissement d’un dossier pour le compte de M. Hopkins.
— Ah ! vous appelez cela « établir un dossier ? » Parfaitement. Cette fois, il s’agirait d’en établir deux.
— Les noms ? demanda Guérin en tirant son portefeuille.
Mawbray dicta les noms et les adresses qui furent transcrites en caractères indéchiffrables pour tout autre que celui qui écrivait.
— Pas un intérêt d’écurie, cette fois ?
— Mon Dieu, si ; à peu près. Mais je ne demande que des faits. Je me charge de tirer les conclusions.
— Alors, un simple compte rendu des démarches journalières suffira. Faut-il se limiter aux démarches extérieures ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Voici. Nous avons deux catégories d’opérations. La première se borne à l’extérieur : telle personne est entrée dans telle maison. La seconde est illimitée : on est allé en cet endroit ; on y a rencontré celui-ci ou celle-là ; on y a dit ou fait telle ou telle chose. Pour la seconde catégorie, nous ne faisons pas les prix d’avance.
— Diable ! pensa Mawbray, l’année dernière j’étais dans la seconde catégorie. Mon dossier doit être curieux. Et vous pouvez tout savoir ? demanda-t-il.
— Tout, fit Guérin qui devenait loquace quand l’amour-propre du métier l’entraînait. L’année dernière, une dame dont nous établissions le dossier va chez sa lingère et essaye des… — il baissa la voix — des pantalons. Une heure après, quand elle rentra chez elle, le mari savait déjà que les vêtements intimes dont je parle étaient en batiste, fort enrubannés. Ce détail, dont mon client n’avait pas été à même de s’apercevoir, vu certaines lacunes de la vie conjugale, était, paraît-il, des plus importants et amena le résultat que nous cherchions.
— N’importe, fit Mawbray qui savait compter à ses heures. La première catégorie suffira. Quels sont vos prix ?
— Cent francs par jour pour l’ingénieur. Quant à la femme… Est-elle du monde ?
— Oui.
— Dépassé trente ans ?
— Un peu, je pense.
— Trois cents francs, alors. Mariée ?
— Non, veuve.
— En ce cas, deux cents seulement.
— Vous êtes un observateur, monsieur Guérin.
— Je n’ai fait qu’observer toute ma vie, répondit l’établisseur de dossiers en pliant son portefeuille et en saluant. Demain, monsieur recevra les premières feuilles, dont l’envoi quotidien continuera jusqu’à instruction contraire.
— Combien vous faut-il d’avance ?
Le personnage laconique ne répondit que par le geste d’un homme froissé et disparut, sans qu’on entendît la porte se fermer.
Le courrier du lendemain apporta à Mawbray les premières « feuilles ». C’étaient des carrés de papier sans en-tête, portant, pour unique suscription, l’une : monsieur, l’autre : madame. Au bas, cette note, faisant foi d’une rigoureuse délicatesse : « Pour la première journée, la moitié seulement des honoraires stipulés sera perçue. »
Chaque matin, pendant huit jours, les rapports de l’agence Guérin et Cie arrivèrent. Le dossier de madame n’offrait rien d’intéressant. La veuve Hémery menait la vie d’une petite maîtresse qui se dorlote, reste tard au lit, ne sort que par le beau temps, un jour pour commander un chapeau, le lendemain pour montrer une robe à l’Hippique ou à quelque sermon de carême. D’ailleurs, pas plus d’amant que sur la main.
— Elle soigne son salut, se disait Mawbray en ricanant.
Peut-être qu’elle soignait tout simplement les marques bleues de ses épaules, et n’était pas disposée à témoigner à tout le monde la même confiance qu’à Vieuvicq.
Quant à celui-ci, l’emploi de son temps ne variait pas. Les matinées se passaient chez lui ou en courses. Il allait à son bureau, mais rarement. Chaque jour, il courait les fondeurs en cuivre, les tourneurs, les serruriers aux quatre coins de Paris. Deux fois, on le suivit au bureau des brevets d’invention.
Mais, l’après-midi, c’était une autre histoire. Autant de feuilles, autant de fois la mention suivante qui semblait stéréotypée :
« Entré à deux heures au no 28 de la rue Delambre. Sorti à six heures. »
En somme, il résultait de l’examen des dossiers : que, contrairement aux suppositions de lord Mawbray et de quelques âmes charitables, madame Hémery et Vieuvicq semblaient ignorer leur existence respective.
Que ni l’un ni l’autre ne mettaient le pied à l’hôtel Rambure.
Que le jeune homme passait tous ses après-midi rue Delambre.
Les deux premiers points, seuls, intéressaient le client de l’agence Guérin et Cie. Déjà, il avait commencé à écrire un billet pour arrêter les frais et demander son compte. Mais, après réflexion, il se ravisa, et la note suivante partit pour la rue de la Michodière :
« Savoir chez qui monsieur se rend chaque jour rue Delambre. »
Le surlendemain, le rapport quotidien portait, comme toujours :
« Entré à deux heures au no 28 de la rue Delambre. Sorti à six heures. »
Mais ces lignes étaient complétées par les suivantes :
« (Deuxième catégorie) La personne se rend chez un M. Guy. On suppose que ce dernier et son visiteur ne sont qu’une seule et même personne. Sans doute Guy est un nom d’emprunt. Concierge très difficile et aucun domestique dans l’appartement. »
Au bas de la feuille, on avait écrit au crayon rouge :
« Frais supplémentaires (2e cat.) — 200 fr. »
— Halte-là, dit lord Mawbray après avoir lu. Monsieur Guérin me coûte trop cher. Il n’est pas juste que ce soit moi qui paye tout.
Et, par dépêche cette fois, il envoya cet ordre :
« Affaire terminée. Envoyez compte général. »
Puis il alluma un cigare et songea au meilleur moyen d’informer une belle dédaigneuse qui tournait trop au sentimental, depuis trois semaines, que son fidèle berger gardait des brebis en ville.
Mais ses réflexions le convainquirent de la nécessité d’éclairer les situations, avant toute chose. Il tenait une arme. Encore était-il bon de savoir comment s’en servir. S’agissait-il d’écarter un rival gênant, sinon dangereux, ou de l’entraîner définitivement dans sa perte, si, pour lui-même, tout espoir était perdu ?
Une seule personne pouvait utilement le renseigner à cet égard ; c’était madame Hémery. Avait-elle livré à Jeanne les fameuses lettres ? Le soir même, il sonnait à sa porte.
— C’est vous ? dit-elle en témoignant à sa vue une satisfaction fort modérée. Je suis sensible à l’honneur de votre visite ; mais vous oubliez que nous ne devons pas nous voir chez moi. Vous êtes un trop grand seigneur pour n’être pas compromettant.
— Eh ! ma chère, une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, il me semble que vous me boudez, depuis quinze jours, et je veux savoir si nous sommes brouillés.
— Allons donc ! il n’y a que les imbéciles qui se brouillent. Franchement, ce n’était pas à moi à me jeter à votre cou.
— Vous avez un vers français qui dit qu’on embrasse les gens, parfois, pour les étouffer.
— En effet, mais il vous arrive, à vous, d’étrangler les femmes, de la façon la plus prosaïque, sans les embrasser.
— Allons ! dit-il, sans rancune. Avouez que vous auriez mis un saint en colère avec vos menaces. Mais ce n’était pas sérieux, n’est-ce pas ?
— Doucement, mon cher lord, on ne me reprendra plus à être franche avec un saint de votre espèce.
— Bah ! nous sommes à une époque où il faut se pardonner ses offenses mutuelles. Vous êtes allée trop souvent à l’église, ces jours-ci, pour n’être pas d’humeur indulgente.
— Qui vous a dit que je suis allée à l’église ? Eh bien, c’est vrai, je ne m’en défends pas. Je suis Bretonne et nous ressemblons un peu, nous autres, aux dames de Madrid. Le Christ dans l’alcôve…
— Et le poignard à la jarretière. Fi ! voilà des assemblages que je n’aime point.
— Avouez que ce n’est pas le Christ qui vous déplaît davantage, tout bon protestant que vous êtes.
— Eh bien, causons du poignard.
— Ah ! ah ! c’est cela qui vous amène ? Quel dommage qu’il n’y ait pas moyen de s’expliquer tranquillement avec vous !
— Vous pouvez me parler comme à un frère, mais encore faut-il savoir où nous en sommes.
— Absolument où nous en étions.
— Alors vous avez toujours mes lettres ?
— Si je les ai ! me croyez-vous femme à jeter tant d’argent par la fenêtre ?
— Et, moi, suis-je homme à chanter si haut, sans être sûr que ma musique ne me restera pas pour compte ?
— Tout peut s’arranger. Vous avez vos petits défauts, mais votre parole vaut de l’or. Donnez-la-moi, et je me tiens tranquille. Je sais que, le lendemain des noces, vous ferez rubis sur l’ongle. Pour vous décider, j’ai à vous donner une bonne nouvelle.
— J’écoute.
— Le beau Vieuvicq est en disgrâce complète.
— Si vous croyez me l’apprendre ! Je sais même le nom de celle qui a causé la brouille.
— Vraiment ! dit madame Hémery en se mordant la lèvre. Peut-on savoir ?
— Ne faites donc pas l’habile avec moi, ma chère. Pendant trois jours, j’ai été furieux contre vous. Je croyais que vous m’en donniez à garder avec le comte de Vieuvicq.
— Tous les mêmes ! vous voulez quitter, mais vous n’admettez pas qu’on vous quitte. Et votre fureur est passée ?
— Oui, la confiance, de nouveau, règne en mon âme.
— A la bonne heure ! voilà comme je vous aime. N’importe, quand vous serez marié, tâchez que M. de Vieuvicq ne soit pas indiscret.
— Quelle indiscrétion peut-il faire ?
— Nous y voici, car, après la bonne nouvelle, j’ai à vous en donner une mauvaise. Ce personnage, dont vous avez toujours fait trop peu de cas, nous a vus sortant ensemble de la Tour d’Argent. Je le tiens de sa bouche.
— Oh ! bien, alors !… dit Mawbray avec un geste.
— Ne vous découragez pas si vite. C’est un original ; d’autres diraient : un noble cœur. Ces gens-là ont des manies de générosité incroyables. Je gagerais qu’il n’a rien dit encore.
— Oui ; mais il parlera. Peste soit des nobles cœurs qui flânent dans les endroits où l’on n’a pas besoin d’eux !
— Qui vous dit qu’on l’écoutera ? Si nous sommes d’accord, vous et moi, je me charge de lui. Voyons ! sommes-nous d’accord ? vous avez doublement besoin de moi, maintenant.
Mawbray songea un instant. De toute façon, au contraire, il n’avait plus besoin de cette intrigante qui voulait lui extorquer une fortune. Il savait ce qu’il lui importait de savoir. Certes la partie était fort aventurée ; mais ce n’était pas le moment de prendre un partner. Il fallait d’abord se débarrasser de Vieuvicq. Pour le reste, on verrait plus tard.
— Eh bien, dit madame Hémery, c’est chose entendue ? L’alliance anglo-française est conclue ?
— Pas encore. Le cabinet demande à réfléchir.
Le diplomate enjuponné fronça le sourcil.
— Voilà deux fois que vous reculez, mon cher. J’ai peur que, la troisième, il ne soit tard.
Tandis que ces amours et ces haines se donnaient carrière autour d’elle, Jeanne vivait en apparence dans un calme profond, en réalité dans la plus décourageante des incertitudes.
Dix jours s’étaient passés depuis que sa confiance en Guy avait été soudainement détruite. Son trouble était toujours le même. Elle s’était étudiée, arraisonnée, combattue dans tous les sens. Elle s’était dit que ni son présent ni son avenir n’étaient changés parce qu’un homme dont elle avait ignoré l’existence durant quinze ans s’était joué d’elle. Mais, après tous ses raisonnements, la même pensée se dressait toujours devant son esprit : « Est-il possible qu’il ait menti, lui ! »
Parfois elle espérait qu’il allait revenir, comme il l’avait promis, se justifier, dire cette parole mystérieuse qu’il devait lui faire entendre. Mais Guy n’avait point reparu. Quant à Mawbray, elle ne voulait point le revoir, tant qu’elle n’en saurait pas davantage.
Car, chose étrange ! après tout ce qui s’était passé, elle n’aurait point accepté un roi si Vieuvicq lui avait dit, avec cette voix et ce regard qu’il avait l’autre jour : « Ne soyez pas sa femme ! »
Le jour de Pâques, sous les voûtes de Saint-Sulpice où l’orgue jetait à pleine volée les hymnes de joie, elle pria comme elle n’avait jamais prié de sa vie.
— O mon Dieu, disait-elle, courbée sur le velours de sa chaise, si vous me défendez l’ambition, permettez-moi du moins la tendresse. Si j’ai cédé à l’orgueil en rêvant, parmi vos créatures, une place trop élevée, laissez du moins à mon cœur un abri où je trouve la confiance et le calme. O Dieu, ressuscité des ténèbres, dissipez celles qui m’environnent !
Quand elle releva la tête, elle aperçut Guy debout, à quelques pas d’elle. Lui aussi priait, perdu dans la foule, comme prient les marins et les soldats. Il n’avait point aperçu Jeanne. Une fois de plus, elle pensa : « Est-il possible que celui-là soit un menteur ? »
Lorsque la foule s’écoula, ils se rencontrèrent (elle l’avait fait exprès) au bénitier de marbre. Il la vit, et son visage s’éclaira d’une joyeuse auréole, tandis qu’il lui présentait l’eau sainte. Et, comme leurs doigts se touchaient, il lui dit tout bas :
— A bientôt, Jeanne !
Elle sentit son cœur se dilater dans sa poitrine. Peu s’en fallut qu’elle ne lui criât :
— Oh ! Guy ! pas bientôt ; tout de suite. Parlez. Ces heures sont horribles !
Mais déjà il avait disparu.
Elle remonta en voiture presque heureuse, après avoir vidé sa bourse entre les mains des mendiants. Elle cherchait à ne pas penser, puisqu’elle ne pouvait pas comprendre ; à oublier tout, sauf une chose : c’est que Guy lui avait dit : « A bientôt ! »
Le courrier du lendemain lui apporta, de lord Mawbray, la lettre suivante :
« Voici un an que je vous aime, six mois que je vous demande d’être ma femme. Vous ne m’avez point défendu d’espérer une réponse favorable et, jusqu’ici, mon respect a été plus fort que mon impatience. Votre France est trop belle, d’ailleurs, et vous y êtes trop heureuse pour ne pas hésiter longtemps, avant de suivre en un autre pays l’homme qui voudrait vous donner toute la terre. Tant que j’ai cru à une perplexité si naturelle, je me suis condamné au silence. Aujourd’hui, ma tendresse jalouse craint de nouveaux obstacles.
» Un autre homme dit qu’il vous aime. Il fut votre ami d’enfance et sa pauvreté, qui m’ôterait toute inquiétude s’il s’agissait d’une autre, ne suffit pas à me tranquilliser, moi qui connais votre cœur.
» On a le droit de défendre son trésor, son avenir, sa vie. Je ne veux pas vous perdre et maintenant, j’ai résolu de parler. Prenez garde qu’on ne vous trompe ! c’est tout ce que ma plume veut écrire. Ma bouche, si vous l’exigez, vous en dira davantage. »
Après avoir lu ces lignes, qui faisaient fuir loin d’elle les riantes images entrevues depuis la veille, Jeanne, sur la première feuille tombée sous sa main, traça ce seul mot : « Venez ! » et le fit porter chez lord Mawbray.
— Ma foi, pensa celui-ci, tout en se rendant à l’appel qu’il recevait, mon moyen réussit trop vite pour être bon. Je parie qu’elle va, maintenant, adorer ce compagnon de colin-maillard. Oh ! les femmes !
Quand il entra dans le petit salon de Jeanne, au lieu de lui dire de s’asseoir, elle se leva, sans lui tendre la main.
— J’espère, dit-il un peu désarçonné de l’accueil, que vous comprenez…?
— Je comprends qu’il y a des choses qu’on n’écrit pas, en effet. Qu’avez-vous à m’apprendre ?
— Que vos lenteurs me rendent fou et que chaque jour qui s’écoule…
— Oh ! je vous en prie : ne parlons pas de vous. Vous savez quelque chose sur un homme qui… avait ma confiance ?
Maintenant qu’il fallait s’expliquer, Mawbray trouvait qu’il avait assez peu à dire, et regrettait de s’être privé trop tôt des lumières de Guérin et Cie.
— On place quelquefois mal sa confiance, fit-il. Permettez-moi de m’exprimer sans détours. Quand M. de Vieuvicq vous répétera qu’il vous aime, demandez-lui à qui il donne la moitié de ses journées, dans un appartement loué sous un faux nom.
— J’ai besoin d’en savoir davantage. Où est cet appartement, et sous quel nom ?
— Rue Delambre, no 28. Là, on ne connaît que M. Guy.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? Vos renseignements sont sûrs ?
Mawbray fut sur le point de répondre qu’il les avait payés assez cher pour cela.
— Ils sont sûrs, dit-il, et, si vous voulez en connaître davantage…
— Assez ! fit-elle avec un regard qu’il ne lui avait jamais vu. Je vous suis… obligée de la peine que vous avez prise. A quelle heure le… l’appartement est-il occupé ?
— Chaque après-midi, balbutia-t-il, honteux maintenant du rôle qu’il jouait envers un homme qui lui avait donné l’exemple de la délicatesse.
Jeanne fit à lord Mawbray une inclination de tête qui était un ordre de la laisser seule.
— Qui peut se vanter de connaître les femmes, disait-il en descendant l’escalier. Voilà-t-il pas une Célimène qui se mêle d’être sentimentale et jalouse comme une ingénue ! Je commence à croire que cette voleuse d’Hémery avait raison. Le soleil se lève et les bougies pâlissent. Et, moi, je suis fou de cette femme. Au diable l’amour !
— Ma mère, dit Jeanne en se levant de table, presque sans avoir touché au déjeuner, avez-vous besoin des chevaux aujourd’hui ?
— Non, ma chère, répondit madame de Rambure, qui comprit que sa belle-fille voulait sortir seule. Serez-vous longtemps dehors ? Il ne faut pas vous fatiguer en ce moment : je vous trouve très changée.
— Je n’en ai que pour une demi-heure. A propos, savez-vous où est la rue Delambre ?
— Non, en vérité. Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit-là. Ce doit être un quartier de pauvres, ajouta la vieille femme entrevoyant quelque visite de charité. Tâchez de ne pas vous y perdre, et que Dieu vous rende la gaieté et l’appétit !
Jeanne s’en fut à sa toilette, songeant que ces biens, selon toute apparence, ne seraient pas son partage de quelque temps.
Elle était profondément triste, mais moins troublée, maintenant que l’incertitude allait finir. Lord Mawbray n’était pas sorti de chez elle, qu’elle avait résolu de se rendre à l’adresse indiquée. Au moins tout serait fini ; elle ne serait plus placée entre cette odieuse femme disant avec une impudeur étonnante : « Votre Vieuvicq est mon amant, » et cet homme si habile à feindre, répétant de sa voix vibrante : « Je n’aime que vous. Croyez et soyez patiente. »
Jeanne était de celles que la crainte d’un mal physique ou moral n’effraye pas et qui le bravent en face. D’ailleurs, au milieu de tous ces gens qui se cachaient, elle voulait agir au grand jour. Une autre serait allée là-bas en fiacre, ensevelie sous quatre voiles. Elle s’y rendit dans son coupé, avec ses deux hommes sur le siège, mise avec son élégance ordinaire. Elle était soutenue par cette même énergie fiévreuse qui l’animait lorsque, pendant la guerre, elle entrait dans le grand salon de Cormeuilles, où les chirurgiens, les mains toutes rouges, attendaient qu’elle vînt leur prêter son aide.
Le valet de pied, à la portière, demandait les ordres.
— Rue Delambre, 28, dit-elle en souhaitant, malgré tout, que ce ne fût pas trop près.
Ni le cocher Tom, ni François, l’homme pour accompagner, ne connaissaient de rue portant ce nom. Ces messieurs n’avaient jamais servi que chez des nobles. Il ne fallait pas les sortir des quartiers où va le monde comme il faut.
— Madame sait-elle à peu près où cette rue se trouve ? demanda François après en avoir référé à son compagnon de siège.
Non, elle n’en savait rien, et plût au ciel qu’elle pût l’oublier, quand elle le saurait !
Heureusement le concierge de l’hôtel, un vieux Parisien, était mieux renseigné. Au trot largement cadencé des deux grands Normands, le coupé remonta la rue de Rennes, encombrée d’une foule joyeuse que le lundi de Pâques et le radieux soleil d’avril jetaient dehors. Tout Paris sortait à pied, par files interminables de fiacres, par pleines charretées d’omnibus et de tramways montant vers la gare à grand renfort de coups de fouet et de coups de trompe. Il n’y avait pas, dans la foule, une femme qui ne dît, en voyant passer cet équipage de grand style et cette patricienne élégante :
— Je changerais bien avec elle !
Justement, sur ses coussins de satin bleu marine, Jeanne pensait la même chose. Comme elle eût changé de bon cœur avec la première venue de ces bourgeoises à l’air épanoui.
Hélas ! elle n’était pas loin, la rue Delambre. Le boulevard Montparnasse à traverser, quelques foulées de trot entre deux rangs de masures dont les fenêtres se pavoisaient de vêtements mis à l’air, et le coupé s’arrêta.
La maison était neuve et tranchait sur ses voisines par quelques prétentions à l’architecture. Une allée, trop étroite pour les voitures, s’ouvrait sur une cour au milieu de laquelle des plantes, tuées par le soleil, entouraient un bassin fendu par la gelée. A gauche, l’escalier portait attaché à sa rampe de fonte un écriteau avec ces mots :
Passé dix heures, messieurs les locataires sont priés de dire leur nom.
L’heureuse gardienne de cette maison où l’on se couchait si tôt sortit de sa loge au bruit. Un valet de pied aidait à descendre de voiture une visiteuse comme la rue Delambre n’en recevait pas souvent. Sur les portes voisines, aux fenêtres, des femmes et des enfants regardaient l’équipage.
L’instant fatal était arrivé. Jeanne n’avait plus qu’un désir : en finir au plus vite, se convaincre elle-même de la réalité d’une chose que son cœur refusait de croire possible, et sortir de cette maison en secouant la poussière de ses pieds et les illusions de son cœur.
— Le comte de Vieuvicq est-il chez lui, madame ? demanda-t-elle sans trembler, en vaillante femme qu’elle était.
— Oh ! fit avec un sourire modeste la personne interpellée, qui était une brave et digne femme, nous n’avons pas de comtes dans la maison.
— J’oubliais, reprit Jeanne. Je demande monsieur… — elle avait peine à prononcer ce nom qui lui rappelait des heures si différentes, je demande M. Guy.
La concierge eut un haut-le-corps à ces paroles, et fixant deux petits yeux bien honnêtes sur la belle dame qui l’interrogeait :
— M. Guy ? fit-elle d’une voix toute changée : madame est-elle sûre qu’il reste ici ?
Jeanne laissa voir le louis qu’elle avait mis dans son gant pour le cas probable où il faudrait soumettre une conscience rebelle. La concierge faillit se fâcher.
— Mon Dieu ! pensa l’amie de « M. Guy », je n’offre pas assez.
Et elle chercha dans son porte-monnaie de quoi faire le bon poids. Pour le coup, la bonne femme se montra deux fois plus troublée que Jeanne ne l’était elle-même. Quelque mystère horrible se cachait là, c’était facile à voir.
— Madame, dit la visiteuse en remettant son argent dans sa poche, je ne m’en irai pas sans avoir vu la personne que je demande. C’est pour une chose de toute importance. D’ailleurs, il y a vingt ans que je connais… votre locataire.
— Ah ! Seigneur ! que faire ? si, au moins, mon mari était là !
— Ne craignez rien, ma chère. Conduisez-moi. Je n’entrerai même pas. Il suffit qu’on me voie et je repartirai comme je suis venue. Il n’y aura pas de bruit, soyez-en sûre.
— C’est là ! gémit la concierge en désignant, dans la cour, une porte vitrée en carreaux dépolis.
— Entrez la première, dit Jeanne, qui ne se souciait pas de s’aventurer sans éclaireur en pays ennemi.
La bonne femme pénétra, obéissant malgré elle, dans une pièce pavée de briques, absolument déserte, et contenant, pour unique mobilier, une longue table de sapin et quelques chaises de paille. Mais, voyant que la visiteuse aux allures étranges était absorbée dans un examen qui semblait l’étonner fort, elle sortit prestement, referma la porte, et s’enfuit dans sa loge, laissant les personnes et les choses se débrouiller comme elles pourraient.
Jeanne, restée seule, promenait de tous côtés ses regards, ne comprenant rien à ce qu’elle voyait. La table était chargée de plans, d’instruments de dessin, de feuilles couvertes d’écriture. Aux murs blanchis à la chaux, des règles et des équerres étaient pendues. Sur la cheminée, devant la glace au cadre de sapin verni, un seul objet : un écrin en velours contenant une photographie. Elle s’approcha, le cœur serré par une angoisse qui fit bientôt place à la plus grande joie de sa vie. Le joli visage, rougi par l’émotion, que le pauvre miroir reproduisait tant bien que mal, et celui qui souriait dans l’écrin n’en faisaient qu’un. Elle avait sous les yeux son portrait, donné à Guy comme souvenir du 1er janvier.
— O mon fidèle ! mon bien-aimé ! dit-elle en se laissant tomber sur une chaise.
Maintenant, son cœur pouvait parler. Il parlait si haut qu’elle en était comme étourdie.
Mais lui, où pouvait-il être ? Dans une pièce voisine, dont la porte n’était qu’à demi fermée, on entendait le grincement d’une lime mordant le fer. Sur la pointe du pied, elle en gagna le seuil, et, sans être vue, elle contempla le tableau qu’elle avait devant elle.
C’était un atelier vide, dont la forge, depuis longtemps, n’avait pas été allumée. Sur l’établi, un assemblage mystérieux de pièces d’acier et de cuivre brillait comme un ouvrage d’horlogerie. Debout devant l’étau, vêtu d’une jaquette légère, les cheveux au vent, le visage animé par son travail, Guy retouchait une tige menue de métal.
Elle l’eût considéré longtemps. Mais, comme si le regard qui pesait sur lui l’eût touché, Guy se retourna.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il en jetant sa lime, c’est vous, Jeanne ! Comment ! c’est vous ?… Qu’y a-t-il ?
Il s’approcha d’elle, les bras étendus, les yeux grands ouverts, comme à l’aspect d’une vision prête à s’enfuir. Mais la vision ne s’enfuit pas. Jeanne avait posé les mains sur les épaules de son ami d’enfance et, cachant sur la poitrine du jeune homme son visage rouge de confusion, elle disait tout bas :
— Guy, oh ! Guy, j’étais si malheureuse.
Doucement il la fit asseoir sur un des modestes sièges. Il s’agenouilla à ses pieds sur le pavé de briques, et, tenant ses deux mains, il lui dit :
— Vous ne me croyiez donc pas, Jeanne ?
— Ah ! Dieu ! vous ne saurez jamais les efforts que j’ai faits pour vous croire. Mais comment n’aurais-je pas perdu la tête ? On allait jusqu’à me dire où vous passiez vos journées avec elle !
— Vous voyez avec qui je les passais, dit-il en montrant le cadre.
— Mais pourquoi ne parliez-vous pas ? pourquoi ne veniez-vous plus ? On n’impose pas des épreuves semblables à la femme que l’on aime.
— Jeanne, je vous aime plus que la vie. Mais vous m’aviez fermé la bouche. Souvenez-vous de vos dernières paroles, chez vous.
— Je vous haïssais, alors.
— Et maintenant ?
— Maintenant… Oh ! Guy ! Si vous saviez comme j’ai souffert depuis deux semaines !
— Et moi ! ce n’est pas par semaines que je compte !
— Ah ! tenez. Vous avez été trop fier. De tous les beaux sentiments, le meilleur est encore un amour vrai. Sacrifions les autres à celui-là. J’ai choisi la meilleure part ; je ne veux pas qu’elle m’échappe. Me voici ! Ayez le courage d’accepter une femme riche ; moi, j’ai bien celui de m’offrir. Voyons ; vous n’exigez pas que je devienne pauvre ?
— Avec vos goûts, dit-il en souriant, je crois que ce serait une imprudence.
— Mes goûts ? Ah ! comme ils ont changé ! Vous trouviez que j’étais trop peu chez moi ? Vous verrez comme je resterai chez nous.
Guy courba son front sur les deux petites mains qu’il tenait toujours.
— Jeanne, je vous aime tant que j’aurais fait taire mon orgueil. Mais tout peut s’arranger. Grâce à Dieu, j’en ai trouvé le moyen : c’est de devenir riche. Tenez, ajouta-t-il en poussant la porte et en montrant le modèle presque achevé, voilà ma fortune.
Alors il raconta la découverte que le hasard lui avait ménagée, grâce au bout de corde du père Morel ; son travail mystérieux depuis plusieurs semaines ; les démarches déjà faites ; sa certitude d’un résultat tel qu’il pouvait le désirer.
— Voilà donc pourquoi vous vous cachiez ? dit Jeanne. Vous aviez donc peur de me confier votre secret ?
— Non, mais je voulais ne parler qu’à coup sûr. Seulement, dites-moi comment vous êtes venue me traquer rue Delambre.
— Vous le saurez plus tard, beaucoup plus tard. Mais vous, pourriez-vous me dire ce que vous alliez faire chez…
— Je réponds comme vous : Plus tard. Aujourd’hui, contentons-nous d’être heureux. Laissons dormir, pour un temps, les iniquités des autres. Ainsi, vous voilà mienne, Jeannette ?
— Oui, vieux Guy ; car vous êtes vieux, vieux ! Quand on pense que vous aimez depuis quinze ans votre femme !
— Et vous, depuis quand avez-vous un peu de tendresse pour votre mari ?
— Vous voulez savoir ? dit-elle en baissant la voix. Eh bien, je crois que c’est depuis le Gleisker. Mais je n’en suis sûre que depuis le fameux soir où Rochetorte vous a vu sortir…
— Chut ! il est convenu que nous n’entamons pas ce sujet. D’ailleurs, il est temps que vous quittiez cette chambre humide.
— J’y ai trouvé le bonheur de ma vie.
— Et Dieu sait ce que vous comptiez y trouver, vilaine jalouse !
— Oh ! Guy, dit Jeanne en devenant très sérieuse, comme je serai jalouse !
L’après-midi s’avançait et l’élégant coupé stationnait toujours devant le no 28 de la rue Delambre. Les deux hommes correctement juchés sur le siège étouffaient leurs bâillements de leurs grosses mains gantées de cuir rouge. Quant aux chevaux, le tapis d’écume qui blanchissait le pavé devant eux montrait qu’ils prenaient moins bien leur parti de la longue attente.
Dans le petit parloir au carrelage de briques, Jeanne enfin s’était levée.
— Allons ! dit-elle à Guy, fermez votre boutique, monsieur le forgeron. C’est fête aujourd’hui. Remettez vos beaux habits et allons-nous-en faire le lundi ensemble.
Elle sortit, le laissant réparer sa toilette et, comme une personne qui a son but, s’en fut droit à la loge. Remise de son émotion, la concierge pelait ses légumes entre un chat endormi et une fillette des plus éveillées.
A l’entrée de cette dame qui semblait une princesse des contes de fées, l’enfant cacha son visage rose parmi les haricots maternels. Le chat, sans qu’on eût besoin de l’en prier, céda sa place à la future comtesse qui la prit de bonne grâce.
— Eh bien, ma brave femme, dit-elle, j’espère que vous êtes plus tranquille maintenant ?
La concierge, qui n’était point une sotte, fut sur le point de répondre :
— J’allais vous en dire autant, madame.
Mais le respect la retint.
— Mon Dieu ! fit-elle, si madame m’avait donné son nom…
— C’est vrai, je n’y ai pas songé. Mais je puis vous l’apprendre maintenant. Je suis… c’est-à-dire je serai bientôt madame Guy.
Et voilà comment la première personne à qui Jeanne annonça son mariage fut une pauvre tireuse de cordon de la rue Delambre.
— Eh bien, madame, répondit poliment cette dernière, je vous fais tous mes compliments. Vous avez pris un bel homme et un travailleur. En voilà un, par exemple, qui ne cause pas ! Mais généreux comme un prince ! Il regarde moins à un écu de cinq francs qu’à une parole. C’est même rapport à son air mystérieux que j’étais si tourmentée depuis quelques jours. Déjà, dans la maison, on commençait à le regarder en dessous.
— Vraiment ?
— C’est comme je vous le dis, madame. Il y a du monde si méfiant ! D’ailleurs ce monsieur a les mains trop blanches pour un ouvrier. Et puis ces caisses qu’il recevait de droite et de gauche, cet atelier où personne que madame n’a jamais mis le pied, je peux le dire à madame… Nous avons un compositeur d’imprimerie qui m’a répété plus d’une fois : « Madame Raymond, il se passe dans votre immeuble des choses qui ne sont pas claires. Le nouveau locataire a la tête d’un particulier qui fabrique des ustensiles pour faire sauter le gouvernement. Un beau jour, cet homme-là se réveillera en prison ; ou bien c’est nous qui nous réveillerons dans les airs, à la hauteur du Panthéon. Ça sent la dynamite, chez vous ! »
— Mon Dieu ! quelles idées effrayantes !
— Eh ! madame, dit la concierge en baissant la voix, il y en a d’autres qui les ont eues. On ne m’ôtera pas de l’imagination que la police rôde par ici. Madame peut croire que j’ai passé plus d’une nuit sans dormir, à me creuser la cervelle pour savoir ce que je devais répondre à certains questionneurs.
— Eh bien, ma bonne femme, dit Jeanne en se levant, car Guy traversait la cour, dormez bien maintenant, et acceptez ceci pour que vos haricots ne soient pas trop secs, ce soir. — Vous, monsieur, ajouta-t-elle en prenant le bras du jeune homme, en prison !
Ils montèrent ensemble dans le coupé, à la joyeuse surprise de François, dont les sympathies étaient pour Vieuvicq, et au déplaisir secret de Tom, qui tenait pour Mawbray, en sa qualité de compatriote. Comme le valet de pied attendait les ordres :
— Allez au Bois, ordonna la jeune femme.
— Au Bois ? s’écria Guy ; avec moi ? Vous allez vous compromettre d’une façon terrible.
— Mais point irréparable, je pense ? Allons ! laissez-moi jouir de mon reste et ne commencez pas si tôt à parler raison.
— Ah ! chère, tout ceci ressemble trop à un rêve pour que je raisonne.
Vingt minutes après, vingt minutes bien courtes, Tom prenait la file du milieu dans l’avenue que le retour des courses de Longchamp remplissait d’équipages. Jeanne répondait aux saluts, voyant tout à la fois, en vraie Parisienne : les cavaliers qui passaient, au trot, à sa droite ; les gens qui la croisaient en voiture ; ceux qui revenaient à pied, sur la contre-allée de gauche, le pardessus au bras, la jumelle en sautoir. Parmi ces marcheurs convaincus, se trouvait Javerlhac, qui s’arrêta court, n’en pouvant croire ses yeux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? dit l’ami qui l’accompagnait. Qui voyez-vous dans ce coupé ?
— Qui je vois ? fit le Gascon de l’air d’un orateur qui débite à la tribune. Je vois une ambitieuse convertie, un honnête homme aimé pour lui-même, un Anglais qui repasse la Manche et une intrigante obligée de chercher fortune ailleurs. C’est moi qui vais faire mon effet, au cercle, tout à l’heure, avec mon histoire !
— Mais, reprit l’ami, comme je n’y serai pas vous devriez bien me la raconter tout de suite.
— Parfaitement. Tout Paris la connaîtra demain ; vous allez en avoir la primeur.
Et les deux hommes, l’un parlant, l’autre écoutant, continuèrent à marcher, tandis que les deux héros du récit roulaient lentement dans la direction opposée.
Le baron de Champberteux passa en calèche avec sa fille. L’aïeul, absorbé dans ses méditations hérissées de chiffres, ne vit pas les deux fiancés. Mais sa petite-fille les aperçut et les salua, très simplement, avec un sourire triste qui voulait dire :
— Je savais bien que cela finirait ainsi.
— Cher Guy, demanda Jeanne, savez-vous que cette jeune fille a été la première à deviner que vous m’aimiez, — après moi-même, bien entendu ?
— Je croyais pourtant l’avoir bien caché.
— Bah ! un homme qui refuse une héritière cousue d’or qui se jette à sa tête ! Avouez que ce n’était pas naturel.
En ce moment, Jeanne fit un mouvement comme si un serpent l’eût piquée. Madame Hémery, du fond de son coupé de remise, venait de les envelopper d’un regard venimeux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Guy.
— Je viens d’apercevoir cette femme. Oh ! que ne puis-je la battre !
— Calmez-vous. Un autre s’en charge avantageusement.
— Guy ! vous savez trop de choses sur cette créature !
— Ma foi ! il ne tenait qu’à moi d’en savoir plus encore. Mais désormais nous oublierons jusqu’à son nom.
Ils continuaient à avancer lentement, la main dans la main. Vieuvicq ne quittait pas des yeux sa compagne, tandis que celle-ci observait avec une attention singulière les équipages qui défilaient en sens inverse.
— Enfin ! dit-elle tout à coup, me voilà vengée ! Lord Mawbray nous a vus ensemble. Dites que l’on retourne.
— Chère femme ! s’écria Guy après avoir donné l’ordre au cocher, comme vous en voulez à ceux qui vous ont fait du mal !
— J’en veux à ceux qui ont failli me séparer de vous. Ce sont mes ennemis.
— Ah ! ma bien-aimée, désormais vous n’aurez plus qu’un ennemi : la mort.
Dans toutes les grandes gares de France, on trouve aujourd’hui une sorte de tour, surmontée d’un habitacle en verre où se tient, jour et nuit, un gardien. C’est l’appareil de changement de voies à enclanchement, système Vieuvicq, qui, après avoir fait une grande fortune à son inventeur, évite chaque jour des accidents terribles.
L’aiguilleur Morel, devenu rentier, ne met plus les pieds à la gare d’Orléans que pour toucher ses coupons.
Lord Mawbray est déjà oublié à Paris. Peu de temps après le mariage de Jeanne, bénit durant l’été de 1880 dans la chapelle de Cormeuilles, le noble Anglais épousait en grande pompe la belle de la season. Lady Rosamund est dame d’honneur et son portrait se trouve à la devanture des grands photographes, parmi celles des professional beauties. Mais on dit qu’elle regrette de toute son âme le temps où elle n’était qu’une pauvre fille ayant pour dot son nom, ses yeux et la plus belle chevelure auburn des Trois-Royaumes.
La dame aux yeux verts a fait son chemin en qualité d’étoile du high life républicain. Elle a de belles connaissances parmi les hauts personnages du monde officiel, dont elle sait user soit pour elle-même, soit pour des amies qu’elle présente volontiers, car elle n’est point jalouse. Chose étrange ! depuis qu’elle fréquente la roture, elle a senti le besoin de s’anoblir, et les reporters des bals de l’Élysée ne parlent d’elle que sous le nom de « la belle madame de Cercy ».
Le baron de Champberteux est mort ; sa fille est religieuse. Les Monguilhem ont disparu, engloutis par le Krach. Rochetorte vieillit et commence à faire parler de lui avec madame de Bélorgelle. Javerlhac prétend avoir une pièce aux Français ; ses amis du cercle affirment qu’elle est restée chez le concierge.
Madame de Rambure, après avoir résisté longtemps, est venue passer l’automne dernier à Vieuvicq. Le château a repris l’aspect qu’il avait au commencement de cette histoire. Il y a, comme alors, des chevaux à l’écurie, des pauvres à la porte des cuisines, des fleurs aux parterres. On y trouve, en plus, une belle nourrice bourguignonne berçant un bébé rose que madame de Rambure a embrassé bien souvent, durant son séjour, quand personne ne la voyait.
Et, sur la façade aux pierres noircies, le noble écusson étale toujours fièrement la vieille orthographe de sa devise.
LES FIDELLES
FIN
ÉMILE COLIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY.
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