The Project Gutenberg eBook of Isolée, by Brada
Title: Isolée
Author: Brada
Release Date: February 28, 2023 [eBook #70161]
Language: French
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BRADA
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Tous droits réservés
Ce livre électronique est dédié à la mémoire de
Christian Boissonas.
L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en avril 1904.
DU MÊME AUTEUR
Leurs Excellences | 1 volume |
Mylord et Milady | 1 — |
Compromise | 1 — |
Madame d’Épone (Ouvrage couronné par l’Académie française) | 1 — |
L’Irrémédiable | 1 — |
A la Dérive | 1 — |
Notes sur Londres (Ouvrage couronné par l’Académie Française) | 1 — |
Jeunes Madames | 1 — |
Joug d’amour | 1 — |
Les Épouseurs | 1 — |
Lettres d’une Amoureuse | 1 — |
L’Ombre | 1 — |
Une Impasse | 1 — |
Comme les Autres | 1 — |
Retour du Flot | 1 — |
Terres de Soleil et de Brouillard | 1 — |
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 5414.
ISOLÉE
Il se fit une accalmie dans la presse des clientes de la boulangerie. Alors, Mme Barrey, la patronne, qui se tenait debout, droite et attentive, se pencha au-dessus de ses grands livres et, s’adressant à une femme d’âge qui, un bras appuyé au comptoir, et de l’autre soutenant un grand panier d’osier noir, semblait attendre le moment favorable d’entrer en conversation, dit d’une voix aimable :
— Et qu’est-ce qu’il y a de nouveau, madame Pauline ? Cette pauvre chère demoiselle, comment va-t-elle ?
— Ah ! bien tristement, madame Barrey ; il se passe des choses extraordinaires.
M. Barrey, raide à son poste, le coude levé et tout prêt à abattre le couteau-guillotine qui divise les miches, demanda avec curiosité :
— Et quoi donc ?
C’était un petit bonhomme rond comme un chérubin, avec une figure poupine toujours souriante ; la farine, dont à cette heure matinale il était saupoudré des pieds à la tête, lui donnait l’air d’un pierrot fatigué. Mme Barrey, une jolie brune, bien coiffée sous son bonnet du matin, interrompit son mari qu’elle balayait toujours du même geste dont avec la brosse elle ramassait les bribes de pain :
— Tais-toi, Adolphe. Contez-nous donc ça, madame Pauline.
— Ah ! c’est toute une histoire ; et vous avez trop de monde, dit discrètement la vieille servante.
— Passez par ici, nous serons seuls.
Et Mme Barrey ouvrit la porte de son arrière-boutique très confortablement arrangée en salle à manger et fit signe à Mme Pauline d’y entrer. Avant d’y pénétrer à son tour, elle cria d’une voix forte, s’adressant à la grosse employée qui virait par la boutique :
— Faites attention, Virginie.
Et Virginie, qui paraissait avoir le don de descendre dix pains à la fois, secoua la tête d’un mouvement qui affirmait sa vigilance.
M. Barrey avait timidement suivi les deux femmes et s’assit sur l’extrême bord d’une chaise, tenant croisées ses mains sur les genoux, dans l’attitude d’un enfant bien sage. Mme Barrey lui donna un rapide coup d’œil, mais apparemment ne trouva rien à reprendre. Elle s’assit elle-même et, les deux coudes sur la table, elle engagea sa visiteuse à se mettre à l’aise.
— Posez donc votre panier, madame Pauline, dit-elle d’un ton encourageant.
Avec quelque répugnance la propriétaire du panier d’osier noir le décrocha de son bras et, comme débarrassée d’une responsabilité pesante, elle soupira. Mme Barrey lui demanda :
— Vous prendrez bien un petit verre de fine ?
— Vous êtes trop aimable, je ne veux pas vous refuser.
— Barrey, sers Mme Pauline.
Les clefs de Mme Barrey, habilement lancées, glissèrent sur la toile cirée de la table et allèrent tomber aux mains de M. Barrey, qui les recueillit avec un sourire.
— Et qu’est-ce qu’on a décidé pour cette chère demoiselle ? reprit la boulangère d’une voix attendrie. Dire que nous l’avons connue pas plus haute que ça.
— C’est vrai pourtant, appuya M. Barrey tout en versant la fine dans le petit verre qu’il venait de déposer sur la table.
— Oui, elle avait huit ans quand nous sommes arrivés dans le quartier avec pauvre Madame, dit Mme Pauline du ton de quelqu’un qui va commencer un récit.
— Ah ! comme le temps passe ! soupira Mme Barrey. Et quel âge a-t-elle maintenant ?
— Dix-neuf, malheureusement.
— Pourquoi dites-vous « malheureusement », madame Pauline ? demanda Mme Barrey. C’est un bel âge, dix-neuf ans.
— Ah ! si la pauvre chère demoiselle avait vingt et un ans, elle serait majeure, elle pourrait faire ce qu’elle voudrait… on ne l’emmènerait pas dans des pays étrangers.
— Dans des pays étrangers ! Qu’est-ce que vous nous apprenez là, madame Pauline ? On va emmener votre demoiselle dans des pays étrangers ? Et qui donc, grand Dieu ?
— C’est triste tout de même, murmura M. Barrey.
— Laisse parler, dit sévèrement Mme Barrey. Expliquez-vous, madame Pauline.
— Voilà. Il paraît qu’il y a un oncle très riche, le frère de pauvre Madame qui était Anglaise, comme vous savez.
— Non, je ne le savais pas.
— Il y a si longtemps, et puis elle vivait toujours en France ; pauvre Monsieur était consul : c’est comme ça qu’il avait épousé Madame. La fille de Madame, Mme Charmoy, s’était mariée aussi avec quelqu’un dans cette affaire-là.
— Elle était bien jolie ; je me la rappelle, quand elle venait chercher des croissants à quatre heures pour sa petite ; mais pas bien sérieuse, n’est-ce pas, madame Pauline ?
— C’était étourdi peut-être, mais c’était honnête, affirma Mme Pauline. Elle allait se remarier quand elle est morte !
— Hein ? c’est tout de même regrettable qu’elle soit morte !
— Je vous en réponds, et en cinq minutes une bolie qu’on a dit, et alors ma pauvre Madame s’est trouvée avec sa petite-fille sur les bras, et on a découvert qu’entre le gendre et la fille on avait dépensé tout l’argent de la dot et du reste. Heureusement que pauvre Madame avait sa petite fortune à elle, et sa pension, parce que, comme je vous l’ai dit, son mari avait été dans les gouvernements et alors on marchait.
— Avec de l’économie, dit Mme Barrey, on s’arrange toujours.
— Mademoiselle n’aime pas l’économie ; sa maman l’avait accoutumée à la dépense. Ce qu’on gâchait d’argent dans cette maison, c’est pas à croire.
— Ça finit toujours mal, prononça sentencieusement M. Barrey.
— Pour sûr. La pauvre Madame se tourmentait ; bien des fois elle m’a dit le soir quand je lui frottais le dos pour ses rhumatismes : « L’avenir de ma petite-fille m’inquiète, Pauline. » Et moi, je lui répondais de ne pas se tourmenter, qu’elle avait bien des années devant elle et que nous marierions Mademoiselle. Je le croyais, bien sûr.
Et le petit verre de fine étant bu, Mme Pauline, sensible en conséquence, s’essuya les yeux et se moucha bruyamment.
— Pauvre chère femme, dit Mme Barrey. C’était du bon monde.
— Je vous en réponds. Heureusement qu’elle n’a pas senti qu’elle s’en allait ; elle parlait de se lever la veille de sa mort, mais la pauvre Mademoiselle a bien vu ce qui en était, et elle m’a dit comme ça tout de suite : « Pauline, je vais rester seule au monde. »
— Il y a des gens qui n’ont pas de chance, soupira la bonne Mme Barrey. C’est vrai qu’elle est seule au monde, cette chère demoiselle.
— Et si encore elle avait de l’argent ; mais il paraît qu’il y en a très peu, car il a bien fallu partager avec M. Albéric, qui est aussi le petit-fils de pauvre Madame. Vous connaissez bien M. Albéric, madame Barrey ?
— C’est ce jeune homme brun qu’on aperçoit souvent les dimanches.
— Justement. Un bon garçon, M. Albéric ; il m’a emprunté plus d’une fois une pièce de cent sous, mais il me la rend toujours avec un petit cadeau. Sans son cousin, je ne sais pas ce qu’elle serait devenue le jour de la mort de sa bonne-maman, la pauvre Mlle Sylvaine ; mais M. Albéric répétait : « Tu as un frère, Sylvaine, et qui t’aime bien. » Alors elle l’embrassait en pleurant, et il la consolait, la pauvre.
— La vie en a, des misères !
— Tais-toi, Barrey, on sait ça. Et quel est ce gros monsieur que j’ai vu passer l’autre jour avec votre demoiselle ?
— C’est M. Gardonne, l’autre gendre de Madame, le père de M. Albéric. Mademoiselle l’aime beaucoup ; elle croyait qu’elle irait vivre chez lui. M. Albéric le lui disait, et puis, comme je vous le racontais, il paraît que l’oncle anglais a écrit ; et comme il est très riche et qu’il n’a pas d’enfant, le conseil de famille a décidé que Mademoiselle irait chez lui comme il le demandait. Il paraît qu’il a épousé une veuve qui a des millions ; j’ai entendu Mme Gardonne — c’est la seconde femme du gendre de Madame — en causer avec son mari, parce que, quand il a vu que Mademoiselle pleurait tant à la pensée d’aller chez des parents qu’elle ne connaissait pas, M. Gardonne, qui est brave homme, disait : « Eh bien, si elle a trop de chagrin, il faut la ramener avec nous à Escalquens ; c’est moi qui suis son tuteur. » Alors Mme Gardonne lui reprochait de vouloir faire perdre à sa nièce un gros héritage. Au fond, je la crois jalouse, cette femme-là. Elle est avare d’abord, et méfiante ; je la déteste comme la peste. Depuis qu’elle est chez nous, on n’a pas une minute de tranquillité ; faut lui rendre compte de tout comme si je ne savais pas conduire un ménage aussi bien qu’elle.
— Bien sûr, madame Pauline. Comme ça, cette chère demoiselle s’en va ?
— Oui, à la fin du mois. Elle ne dit plus rien parce qu’elle est renfermée de sa nature comme pauvre Madame ; ce n’est pas comme sa maman qui ne savait pas garder un secret. En voilà une qui était vive et gaie ! Mademoiselle, quand elle a du chagrin, elle ne parle pas, même avec M. Albéric ; mais elle a le cœur gros. Si, au moins, j’avais pu aller avec elle, ça l’aurait consolée ; mais il paraît qu’il n’y a pas moyen : les Anglais ne veulent personne.
— Je me méfierais, dit Mme Barrey.
— C’est ce que j’ai dit à M. Gardonne, mais il m’a appelée vieille folle.
— Voyez-vous ça ? Et Mademoiselle ?
— Mademoiselle m’a dit : « Pauline, je vous remercie, et quand je serai majeure je reviendrai en France, et, si vous voulez, nous irons vivre à la campagne. » Je lui ai promis, pour lui donner du courage ; mais je sais bien qu’ils ne la laisseront pas revenir ; ils la marieront dans leur vilain pays, puisqu’ils veulent lui donner de l’argent. Ah ! elle en aura vu des changements, la pauvre petite ! D’abord, quand son papa est mort dans un pays dont je ne me rappelle plus le nom, mais on vivait comme des princes… Elle est revenue à Paris avec sa maman : il n’y avait plus beaucoup d’argent ; malgré tout, c’était gai chez Mme Charmoy, toujours du monde, toujours des amis… et puis, cette pauvre femme partie, il a fallu venir à Auteuil chez sa bonne-maman. Ce n’était pas réjouissant, bien sûr, pour une jeunesse. Je disais quelquefois à Madame que c’était triste pour la petite… C’est vrai que Mlle Sylvaine est sérieuse ; jamais elle n’a dit qu’elle s’ennuyait. Elle aimait tant sa jolie petite chambre avec une belle vue ; elle l’avait si bien arrangée. Depuis que son départ est décidé, il faut la voir emballer toutes ses affaires, ça fend le cœur ; elle a l’air d’enterrer des personnes, tant ça lui fait de peine. Elle a dit qu’elle ne voulait rien emporter ; qu’on mettrait tout au garde-meuble, parce que M. Albéric, qui a vu son chagrin, a empêché qu’on vende rien, comme Mme Gardonne voulait ; il a eu une discussion là-dessus avec sa belle-mère.
— Je vous demande un peu de quoi elle se mêle, cette femme-là ? dit Mme Barrey indignée.
— C’est ce que M. Albéric lui a dit, et elle l’a appelé insolent ; mais il s’en moque.
— Et pourquoi qu’il n’épouse pas sa cousine ? Ça arrangerait tout.
— C’est trop jeune, madame Barrey, ça n’a pas de position. Et puis ils sont comme frère et sœur. Je sais, moi, que M. Albéric a eu des histoires de femmes, en tas ! Oh ! non, c’est pas le mari qu’il faut à Mlle Sylvaine ; fière comme elle est, si un homme lui faisait des traits, elle en mourrait, bien sûr. J’aime bien M. Albéric ; mais, sous ce rapport, j’ai pas confiance en lui.
— Vous avez raison, dit Mme Barrey. Ah ! ça me fait bien de la peine aussi, tout ça ! On s’affectionne, n’est-ce pas ? Alors, vous, madame Pauline, qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’allez pas vous placer encore ?
— Non. J’ai de petites économies, et pauvre Madame m’a laissé quelque chose. Je vais m’acheter un petit viager, et puis je ferai des ménages tant que ça pourra marcher. Vous penserez à moi, madame Barrey ?
— Soyez tranquille. Vous avez raison de rester chez vous ; à votre âge, ça vaut mieux.
— Et puis, j’ai été habituée pendant quinze ans à Madame, je ne pourrais pas me faire à d’autres. Je suis entrée chez elle à la mort de mon pauvre mari ; j’avais toujours été chez moi, madame Barrey. Comme ça, si Mademoiselle a besoin de moi à un moment, je suis là.
— C’est gentil de votre part, dit Mme Barrey.
— Je l’aime beaucoup, Mlle Sylvaine. Ah ! je croyais bien aller à sa noce !
Et l’émotion, la fine aidant, fit verser des larmes à Mme Pauline. Elle les sécha en entendant sonner le coucou de Mme Barrey.
— Il faut que je rentre m’occuper de mon déjeuner.
— Venez causer quand vous aurez un moment, dit Mme Barrey en se levant, ça soulage. Barrey, j’entends du bruit à la boutique ; va voir un peu ce qui s’y passe.
Et, docile, M. Barrey se leva et s’éclipsa, pendant que les deux femmes, malgré l’urgence du déjeuner à faire, discutaient encore un moment le problème de la destinée de Mlle Sylvaine Charmoy.
Elle se sentait bien perdue dans le vaste univers, la pauvre Sylvaine. Pour la troisième fois en sa courte existence, son horizon allait changer, et elle en éprouvait une étrange lassitude : l’inconnu la glaçait. Il lui semblait, par moments, qu’elle possédait plusieurs personnalités et que la Sylvaine qui avait vécu enfant auprès de sa mère, et celle qui, depuis les sept dernières années, était restée aux côtés de sa grand’mère, n’étaient pas la même créature. Les deux femmes, qui tour à tour avaient influencé sa jeune vie et façonné son esprit, différaient si fort entre elles, malgré le lien maternel et filial qui les unissait, qu’il en était résulté pour l’enfant la vague impression d’avoir deux âmes distinctes l’une de l’autre, et tantôt l’une, tantôt l’autre semblaient s’éveiller.
La mère de Sylvaine, Mme Charmoy, avait pris son parti de son veuvage et du changement considérable de situation qui en avait été la conséquence, de la façon dont il était en elle d’accepter tout événement, avec une sorte de vaillance joyeuse qui n’était pas insensibilité de cœur, mais simplement délice de vivre dans quelque condition que ce fût. Mme Charmoy apportait partout où elle se trouvait la joie et le plaisir. Sa vie cosmopolite et sa résidence successivement à Venise et à Naples, dans une atmosphère sans morgue, lui avaient permis de se développer à l’aise dans le sens de sa nature ; romanesque, désintéressée et imprudente, sa propre personnalité exubérante primait tout, et dans les arrangements de son existence il ne lui venait jamais à l’idée de sacrifier quoi que ce soit à l’intérêt de son unique enfant. Néanmoins cette mère frivole, mais invariablement douce et bonne, avait inspiré une sorte d’idolâtrerie à la petite fille sérieuse qui, semblable à une fleur délicate, se tournait vers elle comme vers la lumière et la chaleur ; la disparition de sa mère tomba comme une nuit subite sur l’enfant, désormais absorbée par des pensées secrètes qu’elle ne disait pas et dont personne du reste ne s’informait.
La transition qui suivit la mort de Mme Charmoy fut brusque et complète ; en quelques jours, pour l’enfant impressionnable, la face du monde fut modifiée radicalement. Du coquet appartement de la rue de la Boëtie, au centre du mouvement, plein de rumeurs, de voix d’amis, toujours rempli par la seule présence de Mme Charmoy, de son visage lumineux, de son verbe éclatant, Sylvaine passa au logis presque claustral de sa grand’mère qui, à Auteuil, dans une rue paisible, bordée de jardins où s’entendaient le son des cloches et le chant des oiseaux, finissait sa vie dans une retraite qui n’était pas sans douceur.
Mme de Nohic, à l’époque où lui incomba la charge d’élever sa petite-fille, était déjà arrivée à un âge où les habitudes sont souverainement tyranniques ; elle n’avait changé aucune des siennes et n’imagina pas une seconde que Sylvaine pût être opprimée par l’existence régulière et monotone qui lui était offerte, ni que l’ombre de son couchant pût obscurcir cette jeune vie. Mme de Nohic, quoiqu’elle sentît vivement, manquait absolument d’expansion : on l’avait écrasée en elle dès l’enfance, et elle pensait que cela était bon. Aussi, loin de s’en alarmer, elle se réjouit de la gravité précoce de Sylvaine, et une des premières leçons qu’elle lui inculqua fut la nécessité de se dominer toujours et de garder jalousement, comme une réserve suprême, le secret de ses émotions. La petite âme contristée de Sylvaine accepta facilement cet enseignement, qui s’accordait avec son orgueil, car elle en avait beaucoup ; sa grand’mère le devinait et s’en félicita. Mme de Nohic trouvait une consolation douloureuse à se dire qu’elle était sans nul doute plus compétente que sa défunte fille à diriger une éducation, et que c’était un bienfait pour Sylvaine d’être tombée entre ses mains.
Cependant, malgré les apparences, elle se trompait, car Mme Charmoy, sous sa légèreté de surface, avait possédé un sens très réel et très juste de la vie, et si elle ne l’avait pas toujours fait servir à son usage personnel, il avait existé et, au moment voulu pour Sylvaine, elle l’eût assurément mis à profit ; tandis que Mme de Nohic enlizée dans les sables du passé, implacablement fidèle à l’idéal de sa jeunesse, était destinée à remplir la tête de sa petite-fille de notions toutes nobles et élevées, mais fort dangereuses à la pratique. L’éducation qu’elle donna eût été parfaite, si Sylvaine au cours de sa vie, n’avait dû fréquenter que des personnes imbues des mêmes idées ; tout au contraire Mme Charmoy, connaissant son incapacité de s’astreindre à aucune surveillance régulière, avait de bonne heure envoyé Sylvaine comme externe au couvent, et d’ailleurs, dans son sentiment, à toute enfant solitaire il fallait des compagnes ; Sylvaine avait aimé les siennes ainsi que les Sœurs qui lui servaient de maîtresses, et leur dire adieu fut un nouveau déchirement ; mais Mme de Nohic, pour qui sa propre fille avait été un sujet de craintes et de sollicitudes continuelles, jugeait que sa petite-fille devait grandir rigoureusement sous ses yeux, à l’abri de toute mauvaise influence possible. Ce fut donc dans une atmosphère infiniment pure et saine, mais singulièrement factice, que l’enfant se mua en jeune fille ; elle s’épanouit, presque aussi paisible que sa grand’mère, accomplissant ses tâches journalières dans une sérénité profonde.
Ce logis d’Auteuil semblait situé loin du monde ; la vie y était aussi fermée, aussi défendue que dans le plus calme coin de province. Rarement on allait à Paris ; parfois, des mois s’écoulaient sans qu’on y songeât. Mme de Nohic, étrangère par sa naissance, et ayant, par suite de la carrière de son mari, passé ses plus belles années hors de France, avait peu de relations et n’en souhaitait ni n’en cherchait. La mort de sa dernière fille — l’aînée avait succombé en couches vingt-trois ans auparavant — avait accentué en elle le goût de retraite et de silence. Elle passait ses journées sans ennui, en occupations futiles et douces ; ouvrant et rangeant des tiroirs, des cartons ; respirant le parfum des choses anciennes ; retrouvant la sensation de sa jeunesse dans un ruban ou une écharpe de gaze. La vie paraissait maintenant pour elle comme un élixir précieux qu’elle distillait goutte à goutte. Cette vie n’était point morne, mais animée dans sa régularité méthodique par tous les menus événements quotidiens : l’arrivée d’une lettre, le journal du soir, avaient leur importance et procuraient des sensations nouvelles ; l’inobservance fait la monotonie, elle n’existe jamais pour qui sait voir. Sylvaine évoluait dans l’orbite de sa grand’mère, à qui sa venue avait apporté un intérêt profond et permanent, sans pourtant que la surface unie des choses en fût changée. L’enfant était élevée docilement à accepter, rien ne lui était jamais expliqué. Quand elle eut quinze ans, sa vieille grand’mère la traita comme une amie, l’employa à lui dire les offices, et aussi les poètes qu’elle aimait. Mme de Nohic n’avait jamais été effleurée par le doute ; elle communiqua à sa petite-fille la foi qui s’ignore, la plus forte de toutes.
Souvent, à la belle saison, elles se promenaient dans les tranquilles avenues d’Auteuil à l’ombre frissonnante des acacias et des hauts platanes. L’observation joyeuse de la floraison des arbres, la perception de chaque parfum nouveau qui flottait dans l’air selon la saison ou l’heure du jour, étaient les joies sans cesse renouvelées de la femme vieillissante ; la vie de Mme de Nohic acquérait à cette communion intime avec tous les phénomènes de la nature un charme auguste ; il n’y avait désormais place en son âme que pour des sensations délicates et fines, presque éthérées. Elle observait avec une aimante attention le jour qui s’allongeait, un ciel pur ou voilé, l’apparition de la première étoile ; le chant d’un oiseau la ravissait, et elle disait à Sylvaine : « Ecoute, ma fille, écoute. » L’âme de Sylvaine prenait ainsi une sorte d’affinement presque excessif et se détachait des réalités de la vie qui lui paraissaient lointaines et étrangères.
Plusieurs fenêtres du calme logis de Mme de Nohic plongeaient sur un jardin vaste et touffu appartenant à une communauté. Les soirs d’été, la grand’mère et la petite-fille s’asseyaient à une fenêtre pour voir tomber mystérieusement la nuit et suivaient des yeux les religieuses à voiles blancs et à voiles noirs se mouvant à travers le jardin ; tantôt se promenant, tantôt occupées au potager ou assises en groupes serrés, elles déroulaient aux jeunes regards de Sylvaine une vie irréelle, faite d’évolutions rythmiques dans une paix inaltérable, et l’impression qu’elle en recevait était forte. Parfois, le soir, des Sœurs agenouillées autour d’une statue de la Vierge, toute blanche dans l’ombre au milieu des fleurs, chantaient des cantiques, et leurs voix douces et légères, venaient jusqu’aux deux femmes, leur donnant l’impression d’un vol de duvet qui les aurait furtivement caressées. Sylvaine en frissonnait, remuée jusqu’au fond du cœur, et Mme de Nohic y trouvait une joie secrète, un plaisir délicieux, l’âme déjà presque libérée, et les yeux humides levés avec confiance vers l’empyrée qui lui cachait l’au-delà et sa musique éternelle.
De cette façon, les années avaient passé, et Sylvaine était devenue belle et grande ; sa beauté était un des bonheurs de Mme de Nohic qui, en ayant eu beaucoup elle-même, en appréciait le don et le trouvait précieux pour une femme. Sylvaine avait appris à aimer tout ce que sa grand’mère aimait ; à son école, elle avait pris goût aux détails de la vie, aux raffinements inaperçus de tous ; elle s’était attachée fortement aux choses, et sa petite chambre, remplie de vieux meubles qui avaient appartenu à sa mère, lui était un royaume. Le moindre objet, chez Mme de Nohic, semblait avoir une existence personnelle : les vies évanouies flottaient partout et, à force d’être évoquées, devenaient presque tangibles.
Cependant, de temps en temps, le logis assoupi s’éveillait par l’invasion d’une présence jeune et ardente. La sonnette de la porte d’entrée tintait bruyamment ; le pas traînant de la vieille Pauline y répondait en se hâtant avec empressement ; un éclat de voix mâle et gaie résonnait dans l’antichambre ; puis la porte de la chambre de Mme de Nohic s’ouvrait à demi, et à travers le battant serré surgissait une tête brune faisant quelque grimace affectueuse et demandant le droit d’entrer. Mme de Nohic, de sa voix douce, invitait tendrement son petit-fils à venir l’embrasser, et d’un bond de clown il se jetait généralement sur les deux femmes, renversant quelque objet sur son passage, car il personnifiait le désordre de leurs vies si bien rangées.
C’était au physique un joli Méridional au teint blanc, aux cheveux noir de jais, avec une moustache fine et soyeuse sur une bouche large et fraîche aux dents étincelantes ; il avait les mouvements d’un jeune chat, et chez sa grand’mère était tantôt assis à terre, tantôt à califourchon sur le dos d’un fauteuil.
Indépendant par le petit héritage de sa mère, le jeune Gardonne se destinait à la littérature ou aux arts ; il ne savait pas encore précisément à quoi, ni où était sa voie, et en attendant il étudiait, c’est-à-dire menait une vie libre, selon son exubérante fantaisie. Mme de Nohic, quoique douée d’une cécité spéciale assez répandue, suspectait néanmoins un peu le sérieux des mœurs de son petit-fils, mais elle aimait à se flatter que malgré sa légèreté Albéric ne faisait réellement « rien de mal », ainsi qu’elle se l’exprimait à elle-même. Si on l’avait avertie qu’il changeait de maîtresse avec la plus surprenante inconstance, elle en eût été épouvantée ; et peut-être bien, à cause de Sylvaine, elle lui eût défendu de venir aussi souvent. Heureusement qu’il existait une conspiration tacite pour la laisser dans son ignorance, et, à chacun de ses brefs passages à Paris, M. Gardonne, le père d’Albéric, interrogé par la grand’mère, se faisait garant de l’innocence de son fils.
Mme de Nohic eût souhaité un frère à Sylvaine ; dans ses idées anciennes elle considérait comme indispensable pour une femme une protection masculine : l’appui fraternel lui paraissait presque le meilleur de tous, et puisque Sylvaine n’avait pas de frère, c’était une compensation que d’être sûre de l’affection d’Albéric. La grand’mère, quand par hasard ils étaient seuls, elle et lui, s’entretenait avec le jeune homme de l’avenir de Sylvaine : rien n’est plus cruel pour les vies à leur déclin que de se sentir nécessaires, et c’est une miséricorde suprême que l’affranchissement de toute responsabilité qui accompagne généralement la vieillesse. Si Mme de Nohic n’avait eu qu’à s’occuper d’elle-même, la pensée de la mort et le poids des années ne l’eussent pas oppressée. La présence de Sylvaine et la distance du temps qui la séparait de sa petite-fille en rendaient l’évocation profondément douloureuse. Albéric la rassurait et lui faisait admettre comme une quasi-certitude la perspective de voir avant de mourir Sylvaine bien mariée.
— Heureusement, elle ne ressemble pas à sa pauvre mère, murmurait alors Mme de Nohic. Sylvaine est sérieuse.
— Il ne faut pas qu’elle soit trop sérieuse, bonne-maman, disait le jeune homme.
Et, mettant son principe à exécution dès que sa cousine reparaissait, il s’efforçait de la faire rire tout en chantant de sa voix de basse, à la grande joie de Pauline qui sortait de sa cuisine pour l’écouter.
Souvent, le dimanche, Mme de Nohic invitait à dîner Mme Delaroute, l’institutrice qui venait depuis plusieurs années faire travailler Sylvaine. En pareil cas, sitôt la nappe enlevée, Albéric suppliait l’excellente personne de se mettre au piano, roulait la table dans un coin, s’emparait comme d’une proie de Sylvaine et, à l’effarement de Mme de Nohic, la faisait danser. Sylvaine n’allant jamais dans le monde, ces heures de valse avec Albéric étaient les seules qu’elle connût ; elle s’étonnait elle-même de l’incroyable plaisir qu’elle y trouvait, et lorsque les yeux rieurs et ardents de son cousin plongeaient dans les siens elle éprouvait une plénitude de vie qui faisait monter le rose à ses joues ; lui, en plaisantant, soufflait sur ses cheveux légers pour les faire lever au-dessus de son front, et ne la lâchait que lorsqu’elle plaidait l’étourdissement total. Mme Delaroute s’arrêtait alors et louait Albéric de distraire un peu Sylvaine, tandis que Mme de Nohic demeurait demi-inquiète, ayant toujours peur d’éveiller en Sylvaine l’âme agitée de sa mère. Ce n’est pas qu’elle voulût cacher à Sylvaine le rôle de l’amour dans la vie ; au contraire, quand elle estima l’heure venue, avec beaucoup de dignité, mais non pas sans attendrissement, elle en parla à sa petite-fille et elle eut alors avec elle des entretiens qui ressemblaient à des contes bleus, pétrissant cette cervelle impressionnable d’aspirations inaccessibles. Quelquefois, en écoutant parler sa grand’mère, il revenait à la mémoire de Sylvaine le souvenir des maximes dures et pratiques qu’elle avait entendu énoncer par sa propre mère qui, à certains jours, disait à l’enfant surprise : « Tu sais, ma fille, la vie est ceci et cela : il faut se défendre. » Cette nécessité n’apparaissait jamais dans les discours de Mme de Nohic qui avait fermé portes et fenêtres sur toutes les bassesses et faiblesses de l’existence et qui, avec une confiance enfantine dans les événements, semblait persuadée que la vertu est toujours récompensée et que toutes les filles belles et sages devaient, au moment voulu, voir surgir un amoureux parfait pour les emmener vers le bonheur. Mme de Nohic ne s’arrêtait jamais à se demander par où arriverait celui qu’elle attendait pour Sylvaine. En son lieu et place, le devançant, ce fut la mort, la mort ennemie de toutes les tendresses, qui entra dans la maison.
Dans les derniers temps de sa vie, quoique sans aucun pressentiment que la fin fût si proche, Mme de Nohic s’était reportée avec une complaisance particulière aux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Ils lui revenaient sans être appelés. D’abord, elle s’en était nourrie en silence, accueillant ces hôtes d’autrefois avec une réserve émue ; puis, peu à peu, par la force des choses, elle était arrivée à en parler à Sylvaine. Le pays où elle était née, où elle avait été élevée, paraissait tout proche maintenant à la vieille femme, et la mémoire des jours heureux lui montait au cœur. L’avenir étant sans lueur, par une miséricorde infinie Dieu permet que la clarté des matins vienne éclairer la fin de la route, et qu’au lieu de se pencher inquiète sur l’abîme l’âme retourne en arrière et retrouve vivantes encore les joies évanouies. Dans cette mémoire renouvelée de ceux qu’elle avait aimés la figure de son frère unique et aîné surgissait au premier plan. Les longues séparations — il avait passé presque toute sa vie aux Indes — avaient rendu rares et intermittentes leurs relations, et depuis plusieurs années, à la suite du mariage du colonel Hurstmonceaux, elles avaient cessé. Sans en rien dire, Mme de Nohic avait écrit plusieurs fois à son frère, évoquant des dates mystérieuses pour tout autre que pour eux, des souvenirs dont ils étaient seuls détenteurs. Le colonel Hurstmonceaux, tout affaibli qu’il fût par une existence de fatigues et d’excès de tout genre, avait senti tressaillir en lui une corde qu’il croyait brisée. L’image de sa jolie petite sœur Mary s’était faite très précise, l’attendrissant profondément, et, arraché à son indifférence égoïste, il avait éprouvé une véritable joie à renouer avec sa sœur. Mme de Nohic, de son côté, avait été vivement touchée par le renouveau de cette tendresse qui lui rendait son passé d’enfant et qui en même temps semblait devoir s’étendre à Sylvaine. Le colonel s’était empressé de transmettre à sa sœur l’expression des intentions affectueuses de Mme Hurstmonceaux à l’égard de leur nièce, et en conséquence Mme de Nohic sentait diminuer ses anciennes répugnances ; elle jugeait avec plus d’indulgence le mariage de son frère. Ce mariage était une mésalliance dont Mme de Nohic s’était tenue cruellement offensée. Le colonel Hurstmonceaux, dont la carrière avait été des plus accidentées, ruiné et réduit aux expédients pour soutenir son rang dans le monde, s’en allant comme ultime ressource à Monte-Carlo, avait fait, à bord du paquebot qui le menait à Calais, la rencontre de Mme Green, veuve vulgaire et opulente d’un riche marchand de vins anglais de Malaga ; il courait même des versions alarmantes sur l’état social de Mme Green avant son mariage avec le défunt négociant. Mais enfin elle était indubitablement millionnaire ; et que ses millions fussent dus à des spéculations heureuses ou à toute autre cause, peu importait en somme au public.
Mme Green en venant s’établir en Angleterre avait eu l’intention bien arrêtée de s’y remarier ; mais vu ses aspirations aristocratiques l’entreprise n’avait pas été aussi facile qu’elle se l’était imaginé. Mis en présence par le hasard, le colonel Hurstmonceaux et elle jugèrent rapidement des avantages mutuels qu’ils pouvaient réciproquement se conférer : leur entente eut des conséquences immédiates. Mme Green devint Mme Hurstmonceaux et se considéra dès lors en excellente situation stratégique pour forcer les portes les plus exclusives ; elle s’y employa inlassablement, mais sans grand succès. La famille du colonel consentait à lui parler encore quand on le rencontrait seul, mais se refusait absolument à accueillir sa femme.
Mme de Nohic eut soin de ne rien révéler à Sylvaine qui pût la mettre en défiance contre Mme Hurstmonceaux, la dépeignant sans aigreur comme une bonne femme, quoique très vulgaire ; sa belle-sœur lui avait spontanément écrit avec tant d’abondance et d’effusion, exprimant si clairement ses intentions d’être, le cas échéant, une bienfaitrice pour Sylvaine, que Mme de Nohic se serait crue coupable de nuire par ses paroles à cette possibilité d’avenir excellent, et ses réponses avaient été suffisamment cordiales pour provoquer l’annonce d’un prochain voyage à Paris qui devait cimenter cette bonne harmonie : Mme de Nohic mourut avant qu’il fût effectué. Les intentions de Mme Hurstmonceaux prirent sur-le-champ une forme concrète : elle proposa chaleureusement au colonel d’adopter Sylvaine. Lui qui s’ennuyait cruellement depuis son mariage, momifié dans le bien-être et la sécurité, mais perdu de santé, espéra qu’une jeune créature animerait la grande maison triste et fut ravi de cette perspective. Quant à Mme Hurstmonceaux, elle avait tout de suite envisagé les énormes bénéfices sociaux qui résulteraient pour elle du chaperonnage d’une jeune nièce de bonne maison ; toutes ses démarches pour se faire inviter auraient dorénavant la meilleure et la plus plausible raison ; et puis, malgré son infériorité morale, Mme Hurstmonceaux avait bon cœur et était naturellement généreuse. Ce fut donc très sincèrement qu’elle plaignit l’abandon de Sylvaine et souhaita la rendre heureuse.
« Cette enfant a une chance prodigieuse », avait déclaré Mme Gardonne à son mari lorsque arriva la lettre du grand-oncle réclamant la garde de Sylvaine, car c’était à M. Gardonne qu’il appartenait, en qualité de tuteur, de décider sur la proposition et il s’était hâté d’aller prendre conseil de sa femme. Mme Gardonne représentait l’épouse modèle ; assez bien pourvue d’argent, point bête, elle était fausse, envieuse et méchante sous les apparences les plus doucereuses. La nature n’avait jamais été envers elle qu’une marâtre, et elle montrait à quarante ans un visage sans aucun charme avec un teint fâcheusement couperosé, des dents affreuses et des lèvres toujours écorchées ; elle avait pour unique agrément physique ses cheveux, d’un assez beau bond, qu’elle conservait abondants, et dont elle tirait une vanité effrénée. Elle ne pouvait souffrir que son mari regardât seulement une autre femme, et elle avait été férocement jalouse de la mère de Sylvaine, que son beau-frère, à vrai dire, admirait beaucoup et pour laquelle au fond du cœur il entretenait un faible marqué qu’il ne savait pas toujours dissimuler. Mme Charmoy s’égayait des mines renfrognées de Mme Gardonne, et quelquefois, de propos délibéré, excitait sa jalousie sans se douter qu’à ce jeu elle préparait une ennemie à sa fille. Lorsque cette rivale eut disparu, Mme Gardonne s’était crue libérée de ce côté-là ; mais la tendresse de prédilection que le bon oncle avait toujours portée à Sylvaine s’était plutôt augmentée et avait pesé comme une croix sur les étroites épaules de Mme Gardonne, à qui la perspective de voir la jeune fille venir s’installer en permanence à Escalquens était particulièrement odieuse. Elle avait néanmoins dissimulé ses vrais sentiments sous des caresses et d’affectueuses paroles, et lorsque M. Gardonne s’était naïvement réjoui à l’idée de voir Sylvaine vivre chez eux, laissant percer son espérance qu’un jour elle pourrait peut-être devenir véritablement leur fille, Mme Gardonne avait paru abonder dans le même sens, réservant seulement la nécessité d’être prudents, de bien observer la nature de Sylvaine et de s’assurer de ses véritables inclinations ; en un mot, de ne rien presser. L’avis de M. Gardonne eût été, au contraire, de hâter une solution très souhaitable à son point de vue ; mais, enfin, Sophie avait sans doute raison. Il était accoutumé à l’idée que Sophie devait nécessairement avoir raison ; c’était Mme Gardonne elle-même qui s’était chargée d’inculquer cette vérité à son mari, devenue pour lui, avec les années et l’habitude, article de foi.
Devant les hésitations de M. Gardonne, mal persuadé du bonheur de sa nièce quoi qu’on pût lui arguer, ce fut Mme Gardonne qui, à contre-cœur, déclarait-elle, et uniquement pour faire plaisir à son mari, se chargea d’amener Sylvaine à l’idée d’aller vivre chez son grand-oncle et d’accepter les avantages qui lui étaient offerts.
Aux premières ouvertures sur ce sujet, la réponse de Sylvaine avait été catégorique :
— Jamais ! Je ne veux pas.
Et M. Gardonne, qui était présent, quoiqu’il n’eût pas trouvé le courage de parler lui-même, avait aussitôt répondu :
— Bien entendu, tu feras ce que tu voudras, Sylvaine.
Mme Gardonne leur avait d’abord donné raison à tous deux ; puis, avec une douceur persuasive, s’était mise en devoir d’entamer leur résolution. La seule vue de Sylvaine, blanche comme un grand lis, avec des cheveux couleur de jeune blé, des yeux d’un bleu de pervenche, sombre sous les cils noirs, la rendait éloquente. M. Gardonne contemplait sa nièce avec une si évidente complaisance, que l’idée de l’avoir constamment entre eux parut insoutenable à Mme Gardonne. Gravement et tristement elle fit appel à la tendresse de Sylvaine pour sa défunte grand’mère et lui prouva que ce serait désobéir à ses désirs que de refuser une protection si légitime et si juste.
— Car enfin, ma chérie, nous t’aimons certes comme notre véritable nièce ; cependant, tu le sais, les liens du sang n’y sont pas. Tandis que le propre frère de ta chère grand’mère possède assurément des droits sur toi qui priment les nôtres. En s’offrant à remplir son devoir de protection, il sait sans doute déférer aux désirs de ta grand’mère. C’est l’avis de ton oncle Jules ; n’est-ce pas, mon ami ?
M. Gardonne, à regret, hocha la tête affirmativement. Mme Gardonne continua d’une voix encore plus onctueuse :
— Ton grand-oncle, par sa situation de fortune, assurera la liberté de ton avenir… Tu es très jeune, tu peux attendre un peu pour façonner définitivement ta vie ; à mon avis, ce changement complet de milieu t’aidera à apaiser ton chagrin. Considère ce déplacement comme un simple voyage, et, en somme, si tu t’ennuies là-bas, tu reviendras à Escalquens, où ta chambre t’attendra toujours : à ton premier signe, c’est moi qui irai te chercher. Voyons, promets-moi d’être raisonnable.
Alors, voyant qu’ils désiraient son départ, dissimulant de toutes ses forces le déchirement de son cœur, sans plus protester, Sylvaine avait acquiescé. — « Oui, elle comprenait, elle irait chez son grand-oncle. » Et depuis l’instant où elle avait donné ce consentement, elle n’avait pas prononcé une autre parole sur ce sujet. Assistant en spectatrice presque désintéressée à tout ce qui se préparait et qui la concernait si directement, Sylvaine se jura que nul ne connaîtrait sa peine et qu’elle ne demanderait la pitié de personne. Evitant toute ostentation de douleur, elle menait sa vie quotidienne, acceptant sans déplaisir visible la présence de Mme Gardonne ; du reste elle s’isolait souvent dans la chambre de sa grand’mère, serrant et rangeant avec un ordre méticuleux, trouvant un apaisement à tenir en main les objets qui avaient été témoins de leur vie commune. Graduellement Sylvaine acquérait la conviction qu’il y avait eu dans cette vie si dépourvue d’événements beaucoup plus qu’elle ne se l’était figuré et qu’à jamais ces années, dont tout allait s’évanouir, sauf la mémoire, demeureraient uniques et inoubliables pour elle.
Mme Gardonne faisait avec satisfaction observer à son mari l’indifférence extérieure de Sylvaine : « Cette petite sera comme sa mère ; elle n’aimera qu’elle-même. » Et le faible M. Gardonne, quoique persuadé de la tendresse de cœur de Sylvaine, n’osait protester. Afin de se dédommager, il profitait de la première occasion de liberté pour caresser paternellement Sylvaine ; elle le regardait alors avec des yeux qui l’inquiétaient un peu, car ils semblaient lui demander pourquoi on la laissait ainsi suivre seule sa route…
Le sentiment de l’abîme qui allait la séparer de tout ce qu’elle avait connu grandissait chez Sylvaine avec chaque lettre reçue de Londres ; celles de son grand-oncle étaient brèves : on le savait malade et se servant difficilement de la main droite. Par contre, sa femme écrivait beaucoup plus longuement, dans une note affectueuse en même temps que protectrice ; elle ne se lassait pas d’assurer sa chère nièce qu’elle comptait trouver désormais en elle sa meilleure consolation.
Mme Gardonne insistait sur la valeur de ces protestations ; elle-même, qui avait peut-être démêlé la raison de la violente tendresse préventive de Mme Hurstmonceaux pour Sylvaine, lui avait adressé des lettres flatteuses auxquelles la vanité de la dame, qui n’avait jamais été à pareille fête, se trouva très sensible. Mme Gardonne n’avait pas manqué de rappeler à son mari que leur Albéric était au même degré que Sylvaine le neveu du colonel, qu’il n’était peut-être pas inutile de l’en faire souvenir et qu’une invitation à Escalquens pouvait avoir son utilité pratique. La grande prétention de Mme Gardonne consistait à se montrer la belle-mère parfaite ; elle voulait être admirée pour ses rares qualités.
Lorsque, d’une voix plaintive et résignée, Mme Gardonne parlait devant Sylvaine de son inquiétude pour ses œuvres négligées, Sylvaine avait envie de lui crier : « Mais laissez-moi seule ! » Elle eût été si bien avec la vieille Pauline, dans ce calme logis où brûlait nuit et jour le cher souvenir de sa grand’mère ! Mais elle n’osait le dire, bien que Pauline le lui suggérât tous les matins.
M. Gardonne, quoique peu perspicace, avait trop bon cœur pour ne pas comprendre que les regrets de sa femme pouvaient blesser Sylvaine, et il protestait toujours que les choses marchaient à ravir à Escalquens et que les affaires commandaient absolument sa présence à Paris.
Mme Gardonne eût prolongé indéfiniment son séjour si Sylvaine lui avait témoigné la reconnaissance à laquelle elle croyait avoir droit, mais Sylvaine n’ouvrait jamais la bouche pour l’en remercier ; aussi Mme Gardonne déclara-t-elle un jour à son mari qu’il était temps, au bout de trois mois de deuil, que leur nièce rentrât dans la vie active.
Quelques mots indignés de Pauline ouvrirent les yeux de Sylvaine ; quand elle comprit qu’on restait à Paris pour elle et à regret, ses dernières hésitations disparurent. Bravement, comme une chose toute naturelle, elle demanda à son oncle de fixer le jour de son départ.
Il y avait eu une discussion dans la famille pour décider à qui il incomberait de conduire Sylvaine à Londres. M. Gardonne d’abord n’avait pas hésité à dire que ce serait lui-même ; mais la sage Sophie lui avait insinué qu’il y aurait dans cette démarche quelque chose d’indiscret, comme un désir de se mettre en avant. Certes, si elle ne l’eût pas jugé ainsi, elle aurait en personne accompagné sa nièce ; mais dans la situation particulièrement délicate où les mettait cette adoption, qui, au fond, lésait leur fils, elle jugeait que la plus grande réserve leur était commandée à l’égard de M. et Mme Hurstmonceaux. Une étrangère était donc préférablement indiquée pour cette mission de remettre Sylvaine à sa nouvelle famille ; Mme Gardonne estima que Mme Delaroute la remplirait admirablement et ménagerait en outre beaucoup plus la sensibilité de Sylvaine, qu’il convenait d’épargner. Ni M. Gardonne ni Albéric n’eurent rien de valable à objecter et, le concours de Mme Delaroute ayant été promis, il ne resta plus qu’à vaquer aux préparatifs du départ.
Mme Delaroute, pour laquelle en ses jours de gaieté Albéric professait une passion désordonnée, était de ces créatures qui réconcilient avec l’humanité et font comprendre qu’entre le bien et le mal s’établit l’équilibre qui empêche la société de chavirer. Sans prétention à aucune vertu éclatante, Mme Delaroute, depuis l’âge de vingt-sept ans, luttait seule avec un courage indomptable pour conquérir sa vie et celle de son fils. Restée veuve sans autre patrimoine que des dettes, elle avait travaillé sans trêve ni répit, se trouvant la plus heureuse personne du monde si les leçons ne lui manquaient pas. Gaie au milieu de ses soucis, sans envie ni fiel, elle s’était fait aimer partout, et, quand ses élèves s’absentaient, elles s’évertuaient à lui laisser des besognes quelconques afin de la dédommager un peu. Mme Delaroute faisait les visites de charité de l’une ; elle terminait les ouvrages de l’autre, ayant à peine le temps de souffler, et pourtant s’intéressait à tout, lisant passionnément son journal à un sou, seule débauche qu’elle se permît ; et de cette façon elle avait passé vingt ans. Puis, à son tour, André avait assumé le fardeau et, content de son petit emploi, nourrissait l’idée de se marier un jour. Comme sa vaillante mère ne voulait pas être une entrave à ce juste désir, elle prétextait un besoin d’activité pour continuer ses leçons, qu’elle était bien résolue de mener aussi longtemps que ses forces le lui permettraient. Mme de Nohic avait horreur des éducations en commun et n’aimait pas plus les cours. Elle trouvait très inutile que sa petite-fille reçût une instruction de pédante : de bons livres, une direction sage, des clartés générales, lui semblaient entièrement suffisants, et Mme Delaroute, qui manquait de tous les brevets modernes, lui parut on ne peut plus apte à remplir son programme. Trois fois par semaine, pendant cinq ans, elle était venue régulièrement chez Mme de Nohic, s’occupant de Sylvaine, dont elle était demeurée l’amie très appréciée, car la jeune fille n’avait qu’une seule intimité de son âge avec une ancienne compagne de couvent chez qui, de temps en temps, Mme de Nohic l’envoyait sous la garde de Mme Delaroute.
Sylvaine s’était habituée à vivre avec des gens plus âgés qu’elle et n’en souffrait pas. Mme Delaroute, invariablement de bonne humeur (de quoi avait-elle à se plaindre puisque André prospérait ?), était d’excellente compagnie, et, comme sa seule prétention consistait à mettre du plomb dans les jeunes têtes, elle s’y était particulièrement appliquée pour Sylvaine. Après la perte que Sylvaine avait faite de sa grand’mère, Mme Delaroute s’était multipliée, et si Mme Gardonne, jalouse de son rôle, ne s’y fût opposée, elle eût donné tous ses moments de liberté à la jeune fille.
« Heureusement, Sylvaine est raisonnable », se disait l’excellente femme, et elle se félicitait d’avoir contribué à la rendre telle.
Ce fut une délivrance pour Sylvaine quand tous les détails de son voyage furent arrêtés ; elle avait maintenant hâte de partir, tant elle trouvait intolérable le chagrin que la perspective lui en faisait éprouver. Le soir était le moment qu’elle attendait avec impatience ; à neuf heures et demie, son oncle et sa tante la laissaient : ils avaient loué deux chambres dans une pension de famille du voisinage, l’appartement de Mme de Nohic étant trop exigu pour les recevoir ; ils y arrivaient le matin et y restaient la journée, du moins Mme Gardonne qui n’en bougeait qu’avec Sylvaine et s’occupait de l’inventaire avec une précision méticuleuse, car elle mettait son point d’honneur à ce que rien ne fût égaré et qu’au moment donné Sylvaine retrouvât la moindre bagatelle.
La veille du départ, la chaîne de la porte enfin mise, et la vieille Pauline, la figure contractée, entrant dans la chambre pour lui dire bonsoir comme elle en avait la coutume, Sylvaine crut défaillir : elle éprouva ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait vu fermer le cercueil de sa grand’mère, une angoisse indicible, un avant-goût du néant. C’était fini !… fini de vivre dans ces pièces où elle avait passé de l’enfance à l’adolescence ; fini de respirer l’air que sa grand’mère avait respiré, de retrouver la trace de tous les objets familiers. Cette réalité d’intérieur, si tangible et si intense, allait se fondre, disparaître à jamais, comme était disparue la créature vivante devenue soudain un mythe, quelque chose d’impalpable et d’insaisissable. Pauline, dans son vrai chagrin, dans sa peine de voir s’en aller au loin l’enfant qu’elle avait vue grandir, ne trouvait qu’un mot à dire, le plus juste en somme :
— Ah ! que pauvre Madame serait triste !
Sylvaine la regarda, frémit, puis répondit :
— Mais elle ne sait pas, Pauline, elle ne sait pas !
— On n’en est pas sûr. Ah ! pauvre Mademoiselle, je serais bien restée avec vous ; il aurait bien mieux valu vous marier que de partir comme ça dans un pays qu’on ne connaît pas.
— Je vais chez mon oncle, Pauline, vous l’oubliez, le frère de bonne-maman, dit Sylvaine en se roidissant contre le sentiment d’abandon. Elle l’aimait ; peut-être, au contraire, cela lui ferait-il plaisir de m’y voir aller.
— Peut-être, dit Pauline, qui n’était pas dans les jours où elle tenait à son opinion.
Et elle ajouta d’une voix tremblante, prise d’un regain d’affection pour sa maîtresse disparue :
— Quand on pense qu’on ne fera plus de ces bonnes petites dînettes que pauvre Madame aimait tant ! Elle me disait comme ça : « Pauline, mettez beaucoup de sucre dans la crème ; mon petit-fils l’aime très sucrée… »
Cette évocation parut à la vieille servante la plus cruelle de toutes, et des larmes courtes et rares, comme celles qui jaillissent péniblement des yeux fatigués, tombèrent sur ses joues pendant que, sans les essuyer, elle clignait ses paupières ridées, regardant avec une expression pitoyable la jeune créature qui partait. Et partir, pour l’esprit simple de la vieille servante, représentait la somme de ce qui peut arriver de pire.
Sylvaine, assise au pied de son lit, dans une attitude lasse, était devenue très pâle, et ses yeux chargés d’une mélancolie profonde rencontrèrent ceux de l’humble femme, à laquelle, par des attaches secrètes, elle eut, au même instant, le sentiment d’être unie. Pauline était la détentrice de tous les chers souvenirs de la vie journalière ; elle seule pouvait partager ce trésor avec l’enfant orpheline, le lui offrir sans cesse pour y recourir comme à une inépuisable ressource consolatrice. L’idée de quitter Pauline, idée qui jusqu’alors avait été pour Sylvaine d’une importance très secondaire, l’oppressa soudain ; sentant que son émotion allait la dominer, et soigneuse de la dissimuler, elle fit un suprême effort pour dire lentement :
— Il faut que je me repose, Pauline… Je reviendrai…
Obéissante, Pauline se leva pesamment de la chaise où elle s’était affaissée, fit deux ou trois tours par la chambre, touchant, comme pour les caresser, les rideaux des fenêtres, la table de toilette, et enfin la grande malle couverte de son enveloppe bise qui était rangée contre la porte ; puis, d’une voix chevrotante, pendant que l’index de sa main gauche arrêtait une larme, elle dit :
— Bonsoir, mademoiselle Sylvaine.
— Bonsoir, Pauline.
Quelques mots brefs, et c’est ainsi dans la vie que tout se dénoue. Adieu ! adieu ! Et les âmes liées l’une à l’autre se séparent et suivent la route solitaire et mystérieuse réservée à chaque être humain. Il suffit parfois de très peu de chose pour modifier d’une façon profonde les impressions d’un cœur. Sylvaine en voyant Pauline s’éloigner fut saisie d’une angoisse indéfinie ; jusqu’à cette minute, elle n’avait appréhendé qu’en enfant le fait de la séparation d’avec tout ce qu’elle connaissait. Son esprit, replié sur le souvenir des tendresses perdues, occupé de l’effort de cacher sa peine, ne s’était pas appesanti sur la pensée de l’avenir. Habituée à se soumettre, elle avait accepté la décision prise sans se demander ce qu’en seraient les conséquences. Tout ce que ce grand changement recélait d’inquiétant s’offrit tout à coup à son esprit dans une épouvante subite ; elle eut la sensation éperdue d’être seule sur une barque, voyant fuir devant ses regards la terre connue et courant sans protection vers des rivages dont elle ignorait tout. Elle réalisa que demain, la nuit même qui suivrait celle qui commençait, elle dormirait sous un toit étranger, au milieu d’êtres inconnus. Son grand-oncle, lorsqu’elle en parlait comme d’une personne éloignée, était une figure familière dans son imprécision, mais, à être approché de près, redevenait un étranger redoutable. Il passa sur la jeune âme de Sylvaine cette désolation morne qui naît de notre absolue impuissance à façonner notre vie ; elle discerna confusément que son avenir allait dépendre non de ses désirs et de ses efforts, mais d’un ensemble de faits contre lesquels elle ne pouvait rien.
En vérité, pour qui pense, c’est un sujet d’effroi presque terrifiant que la toute-puissance des forces mises en jeu pour agir sur une seule destinée, et la répercussion lointaine que d’autres vies ont sur celles que souvent même elles ignorent. Si enchevêtrée et étroite est la solidarité humaine, si serrée et si solide la trame qui relie les existences, que nul ne peut se vanter de vivre sa vie indépendante. A l’heure où la moindre déviation dans la route suivie suffit pour transformer totalement l’orientation des années futures, où chaque minime action revêt un caractère presque auguste par les résultats qui en peuvent découler, les êtres humains, et les femmes en particulier, dépendent généralement de l’ambiance qui les fait vivre, et même une ferme volonté de s’en défendre n’en peut atténuer le pouvoir occulte qui prend ses racines dans les sources de la vie.
Pour Sylvaine orpheline, et affranchie en apparence de toute influence prépondérante et directe, sa jeune existence portait déjà comme un fardeau invisible le poids de toutes les vies dont elle avait approché. Ses deux mères d’abord, qui différemment avaient pétri son âme, et dont la domination était beaucoup plus forte depuis qu’elles avaient cessé de vivre : Mme de Nohic avait certes influencé sa petite-fille de son vivant ; mais morte, elle s’en emparait tout à fait. Cette fierté, que sa grand’mère lui avait toujours vantée comme le bouclier de la femme, Sylvaine, pendant ses méditations tristes, prenait la résolution de ne jamais s’en départir. Personne ne verrait combien elle se sentait abandonnée. Si elle consentait à aller vers l’inconnu, c’est parce qu’elle pensait retrouver en son oncle quelque chose de celle qui était partie et à qui elle voulait complaire. L’oncle et la tante Gardonne, qui remplissaient si mal leur mission envers Sylvaine, avaient, eux aussi, par leur conduite, une part énorme d’influence sur les contingences à venir ; de la faiblesse de l’un, de l’âme basse et jalouse de l’autre, Sylvaine, dans sa candeur innocente, ressentirait les effets. Et plus loin encore, il fallait que le contre-coup de la carrière aventureuse d’une femme de basse extraction devînt un facteur puissant dans la destinée d’une créature née en pays étranger, et désormais et pour toujours reliée à cette autre destinée de femme dont il semblait que tout la séparât.
Sylvaine, pensive et triste, à la lueur affaiblie de sa petite lampe voilée, ne pouvait, dans son ignorance, se dire ces choses, mais néanmoins leur ensemble obscur l’oppressait ; pour la première fois de sa vie elle essayait de dégager sa personnalité des faits, de se rendre compte de ce qu’était une personnalité ; elle s’interrogeait elle-même, cherchant à démêler les sentiments de son propre cœur, impuissante à le faire, craintive elle ne savait distinctement de quoi. L’image de son cousin Albéric se présenta très précise avec une vague douceur dont elle fut étonnée ; il avait été chagrin, ce soir-là, à table, plus ému qu’il ne l’avait lui-même pensé à l’idée de voir disparaître sa petite compagne de jeunesse et observant Sylvaine avec une curiosité nouvelle. Le repas, déjà assombri par le malaise de tous, l’avait été encore davantage par l’humeur peu dissimulée du jeune homme : il avait été presque jusqu’à rudoyer son père ; répondant aux phrases sucrées de Mme Gardonne avec une ironie qui frisait l’insolence. Au moment de quitter Sylvaine, il lui avait dit, regardant en même temps son père et sa belle-mère :
— Oh ! Sylvaine, si tu étais ma sœur, je prendrais soin de toi comme d’une colombe.
Et ce fut ces paroles dans l’oreille qu’à la fin, accablée à ne pouvoir plus penser, Sylvaine s’endormit pour la dernière fois sous le toit où elle avait été si bien gardée, où le mal de la vie ne pouvait l’approcher.
Dans la lumière apaisée mais transparente du soir, Douvres s’offrit aux regards anxieux de Sylvaine. Il y a, dans l’aspect de cette première ville anglaise, un ordre, une élégance discrète, une surface de bien-être extrêmement séduisants. Le sentiment initial d’étrangeté n’eut donc rien de douloureux. Mme Delaroute, ravie de voir du pays et voyageant pour la première fois de sa vie, commença à s’extasier sur le charme de la campagne qu’elles traversaient. Le train filait entre des prairies aux nuances variées ; quelques-unes étaient tapissées de fleurs jaunes au point de paraître des champs d’or ; sur les talus se massaient les genêts en fleurs ; dans les haies s’épanouissaient des grappes d’aubépine et de lilas ; partout éclataient des taches brillantes de couleur se détachant sur le fond de verdure dont la tonalité s’étageait d’un bleu vert à une nuance purement émeraude. De loin en loin on découvrait de petites habitations chaudes à l’œil, avec des toits sombres et des tourelles de brique en forme de meule. Dans les prairies paissaient les troupeaux blancs, brebis lourdes de toison et agnelets couleur de lait, légers et bondissants ; et dans cette lumière spéciale, quoique le ciel fût uniformément gris avec des nuages plus clairs, quelques-uns paraissaient d’une teinte rosée ; des vaches rouges à longues cornes se mouvaient, pesantes ; puis, près des habitations, des groupes de poules brunes picoraient autour d’une maisonnette ambulante à leur usage.
A cette évocation de vie rurale presque idéale, sans aucune laideur, sans même aucune trace de labeur, la terre fleurie et les animaux paisibles, Sylvaine fut ramenée à d’anciens entretiens avec sa grand’mère, lorsque celle-ci lui décrivait la « Country House » où elle avait été élevée. De temps en temps, elle croyait presque en reconnaître l’original lorsque se découvrait quelque jolie maison à colonnades blanches, enserrée d’arbres touffus et de grandes pelouses humides. C’était tout un monde familier par la lecture et la parole qui s’offrait à Sylvaine ; elle le trouvait à la fois riant et triste, et elle regarda avec curiosité deux jeunes femmes suivies d’un chien qui, à cette heure du soir, traversaient un champ d’où montait une légère buée. C’était comme un rêve qui soudain aurait vécu ; elle fut curieuse de leurs vies et se demanda si jamais un jour elle se mouvrait à l’aise dans ce cadre.
Mme Delaroute, avec une parfaite bonne humeur, parlait et n’attendait pas de réponse ; cependant, quand, à plusieurs reprises, elle eut dit de sa voix haute qui faisait lever les yeux à ses compagnons de voyage échangeant leurs réflexions dans un soupir murmuré : « Ce pays est vraiment joli par ici », Sylvaine, comme réveillée d’un songe, répondit :
— Ma grand’mère me l’avait dit souvent.
— Eh bien, je ne m’en doutais pas, observa naïvement Mme Delaroute ; ces maisons que nous avons passées sont charmantes.
Puis, au bout d’un moment, elle s’écria :
— Mais, tenez, voici Londres !…
Ce fut, après cette course à travers la campagne épanouie, une surprise étrange que de voir surgir les premiers faubourgs à maisons basses, aux rues alignées et navrantes dans leur médiocrité… Le monstre fumant et grouillant peu à peu apparaissait, et Mme Delaroute, curieuse et étonnée, le contemplait.
La nuit arrivait tout à fait quand le train traversa la Tamise ; elles purent un moment, comme à vol d’oiseau, plonger sur la grande Cité, dont les artères sillonnées se découvraient, dont la masse imposante et compacte se détachait au-dessus du fleuve. Les lumières couraient avec une rapidité vertigineuse ; un murmure sourd, quelque chose d’intense montait de la fourmilière humaine que surplombaient des nuages lourds de fumée ; une odeur étrange flottait dans l’air.
L’entrée du train dans la gare de Charing Cross retentit formidable sous la coupole vitrée et, dans une extraordinaire confusion apparente, de voitures paraissant sortir de terre, de bagages déchargés, de facteurs se bousculant, Mme Delaroute et Sylvaine, un peu effarées, se trouvèrent sur le quai encombré. A travers la cohue, rapidement, en mouvements secs, un petit homme net, propre, imberbe, vêtu d’un pantalon clair et d’un chapeau melon, qui avait guetté la descente des voyageurs, se précipita vers elles, se découvrit et d’une voix un peu hésitante demanda, en présentant une lettre à Sylvaine :
— Miss Charmoy ?
— Oui.
Tremblante, Sylvaine prit l’enveloppe d’épais papier et l’ouvrit. Quelques lignes de sa tante lui apprenaient que, dînant en ville ce soir-là, elle ne pouvait venir à sa rencontre, mais lui souhaitait la bienvenue et la confiait à Forster, le valet de chambre du colonel, qui les piloterait : on n’avait qu’à s’en remettre à lui. Mme Delaroute, ayant reçu communication du contenu du billet, s’en déclara un peu étonnée ; mais néanmoins, avec d’abondantes recommandations données dans un français imperturbable, remit les pièces dont elle était détentrice. Cela fait, Sylvaine lui dit :
— Nous n’avons plus qu’à nous en aller ; il paraît que la voiture nous attend.
— C’est bon, allons.
Mme Delaroute se sentait ahurie de s’être vu enlever son sac, et les gestes brefs du correct M. Forster l’étonnaient. Rapidement il fit signe à un coupé de maître, qui se détacha du fouillis inextricable des véhicules et s’approcha du quai. A voix basse, Sylvaine fut priée par son guide d’y monter ; Mme Delaroute l’y suivit et avec fracas la voiture s’ébranla, ralentit un peu devant le policeman qui pointait, et à un mot égal plongea dans le cœur de la ville. Ce fut d’abord la traversée de Leicester-Square avec ses music-halls illuminés d’une façon criarde, ce qui donna immédiatement et pour toujours à Mme Delaroute l’idée qu’à Londres il n’y avait que des théâtres et que la foule grouillait habituellement au dehors, noire et pressée. Après la flambée des devantures des salles de spectacles, ce fut la course à travers Regent’s Street, aux maisons basses, sans noblesse, toutes les boutiques déjà closes et une grande tristesse flottant dans l’atmosphère. Puis enfin l’arrivée dans le square, vaste, silencieux, entouré de toutes ses habitations énigmatiques, aux fenêtres muettes. La voiture stoppa, le cœur de Sylvaine battit et elle n’eut que la force de dire : « Mon Dieu ! »
La porte de la maison s’était ouverte comme par enchantement, découvrant un hall brillamment éclairé, et d’un pas rapide un valet de pied magnifique descendait les marches de pierre, s’approchait du coupé et en ouvrait dignement la porte. Sylvaine et Mme Delaroute descendirent silencieuses, obéissant au geste qui les guidait, et se trouvèrent tout à coup dans ce hall, entourées de trois visages graves et impassibles, pendant qu’un quatrième personnage, venu du fond, s’avançait vers elles, saluait majestueusement, les requérait de consentir à monter l’escalier où il les précéda lentement et avec une eurythmie silencieuse les introduisait dans un salon où Sylvaine, troublée, ne distingua rien d’abord ; puis se trouva soudain enveloppée dans les bras d’une petite femme courte et grosse, ruisselante de satin, étincelante de diamants, aux cheveux lavés au henné, au visage peint avec surcharge, et qui lui disait d’une voix cordiale :
— Darling, nous sommes enchantés de vous voir. Voici votre oncle.
Un maigre vieillard, extraordinairement net, aux cheveux rares, s’avança et tendit sa main à Sylvaine ; un œil pâle s’éclaira un peu, et une voix qui frappa aussitôt la jeune fille par sa curieuse ressemblance avec celle de sa grand’mère répéta timidement :
— Nous sommes enchantés de vous voir.
Sylvaine s’attendait à ce que son oncle l’embrassât ; il ne parut pas y songer, mais très poliment souhaita la bienvenue à Mme Delaroute que Mme Hurstmonceaux, en même temps, accablait de politesses. Puis, avec impétuosité, revenant à Sylvaine, elle dit rapidement :
— Dear, nous dînons en ville, et nous sommes déjà terriblement en retard ; vous nous excuserez. Mon cher colonel, voulez-vous sonner ? Darling, je vais vous confier à Drury, ma femme de chambre ; elle verra à ce que vous soyez très confortable. Dînez bien surtout. A demain. Venez, colonel, venez.
Et la personne du nom de Drury ayant fait son apparition discrète pendant ce discours, Mme Hurstmonceaux avait été enveloppée d’un superbe manteau de velours blanc, et tout en descendant l’escalier criait encore à Sylvaine : « Surtout, mettez-vous bien confortable ! »
— Si ces dames veulent monter dans leurs chambres un moment avant le dîner ? suggéra respectueusement Drury.
— Certainement.
Deux étages encore à gravir de l’escalier à tapis épais, aux murs encombrés d’estampes et de tableaux ; puis Drury, à la fois déférente et rassurante, ouvrit une porte, toucha un bouton, et à la lumière électrique Sylvaine vit la pièce qui était désormais sa chambre. D’une allure rapide, Drury en fit l’inventaire au bénéfice de Sylvaine, lui montra la petite salle de bains attenante, la toilette bien garnie et toute prête ; puis s’inclina, indiquant les sonnettes, et celle qui devait annoncer que ces dames descendaient dîner. Elle conduisit ensuite Mme Delaroute à la chambre qui l’attendait et, en matière de conclusion demanda :
— Est-ce que je commanderai le dîner dans une demi-heure ?
— Une demi-heure, parfaitement.
Et elles se trouvèrent seules. Mme Delaroute s’était assise ; elle fit la moue et dit :
— C’est joliment grandiose ici, ma petite.
Sylvaine acquiesça silencieusement. Ses impressions demeuraient superficielles ; il ne lui paraissait pas possible d’être arrivée, et elle regardait autour d’elle presque sans curiosité, angoissée sans définir pourquoi.
— Eh bien, ma petite, continua Mme Delaroute, dépêchons-nous de nous laver les mains pour descendre dîner… C’est bien en face ma chambre ? Que je ne m’égare pas, mon Dieu !… Allons, je suis à vous dans cinq minutes.
Un peu plus tard, comme elles étaient à table dans l’immense salle à manger, entourées et servies par trois hommes, Mme Delaroute, comme opprimée par l’ambiance cérémonieuse, dit tout à coup à Sylvaine :
— Vrai, à me voir ici, je ne puis pas croire que ce matin j’ai bu mon café sur le petit buffet de ma cuisine…
Quand Sylvaine ouvrit les yeux, elle fut d’abord frappée de la qualité particulière de la lumière ; un jour atténué et estompé entrait dans la chambre, au lieu de la limpide clarté à laquelle sa vue était habituée. Ce n’était pas la lourde et familière silhouette de Pauline qui se mouvait par la pièce, mais celle alerte, raide et preste d’une jeune housemaid, qui, avec un peu d’embarras, posa sur un guéridon la première tasse de thé matinal et annonça que le bain était prêt.
En une seconde Sylvaine fut sur pied… Il lui fallait voir Mme Delaroute, il lui fallait entendre une voix connue ; le sentiment d’étrangeté l’oppressait d’une angoisse indéfinissable… Elle se regarda dans une glace, presque préparée à se trouver changée elle-même. Non, c’était bien son visage battu et pâli. Ses malles étaient ouvertes… elle y plongea les mains, toucha les choses familières comme pour se donner une certitude de la réalité ; puis, enveloppée dans son saut-de-lit tout blanc, traversa craintivement le palier et frappa chez Mme Delaroute. La porte s’ouvrit instantanément, et Mme Delaroute, déjà habillée, parut sur le seuil, attira Sylvaine à elle et maternellement l’embrassa…
— Bonjour, l’enfant. Avez-vous bien dormi ? Voulez-vous que je vienne vous aider ?
— Oui, venez, je vous en prie, dit Sylvaine d’une voix de détresse. Et elles rentrèrent ensemble dans la chambre. Là Mme Delaroute procéda à l’examen de la mine de sa petite amie.
— Vous n’avez pas un fameux visage, ma petite ; il ne faut pas vous affliger. Dame ! je comprends… ça saisit, un changement pareil ; mais votre oncle et votre tante ont l’air de braves gens, et c’est joliment chic chez eux. Ils vous ont installé une chambre qui ne laisse rien à désirer.
Sylvaine secoua la tête.
— Vous vous y habituerez, et quand vous y aurez mis toutes vos petites affaires, ce sera autre chose. Vous avez une vue agréable, venez donc constater.
Et Mme Delaroute s’approcha d’une des fenêtres aux délicieux rideaux de mousseline liberty. Au dehors s’étendait le large square avec son jardin central aux arbres magnifiques d’une verdure intense ; à droite et à gauche, les maisons inégales, les unes blanches, les autres jaunes, les autres bises, mais toutes avec un porche et des fenêtres fleuries. L’atmosphère était comme ouatée ; une grande paix régnait. Seules, passaient à une allure rapide les voitures de fournisseurs, et le facteur, méthodiquement, faisait entendre son rataplan sur le heurtoir des portes. Mme Delaroute avait soulevé le panneau de la fenêtre, et toutes deux furent encore une fois frappées de la saveur et de la qualité de l’air ; cependant la journée était belle et chaude en ce matin de mai.
La chambre elle-même était d’une tonalité transparente ; les murs, le plafond, les meubles d’un bois vert pâle, tout était fragile et délicat, comme si nulle poussière, nulle souillure n’existaient. L’installation avait été évidemment surveillée avec soin : la petite table à écrire était garnie de papier à bordure noire, l’armoire tapissée de sachets ; sur une quantité de tablettes inutiles s’étageaient des vases, des brimborions sans usage : l’esprit positif de Mme Delaroute en fut offensé.
— Quel temps perdu à essuyer toutes ces machines dont on n’a pas besoin ! Allons, mon enfant, de la vigueur ! Faites votre toilette, je rangerai vos affaires en vous attendant ; et puis, il faut penser à déjeuner. La jeune personne m’a dit : « Downstairs », je sais ce mot-là ; ils devraient sonner la cloche au moins, comme au couvent.
Elles descendirent une heure après, la maison semblait morte, quoiqu’on eût le sentiment que des ombres y glissaient sans bruit. Ce fut Sylvaine qui ouvrit la porte de la salle à manger ; elle était vide. Mais à peine furent-elles assises à la table, abondamment pourvue, que le colonel Hurstmonceaux parut.
— Je vous en prie, ne vous levez pas. Je vous ai fait attendre. Voulez-vous me préparer mon thé ? dit-il en souriant timidement à Sylvaine.
Elle avait rougi et regardait son oncle, qui lui indiquait une place en face de la vaste bouilloire : en même temps, un domestique, presque invisible à force d’être effacé, lui mettait sous la main tout ce qui lui était nécessaire.
Le colonel Hurstmonceaux avait les regards fixés sur sa nièce et dans ses yeux d’un bleu lavé se lisait une émotion contenue. Il passa deux ou trois fois la main sur sa grosse moustache blanche et dit en français d’une voix un peu enrouée :
— Vous me faites extraordinairement souvenir de ma sœur Mary.
Les domestiques étaient sortis, et Sylvaine n’eut pas honte de deux larmes qui tombèrent sur ses joues. Ces quelques paroles avaient suffi pour la rendre en une seconde bien moins étrangère. C’était vrai : ce vieil homme qu’elle ne connaissait pas, qui l’intimidait, était pourtant le frère de sa grand’mère ; elle pouvait, elle devait l’aimer. Depuis quatre mois elle avait totalement perdu le sentiment délicieux (le seul qui justifie la peine de vivre) d’être utile. Elle, habituée à protéger, à servir sa chère grand’mère, s’était jugée tout à coup inutile : ni l’oncle Jules ni Mme Gardonne n’avaient aucun besoin d’elle, ni même Albéric ; Mme Delaroute avait son André. L’idée que pour le colonel Hurstmonceaux elle pouvait compter fut infiniment douce à Sylvaine ; aussi surmontant sa réserve, elle l’interrogea sur ses goûts.
— Aimez-vous le thé très fort ? Peu ou beaucoup de crème ?
Il répondait empressé, évidemment satisfait, et, se tournant avec une grande courtoisie vers Mme Delaroute, il lui dit :
— Je suis bien heureux d’avoir ma nièce.
— Ah ! monsieur, vous avez raison. Pauvre petite ! Il faut la gâter. Merci… assez… (car le colonel profitait de l’aménité de Mme Delaroute pour lui remplir son assiette). — Et Mme Hurstmonceaux ? Est-ce que nous ne la verrons pas ce matin ?
Mme Delaroute s’était avisée qu’on n’avait pas encore demandé de nouvelles de la maîtresse de maison et jugeait opportun d’y remédier.
— Mme Hurstmonceaux ne descend jamais le matin, je suis toujours seul ; mais maintenant je déjeunerai avec Sylvaine.
Il disait : « Sylvine, » et le nom étrange évidemment l’interloquait un peu.
— Et je ne vous plaindrai pas, reprit Mme Delaroute, à qui la timidité était totalement étrangère.
Elle encourageait Sylvaine à manger.
— Mangez, ma petite, ça vous remontera le moral ; car vous comprenez, monsieur, elle est bouleversée. C’est inévitable.
Les yeux du vieil homme allaient de l’une à l’autre femme avec un intérêt extrême ; il guettait, tant son observation semblait intense, chaque geste de Sylvaine. Elle était si naturellement élégante, si fine, que ce cadre imposant, cette salle à manger aux meubles lourds et magnifiques, regorgeant d’argenterie sur les dessertes, tout s’ajustait à sa personne. Mme Delaroute constata mentalement que jamais Sylvaine ne lui avait paru si jolie ; elle en fut fière et charmée comme d’une chose lui appartenant. Avec son libre sans-gêne, s’adressant au colonel Hurstmonceaux, elle lui dit :
— N’est-ce pas, elle est jolie ?
Puis elle se mit à rire en voyant rougir Sylvaine et même le colonel, choqué comme d’une liberté de cette réflexion à bout portant.
Quand ils eurent terminé leur repas, et celui du colonel fut beaucoup plus long que celui de ses compagnes, il les remercia avec une extrême aménité ; puis, non sans hésitation, demanda à Sylvaine :
— Est-ce que vous êtes libre ? Est-ce que vous avez quelque chose à faire ?
— Elle est libre, répondit Mme Delaroute ; je m’occuperai de ses effets… Allez, mon petit, allez avec monsieur votre oncle. Car elle avait deviné l’intention du colonel.
— Si vous désirez écrire, madame, dit-il en lui désignant la table à cet usage, qui, selon la coutume anglaise, se trouvait avec de commodes fauteuils dans la salle à manger.
— C’est ça, merci ; j’écrirai à André.
Et comme le colonel voulait lui-même préparer le buvard, quoique ses doigts tordus de goutteux lui rendissent les mouvements difficiles :
— Merci, mon colonel, merci, je m’installerai parfaitement toute seule ; je suis très débrouillarde.
Et, satisfaite, Mme Delaroute se frotta les mains ; Sylvaine suivit son oncle. Il lui fit traverser le large vestibule, ouvrit une porte de cuir d’abord ; puis une autre, et se trouva dans son « study ». La pièce donnait également sur le square ; vaste, elle était remplie de livres, de gravures anciennes, de tableaux de chevaux, de chiens, d’armes. Une large table était encombrée de journaux et de périodiques ; sur d’autres tables il y avait des pupitres en acajou, en maroquin, de grandeurs et de formes diverses. Une forte odeur de tabac saturait l’atmosphère. Un grand et profond fauteuil avec un appui-pied était placé dans le bon jour, et sur une console, entre les fenêtres, se trouvait un plateau avec plusieurs bouteilles ; à son étonnement, Sylvaine vit même que l’une était une bouteille de champagne ; du reste, à l’odeur du tabac se mêlait aussi celle du brandy et du soda qui remplissaient un verre à demi vidé.
C’était dans cette pièce que le colonel Hurstmonceaux, quand il n’allait pas au Club, passait sa vie, et, malheureusement pour lui, des attaques de goutte l’y clouaient souvent. Sa chambre à coucher avait été installée derrière son « study », avec lequel elle communiquait et, de cette façon, ses relations avec sa femme pouvaient être aussi rares qu’il le désirait car ces deux êtres, qui s’étaient pris par intérêt, ne possédaient pas un point en commun ; ils se gênaient mutuellement, et la vulgarité de l’ex-Mme Green était en horreur à un homme qui poussait les raffinements jusqu’à la manie ; il s’était, en l’épousant, libéré des dettes qui bourrelaient sa vie, et en échange avait donné son nom, ce qu’il jugeait tout à fait suffisant. Du reste, Mme Hurstmonceaux, pourvu qu’elle pût parler du « colonel » et qu’il l’accompagnât de temps en temps dîner en ville, se tenait pour contente en nommant son mari à tout propos ; comme, en somme, il était là, elle rendait sa présence aussi tangible que s’il se fût montré.
Le colonel Hurstmonceaux avait souffert de l’espèce d’ostracisme qui avait suivi son mariage, et il était parfaitement sensible aux nuances de refroidissement qui d’abord l’avaient accueilli à son club ; très réservé et taciturne, il avait gardé son air hautain, et peu à peu la réserve diminuait, les poignées de main se faisaient plus cordiales, surtout depuis qu’on s’apercevait que Hurstmonceaux ne visait nullement à inviter ses anciens camarades à dîner ni à faire étalage de son luxe. Jamais on ne le voyait dans les éclatants équipages de Mme Hurstmonceaux, dont cependant, sous sa direction, les voitures comptaient parmi les mieux tournées de Londres. Lui-même marchait comme jadis, ou bien se faisait véhiculer dans un fiacre fermé dont le cocher avait sa clientèle depuis dix ans et auquel il avait donné la marque distinctive d’un chapeau teint en blanc. Après avoir été un joueur enragé, perdant aux courses des sommes énormes, il pariait maintenant avec prudence et passait des heures au whist. A vrai dire, il détestait la maison de Portman Square, sa pesante magnificence, l’esclavage de sa nombreuse domesticité ; heureusement, il lui restait Forster, qui l’avait servi dans des temps moins prospères, alors qu’il gîtait dans un lodging poussiéreux de Jermyn Street, dont l’évocation lui était cependant fort agréable, car il s’y mêlait d’autres ressouvenances moins édifiantes. Le colonel Hurstmonceaux avait été toute sa vie un homme à bonnes fortunes, pas toujours très délicat ; maintenant, absolument blasé, sa pipe et le whisky lui suffisaient. Parfois, une jolie créature l’agitait encore un moment ; il arrivait qu’on l’aguichait, car le colonel avait une réputation de perversité triomphalement établie. Et voici que sur la fin de cette vie qui comptait si peu de mérites, qui avait été une course effrénée aux jouissances et aux satisfactions de tout genre, une jeune créature comme Sylvaine était envoyée en consolation.
Le colonel Hurstmonceaux, sans illusions sur lui-même, en ressentait quelque componction. Dès avant la venue de Sylvaine, il avait donné ordre à Forster de faire disparaître certains livres, certaines gravures, et il avait exprimé à Mme Hurstmonceaux l’espoir qu’elle ne permettrait à aucun de ses amis de s’exprimer trop librement devant sa nièce. Le colonel jugeait les amis et amies de sa femme, mais elle ne les jugeait pas ; elle se récria donc et affirma en outre qu’elle veillerait sur l’innocence de Sylvaine avec un soin jaloux. L’innocence paraissait à Mme Hurstmonceaux, qui n’avait jamais connu cet état, une distinction sociale, quelque chose comme le privilège d’une classe supérieure ; elle pensa qu’elle en prendrait sa part, que le reflet en rejaillirait sur elle et que son prestige en serait rehaussé.
— Asseyez-vous, je vous prie, Sylvaine, dit le colonel en avançant un fauteuil à sa nièce.
Puis, se mettant en face d’elle et la regardant :
— J’aimerais tant causer un peu de votre grand’mère… Nous nous sommes beaucoup aimés quand nous étions enfants.
— Elle vous aimait toujours.
— Vraiment ? Racontez-moi…
Alors Sylvaine lui fit le récit de leur existence retirée à Auteuil, de ses longs entretiens avec sa grand’mère ; elle la représenta encore belle, d’une dignité suprême, se plaisant à tout, aimant les fleurs, les arbres, les oiseaux.
— Oh ! elle les aimait aussi quand elle était petite fille. Je suis peiné, bien peiné, de n’avoir pas revu ma pauvre Mary.
— Elle le désirait tant !
— Aussi, elle vous a envoyée à moi, à un vieil oncle qui ne vaut pas cher, mais qui sera bien heureux si vous voulez l’aimer un peu.
Et il ajouta avec amertume :
— C’est ce que personne ne fait plus depuis bien longtemps.
— Je vous aimerai pour ma grand’mère, dit gravement Sylvaine.
L’entretien, mis sur ce ton, était dans l’ordre habituel de ses idées.
— Il faudra être très indulgente, n’est-ce pas, chère ? Indulgente pour tout le monde. Peu de personnes, vous le savez, ressemblent à votre grand’mère ; même votre mère, qui était si charmante, ne lui ressemblait pas… Mais vous, vous n’êtes pas comme votre mère, vous êtes l’image de ma sœur Mary. Tenez, je vais vous montrer un portrait d’elle lorsqu’elle avait votre âge.
— Oh ! oui, mon oncle, je vous en prie.
Pour la première fois elle lui donnait ce nom.
Il entendit, et sous ses sourcils broussailleux ses yeux s’humectèrent. Avec une clef d’or il ouvrit une des grandes boîtes qui se trouvaient sur la table, et de sa main maladroite, après avoir tâtonné un peu, en sortit un portefeuille de soie verte et le plaça devant Sylvaine. Avec vénération elle le déplia. Insérée dans le portefeuille même et encadrée par la soie, était une miniature de jeune fille aux cheveux courts et frisés, d’une nuance plus foncée que ceux de Sylvaine ; le visage était d’une grâce et d’une fraîcheur ravissantes ; la robe, légèrement décolletée, découvrant le cou blanc, se croisait en châle et était serrée un peu haut par une ceinture étroite ; à droite de la poitrine était peinte une pensée très apparente.
Sylvaine regardait, et, penché au-dessus d’elle, le colonel regardait aussi. D’une voix voilée il dit :
— Ma sœur me l’a donné la première fois que je suis parti pour les Indes ; il m’a suivi partout.
— J’ai le vôtre, mon oncle, à la même époque, avec celui de mes grands-parents. Oh ! ma pauvre grand’mère aimait tant ces miniatures !
— Et vous, Sylvaine, vous les garderez ?
— Toute ma vie… toujours !…
— Un jour vous aurez celle-ci. N’est-ce pas qu’elle était jolie, ma sœur Mary ? Ah ! je ne l’ai pas assez aimée, je n’ai pas assez pensé à elle… Et maintenant c’est trop tard…
Il essaya de rire et ajouta :
— En général, dans la vie, c’est toujours trop tard : vous verrez cela.
— Jamais !
Et le ton de Sylvaine fut décisif.
Il y eut un silence ; puis, lentement, et accompagnant ses mouvements de mots brefs, le colonel montra à Sylvaine des lettres, des cheveux ; elle, tira son médaillon et dit :
— Voyez, ils n’étaient pas blancs.
Il tint le médaillon dans sa main et le rendit sans rien dire ; puis méthodiquement serra tout, et d’un geste décidé tourna la clef dans la petite serrure.
— Nous sommes amis, n’est-ce pas ? dit-il.
— Oh ! oui.
— Je vous prie d’avoir confiance en moi. Si vous voulez, le matin, vous viendrez souvent ici, je vous serai reconnaissant ; et si cela ne vous ennuie pas, je pourrai vous faire marcher au parc. Ce n’est pas loin, vous savez. Aimez-vous marcher ?
— Beaucoup. Je faisais de longues promenades au Bois avec Mme Delaroute.
— Eh bien, vous en ferez maintenant avec votre vieil oncle ; et, si quelque chose vous déplaît, vous m’avertirez. Voulez-vous me le promettre ?
— Je ne puis rien promettre, dit Sylvaine ; mais je me souviendrai de ce que vous me dites.
— Eh bien ? Et la petite nièce française, ma chère Anna ? Racontez-nous… A cause d’elle il y a des jours et des jours que l’on ne vous a vue, méchante femme.
Et Blanche, comtesse Longarey, secoua d’un geste de menace affectueuse ses doigts chargés de bagues vers Mme Hurstmonceaux qui, dans toute la splendeur d’une robe de soirée, venait de pénétrer dans le salon de lady Longarey où l’on s’amusait diversement et avec peu de contrainte. Mme Hurstmonceaux arrivait toujours avec une bourse de mailles d’or bien remplie de pièces du même métal, et dans la société intime, sinon exclusive, de lady Longarey, où le gros jeu était en honneur, elle se voyait en conséquence fort bien reçue.
Blanche, comtesse Longarey, était, ainsi que son nom l’indiquait, une douairière, mais une douairière frivole et à cœur chaud qui, après une carrière extrêmement agitée et surtout une période de veuvage tout à fait indépendante, s’était rangée en épousant un homme de vingt-cinq ans son cadet (jadis son entraîneur de course), car elle avait une écurie à laquelle de toute façon elle s’intéressait passionnément. Le mariage de lady Blanche Longarey avait un peu ahuri ses contemporains ; mais M. Jimmie Mar, ainsi qu’il était familièrement connu sur le turf, non content d’être beau garçon, avait rapidement pris les allures d’un gentleman irréprochable, et comme il maintenait sa femme dans une fidélité rigoureuse à sa personne, la famille directe de la comtesse, et en particulier son fils aîné lord Longarey, qui professait des principes sévères, n’étaient qu’à demi mécontents de ce mariage. Elle était moins dangereuse, moins compromettante ainsi ; elle avait par-dessus le marché l’esprit de passer une partie de l’année en Ecosse dans une propriété solitaire et éloignée, une autre à Monte-Carlo pour se dédommager, et ses séjours à Londres n’étaient que relativement courts ; d’ailleurs, lord Longarey ne se sentait en aucune façon amoindri ni à un degré quelconque solidaire des incartades de sa mère. Il la voyait très rarement, mais enfin il la voyait quelquefois et, quand il la rencontrait, se montrait toujours poli pour elle, donnant sans regimber la main à M. Jimmie Mar devenu depuis son mariage M. Mar sans plus.
Lady Longarey avait connu tout le monde et s’était conservé un cercle recruté sans bégueulerie, mais du moins très vivant et gai. Elle comptait nombre d’amies charmantes, dont la conduite particulière cependant prêtait à la critique. Ces dames se soutenaient intelligemment entre elles et trouvaient pour la plupart, étant généralement plus ou moins gênées dans leurs affaires, fort commode une amie du genre de Mme Hurstmonceaux, dont la maison était hospitalière au possible, qui avait sa loge à l’Opéra et ne regardait pas, pour obliger, à un chèque de vingt livres, circonstance extrêmement agréable parfois.
Aux réceptions de Mme Hurstmonceaux, lady Longarey était le principal atout, car elle appartenait par sa naissance à une famille aristocratique et se trouvait apparentée à toute la pairie. Grâce à ce lest, elle avait toujours flotté ; et étant en outre extrêmement aimable, sans hauteur quelconque, bienveillante aux femmes et délicieuse aux hommes, elle enchantait les anciennes relations de Mrs Green pour qui l’aristocratie représentait la délégation directe du Paradis. Le colonel Hurstmonceaux passait pour avoir été fort bien autrefois avec lady Longarey ; en tout cas, ils étaient demeurés bons amis, et au fond il lui était reconnaissant de ses amabilités pour sa femme. Lady Longarey l’avait prise tout de suite sous sa protection ; cela n’avait pas mené Mme Hurstmonceaux très loin, mais elle n’en était pas moins enchantée et toute dévouée à sa chère lady Longarey. Elle fut donc agréablement sensible à son reproche amical en même temps que ravie d’étaler sa nouvelle importance.
— Chère lady Longarey, que vous êtes bonne de me regretter ! C’est vrai, j’ai été bien occupée. Cette pauvre petite était triste, vous comprenez.
Et tout en faisant cette constatation d’une voix émue, Mme Hurstmonceaux passait délicatement un doigt dans son corsage afin de le maintenir en place, car elle était outrageusement décolletée. Son embonpoint était encore fort appétissant, et sa belle taille avait été sa principale séduction ; elle étalait ses épaules avec une impudeur heureuse.
Lady Longarey, toute mince et maigre, était habillée de draperies flottantes, et de son corsage à peine entre-bâillé montaient les parfums les plus exquis. On ne pouvait avoir l’air plus distingué, plus supérieur à toutes les faiblesses que cette femme mûre qui avait l’âme d’une Manon ; elle levait de temps en temps les yeux sur son Jim, qui, beau, rasé de près, la bouche gourmande, parlait aux belles dames dans des attitudes familières.
Tout en le regardant à travers son lorgnon, elle répondit de sa voix douce si bien timbrée et qui jamais ne détonnait :
— Pauvre petite darling, est-elle jolie ?
— Tout à fait. Le colonel dit qu’elle est l’image de ce qu’était sa sœur au même âge ; elle est un peu froide peut-être… il faut qu’elle s’habitue.
— Froide, une petite Parisienne de dix-huit ans ! Vous m’étonnez. Est-ce qu’elle est bien habillée ?
— Oh ! non, elle est en deuil ; mais elle a une tournure très élégante. Je lui ai commandé deux robes qui lui iront à ravir.
— Vous avez bien fait. Pourquoi est-elle en deuil ?
— Mais de sa grand’mère.
— Encore ! Oh ! il ne faut pas la laisser s’attrister, il faut me l’amener bientôt ; je tâcherai d’avoir une de mes nièces.
— Elle ne veut pas sortir cette année, et le colonel prétend que nous ne devons pas la contrarier ; ils sont déjà excellents amis… Du reste, elle est très obligeante, et je sens que je vais l’aimer beaucoup. J’ai toujours désiré une fille.
— Oui, ce sera une société très agréable pour vous, surtout si elle est gaie.
— Elle n’a pas l’air gai, confessa Mme Hurstmonceaux.
— C’est fâcheux, mais cela viendra. Il faudra absolument tâcher de la présenter à ma nièce, et alors vous pourriez en son honneur donner de très jolis bals. Surtout si ma nièce consentait à faire les invitations.
— Oh ! ce serait délicieux.
— Qu’est-ce qui serait délicieux ? demanda M. Mar en s’approchant.
Mme Hurstmonceaux en souriant lui fit place sur le canapé où elle était assise. Il obéit aussitôt à l’invitation tout en regardant fixement les épaules dodues qui le frôlaient.
— Ce serait délicieux de donner un bal pour ma nièce.
— Ah ! c’est vrai, vous avez une nièce vous aussi, maintenant. Et qu’est-ce que va dire Archie ?
— Méchant homme ! Vous savez bien que je n’ai plus de prétentions.
— Mais Archie en a !
— Jamais de la vie ! Il m’intéresse en ami, et parce que j’admire son talent… et puis, je suis dévouée à mon cher colonel.
— Le colonel a la goutte.
— Et je le soigne, cher monsieur Mar, je le soigne comme Blanche vous soignerait si vous étiez malade.
Jimmie Mar découvrit ses dents qui étaient blanches et régulières comme celles d’un jeune chien.
— Pas probable que je sois malade, et que sa ladyship ait occasion d’exercer sa charité à mon égard.
Et comme lady Longarey se trouvait à portée, son mari étendit le bras vers elle et lui saisit le petit doigt, le pinçant fortement tout en lui disant :
— Est-ce que vous me soigneriez, milady, si j’étais malade ?
— Fol enfant ! dit-elle en rougissant de plaisir.
Et d’un geste plus léger que l’air elle lui frôla le visage de sa main parfumée.
Jimmie Mar n’était pas insensible à ces témoignages publics d’une préférence si flatteuse pour lui ; comme la nature l’avait doué d’un sens très juste des choses, il prenait soin de paraître amoureux de sa femme ; et effectivement, malgré les vingt-cinq ans qui les séparaient, il était, à ses heures, subjugué par sa grâce et la tendresse presque servile qu’elle lui témoignait.
— Oh ! comme elle vous gâte, monsieur Mar, dit Mme Hurstmonceaux avec admiration.
Il se mit à rire d’un rire vaniteux et satisfait.
— Et quand verrons-nous votre nièce ?
— Mais quand vous viendrez chez moi dîner, le 25, comme il est convenu. Ma nièce — et Mme Hurstmonceaux se rengorgea — ne sort pas encore. Vous savez que nous sommes en deuil de sa grand’mère ?
— Vraiment ; vous êtes en deuil avec cette robe-là ?
Et il saisit entre ses doigts forts et adroits la robe de satin mauve rosé. Puis, faisant miroiter les paillettes d’argent qui l’ornaient :
— C’est du deuil, ça ?
— Certainement.
— Eh bien, je vous le permets ainsi ; autrement non, j’abomine les choses lugubres. Ne donnez pas dans les choses lugubres, madame Hurstmonceaux, vous êtes bien trop agréable pour cela. Voyons, voulez-vous faire une partie de bézigue avec moi ? Je crois qu’on joue au baccara là-bas ; mais nous sommes des gens rangés, nous ; nous y jouerons seulement tout à l’heure.
— Je serai enchantée de jouer avec vous à tout ce que vous voudrez.
— Eh bien ! d’abord un bézigue pour quelque chose qui en vaille la peine, afin de ne pas nous endormir.
— Si vous voulez.
— Alors, venez.
Mme Hurstmonceaux se leva. Les salons de lady Longarey étaient petits ; du reste, elle n’habitait pas sa propre maison, mais en louait une chaque année ; sa principale installation était à la campagne ; néanmoins elle s’arrangeait toujours pour avoir un cadre qui lui seyait, et surtout autour d’elle prodiguait les fleurs ; il y en avait partout en abondance extraordinaire, et leur fraîcheur et leur beauté donnaient comme un air de volupté à toute l’ambiance. Lady Longarey en tenait sans cesse dans les mains, et soit en causant, soit en jouant, déchiquetait des roses.
Dans ce milieu, les conversations roulaient invariablement sur deux sujets uniques : les courses et l’amour. On parlait du jeu ouvertement, de l’amour d’une façon plus détournée ; mais pour chacune de ces femmes toute l’existence était une défense désespérée contre l’âge et ses atteintes ; elles ne vivaient que pour être admirées et aimées : l’amour pour elles était la réalité la plus prosaïque et s’incarnait en des hommes du type de Jimmie Mar. Lady Longarey, par tradition familiale, s’occupait aussi de politique, et dans le dernier salon, sorte de petit réduit, moitié serre, moitié boudoir, se réunissaient ceux qui s’y intéressaient. Jimmie Mar rêvait d’entrer un jour au Parlement et se mettait en frais pour les amis politiques de lady Longarey ; elle était Primrose-Dame, et très active dans sa sphère.
Une des ambitions cachées de Mme Hurstmonceaux eût été d’avoir un salon politique, et elle ne comprenait pas pourquoi les hommes qui venaient si volontiers causer chez lady Longarey se montraient si peu disposés à accepter ses invitations. Lady Longarey, en bonne amie qui sait la vie, l’engageait toujours à les récidiver malgré les refus.
— Et, disait-elle, un jour ou l’autre ils viendront.
Sa prophétie paraissait devoir se réaliser, car Mme Hurstmonceaux avait enfin obtenu une acceptation de sir Charles Springle, membre très influent de la Chambre des Communes, riche et répandu. Mme Hurstmonceaux ne manqua pas de dire à M. Mar, tout en prenant place en face de lui et en battant les cartes :
— Est-ce que sir Charles Springle est ici ce soir ?
— Non.
— Vous savez que vous dînerez avec lui le 25 ?
— Je le sais ; sa ladyship me l’a annoncé.
— Il viendra peut-être, tout à l’heure.
— Je ne crois pas. Allons, madame Hurstmonceaux, faites attention à votre jeu ; Archie n’est pas là, j’ai peur de vous.
Mme Hurstmonceaux prit un air coupable et enchanté. Le colonel Cecil Blunt, un des assidus du salon de lady Longarey, qui venait d’entrer, s’approcha de la table de jeu et dit à Mme Hurstmonceaux…
— Je parie cinq guinées pour vous.
— Mon cher colonel, bonsoir ! Comment allez-vous ?
— Parfaitement.
De petite taille, les cheveux clairsemés, les traits d’une joliesse enfantine, le colonel Cecil Blunt, admirablement soigné, avait l’air fort distingué ; c’était un viveur enragé, souffrant cruellement de l’asthme, mais marchant quand même, et dépensant à dissimuler ses souffrances physiques une véritable somme d’héroïsme. Il parlait ordinairement assez bas, par petites phrases courtes et hachées, afin de ménager sa respiration. Sa vie avait présenté toutes les irrégularités imaginables ; mais il était possesseur d’une très grosse et solide fortune, ce qui disposait à l’indulgence en sa faveur. Il s’était toujours moqué de l’opinion publique ; depuis vingt ans, il était séparé de sa femme, qui ne cachait guère ses amants ; mais comme elle les prenait dans le plus grand monde et s’était longtemps affichée avec un prince de la maison royale, le colonel Cecil Blunt éprouvait un secret orgueil de celle qui portait son nom ; elle avait été ravissante, conservait des restes de beauté, et son mari lui servait une très généreuse pension ; on disait même qu’il allait parfois lui rendre visite. Il avait eu des liaisons notoires, mais principalement dans le monde des actrices, la rampe exerçant sur lui une étrange fascination et les sujets excentriques surtout l’enthousiasmant. Il avait entrepris d’extraordinaires voyages avec d’extraordinaires personnes ; maintenant, absolument obligé de se ménager un peu, il s’était relativement assagi et venait beaucoup chez lady Longarey, où il rencontrait familièrement et commodément la jolie Mme Duran, une beauté nouvelle qui prenait grand essor, ce à quoi le colonel Cecil l’aidait. Cette jolie femme avait pour mari un garçon bête et vaniteux, joueur émérite de tennis, confiant en lui-même, ébloui d’être invité dans de grandes maisons et d’entendre louer sa femme. Celle-ci le menait à son gré ; des moralistes auraient pu trouver à redire à l’attitude de M. Henry Duran ; mais les moralistes restent chez eux et font bien.
Mme Hurstmonceaux, qui était serviable, invitait très fréquemment les Duran, et non moins souvent le colonel Cecil Blunt. Comme il n’était pas délicat dans ses sentiments, il aimait assez à lui rappeler le temps où elle était Mme Green et même celui où elle ne l’était pas. Mme Hurstmonceaux, non seulement ne s’en fâchait jamais, mais s’en amusait, sa délicatesse aussi étant tout à fait relative.
Cependant, comme confusément Mme Hurstmonceaux réalisait que le colonel Cecil Blunt la tenait en petite estime, quand elle eut fini de marquer ce qu’elle gagnait elle lui dit, d’une voix importante :
— Vous savez, colonel Blunt, que ma nièce est arrivée ?
— D’où ? De Gibraltar ?
— Du tout, de Paris, la petite-nièce du colonel Hurstmonceaux, Mlle Charmoy, petite-fille de Mme de Nohic, la sœur de mon mari.
— Et que vient-elle faire ?
— Elle vient demeurer avec nous ; je compte l’adopter.
— Elle n’a plus de parents ?
— Non.
— Est-ce qu’elle est jolie ?
— Délicieuse simplement. Oh ! elle fera sensation.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ce soir ?
— Elle est en deuil ; elle ne sort pas encore.
— Et nous verrons cette merveille ?
— Certainement.
— Alors, vous allez être une femme très sage.
— Je suis toujours une femme très sage ; c’est vous qui n’êtes pas sérieux.
— Qu’est-ce que vous dites, Jim, de la sagesse de Mme Hurstmonceaux ? demanda ironiquement le colonel.
— J’y crois tout à fait.
— Là, vous êtes un homme exquis, monsieur Mar, et je vous gagne…
Puis, mise en belle humeur par son succès, Mme Hurstmonceaux se dirigea vers le salon du fond, où sur une table étaient les rafraîchissements. On y faisait une grande consommation de champagne et de boissons compliquées que lady Longarey ne dédaignait pas quelquefois de composer elle-même, de l’air dont elle aurait assemblé les matériaux d’une thériaque précieuse. Mme Hurstmonceaux trouvait nécessaire à sa santé de boire plusieurs verres de champagne par soirée, et le colonel Cecil Blunt lui offrit immédiatement de lui en servir un. Elle accepta ; il s’en versa autant lui-même ; puis, levant sa coupe, il dit à Mme Hurstmonceaux :
— A la santé de votre jolie nièce !
Flattée de l’attention, elle répondit de sa voix sonore :
— A la santé de ma nièce !
Alors ce fut des différents coins du salon comme une fusée…
— La santé de la nièce ! Hip ! hip ! pour la jolie nièce de Mme Hurstmonceaux !
Et dans un mouvement d’enthousiasme les verres de champagne s’élevèrent.
Mme Delaroute était repartie absolument enchantée des excellents parents de Sylvaine. Le colonel Hurstmonceaux l’avait accompagnée en personne visiter la Tour de Londres, objet de la curiosité ancienne de Mme Delaroute, et Mme Hurstmonceaux lui avait fait cadeau de deux robes en pièce et d’un manteau en laine d’Ecosse qu’il lui avait été impossible de refuser tant l’offre en avait été simple et cordiale. Mme Delaroute avait bien trouvé Mme Hurstmonceaux un peu bruyante et en dehors, mais elle ne voyait pas en quoi ce travers, qui eût été fâcheux chez une jeune fille, mais ne signifiait rien chez une femme d’un certain âge, pouvait influer sur le bonheur de Sylvaine. En toute sincérité elle l’avait vivement exhortée à s’attacher de bon cœur à son oncle et à sa tante, qui ne demandaient évidemment qu’à la chérir et lui rendraient sûrement la vie très douce ; elle avait même été jusqu’à établir un parallèle entre Mme Gardonne et Mme Hurstmonceaux, tout à l’avantage de cette dernière. Assurée de rentrer en France à la fin de la semaine, Mme Delaroute n’avait pas admis le sentiment de mal du pays que Sylvaine avait immédiatement accusé.
— Ce sont des enfantillages, ma petite ; le monde est partout pareil ; et puis, avec le télégraphe, le téléphone, il n’y a plus de distances. Je trouve Londres très agréable, ses monuments curieux, ses parcs très beaux ! Vous qui êtes habituée au voisinage du Bois, vous aurez de la verdure tant que vous en voudrez. Vous vous promènerez dans la calèche de Mme votre tante, vous prendrez soin de M. votre oncle : quand il parle, je crois entendre votre bonne-maman ; vous verrez des lords et des ladies ! Allons, bon courage ! A Auteuil, vous viviez trop en recluse ; c’est mauvais pour la jeunesse, et c’eût été pis à Escalquens. M. Gardonne, qui n’aime que la table ; votre tante, qui est un vrai filet de vinaigre, passez-moi la comparaison, et qui ne pense qu’à ses œuvres, l’une plus ennuyeuse que l’autre ; ils sont regardants ; il n’y a pas de voisins ou, du moins, on ne les voit jamais ; le curé, deux ou trois vieux bonshommes qui ne parlent que de la vigne et du vin ; vous eussiez été à une jolie fête ! Non, puisque ce malheur vous a privée de votre appui naturel, je suis d’avis que votre place est ici. Mme Hurstmonceaux, je le parie bien, ne demandera pas mieux que de venir à Paris ; elle m’en parlait hier soir. Organisez votre vie, occupez-vous, et vous verrez que vous ne vous ennuierez pas. Vous m’écrirez régulièrement, et je vous répondrai tous les dimanches.
Sylvaine se défendit d’abuser du temps de Mme Delaroute.
— Pas du tout ; c’est un devoir et un plaisir pour moi de vous écrire. Parlez-moi franchement toujours, comme à une vieille maman.
Et puis, plus gravement, elle ajouta :
— Et laissez-moi vous le dire, parce que je connais par expérience le côté matériel de la vie, ne dédaignez pas d’essayer de complaire à votre tante ; elle peut vous doter de façon à vous rendre indépendante de tous les événements… Je le sais, votre grand’mère n’avait pas ces idées ; mais la réelle expérience lui avait manqué : la beauté de la pauvreté n’existe que pour ceux qui ne l’ont pas subie… Vue de près, c’est une chose redoutable…
Et se secouant comme pour chasser une vision qui l’importunait, Mme Delaroute reprit l’expression de gaieté qui lui était habituelle. Elle avait forcé Sylvaine à installer immédiatement sa jolie chambre ; elle l’avait aidée à accrocher ses portraits, à tout ranger dans son armoire.
— Faites disparaître les malles, ça impressionne. Vraiment, je passerais bien six mois dans une chambre comme celle-ci.
La maison tout entière inspirait une réelle admiration à Mme Delaroute ; elle s’était extasiée de la meilleure foi du monde sur une pièce du rez-de-chaussée que Mme Hurstmonceaux, en souvenir de ses années passées en Espagne, avait fait décorer dans le goût mauresque : c’était véritablement un endroit charmant, plein de mystère, et un cadre singulier pour la vieille beauté qui y étalait ses grâces surannées. Dans l’intimité, c’est-à-dire lorsque huit ou dix personnes avaient dîné, on s’y tenait souvent le soir, et les alcôves à facettes multicolores étaient éminemment propices aux flirts. Mme Delaroute trouvait que c’était autre chose que le petit appartement d’Auteuil ; elle était toute fière de voir son élève si bien échouée et, avec la faculté qu’elle possédait de se réjouir du bonheur des autres, en retirait une vive satisfaction. M. Gardonne, qui attendait le retour de Mme Delaroute avant de partir pour le Midi, fut enchanté de tout ce qu’elle lui rapporta.
— Est-elle contente, au moins ? répétait-il.
— Non. Il ne s’agit pas qu’elle soit contente à l’heure qu’il est ; elle n’a pas pleuré quand je l’ai quittée, mais elle en avait bien envie. Ce qui est mieux, c’est qu’indubitablement elle va être heureuse aussitôt passée la période d’acclimatation. Mme Hurstmonceaux est tellement bonne enfant que je suis sûre que cela ira vite ; ils la combleront, j’ai vu ça tout de suite.
Mme Gardonne manifestait une satisfaction attendrie, s’écriant de temps en temps : « Pauvre petite !… chère enfant !… » Mais un tableau d’une telle prospérité ne lui plaisait qu’à moitié ; elle fut tout à coup infiniment sensible au passe-droit infligé à Albéric et ne put s’empêcher d’en laisser tomber un mot.
M. Gardonne eut une protestation sincère.
— Pas du tout, Albéric a un père et ce qui lui reviendra légitimement ; ils étaient bien libres, et ont très bien fait de choisir Sylvaine. Joli agrément qu’Albéric leur aurait procuré ! Il aurait probablement séduit la femme de chambre.
— Jules, respectez-moi !
— Je vous respecte, chère amie ; mais, enfin, nous sommes édifiés sur la conduite d’Albéric. Le voilà maintenant collé avec ce petit modèle, une fille qui a l’air d’un écureuil ; il prétend que c’est par amour de l’art et par économie. Je les ai rencontrés hier nez à nez dans la rue. Avec un garçon comme le mien, je suis bien aise de ne pas avoir la responsabilité de Sylvaine.
C’était la manière dont M. Gardonne se justifiait à lui-même de s’être séparé de sa pupille ; il oubliait que sa première idée avait été un mariage entre Albéric et Sylvaine. Mme Gardonne fut charmée de voir son mari dans de pareils sentiments, et cela la rendit indulgente pour son beau-fils.
— Il ne faut pas exagérer la légèreté d’Albéric ; il m’a promis de venir aux vacances, j’espère l’influencer pour le bien.
M. Gardonne grogna qu’il l’espérait aussi.
Une nouvelle pensée désagréable lui était apparue : Sylvaine était bien ingrate ; elle allait s’attacher à son grand-oncle beaucoup plus qu’à lui-même, qui l’avait toujours aimée, qui avait toujours été si bon pour elle. Il en ressentit une vraie jalousie et évapora sa mauvaise humeur en disant :
— Sylvaine nous aura bien vite oubliés.
— Je ne le crois pas, dit Mme Delaroute ; la pauvre petite n’est que trop fidèle.
— Oh ! croyez-moi, elle est très froide, protesta Mme Gardonne. Vous en avez été témoin ; je me suis prodiguée pour elle, j’ai tout quitté pendant quatre mois, elle ne m’a jamais remerciée. Enfin, je ne veux que son bonheur ; je suis une créature de dévouement. M. Gardonne le sait bien. Je ne m’attends à aucune récompense.
Mme Delaroute fut d’accord que dans la vie rien n’était plus sage qu’une pareille disposition d’esprit ; mais, en rentrant chez elle, elle communiqua à André, qui était son confident, tout le plaisir qu’elle éprouvait à penser que Sylvaine n’aurait aucune obligation aux Gardonne.
— Alors, maman, tu regrettes, je parie, que je n’aie pas un oncle d’Amérique qui m’appelle loin de toi.
— Oui, mon fieu, je le regrette de tout mon cœur.
Et la mère et le fils s’embrassèrent.
Le jeune homme regarda les yeux humides de sa mère, son visage courageux, et dit :
— Non, mère, elle n’a pas tant de veine que ça, la petite.
Mme Delaroute demeura rêveuse, et dans ses bonnes prières du soir qu’elle faisait avec la conscience qu’elle apportait à corriger les devoirs de ses élèves elle donna avec une vague inquiétude une part spéciale à Sylvaine.
Mme de Nohic avait souvent exhorté sa petite-fille à tenir un « journal ». Elle-même, pendant de longues années, y avait été fidèle. Mme de Nohic assurait qu’on prenait ainsi l’habitude de préciser sa pensée, de regarder en face ses actions, et qu’en même temps on satisfaisait sans danger pour soi-même ce besoin d’expansion qui existe plus ou moins dans les cœurs. Lorsque Sylvaine objectait que sa vie sans événements ne fournissait pas matière à un texte quelconque, sa grand’mère lui répondait :
— Essaye, ma fille, essaye de raconter une de tes journées ; note ce que tu as vu, et tu t’apercevras si tu n’as rien à dire.
Sylvaine avait obéi à ce conseil, non régulièrement, mais d’une façon intermittente ; elle avait constaté avec étonnement combien les pages étaient faciles à remplir et la variété incessante des impressions qui s’offraient à elle. Mme de Nohic avait laissé derrière elle plusieurs cahiers de ses notes personnelles, et Sylvaine y retrouvait sa grand’mère tout entière, avec une intensité vivante qui la remuait profondément. Les menus événements estompés dans le recul des années prenaient une poésie infinie, et Sylvaine percevait à cette lecture que la vie d’une créature pensante est une chose pleine de grandeur. Quand elle se vit seule dans ce milieu nouveau, Sylvaine eut le sentiment qu’en écrivant son journal elle se donnerait un ami toujours présent, qu’elle ne serait plus aussi solitaire ; son âme, qui était elle-même et pourtant en dehors d’elle-même, lui deviendrait une compagnie efficace ; elle eut aussi l’impression qu’elle établirait de cette façon une communication mystérieuse entre sa grand’mère et elle. Elle pourrait dire à quelqu’un qui l’entendrait sans lui répondre toute la tristesse de son jeune cœur.
Extraits du Journal de Sylvaine
26 mai 189… — Aujourd’hui, Mme Delaroute est repartie, et je reste seule ici chez mon oncle et ma tante, que je ne connaissais pas il y a une semaine. Ma pauvre grand’mère m’avait souvent recommandé de tenir un journal de mes impressions quotidiennes, et je veux lui obéir ; et puis, il faut bien que je dise à quelqu’un ce que je pense. Je le dirai à ce petit cahier, qui ne le répétera pas.
Mme Delaroute m’a donné de si bons conseils ! elle a tant de courage et d’énergie ! Elle croit que mon oncle et ma tante sont disposés à beaucoup m’aimer ; il faut que je tâche de les aimer aussi.
J’ai beaucoup de sympathie pour mon oncle : il me parle de ma grand’mère.
Mme Hurstmonceaux, la femme de mon oncle, que — je ne sais pourquoi — j’ai tant de peine à appeler ma tante, est une personne très démonstrative : elle m’a dit qu’elle veut faire de moi sa fille. C’est mal peut-être, mais je n’aime pas l’idée qu’une personne étrangère me considère comme sa fille ; je veux rester ce que je suis, Sylvaine Charmoy. D’abord, je ne suis pas Anglaise, je suis Française : Mme Delaroute m’a dit qu’il n’était pas besoin d’en parler, que tout le monde le savait ; et puis, elle ajoute que les braves gens sont pareils partout, qu’il n’y a pas une bonté anglaise et une bonté française. Mais moi, je me sens tellement étrangère ! Même le ciel, l’air et les nuages me paraissent différents de ce que je connais ; tous les visages m’étonnent. Il est vrai que je n’ai encore vu que des gens dans la rue, et Mme Delaroute m’assure que j’aurais éprouvé cette impression à Lyon ou à Bordeaux ; je ne le crois pas. Enfin, c’est une chose à laquelle je ne veux pas trop penser, car je ne dois pas rester toujours ici : cette idée-là me semble impossible. Je vais m’établir un règlement de vie comme Mme Delaroute me l’a fait promettre.
2 juin. — Je suis touchée du contentement que manifeste mon oncle à m’avoir près de lui ; il est si content quand je descends le matin pour le déjeuner ! Cette pensée me donne du courage à l’heure où j’en ai le moins ; car l’instant du réveil est le plus dur de la journée. Quand j’ouvre les yeux et que je vois Jane avec la tasse de thé, au lieu de ma vieille Pauline ; qu’au dehors j’aperçois le ciel tout bas et la clarté brumeuse du matin même à cette belle saison… Je suis si triste, si triste que j’ai envie de ne pas me lever. Je suis peut-être ingrate, car enfin ma tante fait tout pour m’être agréable ; elle demande plusieurs fois par jour à mon oncle Robert où il faut qu’elle me mène pour m’amuser, car elle paraît penser qu’il faut toujours s’amuser. Elle me conduit au parc dans sa voiture. Hier, nous avons été à Kensington-Garden, et j’ai trouvé l’endroit délicieux. Je l’ai dit à Mme Hurstmonceaux, qui en a été enchantée. Elle me fait lui raconter l’existence que je menais à Auteuil, et il lui paraît que je devais m’ennuyer beaucoup… Elle me promet que les choses seront différentes maintenant. Pauvre tante ! Elle m’offense en disant cela ; mais comme je sais qu’elle n’en a pas l’intention, je lui cache mes sentiments et je la remercie le mieux que je puis. Ma chère grand’mère m’avait confié que Mme Hurstmonceaux était une personne un peu vulgaire ; moi, je la trouve bien commune ; j’ai toujours peur que cela ne m’empêche de m’attacher à elle. Elle met du rouge d’une façon qui m’est tout à fait désagréable ; je déteste qu’elle m’embrasse, et elle m’embrasse tous les matins et tous les soirs. Elle est très bonne ; j’ai honte de ne pas lui rendre mieux l’affection qu’elle me témoigne. Mme Delaroute, à qui j’ai écrit ce que j’éprouvais, m’a répondu que je m’habituerais ; que dans quelques mois je ne remarquerais plus que le beau côté de Mme Hurstmonceaux. Oh ! je l’espère ! je vois bien que mon oncle Robert est un peu inquiet de mon impression, et quand sa femme parle il la regarde quelquefois avec une dureté qui m’étonne… Cependant il doit l’aimer, puisqu’il l’a épousée quand ils n’étaient plus jeunes ni l’un ni l’autre.
Juin 189… — La vie de ma tante est très agitée. A partir de onze heures du matin, elle est en grande toilette, et toujours en mouvement. Le matin, elle sort dans son coupé ou sa victoria, selon le temps, et voudrait toujours m’emmener avec elle ; j’y ai été deux fois, mais ces courses dans les magasins me sont très antipathiques. D’abord, Mme Hurstmonceaux, qui partout où elle va, est entourée avec le plus grand empressement, raconte à tout le monde que je suis sa nièce ; j’ai horreur d’être ainsi le point de mire, et je suis très intimidée au milieu de ces demoiselles avec leurs grandes queues et ces jeunes gens en redingote qui lui font des saluts à n’en plus finir ; et puis elle veut tout le temps que je choisisse quelque chose ; elle presse qu’on me montre ce qui pourrait me tenter. Hier, chez Marshall et Snelgrove, cette insistance a été si pénible que j’ai eu beaucoup de peine à ne pas pleurer. Elle a vu que j’étais contrariée et m’a demandé pourquoi… Je lui ai avoué que certaines choses m’attristaient plus que les autres et je l’ai suppliée de ne pas me conduire dans les magasins pendant quelque temps… Elle a été très étonnée…, mais elle ne veut rien m’imposer. Mon oncle Robert m’a offert ce matin d’aller faire un tour avec lui dans Regent’s-Park, qui est tout proche et très tranquille. J’ai dit oui avec plaisir. Nous y avons été vers onze heures, et cette promenade m’a charmée ; le parc est si vert, si paisible, avec une belle pièce d’eau. Il y avait quantité d’enfants qui jouaient. Le silence était tellement profond qu’on se serait cru bien loin d’une grande ville ; des personnes âgées ou malades étaient traînées par les allées dans des fauteuils roulants : j’ai pensé que ma grand’mère eût aimé cela… Je suis toujours un peu étonnée quand je songe que c’est dans ce pays-ci que ma grand’mère a vécu son enfance, et moi je m’y ennuie tant !… C’est plus fort que moi, je m’ennuie…
Juin. — Aujourd’hui, j’ai eu une bonne journée : une lettre d’Albéric, pas bien longue — il m’assure que cela lui est impossible — mais si affectueuse ! Il m’a semblé qu’il parlait, qu’il me faisait rire par ses bêtises comme lorsqu’il arrivait chez grand’mère. Il me promet qu’il pense à moi tous les jours, tous les jours, et me défend surtout de l’oublier comme aussi de devenir trop magnifique ; il me dit avoir appris que je vivais dans un palais et qu’un jeune nègre, muni d’une ombrelle, était spécialement attaché à ma personne. Cette lettre m’a fait comprendre que, sauf ma bien-aimée grand’mère que je ne puis retrouver, les autres circonstances de ma vie ne sont pas changées, seulement modifiées pour un temps. Cette idée m’a consolée. Je suis toujours moi, Sylvaine Charmoy, et personne ne peut rien à ce fait ; Albéric est toujours mon cousin ; Albéric, mon grand frère, et moi sa petite colombe. Mon bon oncle Jules n’est pas changé ; s’il m’a laissée partir, c’est par affection et pour ce qu’il croit mon bien. Ma vieille Pauline parle de moi avec Mme Barrey ; Auteuil est toujours à sa place… Mme Delaroute mène sa vie accoutumée, et je la retrouverai aussi dévouée, aussi affectueuse que je l’ai laissée… Depuis quelques jours, tout me paraissait évanoui ; j’avais la sensation d’être absorbée par ces gens et ce pays étrangers… Je ne veux plus jamais me laisser envahir par ces idées.
Juin. — Ma tante désire maintenant que je me mêle à sa vie. Jusqu’ici, j’avais obtenu de ne voir personne, et quand il y a eu du monde à dîner, on m’a servie de bonne heure, et j’ai passé la soirée tranquillement dans ma chambre ; mais je m’aperçois que cette manière d’agir vexe ma tante, et mon oncle Robert m’a priée affectueusement de ne plus me cacher comme une petite sauvage, et puisque je suis ici je sens bien que c’est impossible.
Il est venu au lunch, tantôt, une amie de mon oncle et de ma tante, lady Longarey. Elle n’est plus très jeune, car ses petits-enfants sont déjà grands, il paraît ; mais elle est bien jolie encore, si douce, si distinguée dans ses façons… Elle a été charmante pour moi ; sa conversation est très intéressante. Elle connaît parfaitement la France et a paru trouver tout naturel que je sois bien fâchée d’en être partie… Elle a déclaré qu’elle me conduirait voir les galeries de tableaux, parce qu’elle s’apercevait que personne n’y avait pensé ; que Mme Hurstmonceaux me montrait les magasins de Bond-Street, et mon oncle les parcs. Elle lui a dit qu’il devrait me faire monter à cheval ; elle monte tous les jours elle-même. Je crois, je l’avoue, qu’il me plairait beaucoup de monter à cheval ; les matins dans le Square je vois de tous côtés partir des amazones… L’idée a paru plaire aussi à mon oncle Robert, et ma tante s’est écriée qu’elle me donnerait volontiers un cheval si j’en avais envie.
Ils sont vraiment très bons… Je veux m’efforcer de les aimer.
Mme Hurstmonceaux exhibait sa nièce avec ivresse. Sylvaine, trop intimidée pour se défendre, la suivait avec une sorte de résignation passive. Puisque sa vie était là maintenant, il fallait l’accepter et en tirer le meilleur parti possible ; et Mme Delaroute, dans ses lettres hebdomadaires toutes pleines de bon sens, l’y exhortait vivement.
Mme Hurstmonceaux avait conscience de l’espèce de considération et de sympathie nouvelles qu’on lui marquait de toutes parts ; elle se rendait compte que Sylvaine en était la cause, et lui en savait gré en proportion, s’évertuant à lui être agréable, lui demandant sans cesse avec bonne humeur et franchise de lui dire ses désirs.
— Ma beauté — c’était le nom d’affection qu’elle avait adopté — je veux que vous soyez très heureuse.
Sylvaine souriait, puis essayait de remercier. Tant de choses, à chaque instant, la heurtaient dans l’attitude de sa tante, qu’il lui fallait un véritable effort pour le dissimuler ; cependant, elle était trop jeune, trop privée de tendresse pour demeurer entièrement rebelle et insensible à celle évidemment sincère que lui témoignait la grosse femme vulgaire, dont les yeux noirs brillants s’arrêtaient sur elle avec une si indubitable complaisance.
Une des sensations les plus douloureuses de Sylvaine était l’oubli profond, total, dans lequel tous ceux qu’elle approchait, et sa tante la première, avaient enseveli son cher passé : tous semblaient croire que son existence avait commencé le jour où elle était arrivée chez Mme Hurstmonceaux. Jamais il n’était fait mention de sa vie en France ; comme si on l’eût plainte rétrospectivement, on évitait, ainsi que le rappel d’une chose humiliante, la moindre allusion à la nationalité. Avec son oncle seul elle maintenait le lien qui l’unissait aux jours évanouis ; mais il parlait peu, et le manque de familiarité établie et ancienne rendait difficiles les entretiens de ces deux êtres, qui cherchaient cependant de toute leur force à se rapprocher l’un de l’autre.
Chaque soir, Sylvaine prenait la résolution d’oser ; elle se disait : « Demain, je parlerai à mon oncle de telle ou telle chose ; je lui demanderai conseil ». Puis, le matin venu, en se retrouvant tête à tête avec le colonel dans l’imposante salle à manger, elle demeurait comme écrasée par le décor extérieur et même par la vue du visage en face d’elle. Les longues habitudes d’intempérance avaient laissé leur trace chez le colonel Hurstmonceaux ; sa figure rouge brique, ses yeux injectés de veines sanguinolentes, avaient parfois une expression d’abrutissement et de fatigue ; il lui arrivait quelquefois de parler difficilement sans que Sylvaine s’en imaginât jamais la raison ! A soixante-quinze ans, ses idées se faisaient plus rares, et sauf dans un instant d’émotion, ou dans un milieu familier comme son club, il ne trouvait guère à dire. Il éprouvait un extrême plaisir à voir sa petite-nièce, à entendre sa voix ; il aimait sa présence ; et quand, après leur déjeuner, Sylvaine lui lisait les journaux, puis rangeait ses papiers sur sa table, il était pénétré d’une sensation de bonheur réel, telle qu’il n’en avait pas connu depuis des années et des années, et ses yeux atones suivaient tous les mouvements de Sylvaine. S’il rompait le silence, c’était pour évoquer le souvenir de sa sœur Mary et des jours de leur enfance ; heureux d’être écouté, il y revenait avec persistance. Mais dès que Sylvaine, croyant l’intéresser, voulait lui raconter le présent et ce que sa tante et elle avaient fait le jour précédent, un nuage d’humeur couvrait le front du colonel. C’est qu’à mesure qu’il s’attachait à sa nièce et que le passé intact et pur se précisait dans sa mémoire, il éprouvait un étrange malaise ; lui et sa femme lui paraissaient si parfaitement indignes de veiller sur cette créature innocente ! Il y avait des instants où, dans ses tristes méditations, il imaginait de trouver un prétexte pour renvoyer Sylvaine en France ; puis il sentait que ce n’était pas possible. D’abord, il ne pourrait plus s’en passer ; l’idée de sa disparition le glaçait, et l’honneur aussi voulait qu’on tînt vis-à-vis d’elle les engagements moralement contractés. Il fallait au moins que, pour compenser le reste, Sylvaine fût riche un jour. Lui-même ne pouvait que très peu. En se mariant, il n’avait stipulé que des avantages personnels sa vie durant, ceux-là irrévocables ; mais pour la disposition définitive de sa fortune, Mme Hurstmonceaux restait maîtresse absolue. Jusqu’à la venue de Sylvaine, le colonel avait été profondément indifférent aux agissements de sa femme ; maintenant, il l’observait, devenu soudain méfiant. Il lui était donc à la fois pénible et agréable de constater l’enchantement où elle était de leur nièce. Comme Mme Hurstmonceaux était demeurée agressivement coquette et se croyait encore séduisante, la présence à son côté d’une aussi jolie personne aurait pu lui porter ombrage ; elle n’y pensa pas, dominée par un sentiment plus fort, qui était l’orgueil d’avoir la charge d’une jeune fille : cette sanction lui paraissait définitive en lui donnant le rang auquel elle avait toujours aspiré.
Dès les premières semaines de l’arrivée de Sylvaine, elle avait tenu à s’en faire les honneurs aux yeux de la famille du colonel, et dans cette intention avait conduit Sylvaine à la grand’messe à la chapelle des Jésuites dans Farm Street, où toute la vieille aristocratie catholique, dont la famille Hurstmonceaux faisait partie, se donnait rendez-vous. Ce fut une satisfaction extrême pour Mme Hurstmonceaux que de pénétrer dans ce cénacle choisi, suivie de Sylvaine. Elle ne douta pas un instant qu’elle n’attirât l’attention de la hautaine Mme Gascoyne (née Hurstmonceaux), propre cousine germaine du colonel, et dont la place dans la chapelle de Farm Street était toute proche de la sienne. Elle eut, en effet, à l’Evangile le plaisir de s’apercevoir qu’elle en était regardée, que Mme Gascoyne était évidemment occupée de Sylvaine. Aussi, à la quête, dans sa satisfaction, lorsqu’un gentleman des plus élégants lui présenta le plat aux offrandes, elle y mit un souverain et en glissa un autre à Sylvaine pour l’imiter. A la sortie, deux ou trois hommes qu’elle connaissait, et invitait assidûment, sans que la plupart du temps ils se donnassent la peine de lui répondre, la saluèrent avec une politesse empressée, suivant des yeux avec curiosité la jolie personne qui marchait à ses côtés et dont l’histoire, transformée d’une façon plus ou moins romanesque, circulait déjà de proche en proche.
Lentement, d’une manière insensible, Sylvaine se faisait à sa nouvelle ambiance ; sa parfaite candeur, son ignorance du monde facilitaient son assimilation. Elle avait certes été un peu étonnée de l’allure plutôt bruyante de quelques amis de sa tante ; mais la correction extérieure parfaite de femmes comme lady Longarey et Mme Duran ne laissait place dans son esprit à aucun mauvais soupçon ; du reste, la nature même de certains soupçons lui était étrangère. Il lui semblait déplaisant que Mme Hurstmonceaux fût aussi familière avec les hommes, mais elle ne voyait là qu’une preuve de la vulgarité qu’elle avait été d’avance préparée et résignée à accepter. D’instinct, elle outrait sa réserve, comme pour témoigner qu’il n’y avait rien de commun entre elle et sa tante ; mais la réaction contre le chagrin est inévitable chez un être jeune et sain, et Sylvaine, tout en songeant continuellement à celle qui l’avait quittée, ne rencontrant jamais dans ce milieu nouveau de rappels aigus à sa douleur, involontairement et à son insu subissait quelque chose de l’atmosphère qui régnait autour d’elle.
Mme Hurstmonceaux débordait d’une sorte de gaieté physique, produit de sa parfaite santé et de sa pleine prospérité ; elle avait passé sa vie à s’amuser et ne comprenait l’existence que comme une partie de plaisir continuelle. Le matin, elle était occupée aux manipulations diverses de sa personne ; puis, de onze heures à une heure et demie, elle sortait, souvent pour des séances de beauté qu’elle ne pouvait obtenir à domicile, ou bien elle recevait ses amis plus intimes dans le salon mauresque. Mais, à partir du lunch, elle s’emparait de Sylvaine. Elles avaient d’étranges tête-à-tête dans le grand salon magnifique, orné de tableaux anciens, de meubles d’art et de bibelots choisis ; rempli de plantes rares, orchidées délicates, azalées roses et blanches, lis odorants. Mme Hurstmonceaux aimait les parfums violents et les répandait à profusion sur sa personne. Elle parlait toujours d’elle-même, de tout ce qui lui appartenait, et prenait une satisfaction infinie à faire les honneurs de toutes ces belles choses à Sylvaine. Elle lui racontait aussi très volontiers ses anciennes conquêtes et combien elle avait été courtisée et admirée ; elle évoquait le beau soleil de l’Espagne et les voyages aventureux dans un pays où il y avait encore des aventures ; à l’entendre, elle avait failli plusieurs fois être enlevée.
— Ah ! ma beauté, c’était vivre, cela ! Et quand je suis venue dans ce pays-ci, je l’ai d’abord trouvé bien ennuyeux ; mais on s’y habitue : maintenant je m’y plais. Vous serez comme moi, surtout l’année prochaine, quand vous pourrez sortir. Je veux donner des bals en votre honneur. Ah ! on vous admirera ; déjà au Parc tout le monde vous regarde.
Ces promenades au Parc avaient d’abord paru une corvée pénible à Sylvaine : il lui avait été souverainement désagréable de prendre place en évidence dans une voiture ouverte auprès de Mme Hurstmonceaux rendue ridicule par ses toilettes juvéniles et éclatantes et son visage fardé ; mais inconsciemment elle s’y accoutumait. Elle voyait dehors d’autres femmes aussi grotesquement attifées, aussi manifestement peintes. C’était un point auquel Mme Delaroute l’avait suppliée de ne pas attacher d’importance.
— Nous observons cela avec nos yeux de Françaises ; ici, c’est différent. — Car Mme Delaroute au bout de cinq jours possédait sur l’Angleterre et la vie anglaise des axiomes dont elle s’était hâtée d’enrichir l’éducation de Sylvaine.
— Votre tante est bonne pour sa famille, charitable aux pauvres, ma petite ; cela vaut mieux que de savoir s’habiller avec goût, et quant à mettre du rouge, sachez qu’autrefois c’était l’étiquette.
Et Sylvaine s’était dit que peut-être Mme Delaroute avait raison. L’ennui profond, qui d’abord lui avait fait croire qu’elle ne pourrait jamais s’acclimater, se dissipait. Il ne lui était plus si horriblement déplaisant de passer, chaque fois qu’elle sortait, devant les trois rois fainéants, poudrés à frimas, culottés de panne bleue, chaussés de soie, qui demeuraient, cariatides vivantes, tout le long du jour dans le hall de la maison. Pour Mme Hurstmonceaux, la vue de ces beaux géants revêtus d’une livrée qui n’était pas de fantaisie, mais celle d’une des plus anciennes maisons d’Angleterre, était une source sans cesse renouvelée d’orgueilleux contentement. Elle ne se lassait pas du plaisir de monter en voiture : le tapis rouge déployé sur le trottoir, le valet de pied en faction, celui qui l’escortait, le maître d’hôtel présidant la cérémonie du haut des marches, toute cette pompe la ravissait. Elle savait que sa voiture était une des plus impeccables de Londres ; et maintenant qu’elle y promenait une nièce distinguée et merveilleuse, rien ne manquait pour faire d’elle une femme à la mode ; les sous-entendus de lady Longarey à ce sujet lui avaient ouvert des horizons illimités. Elle se voyait déjà « présentée » à la reine, ce qui était sa folle ambition, et « présentant » à son tour sa nièce ! Lady Longarey, qui avait beaucoup de sage prévoyance lorsqu’il s’agissait des autres, s’était dit que Sylvaine, pourvue par Mme Hurstmonceaux d’un solide « settlement », serait précisément la femme qu’il faudrait à son neveu Johnny Burney, dont les fredaines désolaient sa mère lady Louisa Burney, sœur de lady Longarey. Les Burney ne possédaient pas un centime, selon l’expression courante, et ne parvenaient à se soutenir que par des prodiges d’équilibre dans le vide rendus plus difficiles tous les jours, et Johnny n’avait aucun sot préjugé qui l’empêchât d’épouser une catholique. Lady Longarey était douée de trop de tact pour rien presser, mais elle s’occupait particulièrement de Sylvaine, et apparemment de la façon la plus aimable et la plus désintéressée. Le colonel Hurstmonceaux avait suivi le conseil que lady Longarey avait donné, et Sylvaine, plusieurs fois la semaine, allait au manège prendre des leçons particulières. Le colonel avait été un cavalier émérite, mais il ne montait plus depuis sa dernière attaque de goutte qui lui avait presque paralysé les mains ; néanmoins, il espérait être en état de recommencer pour accompagner Sylvaine. Hardie, adroite, gracieuse, elle promettait de devenir une amazone remarquable. Le colonel, ravi, sortait de sa torpeur ; il lui disait tout triomphant :
— Vous montez comme une Anglaise.
« Comme une Anglaise » était naïvement dans sa bouche l’éloge suprême.
Mme Hurstmonceaux venait dans la tribune du manège et poussait des exclamations admiratives. Mais ce qui causait à Sylvaine un vrai plaisir, c’était l’apparition à cheval de lady Longarey. Encore extraordinairement mince et souple, dans la plus irréprochable des tenues, sous son voile serré, elle faisait illusion et paraissait une jeune femme. Elle allait se ranger aux côtés de Sylvaine, lui prodiguait les conseils pratiques et les expliquait par l’exemple. Sylvaine se plaisait à sentir la main ferme et douce de lady Longarey se poser sur la sienne pour en rectifier la position, et la voix basse et harmonieuse avec laquelle elle lui parlait reposait de l’organe criard de Mme Hurstmonceaux. Sylvaine trouvait lady Longarey délicieuse et se sentait entraînée par une sympathie très vive vers cette femme qui la traitait en amie et pourtant maternellement. Lady Longarey se croyait toujours sincère, même quand elle ne l’était pas, et elle acceptait comme son dû les expressions de reconnaissance de Sylvaine. D’ailleurs, si dans le cas particulier son amabilité cachait quelque arrière-pensée, il était certain aussi que son inclination la portait à aimer les jolis visages, pourvu, bien entendu, que Jim n’y fît pas attention ; or, M. Mar avait manifesté une terreur tout insulaire de la « demoiselle française » et se contentait, lorsqu’il la voyait, de la saluer d’un air embarrassé ; dans ces conditions, lady Longarey était libre de se laisser aller à son penchant et de prendre Sylvaine affectueusement sous sa protection toute particulière.
Sylvaine était avec son oncle, elle venait de pleurer. Son cœur était tout oppressé ; il lui avait soudain paru que depuis quelques semaines elle s’éloignait de sa grand’mère, et elle avait éprouvé un besoin de verser des larmes pour se retrouver par le chagrin plus près d’elle. Un mot du colonel Hurstmonceaux avait fait déborder son émotion, et il en avait été témoin avec une douloureuse perturbation.
Mme Hurstmonceaux entra, et avec elle le parfum d’ambre et de musc qui s’envolait de sa personne. Elle arborait une toilette blanche qui soulignait son embonpoint.
A la vue de sa femme, le colonel fronça le sourcil. Cependant, comme elle s’approchait de lui fort gracieuse, il fut forcé de lui répondre courtoisement et de l’engager à s’asseoir. Elle sourit, à lui d’abord, ensuite à Sylvaine. Elle était myope et ne s’aperçut pas des yeux rougis de sa nièce. Elle expliqua spontanément la raison de sa venue.
— Mon cher colonel, je veux conduire Sylvaine à l’Opéra. L’Opéra n’est pas le bal ; je suis venue pour que vous la décidiez et parce que j’ai peur qu’elle ne me refuse.
Le colonel Hurstmonceaux répondit assez froidement.
— Sylvaine et vous, vous vous entendrez très bien sans moi.
— Est-ce que vous viendrez, chérie ? demanda Mme Hurstmonceaux. Vous êtes une méchante, voici trois jours que vous n’êtes pas sortie l’après-midi avec moi. Mon cher colonel, croyez-vous qu’elle va s’enfermer dans le square ? Je trouve cela tout à fait déraisonnable.
— J’aime tant le square, ma tante ! on y est si bien pour lire ! Vous savez, j’ai été habituée à une vie tranquille.
— Déplorable pour une jeune personne. Je veux vous dédommager. Il est entendu que vous venez à l’Opéra ce soir.
— Il me semble que, cette année… n’est-ce pas, oncle Robert ?… J’aimerais mieux pas cette année…
Mme Hurstmonceaux était visiblement contrariée ; elle dit avec humeur :
— Ecoutez, Sylvaine, je ne vous presse jamais, il me semble que vous faites bien tout ce que vous voulez ici ; vous pourriez aussi consentir quelque chose pour m’être agréable.
Sans attendre la réponse de Sylvaine, le colonel aussitôt répliqua d’une voix dure :
— J’entends assurément que ma nièce soit libre.
Sylvaine resta stupéfaite du ton et ensuite du regard que les époux échangèrent.
— Oh ! elle est très libre, répliqua Mme Hurstmonceaux ironiquement.
Toute interdite, Sylvaine s’empressa de dire :
— Si vous y tenez, tante Anna, si cela vous fait plaisir à vous…
Le visage de Mme Hurstmonceaux s’éclaircit ; cependant elle répondit :
— Je ne veux pas que votre oncle dise que vous n’êtes pas libre.
Puis, intimidée à son tour sous le regard persistant de son mari, elle ajouta d’un ton débonnaire, comme quelqu’un qui s’excuse :
— Mon cher colonel, vous savez que j’adore Sylvaine.
Le visage rouge du colonel était devenu écarlate, et apparemment il se contenait à grand’peine. Il passa à plusieurs reprises sa main tremblante sur sa grosse moustache, et ses yeux roulèrent dans leur orbite ; puis, d’un mouvement sec, il se versa un verre d’eau et l’avala.
Mme Hurstmonceaux s’était levée et s’empressait pour l’aider ; il la remercia d’un mot bref, mais reposa lui-même son verre.
Mme Hurstmonceaux profita de ce qu’elle était debout pour clore l’entretien.
— Au revoir, dit-elle.
Et sans rien ajouter elle sortit. Sylvaine, ne sachant si elle devait la suivre ou rester, la vit disparaître avant de s’être décidée. Elle était occupée de son oncle, dont les lèvres étaient agitées d’un mouvement convulsif. Tout d’un coup il lui dit :
— J’ai besoin d’air. Allons un peu dans le square, voulez-vous ?
— Quelle bonne idée, oncle Robert ! Je cours mettre mon chapeau, il ne me faut pas cinq minutes.
Elle revint en moins de temps qu’elle ne l’avait annoncé, et à la grande surprise des valets de pied on entendit le colonel demander la clef de la porte du square ; celle de la maison fut ouverte avec cérémonie pour le laisser passer et le demeura jusqu’à ce que Sylvaine et lui eussent disparu à l’intérieur du jardin.
Ce beau square, absolument délaissé, sauf de quelques jolis enfants en blanc accompagnés de nurses aussi en blanc, était un endroit charmant, plein d’ombre, de fleurs et de pelouses vertes. Les habitants des maisons environnantes, auxquels il appartenait, n’y entraient jamais et se contentaient d’en contempler la verdure. Sylvaine avait été ravie de se découvrir une retraite aussi sûre, aussi bien gardée contre toutes les interruptions ; elle venait lire dans une petite maison rustique où elle conduisit son oncle. Comme elle le voyait très ému, les mains secouées d’un tremblement précipité, elle feignit une gaieté qu’elle ne ressentait pas et pour la première fois fut bavarde avec lui ; il paraissait avoir peine à l’écouter, mais il la regardait avec une intensité extraordinaire et murmurait entre haut et bas : « Tout à fait Mary… tout à fait. » Puis il ajouta avec un peu d’embarras dans la parole :
— Surtout, Sylvaine, ne faites rien qui vous déplaise… ni rien que ma sœur ne voudrait pas…
Puis il baissa la tête et pendant un bon moment demeura silencieux.
Alors Sylvaine sentit monter dans son cœur une vraie tendresse pour le vieillard ; il lui fit une compassion infinie, et d’un geste câlin elle caressa la main sèche aux veines saillantes et que secouait un mouvement convulsif.
— Pauvre oncle !
— Chère fille !
Ils n’en dirent pas plus, mais ils s’étaient compris ; la glace si dure à rompre était enfin brisée.
Mme Hurstmonceaux, étincelante de diamants, un collier de perles de six rangs au cou, trônait dans sa loge ; il y avait de la Royauté dans la salle, et à cause du ténor aimé l’assemblée était des plus brillantes. Sylvaine, habillée d’une robe de gaze noire, en émergeait tel un beau lis voilé de crêpe ; elle s’était coiffée elle-même, comme de coutume ; une simplicité élégante la différenciait de la plupart des femmes présentes, parées à outrance. Il y avait dans l’arrangement de sa chevelure, dans sa tournure, dans son attitude, la marque de son origine française : elle était autre et elle le sentait.
Le contraste, entre elle et Mme Hurstmonceaux, était frappant, et les lorgnettes convergeaient curieusement vers la loge bien connue. Sylvaine qui, pour la première fois de sa vie, se trouvait le point de mire de tant de regards, éprouvait une émotion intense qui lui faisait battre le cœur et pâlissait sa joue. Il lui semblait que quelque chose allait lui arriver, et lorsque Roméo fit entendre sa voix amoureuse, elle frissonna comme à la révélation d’un monde nouveau.
Vers le milieu du premier acte, lady Longarey arriva : elle était habillée en vert pâle avec une complication d’écharpes de gaze et de fleurs naturelles ; elle avait à son corsage des bouquets trop gros d’une énorme orchidée mauve ; ses frisures d’un blond roux descendaient jusqu’à ses sourcils, couvrant entièrement le front, dissimulant les rides qu’on ne pouvait effacer, et s’élevaient sur sa tête en un véritable casque doré au milieu duquel scintillaient des émeraudes et un papillon de diamants ; des bracelets s’entre-choquaient sur ses bras et les bagues bosselaient ses gants ; elle avait beaucoup de noir aux paupières, l’air amoureux et languissant. Elle entra avec grâce, posa ses mains l’une sur le bras de Mme Hurstmonceaux, l’autre en caresse sur l’épaule de Sylvaine, et s’assit à la droite de la loge, Sylvaine se plaçant entre les deux femmes. Dans le fond, M. Mar, le teint éclatant, les cheveux admirablement peignés et brossés, le linge reluisant, renversa sa tête contre la tenture de la loge, dans l’attitude d’un sultan indulgent.
A l’entr’acte, la porte s’ouvrit pour un visiteur à l’apparition duquel le visage de Mme Hurstmonceaux s’illumina. C’était un grand jeune homme brun, rasé de près, aux traits réguliers, à la bouche forte et voluptueuse. Il avait des yeux bleus garnis de cils sombres. Avec beaucoup d’aisance, il s’avança vers les trois femmes.
Mme Hurstmonceaux s’était retournée tout d’un bloc et lui tendait la main, secouant avec effusion celle qu’il lui donnait :
— Mon cher Archie ! quel plaisir de vous voir !
— Je suis arrivé ce matin.
Lady Longarey, à son tour, accueillit très cordialement le nouveau venu et lui dit :
— Le temps a paru long sans vous, Archie ; toutes vos admiratrices ont été désolées.
Il se mit à rire ; mais son regard s’arrêta curieux sur Sylvaine, puis interrogativement sur Mme Hurstmonceaux. Sylvaine s’était un peu reculée et s’était placée derrière lady Longarey.
— C’est vrai, vous ne connaissez pas ma nièce, s’écria Mme Hurstmonceaux. Ma beauté, laissez-moi vous présenter le célèbre Archie Elliot. Oh ! quand vous l’aurez entendu, vous serez comme nous, n’est-ce pas, Blanche ? On ne peut pas ne pas admirer Archie.
Sylvaine, soudain mal à l’aise pendant ce dialogue familier, salua d’une façon glaciale ; aussi fut-elle très surprise lorsqu’un moment après, le colonel Cecil Blunt étant entré dans la loge et causant avec les deux dames, elle entendit une voix à son oreille lui dire en très bon français :
— Comme Mme votre tante a bien choisi le nom qu’elle vous donnait tout à l’heure !
Saisie, Sylvaine tourna la tête pour voir tout proche d’elle M. Archie Elliot qui lui parlait presque dans le cou ; nerveusement elle avança sa chaise. Il sourit d’un charmant sourire qui découvrait ses dents à l’émail lumineux, et d’une voix très douce, presque caressante, continua :
— Avouez que vous ne savez pas du tout qui je suis.
Gravement et véridiquement Sylvaine répondit :
— Si, j’ai entendu parler de vous par Mme Hurstmonceaux…
Presque inconsciemment elle ajouta :
— Comme vous parlez bien le français !
— Voilà qui me fait plaisir. J’adore la France : j’arrive de Paris, où je suis allé pour une pièce que je veux jouer ici l’hiver prochain. Aimez-vous le théâtre ?
— Je ne sais pas ; je n’y allais jamais.
— Vraiment ? Et ce soir, êtes-vous contente ? Le grand Jean est bien en voix ; toutes les femmes en sont folles, vous savez. Etes-vous aussi amoureuse de lui ?
Sylvaine, gênée, ne répondit pas.
— Je vous dis des folies, je vous en demande pardon. J’aime beaucoup les Françaises et l’éducation française. Est-ce que vous vous plaisez à Londres ?
La question était peut-être indiscrète pour une connaissance de cinq minutes ; mais l’intonation était si vibrante, si pleine d’une sympathie voilée, que Sylvaine, se départissant de la réticence dont elle s’était fait une règle, répondit :
— Pas encore.
— Je comprends cela ; et puis, vous n’avez pas du tout l’entourage qu’il vous faut.
Elle leva les yeux, étonnée ; puis rapidement les baissa sous le regard scrutateur, à la fois respectueux et familier, qui se posait sur le sien.
— J’espère que nous serons amis, car nous nous verrons souvent, je pense. Je sens tout de suite l’attrait ou l’antipathie : vous êtes si simpatica. Oh ! moi, je ne suis pas un véritable Anglais ; je me suis affranchi de toutes les hypocrisies. Si vous me trouvez mal élevé, avertissez-moi, et je tâcherai de me corriger.
Lady Longarey se leva. Elle avait l’ouïe très fine, mais entendait médiocrement le français. Elle n’avait pu suivre l’entretien et se sentait un peu inquiète. Elle croyait Archie Elliot très capable de révélations peu souhaitables.
— Qu’est-ce qu’il vous raconte, chère ?
— Je parle français à Mlle Charmoy. Vous savez, lady Longarey, le français est une de mes supériorités.
— Est-il vrai, comme on le dit, que vous voulez jouer sur un théâtre à Paris ?
— Ce serait mon ambition. Oui, ici, nous sommes si grossiers dans nos goûts, si peu subtils : toutes les finesses sont perdues.
Une des poses favorites d’Archie Elliot était de dénigrer toute chose anglaise, bien qu’il fût la coqueluche de la société dont il avait heurté de front les anciens préjugés. Fils de famille, au lieu de suivre la carrière militaire à laquelle il avait été destiné, après des succès de salon il s’était fait acteur, mais acteur pour de bon. D’abord on avait cru à un coup de tête et on avait suivi avec une indulgence amusée ses premières tentatives, sûr qu’il en sortirait découragé ; mais, au contraire, son succès avait été prodigieux, non qu’il eût beaucoup de talent ; mais sa personne physique, sa voix, et surtout la façon dont il jouait les amoureux, avec le plus extraordinaire et réaliste abandon, lui avaient conquis le public féminin. Du premier rang des stalles, on entendait le bruit des baisers dont il meurtrissait les lèvres de l’actrice en scène avec lui, et son jeu, qui n’était qu’inconvenant, fut déclaré une révélation. Comme il était extrêmement roué, il choisissait des pièces à dénouement moral, et généralement au dernier acte il épousait, ce qui sauvait tout ce qui avait précédé. Loin de perdre caste, il se voyait beaucoup plus recherché qu’auparavant, et pour deux ou trois maisons rigoristes où on ne l’invitait plus, dix nouvelles lui étaient ouvertes ; il était un « favori », et dans la société anglaise un « favori » peut faire tout ce qu’il veut. Mme Hurstmonceaux n’était pas la seule à confesser sans vergogne une admiration passionnée pour Archie ; en retour, il était fort tendre et galant pour elle ; il usait de sa maison comme de la sienne propre, lui faisant inviter les personnes qu’il désirait voir, et la bourse de Mme Hurstmonceaux était toujours à sa disposition. Il se disait qu’un jour, faute de mieux, elle serait bonne à épouser ; que le colonel ne pouvait vivre éternellement et qu’en tout cas le rôle d’héritier de Mme Hurstmonceaux serait très acceptable. Celle-ci, depuis l’agitation causée par l’arrivée de Sylvaine, avait un peu moins pensé à Archie ; mais en le revoyant elle comprit qu’un des principaux charmes de son existence lui avait manqué. Il sollicita l’autorisation de rester dans la loge, quoiqu’il eût une stalle, et elle lui fut accordée avec joie. On se remit en place pour le second acte : Archie derrière Mme Hurstmonceaux, lui parlant bas presque sans discontinuer. Lady Longarey, un peu contrariée, fouillait la salle de sa lorgnette ; son neveu Johnnie Burney, sur lequel elle comptait, ne paraissait pas, et M. Mar avait disparu.
Dans une loge de côté, la belle Mme Duran, parée comme une idole, s’offrait à l’admiration du public ; un prince de sang royal flirtait avec elle et, pleins de déférence, son mari et le colonel Cecil Blunt se tenaient respectueusement à l’écart. Pour se désennuyer, le colonel lorgnait assidûment la loge de Mme Hurstmonceaux, pris d’une admiration subite pour « la jolie nièce » dont la contemplation lui faisait supporter avec philosophie les empiétements royaux. Il ne put s’empêcher de communiquer ses impressions à M. Duran.
— Cette petite Française est très jolie.
M. Duran éleva sa lorgnette pour vérifier l’assertion.
— Très jolie, en effet.
— La pauvre Mme Hurstmonceaux et lady Longarey ne se trouvent pas bien d’un pareil voisinage, observa le colonel en riant. Vraiment Mme Hurstmonceaux est un épouvantail aux oiseaux, et voilà cet absurde Archie Elliot qui est assis derrière elle. Pourvu qu’elle ne le fasse pas épouser à sa nièce !
— Oh ! non, dit Harry Duran d’un ton ironique ; elle ne le voudrait pas.
— Mon cher ami, répondit sans broncher le colonel, on a vu des accommodements plus extraordinaires que celui-là !
— Le fait est qu’avec un chaperon comme Mme Hurstmonceaux, il ne sera pas très facile de se marier.
— Drôle d’idée qu’a eue Hurstmonceaux de faire venir cette jeune personne chez lui !
Et le colonel reprit sa contemplation. Lady Longarey finit par s’en apercevoir et dit tout bas à Sylvaine :
— Vous avez un admirateur qui ne vous quitte pas des yeux : je vous avertis.
Et au mouvement de tête involontaire que fit Sylvaine pour regarder autour d’elle :
— Ne cherchez pas, c’est le colonel Blunt ; et ses hommages sont très flatteurs, car il est difficile en fait de beauté.
Mais Sylvaine était absorbée par le spectacle, et ces sortes de sous-entendus étaient perdues pour elle. La musique et les voix pénétraient jusqu’au plus intime de son être ; elle se sentait à la fois triste et heureuse, désespérée et pleine d’espérance. Les images se succédaient dans son esprit ; elle pensait à sa grand’mère, aux heures du soir, en face du jardin des religieuses ; puis le souvenir d’Albéric surgissait avec un grand désir de le revoir… Tous ces gens qui l’entouraient, même son oncle, étaient des étrangers ; les mélodies d’amour si belles et si tristes, cette voix d’homme ardente, cette voix de femme éperdue de tendresse, lui révélaient des sentiments qu’on peut éprouver. Elle se sentit abandonnée… seule… et eut un désir passionné de ne l’être plus ; si elle avait osé, elle eût pleuré… Puis l’image de la mort s’imposa à elle, et elle envia presque Juliette dans son tombeau, affranchie à jamais.
La toile était baissée ; on remettait les manteaux.
— Si nous allions souper ? suggéra lady Longarey.
— Excellente idée, acquiesça aussitôt Mme Hurstmonceaux. Archie, vous viendrez dans la voiture avec ma nièce et moi. Ah ! voici le colonel Blunt… Mon cher colonel, voulez-vous souper avec nous ?
— Mais, avec tout le plaisir du monde.
— Lady Longarey peut certainement vous prendre dans sa voiture.
— Merci, j’ai la mienne ; je vous suivrai.
Et, s’approchant de Sylvaine, le colonel ajouta :
— Me permettez-vous de vous offrir le bras, miss Charmoy ? Je suis tout à fait charmé à la pensée de souper avec vous.
— Je ne désire pas souper, dit Sylvaine prise d’un courage subit ; je vais demander à Mme Hurstmonceaux de me renvoyer dans la voiture.
— Oh ! pourquoi ? Je vous en prie, venez.
Mme Hurstmonceaux, emmitouflée dans un extraordinaire vêtement, s’appuyait tendrement au bras d’Archie ; le jeune Johnnie Burney venait enfin d’apparaître et escortait sa tante, qui marchait en avant.
— Vite, ma beauté, suivez avec le colonel.
— Tante Anna, je suis très fatiguée ; je vous demanderai de me faire reconduire directement à la maison.
— Oh ! ma chère, dit Mme Hurstmonceaux interdite, cela nous détourne de notre chemin. Venez donc, vous serez enchantée ; Archie nous racontera des histoires.
Le colonel Cecil Blunt se porta au secours de Sylvaine.
— Madame Hurstmonceaux, donnez votre coupé à miss Charmoy pour rentrer, et prenez le mien. Archie et moi nous vous reconduirons pour vous protéger contre tout péril.
Un peu indécise, Mme Hurstmonceaux dit :
— En ce cas, si vous le désirez absolument, Sylvaine, je puis vous renvoyer à la maison.
— Oui, je le désire tout à fait.
— Eh bien, alors arrangeons les choses comme le propose le colonel Blunt.
Au fond, Mme Hurstmonceaux ne tenait pas démesurément à la présence de sa nièce, et quand elle l’eut vue mettre en voiture et lui eut souhaité un bonsoir très affectueux, elle se retourna gaiement vers ses cavaliers, soulagée d’une responsabilité un peu encombrante. Mais lady Longarey fut extrêmement désappointée lorsqu’au Savoy, quelques minutes plus tard, elle vit survenir Mme Hurstmonceaux sans Sylvaine.
— Qu’est-il arrivé ? Où est la beauté ?
On lui donna l’explication.
— Il fallait m’avertir, je l’aurais décidée.
Puis à son tour elle se résigna et se mit à plaisanter folâtrement avec le colonel Blunt.
Pendant ce temps, Sylvaine roulait seule à travers les tristes rues de Londres. La pauvreté générale de l’architecture leur donne, la nuit, lorsque toute vie en est retirée, un aspect particulièrement lugubre. Sylvaine en fut pénétrée. Elle aperçut quelques créatures errantes, déambulant sur les trottoirs sombres. Au coin de Berkeley-Square, sous un réverbère, elle vit deux femmes qui, regardées par des hommes, dansaient avec des gestes canailles. L’une d’elles, juste au moment où la voiture la frôla, leva son pied à la hauteur de la tête de sa compagne. Ce fut une vision passagère dont l’âme de Sylvaine se sentit douloureusement blessée ; il lui tardait d’être à l’abri dans sa chambre close. Mais quand la porte de la maison fut refermée sur elle, elle trouva, dans le hall, Forster, le valet de chambre de son oncle : il était venu au bruit de la voiture, croyant rencontrer Mme Hurstmonceaux ; à son défaut, il annonça à Sylvaine l’événement qui motivait sa présence. Une demi-heure auparavant on avait ramené le colonel de son club où il avait eu une attaque… Le docteur était là…
Mme Hurstmonceaux détestait tout ce qui lui rappelait l’idée de la mort, et fut extrêmement bouleversée de « l’accident » arrivé au colonel ; car ce n’était qu’un accident… Au bout de trois jours le péril semblait conjuré, mais le docteur ne répondait nullement que le malade retrouvât jamais l’usage de son côté paralysé… Pour l’état général il était plein d’espoir.
Sylvaine, dès la première heure, s’était offerte pour aider à soigner son oncle. Une majestueuse et compétente « nurse » avait été immédiatement installée en exercice, et ordonnait de tout souverainement ; mais dès que le colonel recouvra la connaissance et la parole, il fut très évident que la seule personne qu’il eût plaisir à voir était Sylvaine. Mme Hurstmonceaux se félicita de cette préférence.
— Après tout, fit-elle observer à lady Longarey, sa nièce est vraiment la personne qui doit le soigner, mes nerfs ne me le permettraient pas, absolument pas ; c’est fort impressionnant de le voir dans son lit, vous regardant avec des yeux fixes. Sylvaine aime les choses lugubres ; elle le montre bien par sa persistance désagréable à rester en deuil.
Lady Longarey, tout en témoignant une grande sympathie pour les tribulations de Mme Hurstmonceaux, exprima également une vive sollicitude pour Sylvaine.
— Il faut que vous exigiez qu’elle prenne l’air ; ce serait mal de la laisser constamment dans la chambre d’un malade. Je viendrai la prendre pour monter à cheval avec nous ; rien de meilleur que l’équitation pour reposer de la fatigue.
— Oui, certainement, car si elle tombait malade, elle aussi, qu’est-ce que je deviendrais ? Ce serait épouvantable… Je n’ai jamais été malade de ma vie, Dieu merci.
— Et vous ne le serez jamais, vous avez une constitution admirable.
Cette assurance réconfortait Mme Hurstmonceaux, impressionnée, quoi qu’elle fît, par la présence de la garde-malade, le visage compassé de Forster, et la pensée de ce qui se passait derrière cette porte que son cœur battait à franchir, car la maladie est un mystère.
— Il ne faut pas laisser ce cher cœur s’agiter ainsi, lui disait Archie Elliot quand elle lui narrait ses émotions.
Si on ne l’eût emmitouflé pour en éviter le bruit au malade, le heurtoir n’eût pas cessé de retentir, car tous les amis et amies de Mme Hurstmonceaux s’empressaient autour d’elle : Archie Elliot était là presque en permanence, et constamment restait à l’un des repas, le tête-à-tête à table avec Sylvaine évoquant des idées de tristesse que Mme Hurstmonceaux ne pouvait supporter. Aussi sortait-elle tous les soirs, et avait-elle expliqué à Sylvaine qu’il lui fallait absolument remplir ses engagements. Du reste, de sa voix la plus glaciale, le colonel avait murmuré à Sylvaine :
— Dites-lui de ne pas s’occuper de moi.
Une idée, une seule, dominait dans le cerveau du malade : s’en aller quelque part avec Sylvaine, s’affranchir de son esclavage, ne plus s’entendre dire par sa femme les paroles qui l’exaspéraient :
— Mon cher colonel, j’espère que vous avez tout ce qu’il vous faut. J’ai bien recommandé à nurse Rice : « Miss Rice, surtout que le colonel ait tout ses fantaisies. »
— Nous obéissons aux prescriptions du docteur, répondait invariablement nurse Rice en donnant à son malade un coup d’œil de propriétaire satisfait.
Il était impossible, en effet, de voir un être souffrant plus net, plus propre, mieux accommodé dans son lit ; dans cet ordre d’idées, la perfection du genre était évidemment atteinte. Sylvaine avait été très émue, beaucoup plus qu’elle ne l’eût imaginé, et à la pensée de perdre son oncle son cœur s’était serré d’angoisse… Rester seule avec Mme Hurstmonceaux lui paraissait une chose impossible. Et pourtant, où irait-elle ? Albéric n’écrivait presque jamais ; de temps en temps une lettre échevelée, puis le silence. Mme Gardonne, tous les quinze jours, expédiait quatre pages qui ressemblaient à un devoir de style, pleines de beaux sentiments, de conseils parfaits, et sans un mot du cœur ; les lettres de l’oncle Jules n’avaient jamais plus de dix lignes, affectueuses et cordiales il est vrai. Sylvaine éprouvait profondément combien elle leur était peu nécessaire ; toujours revenait la rengaine de sa particulière bonne fortune, et des sentiments dont elle devait nécessairement être animée pour son oncle et sa tante. Seule, la bonne Mme Delaroute demeurait vigilante, entrant dans les petits détails qui révèlent l’intérêt véritable.
Maintenant, à se sentir devenue tout à coup presque indispensable, Sylvaine trouvait un apaisement heureux ; elle montait et descendait, alerte, et affranchie de la gêne qu’elle n’était pas jusque-là arrivée à secouer ; elle passait devant les grands valets de pied sans être embarrassée.
Mme Hurstmonceaux, rassurée dans son égoïsme, ne lui marchandait pas les éloges, l’embrassant et lui disant avec contentement :
— Vous êtes vraiment une petite garde-malade parfaite.
Elle la louait ainsi un jour à table, environ trois semaines après l’attaque du colonel, en présence d’Archie Elliot qui répondit :
— Il me semble, madame Hurstmonceaux, que vous laissez Mlle Charmoy se fatiguer beaucoup trop ; elle reste des heures dans cette chambre. Vous devriez la distraire.
Et il ajouta, montrant ses belles dents :
— Pourquoi ne la menez-vous pas au théâtre ? N’est-ce pas, mademoiselle, que vous avez passé une agréable soirée à l’Opéra ?
Sylvaine l’avoua très volontiers. Le souvenir de cette soirée, sans qu’elle comprît pourquoi, la remplissait d’un certain trouble, tant avaient été vives les sensations nouvelles éprouvées.
— Je ne joue pas moi-même en ce moment, continua le bel Archie en français — car une de ses coquetteries avec Sylvaine était de toujours parler français devant elle. Mme Hurstmonceaux l’avait très familier, ayant jadis fait de fréquentes stations à Biarritz et dans les Pyrénées, et Sylvaine éprouvait un plaisir immédiat et sensible à entendre sa langue maternelle. Je ne joue pas moi-même, mais Mlle Charmoy apprécierait notre divine Ellen Terry ; il faut la conduire la voir.
Mme Hurstmonceaux protesta de son entière bonne volonté.
— Votre oncle n’a besoin de personne le soir, Sylvaine, que de nurse Rice ; je suis de l’avis d’Archie, une distraction vous sera très bonne.
Sylvaine fut étonnée de ne pas éprouver le désir de se défendre. Depuis trois semaines, Archie Elliot avait fait d’extraordinaires progrès dans son intimité ; elle le regardait cependant avec un fonds de répugnance, car un « acteur », selon la conception de son éducation première, était un être appartenant à une sphère à part, un personnage avec lequel elle ne pouvait jamais avoir de rapport familier. Elle avait été stupéfaite de la situation qu’occupait évidemment M. Elliot. Lady Longarey lui avait expliqué que le talent justifie tout, et que d’ailleurs, de nos jours, le théâtre était considéré comme une institution civilisatrice et morale, et les acteurs et les actrices accueillis avec éclat :
— Et comme Archie est des nôtres, il n’y a aucune raison pour que sa profession lui fasse du tort. Il travaille beaucoup, le pauvre garçon ; et du reste, ajouta lady Longarey pensant à son Jim, dans la société il n’y a plus de préjugés pour les hommes.
Réfléchissant sur elle-même, elle eût pu ajouter : « Ni pour les femmes. »
Archie Elliot était assez aimable pour que Sylvaine écoutât ces explications avec plaisir. Dans sa naïve simplicité, elle l’admirait d’être si attentionné pour Mme Hurstmonceaux : « Tout à fait comme un fils », pensait-elle ; et elle ne doutait pas que l’engouement de sa tante pour le jeune homme ne fût purement maternel. Vis-à-vis d’elle-même, Archie Elliot était infiniment respectueux, mais avec une nuance de préférence cachée qui donnait du prix aux paroles les plus insignifiantes. Comme il passait des heures chaque jour dans Portman-Square, Sylvaine avait eu l’occasion, deux ou trois fois, d’être seule avec lui pendant que Mme Hurstmonceaux se faisait attendre, et ces moments avaient une certaine douceur. Archie Elliot s’approchait d’elle, s’asseyait tout près, pas assez pour la gêner, mais assez pour éveiller une légère émotion chez l’être réservé et timide qu’était Sylvaine. Il la regardait avec ses extraordinaires yeux, non pas amoureux ou ardents, mais pénétrants, et ce regard semblait vouloir dominer le sien. Il parlait de sa voix chaude, articulant et scandant ses mots avec un soin particulier, par une habitude professionnelle, donnant une intonation à ses moindres phrases, si différent des autres hommes au verbe court et confus avec qui, depuis son arrivée à Londres, Sylvaine avait eu l’occasion de s’entretenir. Et puis, il lui demandait si gracieusement, avec une indiscrétion qui échappait à la jeune fille, quels étaient ses goûts, ses préférences… Il la plaignait d’avoir quitté la France, la « belle France », le pays qui était celui de sa prédilection, et dont il trouvait tout charmant et beau. Il avait découvert que Sylvaine ne connaissait aucun des poètes modernes, et qu’avec sa grand’mère elle n’était jamais allée au delà de Victor Hugo et de Lamartine.
— Je vous lirai du Verlaine, mademoiselle, si vous voulez ; vous serez charmée, charmée, j’en suis sûr.
Sylvaine avait avoué à Archie Elliot qu’il lui rappelait un peu son cousin Albéric.
Quoique l’évocation de ce personnage inconnu fût rien moins que bienvenue à Archie Elliot, il avait supplié Sylvaine de lui raconter beaucoup de choses sur le cousin Albéric, pour lequel déjà il éprouvait de la sympathie ; aussi il ne manquait jamais de s’enquérir si elle avait reçu une lettre de son cousin. L’absence du colonel Hurstmonceaux, pour qui Archie Elliot était un épouvantail, donnait à celui-ci une occasion unique de s’insinuer dans l’intimité de Sylvaine, et depuis la soirée à l’Opéra l’intention arrêtée du jeune homme avait été de s’en faire aimer.
D’abord, personnellement, elle était neuve et charmante ! Puis l’idée de conquérir la fortune de Mme Hurstmonceaux, et en même temps cette jolie femme, lui avait paru une inspiration admirable. Il jugeait son empire sur Mme Hurstmonceaux si absolu qu’il se croyait capable, avec le temps et beaucoup d’habileté, de lui faire accepter une combinaison qui, au lieu de l’éloigner d’elle, pouvait le faire entrer sous son toit. Il lui fallait tenir les deux femmes dans sa main, et comme il était presque certain de ne jamais faire une imprudence, de ne jamais s’emballer, il se trouvait parfaitement apte à mener à bien une tâche si délicate. Il ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise, mais les difficultés le stimulaient.
Mme Hurstmonceaux demeurait absolument touchée de la conduite de son cher Archie ; il avait feint d’être jaloux de Sylvaine, puis de craindre ses réflexions, et avait déclaré qu’à cause d’elle il était préférable pour lui de se montrer moins souvent ; de plus, pendant la maladie du colonel, il trouvait plus correct d’observer une certaine réserve dans ses visites.
Mme Hurstmonceaux, que ces sous-entendus avaient ravie, s’était vue forcée d’implorer Archie de ne rien changer à ses façons ; déjà il avait été absent plus de deux mois ! Elle s’était portée garante de la bienveillance de Sylvaine.
— Soyez très aimable pour elle, je suis sûre qu’elle sera enchantée de vous voir !
Vaincu, le bel Archie avait cédé et Mme Hurstmonceaux, d’extraordinaire bonne humeur, les joues plus carminées que jamais, entrait comme un papillon léger trois fois par jour dans la chambre de son mari. Il était beaucoup trop faible pour réagir, et l’écoutait, les lèvres serrées. Elle lui parlait, en bonne femme, de Sylvaine et de la santé de Sylvaine, et obtenait qu’il lui ordonnât de l’accompagner au dehors. La nurse, qui détestait la moindre ingérence dans son domaine ; qui aimait à régner seule et despotiquement sur son malade, appuyait Mme Hurstmonceaux. Alors, le colonel sortait de sa taciturnité pour dire à Sylvaine :
— Je vous prie, Sylvaine, allez.
Et il se retournait sur son oreiller, sombre et mélancolique, pendant que la nurse veillait à ce que tout fût « gai » dans la chambre de son malade.
La grande et unique fenêtre placée en face du lit donnait sur un étroit jardin soigneusement cultivé, et, à hauteur d’appui, une caisse remplie de géraniums et d’héliotropes s’étendait au dehors devant la fenêtre. Dans la pièce même, tout était clair et net : papier, meubles de bambou, tables couvertes de napperies brodées ; il y avait des fleurs fraîches dans des vases.
L’éclatante blancheur des draps, la couleur vive de la cretonne qui couvrait le lit, le reluisant des porcelaines et de chaque objet d’usage donnaient en effet à cette chambre de malade l’aspect le plus engageant, que déparait seul le visage ravagé appuyé sur l’oreiller. La nurse maniait son malade comme elle aurait fait d’un enfant au berceau ; et lui, de temps en temps, gémissait plaintivement aussi comme un enfant.
L’horreur de son impuissance rongeait le colonel Hurstmonceaux devenu soudain craintif. La présence de Sylvaine seule le rassurait, et de la main dont il conservait l’usage il étreignait celle de sa nièce avec une sorte de passion ; il ne lui demandait jamais rien, il ne la questionnait pas, mais à la garde-malade il disait de temps en temps :
— Est-ce que ma nièce a bonne mine ?
— Certainement, colonel ; miss Charmoy n’a pas mauvaise mine, mais elle est délicate ; il faut qu’elle prenne l’air, un peu de distraction ; la fatigue la ferait sûrement tomber malade.
Et nurse Rice redressait sa haute taille, mince et nerveuse, qu’aucune lassitude ne semblait jamais atteindre ; puis, de son geste dominateur, après avoir regardé l’heure, offrait au colonel quelque réconfortant.
— Il faut maintenir vos forces.
Elle disait « il faut » d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très vite, ce fut une chose acceptée et reconnue que l’existence de cette chambre de malade, et pour tout le reste, sauf le bruit du marteau, la vie recommença précisément comme auparavant. Mme Hurstmonceaux faisait avec beaucoup de sentiment les honneurs de la maladie de son mari, et en même temps les éloges de sa nièce, et, une fois ces devoirs accomplis, ne songeait qu’à s’amuser ; plus éperdue que jamais du désir de paraître jeune, elle se soumettait au massage jusqu’à l’anéantissement, avec un courage héroïque.
Pour se maintenir le moral, tous les soirs qu’elle ne sortait pas, elle recevait cinq ou six personnes à dîner, et après le dîner, qui ne commençait guère avant huit heures et demie, on jouait aux cartes ; plus d’une fois à ces réunions, Sylvaine se serait sentie étrangement mal à l’aise sans la présence d’Archie Elliot qui, lorsque l’entretien s’animait trop, et que Mme Hurstmonceaux elle-même, mise en joie par les rasades de champagne, se laissait aller à d’inquiétantes plaisanteries, avait une manière pleine de tact de forcer la conversation à dévier, et de rappeler habilement à Mme Hurstmonceaux la présence de sa nièce. Johnnie Burney était maintenant un des assidus de Mme Hurstmonceaux et il parlait longuement à Sylvaine du golf, du polo, et de tous les sports qui étaient l’unique intérêt de sa vie ; elle l’écoutait avec une indifférence parfaite. Mme Hurstmonceaux avait été mise par lady Longarey au courant de ses espérances, et, tout à fait charmée à la perspective de devenir la tante du neveu d’un duc, encourageait le jeune Burney de tout son pouvoir. Elle le plaçait à table à côté de Sylvaine, et jugeait que, cela fait, elle avait le droit de songer à son propre plaisir. Sylvaine s’ennuyait prodigieusement en compagnie de Johnnie Burney ; mais à cause de lady Longarey elle était aimable pour lui, et le laissait sans protestation rester à son côté.
Comme tout le monde jouait chez Mme Hurstmonceaux, Sylvaine avait adopté une petite table dans le fond du second salon ; là, elle travaillait, et parfois lisait.
Un soir, que la vue d’une belle lune argentée montant dans le ciel pâle et le silence extérieur la rendaient plus rêveuse que de coutume ; que la nostalgie du passé l’étreignait avec intensité, elle entendit tout à coup dans le grand salon, où toute la compagnie de Mme Hurstmonceaux était réunie autour d’une table de baccara, des applaudissements et des expressions bruyantes de bienvenue auxquelles une voix d’homme rieuse répondait. Le brouhaha dura une douzaine de minutes ; puis, la mine agitée et enchantée, Mme Hurstmonceaux parut dans la grande baie qui divisait les salons, et, s’avançant vers Sylvaine, elle lui dit en lui présentant l’homme qui la suivait :
— Ma beauté, je vous amène M. Percy Rakewood, qui vous a si bien connue quand vous étiez une toute petite fille.
Sylvaine se leva brusquement, le rouge à ses joues pâles. Ce nom, qu’elle n’avait pas entendu prononcer depuis nombre d’années, lui rappelait tant de souvenirs ! Elle avait gardé très vive la mémoire de l’ami indulgent qui tant de fois l’avait tenue sur ses genoux, et lui avait offert de si belles poupées.
D’un mouvement spontané elle lui tendit sa main. Avec une galanterie tendre, Rakewood la porta à ses lèvres ; il regarda Sylvaine attentivement, et, s’adressant à Mme Hurstmonceaux, dit :
— Elle ne ressemble pas à sa mère, mais elle est bien charmante.
— C’est mon avis. Je vous laisse pour que vous refassiez connaissance.
— C’est ça, dit Rakewood, laissez-nous ; nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Aussitôt Mme Hurstmonceaux disparue :
— Venez vous mettre près de moi, dit-il câlinement à Sylvaine.
Et il la fit asseoir sur le canapé où il avait pris place, et la contempla avec attendrissement.
Dix ans auparavant, il avait été follement épris de la mère de Sylvaine qui s’était montrée, suivant sa coutume, délicieuse et coquette ; mais lorsqu’il avait exprimé son désir de l’épouser, Mme Charmoy s’était dérobée, bien qu’elle eût ce cher Percy en grande sympathie ; son cœur frivole était occupé ailleurs. Percy Rakewood était à cette époque diplomate en activité, et la nouvelle de la mort de celle qu’il aimait toujours vint le trouver en Orient. Il en avait été cruellement attristé, car au fond de lui-même il conservait l’espoir de la conquérir. Six mois plus tard, à un passage à Paris, il n’avait pas voulu renouveler ses regrets en allant voir Mme de Nohic ; il s’était informé avec sollicitude de l’enfant orpheline et, la sachant sous la protection de sa grand’mère, il ne s’en était plus inquiété. Depuis, il avait donné sa démission et vécu principalement en Italie ; partout on le choyait comme le méritait un des hommes les plus aimables et du plus plaisant visage qu’il fût possible de rencontrer. A soixante ans passés, il demeurait séduisant encore ; de taille moyenne et élégante, toujours blond avec des cheveux frisés, et deux boucles sur le front — un peu ridicules peut-être, mais qui lui seyaient — la barbe légère en éventail, qui lui était une grande parure, câlin, persuasif, en véritable Irlandais. La vie diplomatique l’avait affiné, et, n’aimant que les Latins, il avait pris aux races du Midi toute leur bonne grâce. Sa familiarité affectueuse avec Sylvaine fut aisée et tendrement paternelle ; s’emparant de sa petite main, il la serra entre les siennes, lui disant :
— J’ai été si surpris lorsque Mme Hurstmonceaux m’a appris que vous étiez ici. J’ignorais votre grand chagrin, car sûrement je vous aurais écrit.
Et d’une voix basse :
— Il faut, chère enfant, que vous sachiez que j’ai tendrement aimé votre maman.
— Oh ! que j’ai plaisir à vous entendre me le dire, répondit Sylvaine, les larmes au bord des cils. Je me souviens si bien quand vous veniez rue de La Boëtie.
— Je vous remercie de ne pas m’avoir oublié ; je ne le mérite pas, j’aurais dû songer à sa fille. Mais je vous savais si bien, si heureuse auprès de Mme de Nohic…
Puis il ajouta avec une nuance d’inquiétude :
— Est-ce que vous êtes contente ici ? Cela doit bien vous changer.
— Oui, cela me change beaucoup en effet… Tout est un peu étrange… Ils sont très bons.
— Je l’espère ; ils doivent être trop heureux de posséder un pareil trésor ; je ne leur croyais pas la vocation paternelle et maternelle. Racontez-moi pourquoi vous n’êtes pas restée en France… Votre oncle Gardonne vit toujours cependant.
— Je crois bien ; mais quand j’ai perdu ma chère grand’mère, l’oncle Robert a offert de m’adopter, et mon tuteur a trouvé que ma place était ici.
— Mais vous auriez mieux aimé ne pas venir ? Parlez franchement.
— Certainement, puisque je ne les connaissais pas. Mais je crois maintenant que je suis utile à l’oncle Robert.
— Il est très mal, ce pauvre Hurstmonceaux, à ce qu’on m’a raconté.
— Pas si mal ; il va mieux.
— Et qu’est-ce que vous faites de Mme Hurstmonceaux ? Car vous avez dû vous apercevoir que c’est une vieille folle. Je vois qu’elle est toujours amoureuse de son Archie Elliot. Qu’est-ce qu’une petite fille comme vous devient au milieu de ces gens-là ?
Il parlait sans réticence, comme si Sylvaine devait nécessairement être au courant de tout.
Gênée de ce qu’il venait de dire, elle répondit :
— Oh ! je mène une vie très tranquille ; je monte à cheval souvent avec lady Longarey.
— Lady Longarey ! Jolie société pour vous ! Une femme dont on ne compte plus les aventures. Je m’étonne vraiment qu’Hurstmonceaux permette tout cela. Avez-vous une gouvernante, au moins ? Une dame de compagnie quelconque ?
— A mon âge, je n’en ai pas besoin, je vous assure.
— C’est précisément à cause de votre âge que vous en auriez besoin. A qui vous a-t-on présentée ? Connaissez-vous quelques jeunes filles ?
— Pas encore. Lady Longarey doit un jour me mener chez ses nièces, les sœurs de Johnnie Burney.
— Il est de vos amis ?
— Oh ! non. Je n’ai pas d’amis, seulement des connaissances.
— Tant mieux. Et à Paris vous avez des amis au moins ? Racontez-moi votre vie à Paris.
— Elle était bien paisible, bien calme. Ma grand’mère vivait à Auteuil très retirée… mais j’aimais cette vie. Nous étions heureuses, et puis, il y avait le cousin Albéric.
— C’est vrai, j’oubliais Albéric. Qu’est-il devenu ?
— Rien. Il travaille.
— A quoi ?
— Les arts ; il a beaucoup de talent comme sculpteur ; il est poète aussi.
— Bien des choses… et alors le cousin Albéric venait souvent ?
— Tous les dimanches, et fréquemment dans la semaine.
— Quel âge a-t-il ?
— Juste vingt-trois ans.
— Et il a laissé partir sa petite cousine sans protester ?
— Il a beaucoup protesté, au contraire, dit Sylvaine en souriant ; mais il a compris que c’était mon devoir d’obéir aux volontés de ma grand’mère.
— C’est Mme de Nohic qui a ordonné que vous veniez ici ?
— Non, pas précisément ; mais elle aimait beaucoup l’oncle Robert, elle lui a écrit très souvent pendant les derniers mois de sa vie ; mon oncle Gardonne pensait qu’elle aurait approuvé de me voir sous la protection de son frère…
Et levant les yeux vers M. Rakewood, Sylvaine ajouta :
— C’est triste, n’est-ce pas, d’être comme moi, sans personne à moi ?
Le vieux beau laissa tomber sur elle un regard de véritable tendresse ; par mille petits riens insaisissables elle lui rappelait sa mère. Il se résolut à lui être un ami efficace.
— Hurstmonceaux vous est très attaché ?
— Je le crois.
— Pauvre homme ! J’imagine qu’il n’est pas plus heureux qu’il ne faut avec sa riche épouse. Elle peut être terrible, la chère Anna ; je l’ai beaucoup connue à Madrid au temps où elle était Mme Green. Ils ont eu, je le sais, des scènes plutôt désagréables ensemble ; ils sont au même râtelier, mais ils n’étaient pas nés pour cela. Enfin, c’est encore une idée très convenable qu’elle a eue de vouloir vous laisser sa fortune. Il faut lui en savoir gré.
— Oh ! mais je n’y tiens pas du tout ; quand je serai majeure, je retournerai vivre en France.
— Toute seule ?
— Non, pas toute seule ; avec Pauline, notre vieille servante.
Rakewood ne fit aucune réponse directe à l’énonciation de ces étranges projets. Il dit seulement :
— Ecoutez, chère enfant ; voulez-vous m’accepter comme une espèce de second tuteur ? Il me semble que vous avez besoin d’être un peu guidée ici… et comme j’ai tant aimé votre mère…
Il s’arrêta, puis ajouta :
— Cela ne vous fait pas de peine que je vous parle de la chère créature qu’était votre mère ?
— Si, cela me fait de la peine ; mais c’est une peine que j’aime…
— Voyez-vous, continua Rakewood d’une voix émue, je ne puis jamais tout à fait croire qu’elle est morte, car c’était la vie même. Je lui disais parfois qu’elle était une nymphe, une dryade, un être de rêve ; elle semblait devoir être immortelle ; aucune femme ne m’a jamais donné cette impression d’allégresse. Ah ! sa gaieté était une chose délicieuse… Son rire, je l’entends souvent… Vous n’êtes pas comme elle, vous êtes grave, vous l’étiez déjà à dix ans… Elle, tout le Midi étincelait dans sa personne. Vous souvenez-vous bien d’elle ?
— Si je m’en souviens ! Moi aussi, je n’ai jamais pu réaliser qu’elle ne vit plus.
— Elle n’a pas été malade ?
— Non… une embolie, un instant…
— Elle ne pouvait pas être malade… Vous avoir vue a réveillé toute la peine de mon vieux cœur… Vous me pardonnez de vous avoir attristée ?
— Je ne me suis pas sentie aussi consolée depuis longtemps. Il me semble tout d’un coup que je suis rue de La Boëtie… Aimeriez-vous à voir son portrait, le dernier ?
— Oui, vous me le montrerez, nous causerons beaucoup… Je viendrai vous prendre, nous irons nous promener ensemble, le voulez-vous ?
— Certainement, si ma tante le permet.
— Elle permettra, soyez-en sûre ; et puis, suivez mon premier conseil : ne lui demandez jamais rien, faites ce qui vous semble bon ; vous ne pouvez avoir de meilleur guide que vous-même. Evitez de prendre l’avis de Mme Hurstmonceaux ou même celui de lady Longarey.
— Est-ce que vous ne trouvez pas que lady Longarey a des manières charmantes ?
— Indubitablement. Demandez-lui des règles de manières si cela vous amuse, mais jamais des règles de conduite, entendez-vous ? Du reste, maintenant, vous promettez de me consulter ; j’ai beaucoup d’expérience, je vous assure… Est-ce que vous sortez tous les soirs avec Mme Hurstmonceaux ?
— Oh ! non, je suis en deuil. J’ai été à l’Opéra une fois, parce que ma tante le désirait beaucoup. D’ailleurs, ajouta honnêtement Sylvaine, j’y ai passé une très agréable soirée… Je n’avais jamais entendu de musique d’opéra.
— Vous aimez la musique ?
— Extrêmement.
— Quel plaisir vous faites à un vieux mélomane ! J’ai beaucoup chanté dans ma vie, je chante même encore quelquefois… sans voix, mais j’y trouve de l’agrément quand même. Il faudra que je vous fasse connaître des personnes qui ont vos goûts ; ici, on n’aime que le jeu.
Mme Hurstmonceaux revenait. Elle s’approcha un fauteuil, et demanda à Sylvaine :
— Lui dites-vous que vous êtes malheureuse ?
— Précisément, répliqua Rakewood.
L’honorable Mme Gascoyne demeurait dans Lowndes-Square, au quartier tranquille et recherché de Belgravia. Elle y possédait une charmante habitation, point grande, mais parfaitement installée ; tout chez Mme Gascoyne était élégant, discret et de bon goût comme elle-même. Veuve sans enfant d’un cadet de grande maison qui lui avait laissé une très belle fortune, elle jouissait de sa liberté et des nombreux agréments de son existence. C’était une aristocratique personne tout d’une pièce, qui n’admettait pas les compromis. Elle était fort sévère sur l’article des mœurs, et si parfois les exigences sociales l’obligeaient à recevoir des personnes qu’on pouvait soupçonner de n’être pas irréprochables, fallait-il au moins que ces personnes eussent, par suite de circonstances, conquis une position qui, sans être celle de la vertu, en conférait tous les avantages.
Mme Gascoyne avait été fort jolie, et pourtant s’était mariée tard, car elle avait visé haut. Les années n’avaient rien enlevé à l’élégance de sa taille, elle était demeurée mince comme à trente ans, mais son visage était flétri et elle avait les cheveux entièrement blancs. Un peu sèche de cœur, elle n’éprouvait pas le besoin de tendresses immédiates. Elle vivait en fort bons rapports avec sa sœur qui avait dû divorcer d’un mari impossible. Les deux nièces de Mme Gascoyne, dont l’une était mariée, lui suffisaient comme somme d’intérêt supplémentaire dans la vie, car son intérêt suprême se concentrait sur elle-même et sa maison : tout y était réglé par une hiérarchie exacte à la tête de laquelle elle se trouvait, souveraine et despotique.
Mme Gascoyne venait de finir son lunch, qu’elle prenait toujours léger ; on lui servait dans de grands plats d’argent des mets délicats qu’elle mangeait du bout des lèvres avec une attitude de condescendance. Son discret maître d’hôtel lui annonça dans un souffle que M. Percy Rakewood était là. Elle ordonna aussitôt qu’on le fît monter. Mme Gascoyne était fort gracieuse à ceux qui faisaient partie du bataillon choisi qui résumait à ses yeux l’humanité et accueillit M. Rakewood avec une extrême cordialité.
— Enfin, vous voilà à Londres, ce n’est pas trop tôt ; j’ai cru que vous ne viendriez pas cette saison.
— Madame Gascoyne, vous ne me jugez pas ingrat au point d’oublier ainsi mes amis.
— En vérité, si ; vous n’êtes qu’un papillon, Rakewood.
— Un vieux papillon, alors ?
— Peut-être. Enfin, vous voilà ! Depuis quand ? Suis-je au moins une de vos premières visites ?
— Ma parole, toute des premières. Mais je serai franc, je viens vous demander une faveur.
— Allons, demandez. Je ne vous crois pas capable d’être très indiscret.
— Vous avez raison. Mais d’abord, dites-moi comment est votre santé.
— Pas merveilleuse. J’ai eu une crise encore au printemps ; je ne suis pas mal maintenant. Je me soigne beaucoup, vous savez.
— Ah ! vous avez joliment raison. Alors, si vous êtes bien, j’ai encore plus d’assurance pour vous dire ce que je désire de vous. Voilà. Je veux que vous preniez sous votre protection votre petite-cousine Sylvaine Charmoy. Comment avez-vous pu la savoir chez les Hurstmonceaux sans aller la voir ?
— Plutôt, comment pouvez-vous supposer que j’aille chez cette horrible femme ? Je l’ai aperçue à la chapelle de Farm Street avec la jeune personne, que j’ai trouvée très distinguée, je dois l’avouer ; mais, une fois qu’elle est chez Mme Hurstmonceaux, je ne puis la connaître.
— Madame Gascoyne, pour une femme de vos principes et de votre expérience, vous avez tort. Que vous ayez tenu rigueur à votre cousin Hurstmonceaux de son mariage, ceci est une autre affaire ; mais que vous refusiez de vous intéresser à une jeune fille orpheline qui est votre parente, uniquement parce qu’elle a le malheur d’être obligée de vivre chez Mme Hurstmonceaux, je ne vous reconnais pas là. Vous m’excusez de vous parler ainsi ?
— Entièrement ; j’aime la sincérité avant tout. Mais enfin, que vouliez-vous que je fisse ?
— Que vous écriviez à votre jeune parente de venir vous voir. Hurstmonceaux eût été enchanté, et sa femme aussi. Vous savez que le pauvre Bobbie est bien malade.
— Je l’ai appris avec peine, et j’ai fait demander des nouvelles… Certainement, s’il désirait me voir en ce moment… Sa conscience ne doit pas être tranquille après la vie qu’il a menée.
— C’est la Providence, à laquelle vous croyez, qui lui a envoyé un être innocent pour le convertir ; mais Mlle Charmoy est timide. Entre nous, cela me fait une peine terrible de voir cette jeune créature dans ce milieu. Comment une personne aussi sérieuse, aussi religieuse que vous, peut-elle être indifférente à cette situation ?
Mme Gascoyne adorait qu’on fît appel à son éminente vertu.
— Je n’y suis pas indifférente, mais je n’y puis rien. Enfin, donnez-moi votre avis.
— Je crois que votre devoir est de connaître au plus tôt cette enfant, de lui accorder ouvertement votre appui, de lui procurer des relations honorables et agréables. Pour le quart d’heure, sa meilleure amie est lady Longarey.
— Quelle abomination !
— C’est mon sentiment ; mais qu’y peut-elle ? Cette petite fille ne connaît rien, elle est étrangère ; elle a vécu avec sa vieille grand’mère dans une retraite qui ressemblait à celle d’un couvent. Elle n’imagine même pas les vilenies qui la frôlent tous les jours. Mme Hurstmonceaux lui paraît vulgaire, mais elle n’en soupçonne pas plus long.
— Je trouve qu’il a été coupable de la part de Bobbie de faire venir sa nièce.
— Non ; il a eu envie que sa femme lui laisse sa fortune, et il ne faut pas fermer la porte à cette éventualité. L’enfant n’avait au fond personne d’aussi proche que lui. Du reste, il est trop accoutumé au milieu où il vit pour le juger comme nous le faisons.
— Quelle dépravation !
— Certainement, je ne suis pas rigoriste, et je n’ai pas le droit de l’être ; mais, en pensant à cette jolie Sylvaine, je n’ai pas dormi de la nuit et je n’ai trouvé de meilleur remède que de venir vous voir. Vous n’ignorez pas, madame Gascoyne, que j’avais espéré épouser sa mère.
— Votre fidélité vous fait honneur, Rakewood. Enfin, si vous croyez que je puisse être utile… je ne me refuse jamais à un devoir, assurément. J’irai aujourd’hui même porter une carte à Mlle Charmoy et une invitation à venir me voir ; mais vous me répondez que Mme Hurstmonceaux n’accourra pas.
— Je me charge de l’en empêcher ; je lui laisserai beaucoup d’espérances pour l’avenir. Cela vous est égal que je lui donne des espérances.
— Tout à fait.
— Et je vous remercie, ne tardez pas. Imaginez-vous que Johnnie Burney s’est posé en prétendant ; on le représente à Sylvaine comme un jeune homme timide et naïf. Lady Longarey est si habile, si insinuante ! Figurez-vous cette enfant sacrifiée à un être aussi méprisable ?
— Il ne faut pas que cela soit.
— Elle est seule, sans une amie, et par-dessus le marché en exil.
— Oui, vous avez raison, c’est très triste. Je la ferai connaître à mes nièces, du moins à Kathleen, qui est tout à fait un appui. Kathleen est toujours enchantée de faire le bien.
— Elle trouvera en sa cousine une jeune personne délicieuse, un peu froide, parce qu’elle est très réservée. Sa grand’mère l’a élevée comme vous l’auriez élevée vous-même.
— Je me rappelle bien vaguement cousine Mary qui était beaucoup plus âgée que moi, mais je sais que c’était une femme parfaite.
— Elle frémirait d’horreur si elle voyait son enfant familière avec lady Longarey et Mme Lazarelli ; car Mme Lazarelli a entrepris aussi de lui être une amie.
— Je vous le répète, je trouve Hurstmonceaux impardonnable.
— Que voulez-vous qu’il fasse ?
— Je causerai avec lui à ce sujet.
— Oh ! alors, ce sera autre chose. Si vous l’aidez, on trouvera bien les moyens.
— Il le faut, dit Mme Gascoyne subitement convertie à l’impérieuse nécessité de veiller sur Sylvaine.
Le même soir, Sylvaine dit à Mme Hurstmonceaux surprise :
— Mme Gascoyne est venue pour me voir aujourd’hui, et m’a laissé un mot me demandant d’aller prendre le thé chez elle demain.
— Mme Gascoyne ? Comme c’est aimable ! avez-vous averti votre oncle ?
— Oui.
— Et qu’a-t-il dit ?
— Il a paru très satisfait ; il désire que j’y aille.
— Mais certainement. Nous sommes brouillées sur des questions d’étiquette ; votre oncle est très intransigeant quand il s’agit de moi, mais ce n’est pas une raison pour que vous ne voyiez pas vos parentes. Je suis seulement étonnée que Mme Gascoyne ne soit pas venue plus tôt. Enfin, il vaut mieux ne pas lui tenir rigueur. Lui avez-vous répondu ?
— Non, je vous attendais.
— Eh bien ! ma chère, écrivez-lui tout de suite. Je vous donnerai le coupé pour vous conduire.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Comment donc ? Vous ne pensez pas que ma nièce ait besoin d’aller en fiacre ; vous aurez le coupé ; inutile de discuter.
— Je vous remercie, tante Anna.
Dans le courant de la soirée qu’elle passa chez lady Longarey, Mme Hurstmonceaux trouva plusieurs fois l’occasion de placer le nom de Mme Gascoyne : elle ne doutait plus d’entrer prochainement en relations avec cette personne inaccessible. Elle se demandait même s’il ne convenait pas qu’elle fît les premiers pas.
Dans la matinée du lendemain, Rakewood, qui était partout sur un pied d’intimité, vint à Portman-Square. Mme Hurstmonceaux s’empressa de l’informer de l’événement qui occupait sa pensée :
— Sylvaine va aujourd’hui même chez Mme Gascoyne.
— Je sais. Mme Gascoyne en a causé avec moi hier ; elle craignait de vous paraître indiscrète en venant pour Sylvaine. Je l’ai assurée que vous ne seriez pas formalisée.
— Du tout. Je veux que Sylvaine soit tout à fait libre ; Mme Gascoyne sera la bienvenue chez moi quand il lui plaira.
— J’en étais sûr ; vous avez comme toujours beaucoup de bon sens et d’indulgence. Je crois que Mme Gascoyne a le sentiment d’avoir été un peu ridicule à votre égard ; seulement, on n’aime point à avouer ces choses-là. Elle vous donne le beau rôle ; en ne vous occupant pas d’elle, vous lui ferez comprendre ses torts.
Mme Hurstmonceaux se sentit flattée.
— Vous comprenez bien, dit-elle, que personnellement Mme Gascoyne m’est tout à fait indifférente. Je vous assure que si elle a envie de voir mon mari, je n’y aurai aucune objection.
— Vraiment, vous agissez d’une façon très correcte, madame Hurstmonceaux. Mme Gascoyne ne pourra pas manquer de s’en apercevoir.
— J’avertirai Sylvaine de prier Mme Gascoyne de venir si cela lui est agréable. Dieu merci, ma maison est assez grande pour qu’il soit facile de ne pas me gêner. J’ai suffisamment d’amis à moi, je me moque bien de l’ennuyeuse famille du colonel.
— Vous n’en avez aucun besoin. Je reconnais que Mme Gascoyne n’est pas amusante du tout ; mais il est indiqué que Sylvaine soit en bons rapports avec elle.
— Certainement, certainement, elle en aura toute liberté.
— Est-ce que je ne verrai pas miss Charmoy aujourd’hui ?
— Comment donc ? Je vais la faire prévenir ; elle est auprès de son oncle, elle lui fait la lecture du journal. Il est si exigeant qu’il ne veut écouter ni sa nurse qui lit en perfection, ni Forster ; il prétend qu’il n’y a que la voix de Sylvaine qui n’irrite pas ses nerfs.
— Peut-il me recevoir ?
— Je ne sais pas. Nous pouvons toujours faire demander.
Le message fut transmis ; la réponse revint : le colonel verrait M. Rakewood cinq minutes.
— Mon cher Rakewood, je ne vous accompagne pas, dit Mme Hurstmonceaux, cela ferait trop de monde à la fois.
Puis prenant un air de circonstance :
— Vous me direz comment vous l’avez trouvé, pauvre cher homme.
— Je n’y manquerai pas. A bientôt.
— Venez dîner un de ces jours.
— Volontiers. Lequel ?
— Samedi.
— Très bien. A samedi.
Mme Gascoyne, très digne, reçut Sylvaine avec bonté. Elle s’aperçut que la jeune fille tremblait : aussi eut-elle à cœur de la rassurer. Elle lui tendit les deux mains, la fit asseoir sur le large divan garni de coussins où elle se tenait habituellement, et la remercia avec une grande politesse d’avoir répondu à son appel. Puis, comme moyen immédiat de rompre la gêne, elle sonna et commanda :
— Le thé, immédiatement.
Deux domestiques arrivèrent, portant le lourd plateau d’argent qui fut déposé sur un support à son usage. Il y avait de tout sur ce plateau, et Mme Gascoyne, de ses mains maigres et blanches aux doigts couverts de bagues, se mit en mesure de servir Sylvaine, lui parlant en même temps.
— Vous êtes un peu dépaysée, chère, mais ce sentiment passera, je serai très contente de vous voir souvent. Nous prendrons jour pour aller chez ma sœur ; ma nièce Kathleen vous sera une amie parfaite. Je crains, chère enfant, que vous ne manquiez d’amies de votre âge.
Sylvaine avoua ne pas en avoir une seule.
— Je ne m’en étonne pas. Je suis fâchée de vous l’apprendre, mais Mme Hurstmonceaux est une personne chez qui en général on ne mène pas les jeunes filles ; elle n’est pas de votre famille, il n’y a donc rien qui puisse vous offenser, pas plus que moi. Votre oncle a fait une erreur en l’épousant, nous sommes tous sujets à l’erreur. Je ne juge personne, mais je vous avertis, parce que je ne veux pas de malentendu entre nous.
Ces révélations successives sur Mme Hurstmonceaux causaient à Sylvaine le plus grand malaise. Elle se crut tenue de dire :
— Elle est très bonne pour moi.
— Sans doute, pauvre créature, et vous avez raison de ne pas être ingrate. Il y a une miséricorde pour les pécheurs… j’espère qu’elle la trouvera, mais c’est de vous que je veux m’occuper.
Et de sa voix douce, le visage attentif, Mme Gascoyne fit subir à Sylvaine un véritable interrogatoire. Sylvaine y répondait avec une simplicité d’enfant. Mme Gascoyne, de ses beaux grands yeux un peu à fleur de tête, la regardait avec une expression de réel intérêt. Elle la questionna sur tous ses goûts : aimait-elle les jardins, les animaux, les chiens, les oiseaux ?
Mme Gascoyne avait à son côté un griffon bien-aimé dont elle fit les honneurs ; et comme Sylvaine le caressait et l’admirait, elle lui dit :
— Si cela vous fait plaisir d’avoir un chien, on vous en trouvera un. Vous me paraissez plutôt solitaire… Comment ! quand Mme Hurstmonceaux dîne dehors, vous êtes seule à table ?
— Oui, depuis la maladie de mon oncle Robert.
— Tout ceci est fort mal combiné. Je causerai avec votre oncle. Demandez-lui quand il veut me recevoir. Pense-t-il un peu à son âme ? Je prierai le père Carr de l’aller voir.
— Je n’en sais rien, je n’ose pas lui parler de ces choses.
— Mais vous ? Vous y songez ?
— Oh ! oui.
— Vous avez l’air d’une excellente enfant ; on voit que vous avez été élevée par une vraie Hurstmonceaux. Vous pouvez compter sur mon amitié.
Sylvaine rougit de plaisir.
— J’ai été négligente envers vous, je vous ai laissée faire de tristes connaissances, je réparerai cela ; seulement, je vais tout de suite vous demander un sacrifice : ne montez plus à cheval avec lady Longarey.
— Mais comment pourrai-je l’éviter ?
— On s’arrangera pour vous faire monter à cheval avec Kathleen, un peu plus tard. Il n’y a qu’à dire maintenant que le médecin vous défend pour le moment l’exercice du cheval.
Le visage de Sylvaine révélait le trouble que lui causait cette requête. Mme Gascoyne crut nécessaire de porter le fer immédiatement sur la plaie.
— Croyez-en ma connaissance de la vie. Lady Longarey est une femme tellement perdue de réputation que celle d’une jeune fille qui serait vue souvent avec elle en souffrirait sûrement. Lady Longarey n’a reculé devant aucun scandale ; elle a vécu publiquement à Florence avec un homme marié. Ce sont des choses affreuses ; mais puisque les circonstances vous ont par mauvaise chance mise en rapport avec de pareilles personnes, il importe que vous soyez éclairée…
Sylvaine rapporta de chez Mme Gascoyne une impression confuse, mais où la satisfaction dominait ; elle avait aimé ses façons un peu altières, mais si nobles, et l’extrême accent de vérité et de franchise qui se dégageait de toutes les paroles de Mme Gascoyne… Puis pendant ces deux heures, elle avait parlé presque continuellement de sa mère et de sa grand’mère ; d’autres portraits de ses arrière-grands-parents lui avaient été montrés. Elle s’était sentie adoptée, et ce sentiment lui avait été doux.
Mme Gascoyne lui avait demandé comment elle était venue, et parut satisfaite quand elle sut que le coupé de Mme Hurstmonceaux avait amené et attendait Sylvaine.
Mme Hurstmonceaux fut très curieuse d’apprendre les détails de la visite ; de quoi avait-elle parlé ?
— Mme Gascoyne m’a beaucoup interrogée sur le passé.
— Est-ce qu’elle va venir vous voir ?
— Oui ; elle compte aussi faire une visite à l’oncle Robert.
— Parce qu’elle le croit très malade. Ces sortes de personnes n’ont pas de plus grand plaisir que d’amener un prêtre à un malade ; moi, je n’oserais pas, je suis trop sensible ; mais si Mme Gascoyne y parvient, je serai très heureuse.
Mme Hurstmonceaux se montrait infiniment gracieuse pour Sylvaine, car la perspective qu’elle croyait maintenant assurée de connaître, grâce à elle, Mme Gascoyne lui causait une vive satisfaction. Aussi les ordres préventifs les plus formels avaient-ils été donnés d’introduire avec honneur dans le grand salon toutes les visites qui pourraient venir pour miss Charmoy. Mme Hurstmonceaux jugeait que sa maison ne pouvait faire qu’une impression extrêmement favorable, et elle se flatta d’y réunir bientôt toute la famille du colonel. Ces agréables idées l’empêchèrent de prêter la moindre attention à l’air un peu embarrassé de Sylvaine quand le lendemain elle s’excusa de ne pouvoir monter à cheval avec lady Longarey. Mme Hurstmonceaux l’engagea avec bonté à se reposer, et n’associa en rien cette défection avec la visite faite à Mme Gascoyne.
Celle-ci, ainsi qu’elle l’avait annoncé, ne se fit pas attendre. Percy Rakewood l’avait précédée et était venu dire à Sylvaine qu’elle avait entièrement fait la conquête de sa parente ; il l’en félicita.
— Car elle est difficile, et elle en a le droit. Soyez donc tout à fait à votre aise avec elle ; j’ai voulu vous aider à la recevoir, je sais qu’elle viendra tout à l’heure.
— Comme vous êtes bon pour moi !
— Je le voudrais assurément.
Mme Gascoyne parut à son tour et franchit le seuil redoutable de la maison de Mme Hurstmonceaux sans extérieurement manifester d’agitation. Elle examina tout avec curiosité, surtout les tableaux dont la plupart lui parurent d’un choix malheureux à cause des sujets ; mais elle se tut, et, après avoir causé amicalement avec Sylvaine, demanda à être menée au colonel. Il avait été prévenu, et s’était levé pour la recevoir.
Leur entretien fut parfaitement calme ; ils ne témoignèrent aucune émotion, quoique tous deux en ressentissent. Elle, apitoyée par l’énorme changement qui s’était fait en Hurstmonceaux et par l’effort visible qu’il s’imposait pour réunir ses idées ; lui, remué de revoir sa cousine, à qui, dans sa faiblesse physique et morale, il songeait comme à une protection. Elle en eut l’intuition et lui dit :
— Je viendrai vous entretenir de projets que j’ai pour vous et pour Sylvaine.
Il répéta avec un peu d’hébétement :
— Pour moi et Sylvaine ?
— Oui. Vous ne pourrez rester à Londres le mois prochain : il fait beaucoup trop chaud.
— Certainement, certainement.
— En attendant, continua Mme Gascoyne élevant la voix, comme si elle se fût figuré que, parlant haut, le sens de ses paroles serait plus accessible. Je vais mener Sylvaine chez Edith ; Kathleen sera très heureuse de la connaître.
— Comment va Edith ? demanda le colonel.
Il avait été un temps amoureux de cette cousine vraiment ravissante, et son nom parut le galvaniser.
— Doucement, c’est une santé perdue.
— Dommage, très dommage.
— Je vous trouve mieux que je n’espérais, Robert ; mais, cependant, si vous le désirez, je reviendrai.
— Je le désire beaucoup.
— Alors c’est entendu, et demain j’enverrai ma voiture prendre Sylvaine.
— Si vous êtes assez bonne…
— Je ne veux pas vous fatiguer, ne bougez pas. Je suis bien aise que vous soyez levé.
Il montra d’un geste douloureux son côté paralysé et leva tristement ses yeux ternes vers Mme Gascoyne.
— On se remet ; songez à vous bien porter.
Il ne répondit pas, baissa la tête et la vit s’éloigner avec indifférence.
— C’est un affligeant spectacle, dit Mme Gascoyne en prenant congé de Sylvaine ; il est terriblement déprimé. Je crois cependant qu’il a toute sa tête.
— Oh ! assurément ; il est faible, voilà tout.
Lorsque, Mme Gascoyne partie, Sylvaine retourna chez son oncle, elle le trouva très agité, et nurse Rice l’assurant que si les visites le bouleversaient à ce point il n’en recevrait plus, il fit appel à Sylvaine.
— N’est-ce pas, elle reviendra ?
— Certainement, oncle Robert, si vous ne vous faites point de mal.
— J’aimerais aussi voir Edith ; vous le direz à Edith.
— Je dirai tout ce que vous voudrez.
Il fut apaisé et finit par s’endormir.
Mme Caulfield, la sœur de Mme Gascoyne, ne lui ressemblait en rien ; autant l’aînée avait été prospère, autant avec une beauté égale, sinon plus séduisante, avec la nature la plus douce et la plus aimante, Mme Caulfield avait été maltraitée par la vie : peines de cœur, soucis d’argent, rien ne lui avait été épargné ; elle avait conservé néanmoins toute sa bonté native. Sa sœur la jugeait un peu sévèrement parce qu’il lui arrivait parfois de se plaindre ; elle avait pourtant le nécessaire, et le nécessaire est tout ce qu’il faut aux gens qui ont eu des malheurs : le superflu n’est évidemment indiqué que pour les gens heureux. Mme Gascoyne était certaine que si les circonstances l’eussent exigé, elle s’en serait très bien passé, tandis qu’Edith était faible.
Mme Caulfield habitait une maison microscopique, juste aux confins de la partie fashionable de Belgravia ; cette maison était très coquette, et Mme Gascoyne ne voyait vraiment pas que sa sœur eût gagné à en posséder une plus grande. Mme Caulfield passait la plus grande partie de ses journées sur une chaise longue ; on venait beaucoup la voir, car elle était très populaire. Elle reçut Sylvaine avec une véritable expansion et l’embrassa, ce à quoi Mme Gascoyne n’avait pas songé ; mais la bouche gracieuse et tendre de Mme Caulfield était faite pour les baisers ; son sourire, ses yeux bleus, doux et profonds, pour refléter la joie. Parce qu’elle était orpheline, Sylvaine avait déjà une place dans son cœur ; elle la poussa affectueusement vers Kathleen en disant :
— Je suis sûre que vous vous aimerez beaucoup.
Kathleen imita sa mère, et ses lèvres touchèrent les joues de Sylvaine un peu froidement, il est vrai ; mais, en revanche, sa poignée de main fut aussi cordiale que possible.
Mme Gascoyne s’était assise et se plaignait de la chaleur ; puis, s’adressant à sa sœur, elle dit :
— Que Kathleen l’emmène ; elles feront meilleure connaissance sans nous.
Sylvaine, engagée par Kathleen à la suivre, le fit un peu à regret, la fille l’intimidant beaucoup plus que la mère. Elles descendirent, et Kathleen introduisit Sylvaine dans une toute petite pièce assez mal éclairée, mais qui était son domaine, et avec la plus grande aisance entama l’entretien.
Kathleen Caulfield avait vingt-cinq ans ; elle était grande, brune, le visage gracieux et décidé. Quoique très simple, son ajustement donnait, par son extrême netteté, une impression d’élégance ; elle portait ce jour-là une fraîche robe de batiste rose, serrée par un ruban blanc autour de sa taille exagérément mince ; son pas était assuré, ses gestes un peu secs. Elle fit prendre place à Sylvaine dans un fauteuil bas, se plaça en face d’elle, le menton dans la main, et, après l’avoir regardée, lui dit :
— Je suis sûre que nous deviendrons amies. Qu’est-ce que vous aimez ? Dites-moi vos goûts.
Sylvaine se trouva légèrement embarrassée d’abord, mais essaya de satisfaire la curiosité de Kathleen.
L’autre l’écoutait sans avoir changé de position.
— Je vois ce que c’est. Vous avez eu l’éducation de bouillie qu’on donne en France ; vous n’avez aucun goût particulier, parce que vous ne vous connaissez pas vous-même. Vous devez horriblement vous ennuyer sans un intérêt spécial.
— Je ne m’ennuyais jamais chez ma grand’mère.
— Peut-être ; mais dans vos conditions actuelles, que maman m’a expliquées, il faut vous faire une vie ; si vous voulez sortir quelquefois avec moi, je m’occupe des écoles, je conduis des enfants à la campagne, et puis le soir nous les réunissons et nous les amusons… Je suis sûre que vous devez très bien raconter les histoires… Ces pauvres enfants en sont avides. Oh ! je ne vous mènerai pas dans de jolis quartiers, par exemple ; non, c’est le quartier des voleurs, et même pis.
— Avec qui y allez-vous ?
— Avec qui ? Mais toute seule ; je sais fort bien me protéger moi-même.
Et suivant les regards de Sylvaine attachés aux murs :
— Vous examinez mes fleurets ? Oui, ce sont les miens. J’adore l’escrime ; je prends deux leçons par semaine avec mon amie Nelly Holt. C’est une charmante fille ; elle est journaliste et a beaucoup de talent ; ni elle ni moi n’avons l’intention de nous marier. Et vous, est-ce que vous désirez vous marier ?
— Mais… n’est-ce pas… c’est la destinée des femmes ?
— Pas de toutes les femmes, et je vous réponds que ce n’est pas la mienne ; c’est celle de ma sœur Ruby : elle est mariée depuis huit ans, et j’ai six neveux et nièces.
— Est-ce qu’elle est heureuse ? demanda timidement Sylvaine.
— Il paraît. Du reste vous jugerez ; elle a déjà écrit qu’on vous amène la voir, elle demeure près de Richmond. C’est une agréable promenade d’y aller. Avez-vous été de ce côté ?
— Non, nulle part encore. Mme Hurstmonceaux n’aime que la ville.
— Et vous, aimez-vous la campagne ?
— Oui, je crois, beaucoup. Je n’y ai jamais vécu, mais Auteuil était presque la campagne.
— Montez-vous à bicyclette ?
— Oh ! non.
— Il faudra apprendre. Nelly Holt et moi, nous faisons de charmantes promenades. Je n’ai pas les moyens d’avoir un cheval, car nous sommes pauvres, vous savez ; Nelly aussi. Vous viendrez avec nous, ma chère petite cousine, conclut gentiment Kathleen ; je vous trouve une figure très triste, je veux changer cela. Il ne faut pas être sentimentale ; voyez maman, elle est terriblement sentimentale, aussi elle est toujours malheureuse.
Sylvaine ne fut pas absolument persuadée, mais subit entièrement le charme de Mme Caulfield et celui de Kathleen, qu’elle quitta à regret, avec l’assurance de les voir bientôt, et Mme Gascoyne, enchantée que l’entrevue se fût si bien passée, la reconduisit triomphalement à la porte de la maison de Portman-Square. L’aspect en était vraiment tout à fait élégant, et Mme Gascoyne regarda avec d’autant plus de complaisance sa jeune parente qu’elle se plut à la considérer comme l’héritière de Mme Hurstmonceaux. C’était indubitablement une terrible femme ; mais, envisagée en bienfaitrice probable de Sylvaine, elle prenait un autre caractère, moins effrayant.
Sylvaine ne se doutait guère des réflexions de Mme Gascoyne, et, le cœur lourd, montait l’escalier. Elle avait été arrachée pour jamais à sa sécurité trompeuse ; brusquement, le rideau qui lui cachait les réalités brutales de la vie avait été tiré, et elle en demeurait atterrée. Heureusement que pour les âmes vraiment innocentes, et celle de Sylvaine l’était à un degré rare, l’image du péché ne se précise pas. Elle lisait les mots de « fornication », « d’adultère », sans que ces mots fissent naître dans son esprit autre chose qu’une idée vague qu’elle repoussait ; mais en même temps le mystère même qui entourait le péché le rendait redoutable. La pensée que Mme Hurstmonceaux, que lady Longarey étaient des femmes coupables dont la vie cachait des hontes, lui fut horriblement pénible. Un dégoût réel la saisit : elle comprit bien que ni M. Rakewood, ni Mme Gascoyne, n’avaient parlé avec légèreté, et qu’il ne s’agissait pas de médisances, mais de faits indiscutables. La première résolution qui se présenta à son esprit fut d’écrire à son tuteur ; elle lui proposerait d’aller dans un couvent ; là, elle ne gênerait personne. Puis, elle songea à son oncle… à l’impossibilité de l’abandonner… seul… malade… et surtout il l’aimait ; elle aussi sentait maintenant qu’elle l’aimait… Non, elle ne pouvait pas déserter.
Un chaud matin de juillet, Mme Delaroute fut tout étonnée de voir Albéric Gardonne à sa porte. Elle avait répondu elle-même comme d’habitude au coup de sonnette, se demandant quel pouvait bien être le visiteur inattendu. Sa surprise fut complète ; elle était en petite tenue de maison, c’est-à-dire en jupe courte et camisole blanche, ayant trimé dans son ménage depuis la première heure, et profitant de l’absence de la plupart de ses élèves pour mettre tout en ordre chez elle. Confuse d’être surprise ainsi, avec un geste de défense, les deux mains en avant pour excuser son costume, elle s’exclama d’une voix gaie :
— Monsieur Albéric ! Quel bon vent vous amène ? Car je vois à votre figure que vous ne venez rien m’annoncer de fâcheux.
— Rien du tout ; j’avais besoin de vous ouvrir mon cœur, ma chère madame Delaroute.
— Parfaitement. Mais, mon petit, est-ce que vos confidences peuvent attendre cinq minutes ? J’aimerais bien aller me passer une robe, et surtout me laver les mains.
— Allez, madame Delaroute ; je vous attends sur le balcon, une heure, deux heures, ce qu’il vous plaira.
— Bien entendu vous déjeunez avec nous. Justement nous avons une blanquette.
— J’accepte ; ne vous faites pas trop belle surtout, j’ai le cœur sensible.
Mme Delaroute sortit en riant, et revint un quart d’heure après, habillée d’un peignoir de toile, le visage clair et les mains nettes.
— J’ai vu ma sauce, je suis à vous, mon enfant ; voyons ce qu’il y a.
Et, le visage attentif et sérieux, elle s’assit sur une des chaises de sa petite salle à manger, car de salon elle n’en avait pas, et s’en passait sans peine.
— Ma chère madame Delaroute, dit Albéric en prenant l’air lugubre, j’ai rompu avec Rolande.
— Qui ça, Rolande ? interrogea Mme Delaroute en riant d’un rire contenu qui ressemblait un peu à un gloussement.
— Ma dernière amie, madame Delaroute ; elle me servait de modèle, ainsi c’était un arrangement bien raisonnable. Mais, sur une observation que je lui ai faite au sujet de sa tenue, elle m’a jeté un fromage à la crème à la tête. J’ai senti en le recevant qu’elle ne répondait pas à mon idéal, et je l’ai congédiée… En conséquence, je suis malheureux et je suis accouru vous trouver.
— Vous avez eu cent fois raison. Nous avons précisément un fromage à la crème ce matin, espérons qu’il restera dans nos assiettes.
— Oui, mais ce n’est pas tout. Ecoutez encore, femme compatissante ; j’ai besoin d’être consolé, et je veux aller voir Sylvaine, il n’y a que Sylvaine qui me remette dans mon aplomb. Ainsi l’année dernière, après ma rupture avec Sémiramis…
— Sémiramis ?…
— Oui, on l’appelle comme ça ; je serais tombé malade d’ennui sans Sylvaine. Voyez-vous, madame Delaroute, l’oisiveté du cœur me pèse.
— Eh bien ! allez voir Sylvaine, je crois que vous lui ferez bien plaisir. Le colonel Hurstmonceaux est malade, vous savez.
— Oui, et je m’en moque. Seulement, chère madame Delaroute, à la suite des événements que je viens de vous révéler, je n’ai plus le sou. Avez-vous cent francs à me prêter ?
— Moi ? Jamais ! Mais peut-être André.
— Pour sûr André, il est économe. Comment fait-on pour être économe ? J’ai pourtant eu de beaux exemples sous les yeux, mon honorée belle-mère en particulier. Je lui avais écrit au sujet d’une petite avance (sans lui en donner la raison) ; elle se dérobe honteusement.
— Eh bien ! quand André va rentrer, on verra ce qui est possible.
— Une fois à Londres, je me laisse nourrir par ma famille, car c’est ma famille, ces richards, et puis je me rends compte de ce qu’ils ont fait de Sylvaine. Ça ne me va pas, madame Delaroute, de la sentir si loin.
— Ni à moi non plus, je vous assure.
— Elle aurait été mille fois mieux à Escalquens.
— A vrai dire, c’eût été plus naturel.
— D’ailleurs, si elle s’embête, elle n’aura qu’à revenir avec moi.
— Comme vous arrangez les choses. Si vous attendiez votre père pour ce voyage… Est-ce qu’il ne doit pas le faire ?
— Il en parle, mais il n’ira jamais, madame Delaroute : je suis décidé ; d’abord, je ne veux pas que Rolande me repince, et je n’ai pas d’autre moyen pour lui échapper.
— Allez à Escalquens.
— C’est ça qui me ferait avoir envie de retrouver Rolande ! Non, il me faut Sylvaine.
— En ce cas, rien à dire.
André Delaroute revint à midi, exact et satisfait, et, sans aucune difficulté, concéda à Albéric l’avance qu’il demandait.
— Le premier du mois prochain, je vous rapporte ça, mon bienfaiteur.
— Très bien, heureux d’avoir pu vous être utile.
Albéric ne parla plus que de son départ. Mme Delaroute lui recommanda de ne rien oublier.
— Ils sont très élégants chez votre oncle ; surtout emportez vos beaux habits.
— A la rigueur, je m’en commanderai chez son tailleur.
— Grand fou ! Avez-vous averti Sylvaine ?
— L’avertir ? Mais ce serait enlever toute la beauté de l’aventure. J’apparais subitement à ses yeux comme un étranger de distinction. Je parie qu’elle crie de joie.
— Ce n’est pas dans sa manière.
— Et moi, je vous dis que si. Voulez-vous venir avec moi, madame Delaroute, je vous enlève.
— C’est André qui n’entendrait pas cette proposition-là. Quand partez-vous ? puisque vraiment vous êtes sérieux.
— Ce soir. J’ai déjà déposé ma malle chez un camarade. Je tiens à éviter Rolande ; je la connais, elle n’a pas de rancune, j’aime autant ne pas recevoir ses excuses. Suis-je sérieux ?
— Oui, au fond vous l’êtes.
— Vous me connaissez, vous êtes perspicace. Hein ? Sylvaine, à cette heure-ci, ne se doute pas.
— Non, assurément, elle ne se doute pas.
— Je voudrais être à demain matin.
— Ce ne sera pas bien long.
Albéric eut beaucoup de peine à tromper son impatience ; mais enfin, secondé par Mme Delaroute, car elle accepta sa charge pour la journée entière, il y parvint, et, en compagnie d’André, elle le mena au chemin de fer et le vit monter en wagon.
Le beau visage joyeux du jeune homme resplendissait ; ses yeux brillaient d’un tel éclat que Mme Delaroute ne put se défendre de dire à son fils :
— Vrai, il est gentil.
— M’est avis que Mlle Sylvaine le trouvera plus gentil que les Anglais.
— Oh ! ils sont comme frère et sœur.
— On connaît cette histoire-là, ma pauvre maman.
Albéric débarqua le lendemain matin à la station de Victoria, aussi à l’aise que s’il se fût trouvé au boulevard Saint-Michel ; on le regardait : son large pantalon de velours côtelé, son veston étroit et montant, son chapeau mou à bords plats — car il avait cru sa tenue d’étudiant très appropriée au voyage — provoquaient l’étonnement. Lui dévisageait tout le monde avec un admirable aplomb. Il parlait mal l’anglais, mais y mettait une telle assurance qu’il se faisait comprendre beaucoup mieux que d’autres qui en savaient plus long que lui ; il sauta en hansom comme s’il y était accoutumé tous les jours de sa vie ; sa valise fut hissée sur le toit du véhicule, et le cocher reçut sympathiquement l’ordre de conduire son client au « Bain Turc ». Albéric était décidé à ne se présenter à Mme Hurstmonceaux que jouissant de tous ses avantages physiques, et il les jugeait altérés par la poussière. Le cocher eut bonne opinion de cet étranger dont la première pensée était pour des ablutions ; grâce à ses conseils, Albéric avait déjeuné, avait passé chez le coiffeur, et lorsque, enfin, le hansom le déposa à la porte de Mme Hurstmonceaux, il était beau et frais comme un marié. Il avisa son cocher d’avoir encore à l’attendre ; puis d’un bond sautant les marches de pierre qui menaient au seuil, il fit retentir le heurtoir d’une façon formidable.
La porte s’ouvrit si rapidement qu’elle parut sauter sur ses gonds, et un des magnifiques valets de pied, poudré et la jambe belle, demeura dans une attitude expectante à la vue de cet étrange visiteur.
— Mme Hurstmonceaux ?
— Mme Hurstmonceaux n’est pas à Londres en ce moment.
Ceci fut dit en toisant Albéric. Lui-même, une seconde, se sentit un peu démonté.
Elle était sévère, cette surprise… Cependant, la maison avait l’air habitée. Aussi, il reprit :
— Mlle Charmoy, le colonel Hurstmonceaux ?
— Miss Charmoy est, je crois, à la maison ; je puis m’informer. La santé du colonel ne lui permet pas de recevoir.
— Dépêchez-vous d’avertir miss Charmoy. Et Albéric, rassuré, s’avança dans le vestibule.
— Quel nom ?
La porte d’entrée avait été refermée derrière lui et une autre porte ouverte par un fonctionnaire en habit noir.
— Si vous voulez bien entrer, monsieur. Votre carte, s’il vous plaît ?
Albéric en trouva une avec peine, et griffonna au-dessous de son nom : « C’est moi », en caractères énormes.
On le laissa seul, et il regarda autour de lui. Il se trouvait dans l’imposante salle à manger, et l’examina avec satisfaction en se disant qu’on devait y faire de bons repas. Ses réflexions ne furent pas longues. Il entendit des pas rapides, brusquement la porte s’ouvrit et Sylvaine fut dans ses bras à l’ébahissement extrême du footman, témoin involontaire de cette expansion.
— Hein ? ma fille, j’en ai eu une idée, dit Albéric en l’embrassant. Dame ! tout à l’heure quand j’ai cru que tu n’étais pas là, j’ai été plutôt bête…
Sylvaine, toute pâle, riait, mais il y avait des larmes dans ses yeux.
— Dieu ! que je suis contente de te voir, Albéric. Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui t’amène ? Dis-le vite.
— Mais je suis venu pour toi, j’ai jugé que tu devais t’embêter… Dis vrai, tu ne te plais pas ici ?
— Ils sont très bons, mais, Albéric… ma grand’mère… notre petit appartement… Comment se porte Pauline ? Vas-tu à Auteuil quelquefois ?
Et Sylvaine fondit en larmes.
— Pleure, ma petite, pleure, ça te fait du bien, je te consolerai tout à l’heure… Tu sais, ce n’est pas pour critiquer, mais ce pays-ci me paraît mélancolique.
Sylvaine sourit :
— Quand es-tu arrivé ?
— Ce matin. C’est ennuyeux que la chère tante ne soit pas là ; j’avais compté qu’elle m’hébergerait. Où est-elle ?
— A Goodwood pour les courses.
— Et toi alors ? Elle te traite en Cendrillon ?
— Oh ! non, pas du tout. C’est moi qui n’ai pas voulu y aller ; j’ai préféré rester avec mon oncle.
— Pour t’égayer.
— Non, Albéric, pour lui être utile ; lui, au moins, il a besoin de moi.
— Toujours comme distraction que tu le soignes ? Enfin, je suis là maintenant.
— Où as-tu laissé ton bagage ?
— Sur un hansom qui piaffe à la porte.
— Je vais aller parler à mon oncle ; il ne sait pas que tu es ici.
— Ne t’en va pas, Sylvaine.
— Je reviens. Tu ne peux garder ce hansom toute la journée.
— Tu as peut-être raison. Surtout, dis bien à l’oncle que je suis charmant.
Le colonel Hurstmonceaux écouta Sylvaine avec un peu d’ahurissement. Heureusement que Forster était présent et vint au secours de son maître ; il proposa de s’occuper d’Albéric : il connaissait un excellent lodging tout près, où le jeune gentleman serait parfaitement logé. Le colonel, soulagé de n’avoir pas à prendre de décision, approuva ; Forster suggéra encore de poser momentanément dans le hall, la valise du jeune voyageur et après le lunch il s’occuperait de l’installer.
— Payez le hansom de mon neveu, Forster, balbutia le colonel dans son désir impuissant d’hospitalité.
— Très bien, colonel, très bien !
Et Forster sortit.
— Ne vous agitez pas, oncle Robert, supplia doucement Sylvaine. Albéric n’est pas gênant du tout ; il ira se promener, vous le recevrez quand vous voudrez.
— Dites-lui qu’il est bienvenu, très bienvenu. Je suis fâché que Mme Hurstmonceaux ne soit pas là. Quelle mauvaise chance !
— Oui, mais elle le verra à son retour.
— C’est vrai, c’est vrai. Dites bien à votre cousin que je suis très malade.
— Je lui ai dit, au contraire, que vous alliez beaucoup mieux. Puis-je lui demander de rester au lunch ?
— Tout ce qui vous est agréable…
Puis, soudain, saisi d’une crainte vague :
— Il ne vient pas vous chercher ?
— Oh ! non, oncle Robert.
Et la voix de Sylvaine fut triste en disant cela : « Oh ! non. »
— Très bien… Allez, darling, allez, soyez heureuse,
Et le visage atone s’éclaira.
Nurse Rice était à son poste. Sylvaine retourna vers Albéric.
— Je te croyais fondue. Je vois qu’on a licencié mon palanquin.
— Oui, le valet de chambre de l’oncle Robert t’installera dans un lodging tout près d’ici… Montons, veux-tu ? nous serons mieux, et puis il faut leur laisser mettre le couvert. Tu restes ?
— Je le crois.
Ils montèrent en riant, à la surprise des sérieux footmen.
Sylvaine introduisit Albéric dans le salon où Mme Hurstmonceaux se tenait habituellement, tout encombré de tables, de fleurs, de photographies, de porcelaines rares, de livres. Sylvaine y avait une petite installation qui à l’occasion lui servait de refuge et de contenance ; sur un guéridon était posée sa corbeille à ouvrage.
— C’est joliment chouette ici, déclara Albéric. Maman Delaroute ne nous avait pas trompés. Il paraît que la tante est encore bien plus épatante.
Le visage de Sylvaine se fit grave.
— Oui ; malheureusement, elle est un peu extraordinaire.
— Tu n’as pas l’air charmé. Dame, on savait qu’elle n’est pas fille de roi, mais elle a le fort sac, et c’est ce qui vous donne un chic !
— Parlons de toi, Albéric ; raconte-moi comment tu as eu l’idée de venir à Londres. Pourquoi ne m’as-tu pas avertie ?
— Vois-tu, cousinette, j’ai été embêté ; je n’ai pas besoin de t’expliquer pourquoi, et j’ai senti que rien ne me rendrait ma gaieté comme de te voir. Ne pouvant aller à Auteuil, je suis venu ici. Tiens, je veux te faire danser un peu pour te dégourdir.
Sans écouter les protestations de Sylvaine, Albéric la força de se lever, et à travers le dédale de tables et de fauteuils ébaucha un galop échevelé.
— Colonel Blunt.
La porte s’ouvrait, et l’annonce du visiteur tomba sur les jeunes gens stupéfaits ; ils s’arrêtèrent court. Sur le seuil, l’air amusé, monocle serti dans l’œil gauche, le colonel Blunt les regardait. Sylvaine s’avança toute confuse.
— Je vous dérange, miss Charmoy, mais je suis ravi de vous voir vous animant un peu.
— Mon cousin Albéric Gardonne, colonel Blunt ; permettez-moi de vous le présenter, dit Sylvaine hâtivement.
— Charmé de vous voir à Londres, monsieur. Depuis quand êtes-vous arrivé ? Je ne crois pas que Mlle Charmoy vous attendait.
— Non, mon colonel, on ne m’attendait pas : j’ai surpris ma cousine.
— Ah ! vous êtes tombé dans un mauvais moment. Mme Hurstmonceaux est absente, Hurstmonceaux est malade ; puis-je, à leur défaut, vous être utile, en qualité d’ami de la famille ? Ce me serait un vrai plaisir.
— Mon colonel, vous êtes trop aimable.
— Où le loge-t-on, miss Charmoy, demanda d’un ton cordial le colonel Blunt à Sylvaine. Ici ?
— Non ; Forster doit trouver un lodging pour mon cousin.
— S’il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de vous offrir de descendre chez moi ; rien ne pourra m’être plus agréable. J’ai une maison beaucoup trop grande pour un célibataire. Je demeure très près d’ici ; ainsi vous aurez toute facilité pour voir vos parents, et vous me feriez une faveur en acceptant : mon ancienne intimité avec votre oncle m’autorise à une pareille familiarité.
— Ma foi, mon colonel, votre offre me tente tout à fait — dit Albéric avec beaucoup de naturel. Seulement… vraiment… je ne sais pas si je dois…
— N’est-ce pas, miss Charmoy ? Il doit : décidez-le.
— Puisque le colonel Blunt est si bon, tu seras bien mieux que tout seul.
— Merci, miss Charmoy, dit le colonel évidemment enchanté. Voici une question réglée. Maintenant il faut que je vous explique pourquoi j’ai pris ce matin la liberté de venir vous déranger. Je vous apportais des cartes pour la Private View de l’exposition des chiens à Regent’s Park. J’ai pensé qu’avec miss Caulfield cela vous amuserait d’y aller.
— Certes, dit Sylvaine un peu timidement ; vous êtes bien aimable.
Il était de fait que le colonel Blunt, sans se mettre le moins du monde en avant, paraissait extrêmement désireux d’être agréable à Sylvaine ; il lui témoignait en toute occasion le plus grand respect, se mettant en frais de conversation pour elle, cherchant tous les sujets qui pouvaient l’intéresser. On le voyait depuis quelque temps continuellement chez Mme Hurstmonceaux ; là, avec Rakewood, il s’asseyait dans un coin, attentif, sans le montrer, aux moindres mouvements de Sylvaine. C’est qu’une idée nouvelle avait germé dans la cervelle du vieux viveur : sa femme, la belle Mme Cecil Blunt, était arrivée au dernier degré d’une maladie interne ; il la savait condamnée à brève échéance et pensait à se remarier, à faire souche, à relever son nom, à retrouver dans le monde la situation à laquelle sa fortune et sa naissance lui donnaient le droit d’aspirer. La séduction virginale de Sylvaine avait opéré sur ses sens blasés ; sans un effort, sans ouvrir la bouche, sans songer à lui plaire, elle le subjuguait, et cet homme, qui avait toujours à tout prix satisfait ses caprices, tremblait de crainte et de désir à l’idée d’épouser Sylvaine. Il comprenait que bientôt elle serait lasse de sa position chez Mme Hurstmonceaux et pressentait le jour où, dans son isolement, l’offre d’un asile honorable, celle d’un dévouement à toute épreuve, seraient peut-être acceptables. Il fallait d’abord l’habituer à lui, gagner insensiblement sa confiance ; il s’y appliquait avec persévérance et non sans un certain succès. Avec son coup d’œil rapide, au courant, comme il l’était, des circonstances familiales de Sylvaine, il jugea immédiatement qu’Albéric pourrait lui devenir un appui important, car il n’imagina pas une seconde qu’il y eût entre les deux cousins autre chose qu’une paisible affection ; l’illumination du visage de Sylvaine s’expliquait suffisamment par la joie de retrouver son plus proche parent, et le colonel comprit qu’en se rendant utile à Albéric il acquerrait des droits à la reconnaissance de Sylvaine et en même temps le plus naturel prétexte pour la voir. Déjà, en ces quelques minutes, touchée de la cordialité du colonel Blunt, elle avait abdiqué quelque chose de sa réserve habituelle ; elle le regarda plus franchement, le son de sa voix se fit autre, et dans cet abandon inaccoutumé elle parut vraiment exquise à son vieil adorateur ; il pensa qu’aucun sacrifice ne serait trop grand pour acquérir un pareil joyau. Avec un air paternel il se tourna vers Albéric :
— Eh bien, monsieur Gardonne, nous allons nous occuper de faire transporter votre bagage chez moi… Voulez-vous venir tout de suite prendre possession de votre chambre ?… Et vous, miss Charmoy, qu’est-ce que vous dites du Private à Regent’s Park ? Désirez-vous que je fasse prévenir miss Caulfield de votre part, ou bien la société de votre cousin vous suffira-t-elle ?
— J’aime mieux aller avec mon cousin, dit doucement Sylvaine.
Et s’enhardissant d’une façon presque inouïe pour elle :
— Si vous voulez rester au lunch avec nous, colonel Blunt, on servira dans un quart d’heure.
Le colonel avait ce repas en horreur, déjeunant tard ; mais il se garda bien de le laisser paraître, accepta, et remercia avec la plus vive satisfaction.
— Et ensuite j’emmène mon jeune ami, et je vous le renvoie pour sortir avec vous.
Jamais, depuis sa venue à Londres, ni surtout depuis la mort de sa grand’mère, Sylvaine ne s’était sentie si gaie ; la présence d’Albéric la rassurait ; elle reprenait contact avec le passé, et le sentiment douloureux d’être une épave solitaire s’évanouissait entièrement.
Le colonel Blunt ne la gêna en aucune façon. Il avait été dire deux mots à Hurstmonceaux, qui se montra tellement enchanté de l’arrangement proposé que la chose parut bientôt la plus naturelle du monde. Albéric bavarda avec sa belle faconde ; son intimité avec le colonel Blunt marchait à pas de géant, et, entre Portman-Square et l’arrivée à la porte du colonel, il avait fait sa confession entière ; l’histoire de Rolande et celle de Sémiramis avaient semblé vivement intéresser le colonel Blunt : Albéric s’était promptement aperçu que son hôte ne tournerait pas au mentor, et, ses sages résolutions déjà à moitié évanouies, il se proposait de nouvelles conquêtes et de nouveaux succès.
Mme Hurstmonceaux s’était laissée entraîner par Mme Lazarelli. Mme Lazarelli était une riche et énigmatique personne, qui paraissait n’avoir pas de vie propre, et n’exister que pour procurer du plaisir aux autres. De famille on ne lui en connaissait pas ; elle avait surgi à l’horizon mondain une quinzaine d’années auparavant, présentée par une noble lady fâcheusement harcelée de créanciers. M. Lazarelli était un Levantin qui paraissait chez sa femme une ou deux fois l’an. Mme Lazarelli, toujours simple sur elle-même, dépensait des sommes énormes d’une façon discrète ; on jouait chez elle, et jamais elle ne touchait une carte ; les flirts se rencontraient commodément sous son toit hospitalier, et sa conduite était évidemment sans reproche ; elle donnait des dîners somptueux, et son ordinaire était d’œufs et de légumes. Ses vrais succès mondains lui étaient venus de son idée géniale d’oser, le septième jour de la semaine, distraire des infortunés qui, s’étant amusés sans discontinuer pendant six, mouraient de langueur de n’avoir aucun divertissement le dimanche. Personne n’avait le courage de prendre l’initiative ouvertement. Mme Lazarelli en eut la hardiesse, et ses concerts dominicaux devinrent une institution reconnue ; ils étaient de tout premier ordre, et elle les faisait suivre d’un dîner, bien que la société chez elle fût absolument mélangée, car elle avait été fidèle à ses amis de la première heure ; elle recevait les personnes les plus huppées, qui la traitaient avec peu de considération, il est vrai, mais on venait, et c’était évidemment tout ce qui lui importait. Du reste elle figurait une providence sociale, louant chaque année une maison à Ascot et à Goodwood, y hébergeant ses amis ; on s’amusait follement chez elle, et tout en critiquant la « clique » de Mme Lazarelli, de très distinguées personnes auraient donné beaucoup pour être admises à en faire partie.
Mme Hurstmonceaux, très liée d’ancienne date avec Mme Lazarelli, avait été conviée à Goodwood, et avait été bien aise d’une occasion de se reposer de ses récentes émotions ; puis, elle n’était pas absolument contente d’Archie, le jugeant inutilement aimable pour Sylvaine : cette idée s’était présentée au cerveau de Mme Hurstmonceaux à la suite d’une conversation avec Mme Duran dont les insinuations l’avaient troublée. Mme Hurstmonceaux, tout instinctive, adorait — du moins elle le croyait — sa nièce, mais il lui aurait été tout aussi facile de la détester ; en trois mois, le côté décoratif et flatteur du rôle de tante s’était légèrement émoussé ; puis, vraiment, Sylvaine ne mettait pas assez de liant dans l’ordinaire de la vie, et pour le moment elle était plutôt encombrante, car l’état précaire du colonel faisait envisager à sa femme un renouveau délicieux…
Mme Hurstmonceaux apprit avec surprise l’arrivée d’Albéric Gardonne à Londres, mais elle s’en déclara enchantée et se dit qu’au fond un neveu était une acquisition beaucoup plus amusante qu’une nièce ; aussi ses lettres mirent-elles tout le monde à l’aise.
Les cinq jours qui précédèrent le retour de Mme Hurstmonceaux furent uniques pour Sylvaine ; elle n’avait jamais connu une telle liberté. Elle se sentait entièrement affranchie des ingérences étrangères, n’imaginant pas même que, dans l’ombre, elles pussent influer sur sa jeune vie. Albéric, au comble de la bonne humeur par suite de l’existence en partie double qu’il menait, s’occupait de sa cousine avec enthousiasme ; elle ne s’apercevait même pas qu’il la questionnait fort peu et ne songeait qu’à se divertir. Il courait en hansom avec elle, visitait les musées, et de plus, un après-midi, à l’instigation du colonel Blunt qui les accompagna, ils allèrent à Richmond. Ils se promenèrent en barque sur la Tamise : cette heure fut féerique pour Sylvaine ; le temps avait cette moiteur caressante spéciale au climat anglais. Elle goûta la volupté intense qui se dégageait de la nature épanouie ; elle pensa que la vie était vraiment belle, et elle aurait voulu aller ainsi sur l’eau éternellement, regardant le visage vivant d’Albéric qui lui souriait, libre et heureux comme un jeune dieu.
Albéric, tout à son égoïste plaisir, ne se doutait en rien des émotions profondes qui agitaient l’âme de Sylvaine ; il était bien aise de la voir contente, et c’était tout. Pour elle, la venue soudaine d’Albéric à Londres, sa gaieté, la tendresse qu’il lui témoignait, parurent à Sylvaine la révélation d’un monde nouveau dont la vision la troublait passionnément. Chaque fois qu’ils sortirent seuls ensemble elle éprouva la sensation de partir pour un inconnu où tout était beau et dont la pensée faisait battre son cœur. Le jour gris, le ciel bas, qui l’attristaient auparavant, lui plaisaient : elle se levait le matin avec une joie de vivre qui ne la quittait plus, libérée comme par enchantement de toutes ses tristesses. Quant à Albéric, sa crise de sentimentalité familiale n’avait pas duré vingt-quatre heures ; pour satisfaire Sylvaine, il continuait à l’entretenir de ses sages résolutions pour l’avenir, à vrai dire absolument inconscient qu’elle s’y associât. Ses idées étaient tellement ailleurs — car il en était à se demander laquelle, de la belle Mme Duran à qui il avait été présenté par le colonel Blunt, ou de Peg Lory du « Pavillon » dont il avait fait la connaissance par le même intermédiaire — lui plaisait le plus. Le colonel Blunt n’avait pas été long à découvrir qu’il n’avait aucune rivalité à craindre du jeune cousin, et s’évertuait par mille amabilités à s’en faire un allié. Albéric, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête, et ne soupçonnait même pas une arrière-pensée chez son hôte, le louait sans répit, le proclamant l’homme le plus charmant, le plus amusant qu’il eût jamais rencontré, et il recommandait à Sylvaine de lui témoigner de la reconnaissance. Sylvaine, témoin de l’épanouissement d’Albéric, et persuadée qu’elle était à Londres son seul intérêt, faisait un excellent accueil au colonel.
Mme Hurstmonceaux, quand elle arriva enfin, fut débordante d’amabilité ; Albéric, en habit et cravate blanche, lui parut un des plus jolis hommes qu’elle eût jamais vus. Il appuya avec conviction ses lèvres gloutonnes sur la main grassouillette de sa « belle tante » qui se sentit subjuguée. Se rendant compte de l’impression qu’il avait produite, Albéric entreprit la conquête de Mme Hurstmonceaux, et pendant tout le repas ne parla qu’à elle, laissant Sylvaine à Percy Rakewood, qui complétait le quatuor.
Le climat de Londres était une cause de désespoir continuel pour Rakewood qui, délicat et frileux, accoutumé aux pays de soleil, ne cessait de s’y enrhumer ; il venait de passer une huitaine de jours à la chambre, et, encore emmitouflé, ne s’était risqué dehors que pour le plaisir de rencontrer Sylvaine, et parce qu’il savait que chez Mme Hurstmonceaux on fermait les fenêtres. Pendant qu’Albéric causait brillamment, provoquant par ses folies les éclats de rire de Mme Hurstmonceaux, Rakewood faisait dire son contentement à Sylvaine, et en même temps l’observait avec une certaine inquiétude. Elle avait bonne mine, mais quelque chose avait évidemment passé sur ce jeune visage grave et charmant ; une lueur nouvelle brillait dans ses yeux, et, malgré les efforts qu’elle s’imposait pour se dominer, une sorte de vibration s’entendait dans la voix de Sylvaine quand elle avait, en termes émus, fait le récit de l’arrivée inopinée d’Albéric et celui de leurs courses à travers Londres.
— Tout seuls ? avait interrogé Rakewood.
— Oui, tout seuls… naturellement…
Il secoua la tête et mit un doigt sur ses lèvres.
— Pas raisonnable du tout, ma chère petite amie.
— Mais le colonel Cecil Blunt, mon oncle m’ont engagée à sortir avec Albéric.
— Ni l’un ni l’autre n’ont réfléchi. Et comment le colonel Blunt a-t-il eu l’occasion de vous donner son avis ?
— Parce qu’Albéric demeure chez le colonel.
Et elle raconta l’incident de l’arrivée.
— Très aimable de la part du colonel Cecil, et très agréable pour votre cousin. Reste-t-il encore quelque temps ?
Sylvaine rougit.
— Oui, j’espère encore un peu.
— Et quand partez-vous pour Reigate ? Le pauvre Hurstmonceaux a bien besoin de changement d’air.
Depuis l’arrivée d’Albéric, Sylvaine ne songeait plus à ce projet, qui était la mise à exécution du plan dont Mme Gascoyne avait eu l’idée. Sylvaine et son oncle devaient aller passer deux mois seuls aux environs de Londres, pendant que Mme Hurstmonceaux ferait sa cure annuelle à Marienbad et en Suisse. Mme Hurstmonceaux, pressentie par Rakewood, n’avait vu aucun inconvénient à cet arrangement, au contraire ; elle avait vraiment besoin d’un peu de détente. Rakewood s’était chargé de trouver la maison, de veiller au transport du malade, et la perspective de ce repos champêtre, libre de toute contrainte, avait beaucoup plu en principe à Sylvaine ; voici que maintenant elle l’envisageait avec une affreuse tristesse. Rakewood le devina, chagriné pour elle, car rien à son jugement, dans l’attitude d’Albéric, ne révélait un amoureux ; cette visite ne ferait donc qu’aggraver la mélancolie de la situation de Sylvaine. Il soupira, se demandant comment y porter remède.
Une fois en haut, seule avec Sylvaine, Mme Hurstmonceaux laissa déborder son enthousiasme.
— Quel charmant garçon ! Voilà comme j’aime les jeunes gens, moi ; naturel, simple. Pourquoi, ma beauté, ne m’aviez-vous pas dit combien votre cousin est charmant ?
Sylvaine aurait pu répondre qu’on ne lui avait jamais rien demandé, mais la sympathie de sa tante pour Albéric lui faisait trop de plaisir pour qu’elle eût envie de la chicaner en quoi que ce soit. Cet engouement subit parut à Sylvaine être le pendant de la prédilection pour Archie Elliot, et en conséquence elle s’en réjouit. Sûrement, il n’y avait là qu’un ridicule dont il ne fallait tirer aucune conclusion, car depuis qu’on lui avait ouvert les yeux, Sylvaine, hélas, voyait… Des détails d’abord inaperçus la frappaient, et l’idée de la vieille femme amoureuse d’un homme qui pouvait être son fils blessait ses plus intimes susceptibilités.
Soudain ses craintes se sentirent allégées, et elle vit avec une véritable satisfaction Mme Hurstmonceaux reprendre l’entretien avec Albéric et le mener avec impétuosité, prodiguant au jeune homme les compliments les plus vifs, auxquels Albéric semblait prendre un certain plaisir. Sylvaine aussi eut sa part de la bonne humeur de Mme Hurstmonceaux qui se déclara heureuse, tout à fait heureuse d’avoir ces chers enfants près d’elle, et fit les plus aimables projets pour rendre agréable le séjour de son neveu. Mais déjà pour Sylvaine, l’atmosphère n’était plus la même ; le calme enchanteur des derniers jours était évanoui. Quand Albéric lui donna le bonsoir, elle eut le sentiment d’un adieu, et les plaisanteries de Mme Hurstmonceaux sur la discrétion qu’il convient d’observer vis-à-vis des jeunes gens lui furent odieuses.
Par discrétion, Sylvaine n’avait pas osé faire part à Mme Gascoyne de l’arrivée d’Albéric. Rakewood, toujours vigilant, l’engagea à l’en prévenir sans retard. Le billet de Sylvaine reçut une prompte réponse : les deux jeunes gens étaient conviés à venir prendre le lunch le dimanche suivant à Lowndes-Square.
Mme Hurstmonceaux, quand elle l’apprit, témoigna un peu d’humeur ; elle éprouvait à montrer Albéric un plaisir supérieur même à celui que la présence de Sylvaine à son côté lui avait procuré, et précisément il était dans ses projets de le mener ce jour-là chez Mme Lazarelli.
Mme Lazarelli accompagnait Mme Hurstmonceaux à Marienbad, et comme leur système consistait à s’entourer du plus grand nombre possible d’amis, l’espérance de trouver une recrue nouvelle dans Albéric était venue à Mme Lazarelli. Voyageant escortée par le neveu du colonel, Mme Hurstmonceaux se trouvait avoir une tenue impeccable, et ce dernier détail, par une contradiction singulière, tourmentait toujours ces dames. Mais il fallut remettre à une autre date la rencontre d’Albéric et de Mme Lazarelli, car l’acceptation de l’invitation de Mme Gascoyne ne souffrait pas de contre-ordre. En attendant, Mme Hurstmonceaux triomphait avec Albéric en face d’elle dans sa calèche et organisait les soirées d’une façon charmante, regrettant beaucoup que Sylvaine ne voulût pas se joindre aux parties, dîners au restaurant, théâtre et souper idem. Albéric, mis au courant par le colonel Blunt, tenait une conduite très habile et arrivait à contenter sa tante, tout en étant jugé aimable par tout le monde. Archie Elliot et lui étaient devenus sur l’heure d’excellents amis, et la pauvre Sylvaine se trouvait de fait aussi abandonnée qu’auparavant, non pas qu’Albéric fût moins affectueux pour elle, au contraire jamais il ne lui avait témoigné plus d’amitié fraternelle, et même, si elle l’eût permis, il l’aurait promue au rôle de confidente ; mais quelque chose dans l’attitude et le regard de Sylvaine l’arrêtait toujours à l’instant précis où il se préparait à lui raconter ses aventures plus ou moins palpitantes.
Sylvaine avait obtenu de Mme Hurstmonceaux la liberté d’assister de son côté le dimanche aux offices de la chapelle française. Le voisinage immédiat de Portman Square lui permettait de s’y rendre à pied ; elle trouvait une satisfaction sensible à entendre prêcher en français, et ainsi à oublier pendant quelques courts moments qu’elle vivait en pays étranger. La tristesse morne des rues solitaires lui serrait toujours le cœur ; mais, dès qu’elle tournait sous la voûte menant aux « Mews »[1], où se dérobe la pauvre et humble chapelle, vestige d’un temps où la foi catholique se cachait, la vue du vieux camelot vendant le Figaro et le Petit Journal, lui remontait le moral ; elle avait persuadé Albéric de l’accompagner, et pour lui être agréable il y avait consenti. Quand, par hasard, il lui arrivait de réfléchir cinq minutes, la situation de Sylvaine n’était pas sans l’inquiéter ; ce matin-là, le recueillement forcé du lieu l’y porta, et comme il avait l’imagination vive, il se la figura arrivant seule les autres dimanches dans cette chapelle si peu esthétique, où l’on chantait si mal, isolée au milieu de ces inconnus ; il eut la sensation par lui-même de ce que pouvait être le mal du pays et se résolut de questionner Sylvaine d’une façon plus serrée afin d’obtenir d’elle l’aveu de la vérité. Ce qu’il voyait de Mme Hurstmonceaux ne lui donnait guère l’impression qu’elle fût le chaperon idéal, et ce vieil homme aux yeux fixes, dont le cerveau lentement se ramollissait, lui parut une sinistre compagnie pour la jeunesse de Sylvaine ; enfin à défaut d’attention à la messe, il en donna beaucoup à sa cousine ; il la regardait, comme surpris de la trouver si gracieuse et charmante : c’était maintenant tout à fait une femme, et on lui avait fait une triste vie. Il se rappela les recommandations passionnées de leur grand’mère, le conjurant de veiller toujours sur Sylvaine ; il s’avoua n’y avoir guère obéi ; pour sa décharge il se dit que son âge ne l’y qualifiait pas, mais il se promit, à son retour en France, d’aller immédiatement à Escalquens, et de s’arranger afin que Sylvaine y vînt aussi sans délai. Elle avait besoin d’un changement et d’une liberté entière pour décider elle-même ce qu’elle voulait. Albéric était fort peu accessible aux considérations intéressées ; Sylvaine n’était pas dépourvue, et il jugea que les millions de Mme Hurstmonceaux lui procuraient peu d’agrément.
[1] Écuries (presque toutes les chapelles catholiques étaient enclavées dans des mews).
Le résultat de ces réflexions se fit jour à la sortie de la chapelle ; ils montèrent en hansom pour se rendre chez Mme Gascoyne, et, à la surprise de Sylvaine, Albéric lui demanda soudainement :
— Dis-moi, cousinette, est-ce que tu n’aurais pas plaisir à aller à Escalquens ? Parce que, je te l’avoue, cela m’ennuie furieusement de te laisser derrière moi ici, et je ne peux pas me prolonger jusqu’au jugement dernier chez le colonel Blunt.
Sylvaine répondit avec un sentiment que l’heure de parler franchement était venue :
— Oui, Albéric, j’aimerais beaucoup aller à Escalquens ; j’aimerais retourner en France.
— Je comprends ça… Alors la tante Hurstmonceaux ne te va pas ?
— Non… elle est bonne pour moi… mais… tu dois savoir… M. Rakewood, et Mme Gascoyne m’ont appris des choses si tristes…
Et les beaux yeux de Sylvaine se baissèrent.
— Je sais. — Albéric siffla. — Mon père a été très léger dans tout ceci, il n’a considéré que la question d’argent ; mais tu ne tiens pas à l’argent, toi, bichette ?
— Oh ! pas du tout, pas du tout, protesta Sylvaine avec ardeur.
— Il est certain qu’il n’y a pas que ça en ce monde ; on n’en avait pas beaucoup à Auteuil, et tu vivais comme un poisson dans l’eau. Dame ! je comprends ton étonnement… C’est un contraste de chez grand’mère Nohic à Mme Hurstmonceaux. Sais-tu que ça me chiffonne ? Veux-tu t’en revenir avec moi ?
— Mais, Albéric, ce n’est pas possible ; il me faut la permission de mon tuteur ; et puis, ajouta-t-elle plus facilement, comment puis-je laisser mon oncle dans l’état où il est ?
Pourtant Sylvaine savait fort bien qu’elle s’y résignerait, qu’il n’y avait pas entre elle et le colonel Hurstmonceaux un de ces liens qui attachent invinciblement ; son oncle lui inspirait surtout pitié, et, dans l’isolement dont elle souffrait, il lui était consolant de se croire nécessaire et secourable ; mais le malade lui faisait en même temps un peu peur : il faut une immense tendresse pour supporter le spectacle de la déchéance d’une créature humaine, et Sylvaine n’ignorait pas que l’idée fixe et principale du malheureux homme était qu’on lui donnât de l’alcool. Il lui parlait de moins en moins, quoique son visage s’éclairât toujours dès que Sylvaine paraissait ; aussi, fidèle à l’idée du devoir, elle était résolue à rendre au frère de sa bien-aimée grand’mère les soins dont elle eût certes souhaité qu’il fût entouré. Plusieurs fois, dans ses bons moments, le colonel Hurstmonceaux avait dit à Sylvaine :
— Vous prendrez bien soin du portrait de sister Mary, n’est-ce pas, darling ? Tous les souvenirs sont pour vous.
Et cette confiance l’avait profondément touchée ; cependant, si Albéric lui demandait de partir, elle ne pourrait pas résister.
Son visage dénota une émotion intense. Albéric fut remué aussi ; il éprouvait à l’égard de Sylvaine une jalousie purement fraternelle, mais elle le rendait très sensible à ce qui l’approchait. Mme Hurstmonceaux ne s’était pas mise en frais de moralité pour son neveu, elle s’était laissé voir au naturel ; Sylvaine ne devait pas rester sous son toit. Aussi Albéric, dans une impulsion violente, dit à Sylvaine en lui prenant la main :
— Sois tranquille, cousine, je te ramènerai en France. Je ne veux pas que tu restes ici… J’irai droit à Escalquens parler à mon père, et nous revenons te chercher. Ne te tourmente plus.
— Non, Albéric, je ne me tourmente plus.
Elle était plus blanche que la neige, mais il lui semblait que des ailes venaient de lui surgir au cœur.
Ils arrivaient chez Mme Gascoyne dont l’accueil ne laissa rien à désirer, quoique Albéric ne lui fît pas très bonne impression. Dans l’esthétique toute spéciale de Mme Gascoyne, un homme à la peau très blanche, à la barbe très noire et aux cheveux frisés, était par ces particularités mêmes plutôt suspect ; il devait manquer de correction, et le laisser-aller d’Albéric, tout souple et mouvant, la confirma dans cette opinion.
Mme Gascoyne tolérait les étrangers, elle les recevait même très bien ; mais elle les plaignait et leur supportait comme une infirmité dont ils n’étaient pas responsables de répondre si peu au type auquel on reconnaissait un gentleman.
Albéric Gardonne était évidemment tout à fait Français, et n’avait rien pris aux Hurstmonceaux ; cependant il convenait d’être aimable pour lui. Mme Caulfield et sa fille Kathleen étaient présentes, et leur jugement, surtout celui de Mme Caulfield, fut diamétralement opposé. Mme Caulfield trouva à Albéric un aspect délicieusement romanesque, et il la conquit par la grâce joyeuse de son sourire.
Mme Gascoyne avait réuni avec tact quelques convives : d’abord Rakewood, dont le regard affectueux s’arrêta tout de suite avec admiration sur Sylvaine ; puis le marquis Turatti, attaché à la légation d’Italie, fort goûté et estimé à Londres, et que Mme Gascoyne envisageait comme une connaissance profitable pour Sylvaine ; ensuite un jeune neveu du côté Gascoyne, bel officier aux guards, très bon garçon, allant souvent à Paris, et qui se mit avec empressement à la disposition d’Albéric. Il y avait aussi miss Nelly Holt, l’amie dont Kathleen avait parlé à Sylvaine.
Mme Gascoyne faisait sans emphase, mais avec une extrême politesse, les honneurs de chez elle ; elle causait agréablement et aimait à faire parler les autres. Elle avait prié Rakewood de prendre la place en face d’elle ; il avait Sylvaine à sa gauche, et elle-même avait mis Albéric à la sienne. Au milieu de tout ce monde inconnu il se montra, comme de coutume, parfaitement à l’aise, discourut architecture et arts avec le marquis Turatti, qui, possesseur d’un palais historique à Bologne, s’y intéressait beaucoup, et enchanta miss Holt par l’originalité de ses appréciations. Miss Holt, de son côté, l’étonna ; mais elle était accoutumée à produire cette impression et ne s’y attardait pas. Mme Gascoyne, qui aurait sévèrement réprouvé chez d’autres certains propos, était si bien habituée à entendre Nelly débiter ses paradoxes, qu’elle ne pensait plus à s’en choquer ; il était convenu que c’était seulement l’effervescence d’idées originales. On savait miss Holt la plus droite et la plus honnête fille du monde, et même Mme Gascoyne la respectait pour son goût d’indépendance ; car il n’est pas comme les personnes qui se sont procuré la fortune, grâce au simple effort d’avoir plu, pour vanter la grandeur d’une conduite opposée. Mme Gascoyne était intimement convaincue qu’en des circonstances analogues sa conduite eût été celle de Nelly Holt ; elle la blâmait bien un peu de s’être installée toute seule ; mais comme, après tout, elle l’avait fait dans des conditions inattaquables, on le lui tolérait, et Mme Gascoyne admettait parfois que peut-être, en effet, pour travailler, Nelly était plus libre que chez sa mère, où régnait une agitation perpétuelle causée par le renvoi fréquent des domestiques. Miss Holt avait tout de suite mis Albéric au courant de sa position.
— Je suis journaliste, et, si vous m’intéressez, je vous donnerai sans doute une place dans mon prochain article.
Albéric l’assura qu’elle ne pouvait choisir un sujet plus intéressant.
— Je vous crois volontiers.
— Vous m’intéressez beaucoup aussi.
— Ah ! tant mieux.
Et le joli visage de miss Holt étincela de gaieté ; du reste, elle était toujours gaie, débordante de vie, passionnée pour la tâche qu’elle avait entreprise, et trouvant la vie extrêmement amusante. Elle s’était fait une philosophie, assez triste dans ses conclusions, mais qui n’altérait en rien sa bonne humeur ; possédant un grand fonds de force physique, un cœur assez sec et des sens endormis, elle traversait l’existence avec un minimum de souffrance. Très piquante, assez coquette, elle aimait à plaire aux hommes et ne les craignait nullement ; elle se considérait comme absolument invulnérable.
La bêtise de la plupart des femmes, ainsi qu’elle l’exprimait, la stupéfiait ; la chasse au mari, les servitudes de la vie conjugale lui faisaient également horreur ; elle posait en principe que la conduite particulière d’une femme ne regarde qu’elle-même ; mais, tout en revendiquant cette liberté suprême, elle paraissait bien déterminée à n’en jamais user. Elle était fort populaire et avait une infinité d’amies et d’amis qu’elle recevait, soit chez elle le dimanche une fois par mois, soit à son club où elle conviait, pour venir causer en prenant une tasse de thé, tout homme dont la conversation lui plaisait. En somme, elle avait supprimé les devoirs de la vie et s’en vantait, trouvant à son égoïsme une moralité supérieure.
Le marquis Turatti qui n’ignorait pas que Mlle Charmoy passait pour l’héritière de madame Hurstmonceaux, et qui n’était pas indifférent à cet ordre de considération, déploya toutes ses amabilités, et dans le contentement nouveau où était Sylvaine, elle lui répondit avec une ouverture qui ne fut pas sans surprendre Rakewood, charmé cependant, car c’était lui qui avait eu la pensée de mettre Sylvaine et Turatti en présence. Avec Mme Gascoyne ils avaient décidé qu’il fallait la marier sans retard, parce qu’on pouvait légitimement s’inquiéter de ce que ferait Mme Hurstmonceaux une fois veuve, et se demander si ses dispositions à l’égard de Sylvaine resteraient les mêmes.
Le repas fini, Sylvaine se vit confisquée par Mme Gascoyne qui la retint à son côté, pendant que dans le fond du second salon Kathleen Caulfield, Nelly Holt, Albéric et le capitaine Gascoyne formaient un groupe animé. Miss Holt n’avait qu’un défaut réel aux yeux de Mme Gascoyne : elle se tenait mal, son attitude favorite consistant à croiser ses jambes l’une sur l’autre et à les entourer de ses bras en forme de corbeille. Elle y mettait de la grâce, mais enfin cette façon manquait de correction. Incidemment, Mme Gascoyne le fit remarquer à Sylvaine, mitigeant toutefois son appréciation par des éloges.
— Nelly a une foule de qualités ; elle est votre voisine, car elle demeure dans Queen Anne Street. Je souhaite que vous vous conveniez mutuellement ; elle pourra vous procurer des distractions selon vos goûts. Enfin, j’espère que l’hiver prochain votre existence sera mieux arrangée que maintenant. Je suis bien aise que vous ayez eu la visite de votre cousin, mais il m’a dit qu’il partait dans quelques jours. La date de votre installation à Reigate est-elle fixée ?
Sylvaine, ramenée par cette question à la réalité immédiate, dut avouer que rien n’était encore décidé.
— J’en parlerai à Rakewood ; le plus tôt vous irez à la campagne sera le mieux. J’espère beaucoup que vous aimerez Nelly ; car si elle vous plaît, vous pourriez l’inviter à passer quelque temps avec vous, et elle vous serait une très bonne compagnie. Venez causer avec elle.
Et Mme Gascoyne, se levant, conduisit Sylvaine vers les jeunes filles.
— Je vous rends Mlle Charmoy, que je vous avais enlevée.
Nelly Holt regarda Sylvaine avec la plus grande bienveillance ; elle voyait en elle une créature faible et opprimée et sa force aimait assez à protéger, et puis la prétention de Nelly consistait à se montrer au-dessus de tous les préjugés, quels qu’ils fussent. Aussi, avec une parfaite sincérité, elle dit à Sylvaine :
— J’aime tellement les Françaises ! Je les trouve bien supérieures aux Anglaises : nous sommes si gauches !
— Pas vous, en tout cas, protesta Albéric.
— Parce que je me considère comme une « épreuve » que je suis sans cesse à corriger. J’irai vous voir, miss Charmoy, si cela ne vous ennuie pas. Kathleen dit qu’elle doit vous conduire un jour à Whitechapel ; si vous êtes curieuse d’excursions de ce genre, je m’offre à vous, j’ai beaucoup plus d’expérience que Kathleen. Ainsi, je racontais à votre cousin que j’ai passé une journée entière sur le terre-plein de Regent’s Street, habillée en bouquetière… J’ai aussi couché une nuit au workhouse… Ah ! je vois que je vous fais peur…
Sylvaine assura le contraire ; elle enviait presque la décision d’une Nelly Holt.
— Nous allons changer ma cousine, Nelly, dit gracieusement Kathleen ; nous allons refaire son éducation.
Nelly sourit et répondit :
— Amen, de tout mon cœur.
Sylvaine ne dit rien et regarda Albéric, mais ne put rencontrer ses yeux.
Sylvaine s’en alla de chez Mme Gascoyne escortée par son cousin et Percy Rakewood. L’après-midi était beau sans être trop chaud, et Rakewood proposa aux jeunes gens de faire la route à pied.
— Nous passerons par le Parc, il y fait très bon à cette heure-ci.
Sylvaine était disposée et accepta volontiers. Ils marchèrent en causant gaiement ; Albéric, la tête en l’air, observait tout, et faisait à haute voix ses réflexions. Ils traversèrent des rues monotones et correctes, aux maisons pareilles, sans une boutique ; rien au dehors n’indiquait la vie derrière ces façades que des fleurs sur les fenêtres ; là où l’on n’en voyait pas l’aspect était morne. Les rares passants allaient d’une allure compassée, et Albéric en se retournant sur les femmes faisait scandale. Il confia à Rakewood qu’il lui serait impossible de vivre à Londres.
— Je vous comprends, puisque tel est mon cas, et cependant Londres tient bien ceux qu’il prend. Voyez un homme comme le colonel Blunt ; il pourrait voyager, faire ce qui lui plairait : il n’aime que Londres.
— Il m’a dit pourtant être disposé à passer les hivers dans le Midi.
— Il le devrait, car son asthme le tuera un jour, et il s’expose inutilement aux abominables brouillards de novembre ; voilà ce que moi je n’ai jamais pu supporter.
Et se tournant vers Sylvaine il demanda :
— Et vous, chère petite amie ?
— Moi, j’aime le soleil.
— Comme vous avez raison ! Comme vous avez raison !
Ils entraient dans le Parc. Une verdure magnifique y triomphait, et aussi loin que l’œil portait s’étendaient les gazons. Les allées étaient remplies de monde, piétons et gens assis, et les nombreuses voitures se croisaient dans un va-et-vient continuel ; il y avait une grande rumeur sans fracas, et l’impression de quelque chose de fort et de triomphal ; le ciel était clair, mais semé de ces beaux nuages floconneux qui sont un des charmes du paysage anglais, tout était flou et très doux, l’air, l’horizon et les lignes.
— Le Parc est amusant, dit Rakewood ; traversons avec soin. Et il prit Sylvaine par le bras afin de la protéger.
Ils débouchèrent derrière la statue d’Achille, et, laissant l’allée des promeneurs, s’engagèrent dans les étroits sentiers entre des pelouses à l’herbe courte. De loin en loin, on y voyait étendue une forme humaine, loque de misère, affalée là comme pour le dernier repos. Sylvaine montra du geste à Rakewood une sorte d’Hercule au visage noir, le poignet cerclé de fer, qui, dépoitraillé, dormait tout au ras d’une allée.
— Oui, dit-il, répondant à son indication muette, ce sont des spectacles pénibles ; le vice malheureux est abominable. Regardez pourtant ces gens là-bas qui prêchent la vertu.
C’était la première fois que Sylvaine traversait le Parc un dimanche, et, à la vue des bannières et des insignes appelant le pécheur au repentir, elle demeura surprise. Des groupes serrés écoutaient avec sérieux le prédicateur en plein vent, montrant avec de grands moulinets de bras la bannière sur laquelle était inscrit en exergue : « Revenez au Christ ». Personne ne gouaillait. Cependant, plus loin, sous l’œil placide d’un policeman, des ouvriers anarchistes déployaient de grandes toiles représentant les insignes de leur métier et appelaient les prolétaires à la résistance. Chacun, en ce jour de loisir, soulageait à son gré le trop-plein de sa pensée. Puis, sur l’herbe, les mendiants dormaient, affreux et miséreux, et les femmes élégantes, les perles au cou, les passaient sans s’en soucier, ni se demander quel lendemain préparaient toutes ces disparates.
— Comme il y a des choses tristes dans la vie, murmura Sylvaine.
La souffrance humaine dans ses extrémités la frappait comme une révélation.
— Ecoute, cousinette, dit Albéric, je te conseille de ne pas t’y arrêter ; tu n’y peux rien, ni moi non plus ; mais enfin, si cela t’amuse de philosopher avec M. Rakewood, je ne veux pas t’en empêcher. Seulement, puisque tu es en si bonnes mains, je te propose de te laisser. Le colonel Blunt veut me conduire chez un artiste de ses amis ; si tu avais eu besoin de moi, je n’y aurais pas songé ; mais il m’a dit qu’à tout hasard il ne partirait pas avant quatre heures et demie.
Sylvaine fut désappointée, sans le laisser paraître toutefois.
— Va, dit-elle, va ; je rentrerai avec M. Rakewood.
— Vous pouvez être tout à fait tranquille à son sujet, ajouta Rakewood enchanté.
— Alors, à revoir, à demain matin, Sylvaine. Tu sais, je dîne avec le colonel ; passe une bonne soirée.
Elle eut envie de lui demander comment, mais il partit en courant, et elle le vit bondir dans un hansom. L’artiste qu’Albéric allait voir s’appelait miss Peg Lory, et habitait un joli cottage dans Saint John’s Wood.
Rakewood et Sylvaine, toujours marchant doucement, arrivèrent à Portman Square.
— Vous entrerez prendre le thé, n’est-ce pas ? demanda Sylvaine à son compagnon.
— Oui, certes ; c’est une bonne fortune de vous avoir un peu à moi. Je sens que c’est une cruelle disgrâce que d’être un vieux célibataire, ajouta-t-il en soupirant.
Et, de fait, maintenant cette idée le hantait. Les « chaînes » platoniques et factices auxquelles il amusait son cœur depuis plusieurs années l’ennuyaient mortellement. Il se disait avec chagrin qu’après avoir été aimé toute sa vie, et plusieurs fois par des femmes adorables, il demeurait seul pour vieillir et pour mourir ; il enviait surtout passionnément ceux qui avaient des enfants.
Après s’être, par habitude, regardé dans la glace, et avoir étalé sa belle barbe, Rakewood dit à Sylvaine qui reparaissait, ayant été enlever son chapeau :
— Dire que j’aurais pu vous avoir pour fille ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu ?
Elle lui sourit doucement, ne sachant que répondre ; la jeunesse ne comprend guère l’amertume des regrets inutiles.
Depuis quelque temps, bien des fois, Rakewood avait réfléchi que si, égoïstement, il n’avait pas mis toute sa fortune en viager, il aurait pu adopter Sylvaine, du moins savoir qu’à sa mort elle hériterait de lui, et se créer ainsi un puissant intérêt ; mais l’heure était passée, il ne pouvait plus rien. La tristesse de cette certitude lui creusa deux rides. Sylvaine essaya de le consoler.
— Vous êtes le meilleur de mes amis, dit-elle.
— Oui, chère enfant, vous n’en avez pas de meilleur ; je ne me doutais pas que mon cœur était aussi paternel ; je souhaite tant que la vie vous soit bonne, et voyez-vous, darling, l’important est de ne pas se tromper d’abord. Moi, dans ma jeunesse, je n’ai pensé qu’à moi-même, et quand j’ai aimé véritablement il était trop tard, hélas ! Et maintenant je suis abandonné. Il faut que vous agissiez avec beaucoup de sagesse, car votre position est difficile ; Mme Gascoyne et les Caulfield vous seront un grand appui ; tournez-vous bien vers elles, ce sont des personnes sûres qui jamais ne vous tromperont.
— Je le crois, répondit Sylvaine.
Puis, dans un besoin irrésistible de confidence, elle ajouta :
— Mais j’aimerais retourner en France… Avec mon cousin, nous avons parlé de mon retour en France.
— Avec votre cousin ? Comment peut-il décider ? Il est bien jeune.
— Oh ! pas si jeune, il a vingt-trois ans. Et puis, il doit parler à son père, qui est mon tuteur… Je ne crois pas m’habituer jamais ici.
Rakewood la regarda avec inquiétude ; le sérieux d’Albéric ne lui inspirait pas la moindre confiance. Cependant, il ne voulut pas décourager Sylvaine et se promit d’observer.
— Surtout cachez ces idées à Mme Hurstmonceaux, elle en serait peinée. Et votre oncle serait capable d’en avoir une seconde attaque.
Sylvaine se sentit coupable.
— Non, non, soyez sûr ; je ne voudrais pas faire du mal à l’oncle Robert.
— Ce ne serait pas bien, en effet… Rien, il me semble, ne vous empêche de prolonger votre séjour ici au moins quelques mois.
— Certainement, dit Sylvaine d’une voix faible.
Puis ils parlèrent de Mme Gascoyne, et Rakewood parut oublier ce que Sylvaine venait de lui dire.
Albéric, le cœur gai, roulait dans son hansom. La pensée de Peg Lory l’occupait, et en même temps celle de Nelly Holt qui lui avait beaucoup plu. Albéric tenait toutes les femmes en affectueuse déconsidération, et le milieu où il avait vécu l’avait persuadé que toutes étaient accessibles. Sa moralité était non existante, et il envisageait presque comme une politesse de convier une femme à l’amour. La fréquentation quotidienne du colonel Blunt ne lui avait pas donné l’impression que les choses se passassent d’une façon différente du côté du détroit où il se trouvait momentanément.
Pendant ce genre de méditations, Albéric mettait soigneusement l’idée de Sylvaine à l’écart ; du reste depuis une heure, il se sentait très rassuré à son sujet. Evidemment Mme Gascoyne, sa sœur et sa nièce seraient une excellente société à Sylvaine en attendant qu’elle allât à Escalquens ; puis il réfléchissait qu’Escalquens n’était pas non plus un séjour folâtre, et qu’une jeune fille pourvue d’une très mince dot n’avait guère chance d’y rencontrer un épouseur ; tandis qu’à Londres, soutenue par des parentes bien placées, Sylvaine avait des probabilités sérieuses de trouver un bon parti… en tout cas, rien ne pressait ; et, s’il devait revenir à l’automne comme il en avait maintenant le projet, il fallait que Sylvaine y fût. Elle allait passer l’été seule avec son oncle ; il n’y avait donc aucune raison de se tourmenter. Les sollicitudes n’étaient nullement du goût d’Albéric ; il se hâta de les chasser, et de laisser son esprit s’égarer sur de plus agréables images. Il devait, le surlendemain, revoir miss Holt qui l’avait engagé à venir prendre le thé à son club ; Albéric ne pouvait tenir pour vraiment sérieuse et prude une jeune fille qui professait les théories qu’il lui avait entendu énoncer, qui vivait seule, et ne rendait compte de ses actions à qui que ce soit… En tout cas, elle était prodigieusement amusante.
Avant de se rendre chez miss Peg Lory, Albéric avait décidé de passer d’abord dans Charles Street, afin de s’assurer de la perfection irréprochable de sa tenue ; une coquetterie inusitée lui était venue, et le valet de chambre du colonel avait entrepris son éducation sur le point spécial de l’habillement. Comme il entrait dans le hall, il se croisa avec son hôte ; celui-ci, contre son habitude, avait l’air agité, et s’adressant à Albéric :
— Ah ! mon cher garçon, puisque vous voilà, passez donc un instant avec moi dans mon fumoir ; j’ai un service à vous demander.
— Parfaitement, tout à vos ordres, mon cher colonel.
Le colonel Blunt, qui avait gardé son chapeau sur la tête, l’enleva, le posa nerveusement sur une table et dit à Albéric :
— Etes-vous libre ?
— Assurément, si je puis vous être bon à quelque chose. Je ne vous ferai pas de mystère ; j’allais voir Peg Lory.
— Eh bien ! remettez cette visite et faites-moi l’amitié d’aller à Richmond. J’y suis annoncé, et je ne peux pas m’y rendre ; ma femme est morte il y a une heure.
Albéric fut extrêmement surpris de l’émotion visible du colonel, qui continua :
— Je n’aime pas télégraphier cette nouvelle, ce serait ridicule ; annoncez-la à Mme Duran, elle comprendra que je ne puis aller chez elle ce soir.
— C’est une affaire entendue.
— On vous gardera à ma place, naturellement, et vous me verrez en rentrant… Je suis attendu dans Berkeley Square ; comme nous n’étions séparés qu’à l’amiable, j’ai des ordres à donner… Vous m’excusez, mon cher.
Et il sortit, le rouge aux pommettes.
— Est-ce qu’il regrette la défunte, par hasard ? se demanda Albéric.
Puis, sans plus méditer, il se prépara à exécuter sa mission. Mme Duran aussi était une délicieuse femme, et il se promit de lui faire valoir le sacrifice qu’il avait accompli pour venir la trouver.
Mme Duran habitait, depuis quelques semaines, un « bijou cottage » qu’elle avait tout bonnement gagné au colonel Blunt par un pari sur le Derby ; perdant, elle devait lui offrir son portrait par un maître, et, la chance l’ayant favorisée, elle trouvait tout simple d’en profiter. Son mari était d’accord ; il racontait en riant la veine inouïe de sa femme, se félicitant d’avoir réalisé l’économie d’un portrait qui lui aurait coûté cher, et cette petite combinaison si avantageuse pour tout le monde était couramment acceptée.
Mme Duran, ce dont son affectueux époux ne se doutait guère, ne rêvait que divorce. Elle avait depuis plusieurs mois des intelligences dans la maison de Mme Cecil Blunt et était tenue au courant de l’état de la mourante. Elle se voyait bientôt légitimement installée dans la belle maison de Charles Street, où pour l’instant elle ne présidait que d’une façon occulte. Le colonel était beaucoup trop perspicace pour n’avoir pas deviné les intentions nourries à son égard par sa belle amie, mais il était aussi résolument décidé à ce qu’elle ne les exécutât jamais. Cependant, il savait qu’il fallait user de finesse, non pour lui-même qui ne craignait personnellement aucune perfidie féminine, mais afin de sauvegarder l’accomplissement de ses vœux les plus chers. Il tenait Mme Duran capable de toutes les bassesses, et il importait de défendre Sylvaine contre une jalousie qui ne reculerait devant rien. Déjà Mme Duran avait trouvé mauvais que son adorateur attitré fit l’éloge de la jeune fille, non qu’elle imaginât aucune rivalité possible, et celle-là moins que toute autre, mais elle ne pouvait souffrir qu’on admirât en sa présence qui que ce soit. La venue à Londres du jeune Gardonne avait entièrement dissipé la vague appréhension que Sylvaine occupât une minute de trop l’esprit du colonel ; elle jugea que le cousinage ne servait qu’à dissimuler des sentiments plus vifs, et le colonel bénévolement la confirma dans cette idée. Aussitôt, par une perversion morale, Mme Duran eut à cœur de faire la conquête d’Albéric, et d’exciter ainsi la jalousie du colonel qui, nullement sa dupe, s’empressa de feindre. Aussi, en voyant Albéric, Mme Duran éprouva un vif plaisir ; mais, lorsqu’il lui eut communiqué la nouvelle qu’il apportait, elle eut beaucoup de peine à maîtriser la violence de ses sensations. Elle n’y parvint qu’en se lançant dans un flirt désespéré qui lui servit de dérivatif.
M. Henry Duran, beau et magnifiquement en forme, grâce à son assiduité au cricket et au canotage, pensa, en observant le nouveau manège de sa femme, que ceux qui la croyaient occupée du colonel Blunt se trompaient grandement. Rien ne le rassurait plus que la multiplicité des coquetteries de sa chère Maud ; du reste, le rôle de « beauté » qu’elle remplissait consciencieusement, et dont il tirait un juste orgueil, ne pouvait se conserver qu’à ce prix. Il le comprenait et s’y résignait.
Cette réputation de beauté, Mme Duran la méritait. Son teint était véritablement merveilleux. Quoique brune, elle était d’une blancheur de lait qui s’étendait de son visage à ses épaules, à ses bras, à tout ce qu’on voyait de son corps superbe.
Un homme d’esprit l’avait surnommée « Devonshire Cream », et ce sobriquet lui était resté ; c’est ainsi que, dans les clubs et dans l’intimité des fumoirs, on désignait la belle créature. Elle se coiffait avec une simplicité affectée, ses cheveux lourds partagés par une raie et relevés par un nœud très lâche au-dessus de la nuque.
Cette brillante étoile était apparue pour la première fois à une réunion de courses dans la petite ville de Hertfordshire où, fille d’un obscur médecin, elle avait été élevée et s’était mariée. Son succès dans un groupe aristocratique, venu d’un des plus importants châteaux du voisinage pour l’occasion, avait été si foudroyant qu’elle avait aussitôt rêvé de le continuer à Londres comme le prince magnanime, qui mit immédiatement ses hommages à ses pieds, l’y conviait. Elle exécuta son projet, fut calomniée par les uns, louée par les autres, et en somme domina le courant. Mais elle était avant tout pratique, et quand elle eut goûté du luxe, elle le voulut à elle d’une façon définitive. Elle comprit de suite que les amitiés royales la feraient inviter chez les duchesses, ce qui était beaucoup, mais ne lui procureraient rien de solide, et que la main qui l’avait soutenue pourrait facilement en se retirant la rejeter dans le néant ; c’est ce qu’elle était décidée à éviter. Avec beaucoup de discernement elle avait accepté les hommages du colonel Blunt, dont la réputation de viveur heureux flattait suffisamment son amour-propre, en même temps que sa fortune et sa générosité le rendaient inappréciable comme ami effectif.
Mme Duran avait, dès les premières heures de son triomphe, souhaité d’arriver à un mariage réparateur ; le sien n’était qu’un lamentable pis-aller qu’elle regrettait amèrement. Par bonheur, Henry l’aimait, et plus on la courtisait, plus il était épris. Vaniteux à l’excès, il acceptait avec satisfaction son rôle de mari d’une « professionnal beauty » et y portait un certain tact. Il avait toujours soin de lui offrir des fleurs quand elle sortait le soir, de façon qu’il n’avait jamais à s’enquérir d’où venaient les prodigieux bouquets dont elle faisait un de ses éléments de succès. On ne savait vraiment pas s’il était aveugle ou complaisant, et peut-être lui-même, dans son inconscience, n’aurait pu fixer ce point. Il se considérait beaucoup, car enfin il était l’homme qui avait le droit de coucher avec la plus jolie femme de Londres, et parfois il prenait en public avec elle des familiarités conjugales un peu osées. Elle acceptait tout, et en particulier le traitait en esclave ; et ne doutait pas, l’heure venue, de le faire se prêter à ses projets de divorce, et à parvenir à lui prouver qu’il y aurait pour lui une satisfaction d’amour-propre à voir son ex-femme occuper une position qu’il ne pouvait lui donner. Leur fortune était absolument insignifiante, et ayant maintenant abandonné la petite ville où ils vivaient d’une façon modeste, leur situation extrêmement obérée devait s’effondrer si un secours extérieur n’arrivait pas à leur aide. Mme Duran eût désiré le rang avec passion, et avait entrepris plusieurs héritiers présomptifs, mais aucun ne lui parut sûr, et le colonel Blunt, en somme, réunissait beaucoup de qualifications désirables. Après de sérieuses réflexions, dès qu’elle eut connaissance de la santé précaire de Mme Cecil Blunt, elle se résolut à lui succéder. Sachant la force de l’habitude chez un homme qui approchait de la cinquantaine, Mme Duran se plia à tous les caprices du colonel Blunt, et lui prodigua les preuves de l’affection la plus intéressée, c’est-à-dire la plus solide. En même temps, elle s’appliquait à multiplier ses conquêtes et à charmer par ses succès son mari, le prince et le colonel, qui suivaient sa carrière ascendante avec un égal intérêt, et apparemment sans se jalouser les uns les autres.
Albéric n’avait pas le moindre doute sur la nature des relations du colonel et de la belle Mme Duran, mais cette connaissance n’entravait en rien sa liberté d’action. Cette magnifique et voluptueuse personne à la peau satinée, veloutée et parfumée, lui agréait fort, et il n’hésita pas à le lui dire, dans les termes les plus véhéments.
Elle l’avait amené dehors et marchait avec lui sur la pelouse lisse comme du velours, douce aux pieds et reposante aux yeux. Le jardin étroit et long, descendant jusqu’à la rivière, était rempli de fleurs odorantes, d’arbustes délicats ; de gros arbres donnaient une ombre généreuse ; il émanait de la terre, à l’heure du soir, un arome subtil. L’eau en bas clapotait avec une vibration joyeuse. Albéric saisit le poignet de Mme Duran, et le serra à le meurtrir. Elle coula vers lui un regard chaud qui parut s’échapper à regret de dessous ses lourdes paupières, et murmura :
— Non, ne faites pas cela, on verrait la marque sur mon bras.
Et elle éleva son beau bras afin de le regarder de près.
Les lèvres rouges d’Albéric étaient tendues sous sa moustache noire ; ses yeux ardaient de vie et de passion : le désir le rendait beau sans le rendre sauvage. Il dit à Mme Duran :
— Comme vous me plaisez ! Je vous veux.
Elle rit et, sans se fâcher, lui répondit en anglais, car elle parlait mal le français qu’elle comprenait parfaitement :
— Vous allez trop vite.
— Jamais trop vite.
— Mais vous oubliez que j’attends du monde à dîner et que mon mari est là.
— S’il n’était pas là ? interrogea Albéric en la frôlant de l’épaule à la pointe des pieds.
Elle tressaillit un peu et très bas dit :
— Prenez garde.
Puis elle ajouta :
— Ce serait autre chose.
— Voulez-vous que je propose de faire votre buste. J’aurai ainsi un prétexte pour revenir et vous voir seule.
— Je veux bien… annoncez à mon mari que vous le ferez en ami… pour rien… Cela le décidera.
Et à un geste ébauché d’Albéric, craignant qu’il n’allât vraiment trop loin, elle se retourna et rebroussa chemin vers la maison.
— Je crois qu’on m’a appelée.
Quelques moments après, ses convives arrivèrent, deux hommes et une femme ; mais ce n’étaient pas des puritains farouches, et Albéric eut tout loisir de témoigner son admiration pour son hôtesse. Il supplia M. Duran de l’autoriser à entreprendre le buste de sa femme.
— Je ferai de Mme Duran une Minerve ; elle sera divine avec un casque.
M. Duran, fortement intéressé par la proposition, mit la question aux voix : le casque siérait-il ou ne siérait-il pas à la beauté de sa femme ?
A l’unanimité on se déclara pour l’affirmative.
— Cependant Maud a une admirable forme de tête, observa le mari en posant sa main de propriétaire heureux sur les cheveux lisses et soyeux qu’il caressa ostensiblement.
— Laissez, Henry, dit sa femme.
Et elle ajouta, sérieuse :
— Vous devriez être enchanté qu’on me trouve la physionomie de Minerve.
Personne ne broncha, pas même le mari, et la réflexion passa comme innocente et naturelle.
— Si vous pouviez venir poser à Londres, dit Albéric, nous irions plus vite.
— Mais, vous n’avez pas d’atelier ? répondit naïvement Mme Duran.
— Il serait facile d’en organiser un chez le colonel Blunt, la bibliothèque y conviendrait ; on aurait un jour parfait, et il ne me refuserait certainement pas la permission d’y travailler.
— Et ici ? demanda M. Duran.
— Ici, les pièces sont bien petites, et au midi ; mais enfin, ici ou ailleurs, je suis à votre service.
Les convives, appelés à donner leur opinion jugèrent que poser à Londres serait plus commode, et en outre, puisque M. Gardonne était venu pour voir sa cousine, on ne lui enlèverait pas sa liberté.
— Du reste, ajouta Albéric, à défaut de la maison du colonel, il y a celle de ma tante ; je suis bien certain de sa bonne volonté.
— Je préfère cela, dit M. Duran d’un ton dogmatique.
Mais Mme Duran avait fait ses réflexions et compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’inspiration de son jeune adorateur.
— Non, non, avec ce pauvre colonel Hurstmonceaux si malade, c’est impossible. Du reste, il n’y a aucune nécessité de faire mon buste.
Mais maintenant son mari y tenait et, après une longue discussion, il fut entendu qu’on en parlerait au colonel Blunt.
— Pas demain, pas immédiatement, objecta avec délicatesse Mme Duran, malgré tout il a reçu un choc ; vous ferez bien, Henry, d’aller le voir, nous n’avons pas d’ami plus dévoué.
Et avant de se séparer ce soir-là, sans embarras, tout tranquillement, à dix pas de son mari qui causait, Mme Duran offrit ses lèvres savoureuses à Albéric, qui s’en saisit comme d’un fruit délicieux.
Depuis la perte de sa grand’mère, l’âme de Sylvaine s’étiolait, car elle souffrait de la plus sensible privation qui puisse tomber en partage à une créature naturellement tendre : nul être vivant et présent ne lui était passionnément cher. Tout, autour d’elle, était terne, et ce vide lui était affreux. Sans cesse, elle ramassait les forces de son cœur dans un élan d’amour pour s’évader vers celles qui n’étaient plus… vers ses mères… mais elle ne pouvait les joindre… toujours elles reculaient dans l’insaisissable passé.
L’expérience de ces derniers mois avait appris à Sylvaine à réfléchir et à analyser ses propres sentiments ; aussi elle ne se trompa point sur la nature de l’impulsion qui la poussait vers Albéric ; elle l’envisagea sans hésitation. Oh ! qu’il serait doux, naturel et consolant de l’aimer exclusivement et d’en être chérie d’une façon pareille ! Elle se persuada que très certainement, sans en avoir eu jamais conscience, elle devait depuis longtemps aimer Albéric, et elle se remémora des troubles délicieux et de la joie que sa présence lui avait toujours apportés.
Il existe dans l’heure exquise et brève où, pour la première fois l’amour éclôt dans une âme vraiment vierge, une beauté presque surhumaine ; les filles élevées comme Sylvaine l’avait été connaissent dans leur vie un instant fugitif, où elles atteignent par le désir l’idéal de félicité le plus pur et le plus doux ; elles ont une vision complète de l’existence telle qu’elle devrait être, telle qu’elle pourrait être. Chez Sylvaine, il s’y mêlait un peu d’inquiétude : les chagrins précoces lui avaient enlevé sa confiance certaine dans le bonheur ; néanmoins elle croyait l’apercevoir, le toucher presque, et son âme se dilatait pour l’accueillir…
Aussi ce fut toute frémissante d’espérance qu’elle alla le lendemain à la rencontre de son cousin. Mais à l’attente mystérieuse de Sylvaine, rien ne répondit ; Albéric arrivait avec sa figure ordinaire ; aucune émotion particulière ne s’y révélait ; celles qui pouvaient l’agiter ne regardaient guère Sylvaine, et elle eut, en lui donnant la main, l’instantanée intuition que leurs cœurs ne battaient pas à l’unisson. Comme honteuse de ce qu’elle éprouvait, elle éteignit d’un effort la flamme de ses beaux yeux et se laissa baiser au front sans prononcer une parole.
Ils étaient entrés dans la vaste salle à manger, dont Sylvaine, le matin, avait la libre disposition ; elle prit place sur un fauteuil de cuir, l’air calme et posé. Cette mine sérieuse fit sur Albéric la meilleure impression ; il lui était nécessaire, pour sa parfaite tranquillité intérieure, de croire Sylvaine la personne la plus raisonnable du monde, incapable d’emballement. Déjà il se repentait de la hâte avec laquelle, la veille, il l’avait exhortée à quitter les Hurstmonceaux. Les lettres qui lui étaient parvenues d’Escalquens le matin même, et qui lui recommandaient prolixement d’user d’égards extrêmes envers sa tante, n’indiquaient pas chez ses parents un état d’esprit qui pût leur faire trouver bon une fugue quelconque, de nature à offenser Mme Hurstmonceaux. De plus, dans un long entretien nocturne qu’il avait eu avec le colonel Blunt, Albéric, la langue déliée par un grand nombre de verres de champagne, s’était ouvert de son projet de ramener Sylvaine à Escalquens, et le colonel Blunt ne lui avait pas dissimulé qu’il trouvait cette extrême précipitation au moins inutile, sinon imprudente, et que sans doute l’avenir de Sylvaine se dénouerait plus rapidement et mieux que son cousin ne le pensait… Comme Albéric avait, en outre, parlé avec enthousiasme de Mme Duran, et exprimé son intention de faire le buste de cette jolie femme, le colonel jugea son jeune ami un inconscient dangereux, et, tout en paraissant s’intéresser vivement à ses projets, avait cependant d’une façon décisive découragé l’idée d’installer un atelier dans Charles Street.
— Il sera beaucoup préférable, croyez-moi, que vous alliez à Sweet-Briar Cottage ; d’abord Mme Duran ne vient jamais aux rendez-vous qu’elle donne, et vous passeriez votre vie à l’attendre. Aussi je vous conseille de retourner vous entendre avec elle, car moi-même je dois m’absenter pour la cérémonie qui aura lieu dans le Yorkshire.
Le colonel ajouta gravement :
— Ma femme sera enterrée dans le caveau de famille.
Le veuvage du colonel prenait décidément des proportions inattendues. Albéric se demanda si en un pareil moment sa présence n’était pas indiscrète, et il formula tout haut sa pensée ; la réponse de son hôte fut formelle pour la négative. Albéric, sans plus de discussion, en accepta l’assurance ; il n’était pas dans sa nature de se quereller avec les aubaines qui pouvaient lui échoir ; il alla donc se coucher parfaitement satisfait, et put rêver sans arrière-pensée à tout ce qui l’attendait d’agréable.
Au jour, les choses ne lui parurent pas aussi simples. A vrai dire, il ne mettait pas en doute que Mme Duran ne souscrivît à la proposition qu’il lui ferait de venir travailler chez elle, mais il était moins tranquille sur la manière dont Sylvaine accepterait cet arrangement. Albéric, quoi qu’il fît, n’avait jamais aucun scrupule personnel ; il n’en était pas de même pour ce qui regardait Sylvaine, et la pensée de la troubler, de la froisser dans sa délicatesse, lui était excessivement déplaisante. Il regretta presque de s’être engagé si témérairement vis-à-vis de Mme Duran, d’autant qu’elle ne lui avait pas fait l’effet d’être femme à relever facilement d’une promesse. La nature particulière de sa proposition rendait quasi impossible de le demander, et Albéric se sentait beaucoup plus embarrassé qu’il ne voulait le paraître.
Après l’échange de banalités affectueuses qui tombèrent comme un glas sur le cœur de la pauvre Sylvaine, Albéric, s’armant d’aplomb, lui dit tout à coup, avec un air de fausse gaieté :
— Sais-tu, cousinette, que je crois avoir eu une bien bonne idée hier ?
— Laquelle ? demanda Sylvaine qui tremblait intérieurement.
— Tu te rappelles que j’ai toujours eu l’envie d’exposer ; les vraiment jolis modèles sont rares. Imagine-toi qu’il m’est venu l’inspiration de demander à la belle Mme Duran de me poser son buste, dont je ferai une Minerve idéale, et elle a été assez aimable pour y consentir… C’est un coup, ça !
— Mme Duran ? répéta Sylvaine, qui sentait toute vie défaillir en elle.
Et elle ajouta, se maîtrisant :
— Où donc l’as-tu vue ?
— Au fait, c’est vrai, tu n’es pas au courant.
Et, enchanté de trouver un sujet de discours, Albéric commença le récit plutôt revu et corrigé de son après-midi de la veille :
— Ce cher colonel m’avait demandé un service, je ne pouvais vraiment pas le lui refuser.
— Non, naturellement, tu ne pouvais pas…
— Tu le comprends ? C’est réellement un excellent homme, et un ami très dévoué, très respectueux pour toi, Sylvaine… Il n’y a pas à dire, petite Colombe, on t’apprécie ici ; ce brave M. Rakewood, et puis toute cette charmante famille Gascoyne ; j’ai été enchanté de constater hier comme toutes ces dames te faisaient des amitiés… Est-ce qu’elles ne te plaisent pas ?
— Oh ! si, beaucoup.
— Moi aussi. La cousine Kathleen est tout à fait belle fille, et sa jeune amie, la journaliste, est jolie aussi. Sans me flatter, je crois leur avoir produit bonne impression, surtout à la petite journaliste… Hein ? Qu’en dis-tu ?
Sylvaine eut un pâle sourire ; il fallait se dominer, il fallait ne rien laisser deviner… Elle s’était trompée ; c’était sa faute à elle, non la faute d’Albéric. Elle parvint à dire sur un ton presque naturel :
— Tu n’oublies pas que miss Holt nous attend à son club mercredi.
Mais l’entrée de Mme Hurstmonceaux, qui interrompit leur tête-à-tête, lui fut un véritable soulagement. La bonne tante arrivait bruyante et gaie :
— Mes chers enfants, quelle idée de vous enfermer ici !
Puis elle ajouta avec exubérance :
— Oh ! mon cher Albéric, j’étais impatiente de vous voir. Parlez, racontez-moi la grande nouvelle. Ce cher colonel Blunt est enfin veuf ; dites-moi comment il a pris l’événement. A-t-il paru soulagé, content ? Pauvre cher homme ! Depuis le temps que sa femme l’ennuyait !
Albéric dut avouer n’avoir nul détail particulier à communiquer. Le colonel n’avait manifesté aucune satisfaction extérieure ; au contraire, il avait l’air plutôt ému.
— Incroyable ! Mais dans quel état doit être cette chère Maud ! Quel malheur qu’elle ne soit pas libre ! Un si beau parti ! Vous savez qu’il a près d’un million de rente et un château splendide dans le Yorkshire. Ah ! il épousera qui il voudra, car je suis persuadée qu’il se remariera ; d’après plusieurs choses que je lui ai entendu dire, je suis convaincue qu’il en a l’idée. Il fera très bien du reste ; un nom si ancien ! Et le mariage est l’état le plus heureux.
Et, prise d’attendrissement, Mme Hurstmonceaux ajouta :
— J’espère que vous deux aussi vous vous marierez, heureusement. Certainement, si Sylvaine le veut, elle n’y aura pas de peine, et tout le monde sait que je suis tout à fait bien disposée pour ma nièce.
— Tout le monde sait que vous êtes excellente, ma belle tante.
Et Albéric baisa très respectueusement la main de Mme Hurstmonceaux. Il trouvait qu’il lui devait au moins une amende honorable : Sylvaine se marierait, serait riche, et tout s’arrangerait parfaitement.
Sylvaine, qui, sous prétexte d’un mot à dire à son oncle, était sortie un moment, rentra pendant qu’Albéric faisait à Mme Hurstmonceaux le récit de sa visite à Richmond ; elle l’écoutait avec un extrême intérêt.
— Je suis sûre que Maud est ravie. Vous entendez, Sylvaine ? Albéric va faire le buste de Mme Duran. Mais, mon cher, combien de temps cela va-t-il vous prendre ?
Albéric confessa son incertitude sur ce point et ajouta que, d’après les lettres qu’il avait reçues le matin, il ne pouvait plus prolonger longtemps son séjour à Londres ; son père le réclamait à Escalquens ; M. Gardonne souffrait de la goutte et, au moment des vendanges, aurait besoin de son fils.
— Si je vois que je ne puis arriver à terminer maintenant, je reviendrai à l’automne. Mon père, du reste, a le projet, lui aussi, de faire le voyage.
Ceci fut dit en regardant Sylvaine. Mais elle travaillait sans aucun trouble visible ; même, de temps en temps, elle donnait un grain de chènevis au bouvreuil familier dont la cage était suspendue par un cordon de soie devant la fenêtre. Mme Hurstmonceaux applaudit chaleureusement à l’idée d’un retour d’Albéric.
— Et, cette fois, vous descendrez chez moi. Vraiment, votre oncle a eu une singulière idée de vous laisser emmener par le colonel Blunt. Enfin, depuis qu’il est malade, le pauvre homme n’est plus du tout le même. Ne manquez pas surtout d’aller le saluer en sortant ; il est très sensible aux attentions ; aussi j’ai dit à nurse Rice : « Je veux qu’on ait toutes les attentions possibles pour le colonel. » N’est-ce pas, Sylvaine, votre oncle a tout ce qu’il peut désirer ?
Sylvaine hocha la tête affirmativement, et ce fut ainsi que se termina la visite dont elle avait tant espéré.
« Si vous voulez être heureux, mon cher garçon, il faut toujours me croire, et je vous dirai toujours la vérité. Une fois que vous mettrez ma parole en doute, la vie deviendra insupportable pour vous et pour moi. Et qu’est-ce que vous y gagnerez ? »
Telle était la règle de conduite que Mme Duran avait su imposer à son mari et dont il avait compris la beauté libératrice. La confiance entière, sans réserve, pouvait seule, en effet, assurer son bonheur. Les époux vivaient donc sur ce pied de paix, et jamais les alibis de Mme Duran n’étaient suspectés. Si quelques-uns eussent été plutôt difficiles à justifier, un grand nombre, par contre, étaient pourvus de pièces à l’appui indiscutables, et, de cette façon, la balance s’établissait à la satisfaction générale. Il ne fallut en conséquence aucune combinaison particulière pour permettre à Mme Duran de se retrouver, après avoir pris son lunch chez Mme Lazarelli, le lendemain même de la visite d’Albéric, tête à tête avec le colonel Blunt dans la petite maison de Brompton où ils avaient l’habitude de se réunir. Un changement de hansom et un voile plus épais suffisaient à Mme Duran pour se sentir absolument à l’abri de la curiosité, et, du reste, dans cette immensité qu’est Londres, avec ses lieues et ses lieues de rues sans boutiques, sans passants, se perdre est la chose du monde la plus facile.
Cette petite maison, meublée comme pour un honnête ménage, demeurait sous la garde d’une vieille Ecossaise qui en soignait passionnément le mobilier et avait accepté sans hésitation la fiction qui lui avait été offerte : Mme Duran s’était représentée comme une victime de parents cruels… Ils étaient mariés… mais la déclaration de mariage ruinerait l’avenir de son mari. Alors, elle restait au théâtre… et se soumettait à le voir rarement.
Pleine de compassion pour tant d’héroïsme, Mme Lean accueillait toujours la charmante dame avec le plus grand respect. Quelquefois Mme Duran passait quarante-huit heures à Brompton, car le prétexte préalable : « Je suis horriblement fatiguée, et je vais aller pour deux jours à Brighton, ou à Eastbourne (ou n’importe où), pour me remettre », était invariablement accepté par M. Duran sans commentaire. Il mettait sa femme en hansom, donnait l’adresse de la gare au cocher, et elle s’en allait en lui souriant, pour revenir reposée et charmante.
Mme Duran, dans une phraséologie convenue, avait averti le colonel de sa venue ; sa lettre avait été lue et mise à la poste par le cher Harry lui-même qui n’y avait vu quoi que ce soit à redire et avait seulement prié sa femme d’ajouter ses condoléances personnelles aux siennes.
Le colonel Blunt était infiniment sensible à la beauté ; lorsque Mme Duran ayant enlevé le long manteau qui la couvrait entièrement parut habillée de crêpe de Chine blanc, il s’avoua qu’elle était une merveille ; et n’eut aucune peine, malgré ses arrière-pensées, à se montrer tendre pour elle, d’autant qu’il tenait extrêmement à ne pas éveiller chez son amie d’inquiétudes. Elle se comporta du reste avec un tact parfait, et son attitude témoigna immédiatement que sa visite étant de condoléance devait se maintenir dans une note purement amicale et affectueuse.
— Oh ! mon cher Cecil, dit-elle de sa voix très douce, quelle émotion pour moi !… Il m’était si cruel toujours de penser à elle…
— Pourquoi ? demanda naïvement le colonel en baisant les belles mains blanches et parfumées qui s’abandonnaient aux siennes.
Les yeux admirables de Mme Duran se levèrent d’abord vers un ciel invisible et mystérieux ; puis sa tête s’inclina sur l’épaule de son amant et elle murmura : « Les hommes ne comprennent pas… ils ne comprennent pas un cœur de femme. » Et, se redressant, l’expression de son regard langoureux se faisant soudain ardente :
— Je suis jalouse, Cecil ; vous ne le croyez pas, je le sais, mais c’est la vérité : je suis terriblement jalouse.
— Comment une créature telle que vous peut-elle être jalouse d’un homme comme moi ? Je n’espère vous plaire, ma belle Maud, qu’en me faisant votre esclave.
— Oh ! oui, soyez mon esclave toujours, toujours… Jurez-le-moi.
Pour ne pas préciser ses serments, le colonel se contenta de répondre :
— Sur vos lèvres, Maud, sur vos lèvres…
Et de chercher la bouche fleurie qui ne se dérobait pas…
Mme Duran, malgré l’ensorcellement de ses caresses, le pathétique de ses larmes et la finesse de ses insinuations, ne put arracher au colonel aucune parole ayant rapport à un avenir où elle occuperait près de lui une autre place.
En vain elle se laissa aller à gémir sur les tristesses de sa vie, sur les servitudes affreuses, révoltantes pour sa délicatesse, que le mariage lui imposait… elle n’obtint que l’invitation réitérée (et qui avait bien son prix certainement) d’exprimer ses désirs. Souhaitait-elle quelque chose qu’il fût au pouvoir du colonel Blunt de lui donner ?… Non, elle ne souhaitait rien, si ce n’est cependant de se trouver à Hombourg, où au moins l’on pouvait se voir plusieurs fois par jour… et puis Harry n’y resterait que peu de temps cette année : il avait des engagements de cricket… Elle n’attendait que de savoir les projets du colonel pour fixer les siens.
— Partez le plus tôt possible, chère, puisque le voyage vous amuse, et moi je vous suivrai dès que je serai libre. Je vais avoir quelques affaires… Il faut absolument que j’aille dans le Yorkshire.
— Est-ce que je ne pourrais pas vous y rejoindre ? Vous pourriez m’enfermer ; personne ne me verrait.
— Vous êtes trop généreuse, non… Et Harry ? Soyez raisonnable… comme vous l’êtes toujours…
L’entretien continua sur le même ton, sans que l’un des deux gagnât quelque chose sur l’autre. Le colonel Blunt se vit, en douceur, mais avec une fermeté extraordinaire, remémorer des droits qu’on jugeait avoir sur lui ; mais il n’y eut pas moyen, quoi que fît Mme Duran, de parvenir à lui en faire répéter l’aveu… Enfin, au moment de se quitter, ils arrivèrent incidemment au sujet que l’un et l’autre avaient présent à l’esprit.
— A propos, que dites-vous de la proposition de votre jeune ami français de faire mon buste ? Il vous en a parlé, n’est-ce pas ?
— Mais je dis qu’il sera bien heureux d’avoir l’occasion de vous contempler longuement ; seulement, il m’avait exprimé le désir d’installer un atelier chez moi ; je lui ai fait comprendre que ce n’était pas possible… en ce moment.
— Oh ! Cecil, pourquoi ?… J’aurais été si heureuse du prétexte. J’aime tant me sentir dans votre maison, darling…
— Vous y viendrez, mon adorable beauté, à d’autres occasions… mais après l’événement de ces jours-ci… et, comme je dois m’absenter, vous serez la première à reconnaître, en y réfléchissant, que c’eût été maladroit… Il peut aller chez vous…
— Je comprends, vous avez raison ; je n’avais vu que mon désir… Mais, s’il vient au cottage, vous ne pensez pas que sa cousine s’en offense ?
— S’en offense ? Non. Mais elle pourrait être un peu jalouse.
— Croyez-vous ?… Est-ce qu’ils sont fiancés ?
Et, souriant :
— Il paraît bien léger.
— On ne vous approche pas en vain, Maud. Gardonne ne m’a pas fait ses confidences ; cependant, j’incline à penser que sa famille le verrait avec plaisir épouser sa cousine… Je puis me fier à vous, n’est-ce pas ? Eh bien, il m’entretenait hier soir encore du désir qu’il éprouvait de la voir retourner en France… N’en dites rien, je vous en prie, à cause de Mme Hurstmonceaux.
— Vous pouvez être sans crainte, répondit Mme Duran avec solennité ; au fond, ce serait beaucoup plus naturel. Qu’est-ce qu’elle fait, cette jeune fille, chez les Hurstmonceaux ? Je ne crois pas qu’elle se plaise en Angleterre ; du reste, on ne sait pas, elle parle si peu. Elle cause avec vous quelquefois cependant.
— Un peu, mais elle parle surtout beaucoup avec son cousin…
— Je ne voudrais pas faire de peine à cette petite fille… je suis si fidèle de ma nature… C’est Henry qui m’a poussée à accepter l’offre de M. Gardonne, mais ce n’est pas à lui que j’obéis, c’est à vous seul, Cecil ; je ferai ce que vous m’ordonnerez…
— Je crois que le plus simple sera de s’en tenir à ce qui est décidé. Vous partez dans quelques jours ; ce sera le dénouement naturel.
Elle fut d’accord et pleinement rassurée. Sylvaine retournerait en France… et, en effet, comment avait-elle pu s’imaginer une rivalité possible ?
Ils en revinrent après cette petite escarmouche à leurs affaires personnelles : le voyage prochain à Hombourg et d’autres détails méprisables dont Mme Duran ne s’occupait qu’à regret, mais dont elle souffrait que le colonel Blunt s’occupât pour elle. Ils se séparèrent enfin avec une grande tendresse apparente : lui se jurant qu’il ne reviendrait jamais avec elle dans cette petite maison de Brompton ; elle, se croyant sûre de l’avenir, et éprouvant cette exaltation particulière et conquérante que procure la sensation de tenir en poche un chèque dont le chiffre allège de tout souci.
Le respect de l’argent pour l’argent est un sentiment dont il est difficile d’exagérer la puissance. Mme Gascoyne l’éprouvait au plus haut point, précisément parce qu’elle était une femme réfléchie et toujours conséquente avec elle-même.
Depuis qu’elle avait pénétré dans la maison de Portman-Square ; depuis que la fortune de Mme Hurstmonceaux était devenue pour elle une réalité tangible, ses sentiments à l’égard de la femme de son cousin (absolument à son insu) s’étaient tout à fait modifiés. Le fait de posséder tant d’argent, de le dépenser avec générosité, de détenir un véritable pouvoir, revêtait, malgré tout, Mme Hurstmonceaux d’un certain caractère respectable ; elle ne pouvait pas être une quantité négligeable.
Mme Gascoyne, très inconsciemment, tenait sa propre sœur en estime médiocre. Mme Caulfield, il est vrai, en était réduite à une pauvre petite position de vingt mille francs par an ; avec un pareil revenu, on ne peut occuper une place dans le monde ; on peut inspirer de l’estime, de l’affection, et assurément Mme Caulfield en inspirait, mais on ne peut prétendre au respect, à ce respect spécial qui ne s’adresse qu’aux gens riches et que, seuls, les gens riches se rendent aussi parfaitement.
L’argent, chose singulière, a beaucoup plus de prestige pour ceux qui en ont que pour ceux qui n’en ont pas.
Mme Gascoyne était dépourvue de tout snobisme, et cependant, à ses yeux, la possession de la fortune conférait automatiquement une sorte de supériorité à l’influence de laquelle elle ne pouvait tout à fait se soustraire.
Sylvaine l’avait beaucoup intéressée pour elle-même, pour son abandon, pour son charme personnel ; mais à mesure que Sylvaine s’identifiait de plus en plus avec la possession de la fortune de Mme Hurstmonceaux, elle se haussait dans la considération de sa parente. Mme Gascoyne se fût récriée d’indignation si quelqu’un eût pris la liberté de lui révéler ses propres sentiments, et en principe une pareille faiblesse, dont elle se jugeait incapable, lui eût inspiré du mépris. Rakewood avait très habilement démêlé et cultivé les obscures dispositions de Mme Gascoyne, les estimant excellentes pour Sylvaine ; il avait si bien réussi que Mme Gascoyne put, sans pousser des cris d’horreur, entendre sa sœur lui annoncer sa résolution d’aller avec Kathleen faire une visite à Mme Hurstmonceaux.
— Ce sera beaucoup plus commode de la connaître, et permettra à Kathleen de voir souvent Sylvaine. Rakewood dit que c’est une très brave femme ; nous ferons plaisir aussi au pauvre Robert, et je ne vois pas à qui cela pourra nuire… pas à moi… pas à Kathleen ?
Mme Gascoyne fit plusieurs « hem » qui n’étaient ni hostiles, ni acquiesçants ; elle réfléchissait. Peut-être, en effet, dans sa position, Edith avait-elle raison ?… Mme Hurstmonceaux n’avait pas d’enfants… Il n’était pas absolument nécessaire que toute sa fortune allât à Sylvaine… Le résultat de ces méditations se formula :
— Certainement, Edith, vous ferez une action très charitable.
Mme Caulfield se tint pour contente de n’avoir pas rencontré d’opposition chez sa sœur, avec qui la discussion était toujours difficile. Kathleen, en cette circonstance, avait été l’inspiratrice de sa mère. La jeune fille ne reconnaissait pas le joug de sa tante ; elle était bien convaincue que celle-ci ne nourrissait aucune idée de faire d’elle son héritière, et rendrait aux Gascoyne la fortune venue d’eux. Cette certitude ne l’empêchait pas, au contraire, d’aimer beaucoup Mme Gascoyne à qui Mme Caulfield eût été portée à toujours céder. Dominée par la situation de sa sœur, elle disait quelquefois à Kathleen :
— Ma chère, vous devriez céder à votre tante.
— Pourquoi ? demandait Kathleen. Parce qu’elle est riche ?
Et Mme Caulfield était forcée de s’avouer que c’était, en effet, la raison péremptoire à la soumission qu’elle préconisait.
L’attitude de Kathleen rendait par le fait le plus grand service aux deux sœurs, et maintenait leurs relations sur un pied d’égalité qu’elles n’eussent pas conservé sans elle.
En conséquence, Mme Hurstmonceaux, peu de jours avant son départ pour Marienbad, eut l’ineffable satisfaction de recevoir la carte de Mme Caulfield, accompagnée de la requête : « Recevait-elle ? »
L’affirmative ravie fut donnée immédiatement.
— Je crois bien, je crois bien. Boddle, dans le grand salon ; je viens, je viens à l’instant. Qu’on prévienne miss Charmoy, et qu’on lui demande de venir me rejoindre. Miss Charmoy est chez le colonel.
Mme Caulfield et Kathleen attendaient paisiblement dans l’élégante victoria, qu’un jour par semaine une des amies de Mme Caulfield mettait à sa disposition, lui donnant ainsi l’occasion de faire ses visites dans les conditions les plus agréables. Sans en avoir l’air, les deux femmes avaient inspecté d’un coup d’œil la façade fleurie de la maison, les stores neufs et irréprochables, l’air de netteté et de solidité des grilles encadrant le sous-sol, l’étincelante blancheur des marches d’approche, le personnel imposant groupé en arrière de la porte laissée ouverte pendant qu’on allait s’enquérir, tout avait le meilleur air, et lorsque le valet de pied, ayant reçu la réponse, revint rapidement vers la voiture et la transmit affirmative, Mme Caulfield et Kathleen descendirent enchantées d’avance de leur visite.
Mme Hurstmonceaux ne les fit pas languir ; le temps de s’aviver un peu les pommettes, d’ajouter quelques bijoux supplémentaires à ceux qui ornaient déjà sa personne, et elle parut, suivie de Sylvaine.
Mme Hurstmonceaux se montra pleine d’aisance. Comment aurait-elle pu ne pas l’être dans un pareil cadre ?
— Si contente de vous voir, madame Caulfield, dit-elle ; et le colonel sera très heureux de votre visite. Et votre jolie fille ? tendant les deux mains à Kathleen.
Mme Caulfield répondit tout comme si on avait coutume de se voir :
— Comment va ce cher Robert, aujourd’hui ?
— Médiocrement, très médiocrement, je suis fâchée de le dire. Et vous-même, chère madame Caulfield ? ma nièce m’avait appris que vous étiez souffrante.
— Merci, je suis un peu mieux, c’est pourquoi j’ai pu venir. Je désire que Sylvaine et Kathleen se voient beaucoup, si vous le permettez.
— Ce sera charmant, tout à fait charmant, répondit Mme Hurstmonceaux débordant de satisfaction. Un vieux ménage comme nous n’a pas eu beaucoup de jeunesse à offrir à cette chère enfant. J’adore la jeunesse ; j’aime à la voir s’amuser, se distraire. Sylvaine est trop sérieuse, trop grave.
— Ce sont les circonstances, dit doucement Mme Caulfield.
— Oui, oui, vous avez raison, ce sont les circonstances ; aussi j’ai été charmée du voyage d’Albéric ; il est si gai ! Vous avez trouvé mon neveu aimable, j’en suis sûre.
Mme Caulfield fut d’accord sur les agréments d’Albéric, et l’entretien des deux femmes se continua cordialement. Kathleen et Sylvaine, de leur côté, causaient ensemble à demi-voix ; Kathleen interrogeait sa jeune cousine sur le prochain séjour à Reigate.
— Oh ! miss Caulfield, s’écria Mme Hurstmonceaux qui l’entendait, vous devriez aller faire une visite à Sylvaine quand ils seront installés. Moi, je trouve cet arrangement très triste pour elle ; mais c’est elle qui l’a choisi, n’est-ce pas, Beauté ? Je voulais vous emmener à Marienbad avec moi, et ensuite à Lucerne. Nous avons une nurse si capable que nous aurions pu nous absenter en toute tranquillité ; Sylvaine s’est mis en tête de rester avec son oncle, et je ne veux pas la contrarier ; elle fait tout ce qu’elle veut, je vous assure. Elle m’a dit qu’elle vous aimait beaucoup, miss Caulfield, et cela ne m’étonne pas ; aussi je suis certaine que votre visite lui ferait grand plaisir. Sylvaine, invitez votre cousine à passer quinze jours à Reigate, si cela lui est agréable.
Sylvaine remercia, et Kathleen accepta sans hésitation.
— Je profiterai de votre permission, et assurément j’irai faire une visite à Sylvaine.
— Eh bien ! voilà qui me tranquillise, car j’étais inquiète.
Et se tournant, cordiale, vers Mme Caulfield :
— Voulez-vous me permettre de vous recommander Sylvaine ?
Et baissant la voix :
— Elle fait tant de peine, pauvre enfant ; j’ai été si heureuse de la prendre, et, comme ma nièce, j’espère qu’elle n’aura pas à se plaindre.
Mme Caulfield trouvait Mme Hurstmonceaux une excellente personne très calomniée, et se félicitait de sa démarche. Au bout de vingt minutes, elle demanda aimablement à être menée au colonel Hurstmonceaux.
— Je vais vous conduire moi-même, s’empressa de dire Mme Hurstmonceaux. Les jeunes filles feront peut-être mieux de nous attendre ici ; je crains que de voir tant de personnes à la fois ne soit au-dessus des forces de mon mari.
Et Mme Hurstmonceaux, parlant plus haut que jamais, précéda Mme Caulfield dans l’escalier. En ouvrant la porte du colonel, elle annonça d’un accent triomphant :
— Votre cousine, Mme Caulfield, mon cher colonel ; nous avons laissé les jeunes filles en haut.
Le visage terne s’était éclairé. Mme Caulfield, gracieuse et douce, s’était avancée vers le fauteuil articulé que Mme Hurstmonceaux manipulait d’un geste autoritaire, et, se penchant, elle avait baisé le malade au front.
Tout tremblant, il avait dit :
— Est-ce vous, Edith ?
— Oui, mon cher Robert, et Kathleen est en haut avec cette chère Sylvaine. Quand vous allez être à Reigate, nous irons vous voir très souvent.
— J’ai invité miss Caulfield à faire une visite à Sylvaine, ajouta Mme Hurstmonceaux.
— C’est si amical de la part de votre femme, dit gracieusement Mme Caulfield. Vous savez, Robert, que si je ne suis pas venue plus tôt, c’est que j’ai été malade.
— Oui, Gladys me l’a dit. Comment allez-vous ?
Il parlait très lentement, avec difficulté.
— Bien. Gladys reviendra vous voir ; moi, je suis encore un peu fatiguée, je ne resterai pas longtemps aujourd’hui.
Mme Caulfield et sa fille parties, Mme Hurstmonceaux s’empressa de retourner auprès du colonel pour lui chanter les louanges de sa famille.
— Mme Caulfield est délicieuse ; sa fille est très bien, mais pas aussi jolie que Sylvaine. Mme Caulfield m’a fait tant de compliments sur Sylvaine ; et puis, j’ai vu qu’elle appréciait beaucoup ma conduite à l’égard de votre nièce. Certainement, c’est un bonheur pour elle d’être avec nous ; elle eût eu une bien pauvre destinée en France. Votre sœur serait bien heureuse, j’en suis sûre, si elle pouvait savoir…
— Sylvaine mérite tout, dit son oncle.
— Certainement, c’est une très bonne enfant ; si elle avait un peu de la gaieté de son cousin…
Mais le colonel ne l’écoutait plus, perdu dans les méditations taciturnes où son cerveau fatigué s’abîmait constamment. Mme Hurstmonceaux s’en aperçut, n’insista pas, et le remit officiellement aux mains de nurse Rice.
— La visite de nos cousines l’a un peu fatigué, je crains.
— Il faut du calme au colonel, énonça sévèrement nurse Rice.
— Vous avez raison, tout à fait raison ; je m’en vais. Il sera très bien à la campagne, très bien. Je crois qu’il conviendrait de partir la semaine prochaine.
La maison choisie par M. Rakewood pour la villégiature du colonel Hurstmonceaux était charmante. C’était une vieille habitation en briques sombres, avec de profondes fenêtres rondes en saillie, et sur les murs, sans ornement, du lierre et des plantes grimpantes en quantité. L’entrée, un porche à colonnes bien abrité, donnait sur une jolie route de campagne ; la façade, exposée au soleil levant, s’ouvrait sur un jardin à l’ancienne mode, avec des pelouses dessinées en losanges et des arbres taillés méthodiquement ; les fleurs abondaient. Tout était vert, parfumé et clos. Seul, un cadran solaire, entouré de la sentence latine Ut vita finis ità, rappelait la fuite du temps. Il y avait dans la maison et le jardin une apparence de stabilité reposée ; les vastes pièces claires étaient meublées simplement, sans prétention artistique, mais les boiseries étaient couvertes de tableaux, de portraits, de miniatures ; les livres étaient nombreux. Il y avait des tables à jouer anciennes, de beaux échiquiers dans leurs boîtes. Tout était commode, accessible, pratique, avec une recherche réelle, sans aucune ostentation. C’était une de ces maisons où chaque chose est disposée pour que la vie entière s’y écoule, et que la continuation de vie y soit reprise sans interruption, et, en effet, depuis plus de cent cinquante ans, il en avait été ainsi ; néanmoins, de temps en temps, selon les nécessités particulières de l’heure, on louait la maison, et la famille émigrait momentanément, mais sans apporter le moindre changement à l’ordre intérieur existant.
Sylvaine avait d’abord été séduite par le charme de la vieille demeure ; elle avait retrouvé là comme une évocation tangible du « home » d’enfance de sa grand’mère, dont si souvent Mme de Nohic l’avait entretenue. C’était le hall tout tapissé de vieilles gravures de chasse et de sport ; la salle à manger aux meubles d’acajou lourds et solides, les portraits à l’huile de chevaux et de chiens favoris, des estampes d’hommes célèbres d’autrefois, jusqu’à la cave aux bouteilles placée sur le dressoir, et dans laquelle s’enfermaient les carafons entamés. Bien des fois, Mme de Nohic avait rappelé sa mère donnant, en souriant, le tour de la petite clef d’argent qui mettait le porto et le sherry à l’abri de nouvelles incursions. Chaque détail d’installation disait l’ordre, la régularité, et presque l’étiquette des habitudes soigneusement transmises et conservées.
Il avait paru à Sylvaine que cette atmosphère apaisée et mystérieusement vivante était précisément ce qui lui convenait ; elle avait aimé la vaste chambre à coucher qui lui était dévolue, avec son lit à colonnes, si haut qu’il lui fallait gravir le petit escabeau à cet usage pour s’y coucher ; l’immense toilette à coiffer fanfreluchée de mousseline, de rubans, de pelotes ; les larges fauteuils capitonnés de cretonne claire ; les vieux guéridons à marqueterie de fantaisie ; les meubles à tiroirs nombreux ; un rêve vague se précisait pour elle. Elle s’imaginait presque avoir jadis vécu dans cette maison, et y revenir ; son besoin inné de calme et de dignité extérieure trouvait là une satisfaction inconsciente. Déjà, l’absence de Mme Hurstmonceaux, de sa personnalité bruyante et envahissante qui la dominait, avait été en soi un vrai soulagement ; un autre était venu de la disparition des grands valets de pied, de toute la domesticité cérémonieuse et encombrante qui avait été laissée à Londres ; la maison était montée avec un personnel féminin, et le seul Forster pour le colonel. Nurse Rice, plus nette, plus fraîche encore, son bonnet plus blanc que jamais, voletait du haut en bas de la maison, apparaissait aux portes-fenêtres, au jardin, partout comme un immense insecte familier, toujours en mouvement.
Rakewood était venu plusieurs fois au début du séjour, non pas pour aider à l’installation qui se fit d’elle-même par des mains invisibles, mais pour se rendre compte de l’acclimatation de Sylvaine ; elle lui avait paru complète, et il s’en réjouit ; il la jugea placée dans son véritable cadre. Déjà elle avait adopté un des chats laissés par la famille, et apparemment s’intéressait à la maison et au jardin. Aux questions affectueuses qu’il lui posa, elle répondit qu’elle trouvait tout à son gré, et surtout se sentait très satisfaite d’avoir quitté Londres. Rakewood, qui détestait la solitude et ne pouvait à aucun prix la supporter, se dit bien que cette vie auprès d’un homme malade serait peut-être un peu sévère pour Sylvaine ; puis, pour se rassurer, il se rappela qu’elle avait été élevée dans des habitudes de quasi-claustration : une atmosphère paisible ne devait donc pas lui peser. Du reste, elle répétait qu’elle avait de l’ouvrage, des livres, un piano, et ne manquerait de rien ; elle-même en était persuadée, et croyait de bonne foi que ce repos et cette liberté allaient lui être un bonheur. Rakewood eut quelque tristesse en prenant congé de sa chère petite amie ; il partait pour l’Ecosse ; son séjour y serait bref, et il la verrait au retour ; il lui fit promettre de ne pas le laisser sans nouvelles, et de le prévenir immédiatement en cas d’événement. Mme Gascoyne, à laquelle il rendit un compte exact de l’installation du colonel Hurstmonceaux et de Sylvaine, fut d’avis que tout était pour le mieux ; elle se promit d’aller en juger à son retour de Crommer où sa santé l’appelait ; elle conduisait avec elle Mme Caulfield et Kathleen dont la visite à Reigate était en conséquence ajournée à l’automne. Albéric était reparti pour Paris et avait fait le voyage en compagnie des Duran, après avoir pris congé de sa cousine avec la plus affectueuse désinvolture ; Sylvaine avait su être absolument maîtresse d’elle-même ; elle traversait une période d’affaissement moral qui lui permettait à peine de sentir son chagrin. Une sorte de volonté mécanique s’était substituée à sa sensibilité blessée ; elle avait résolu d’accomplir extérieurement toutes les actions d’une personne satisfaite et d’enlever jusqu’à l’idée de la plaindre. Mme Hurstmonceaux l’avait quittée avec d’expansives démonstrations, l’assurant tragiquement qu’il était impossible qu’elle ne s’ennuyât à mourir, et se justifiant d’y être pour rien. Sylvaine avait protesté, et, effectivement, nurse Rice, en donnant par une longue lettre à Mme Hurstmonceaux des détails sur la santé du colonel, avait pu ajouter que miss Charmoy se montrait enjouée et paraissait beaucoup se plaire à la campagne. Cette affirmation avait stupéfait Mme Hurstmonceaux qui de plus en plus jugeait sa nièce originale et singulière…
Mais la tension des nerfs de Sylvaine n’avait pas été de longue durée ; bientôt elle éprouva l’angoisse de l’extrême solitude et un sentiment continuel et douloureux de dépaysement. L’été était beau ; mais, quoique chaudes, les journées étaient souvent un peu brumeuses ; le ciel se voilait de gros nuages blancs ; un silence épais planait. D’autres maisons, d’autres jardins se succédaient sur la route sinueuse ; mais au dehors rien ne bougeait, chaque vie étant concentrée sur elle-même. Le matin, pour rompre la monotonie, il y avait au moins le petit mouvement des carrioles de fournisseurs, leur sonnerie, le bruit de leurs pas ; mais à partir de midi, plus rien. Sylvaine avait lutté contre l’envahissement de l’ennui ; elle tenait compagnie à son oncle qui allait mieux, mais à le voir morosement taciturne, elle éprouvait un véritable énervement. Il lui fallait, par moments, pour s’y soustraire, se lever de sa chaise, marcher, parler, ne fût-ce qu’à un animal. A une heure, on prenait le lunch ; la table était toujours mise avec un soin extrême, fleurie avec art ; la jeune parlourmaid qui avait la direction du service s’en acquittait avec un goût remarquable, et sa mine indiquait qu’elle était persuadée de remplir une fonction importante. Le colonel s’asseyait maintenant à la salle à manger, et sa main tremblante portait sa fourchette à sa bouche ; de temps en temps, avec une soumission émue, il regardait Sylvaine, et murmurait quelque chose de sœur Mary dont le souvenir semblait l’accompagner constamment… Quand il parlait, on jugeait qu’il était parfaitement conscient, et Sylvaine avait une grande pitié de lui ; elle s’efforçait, le matin et le soir, de l’embrasser affectueusement sur le front, voyant qu’il en ressentait une grande joie ; mais toute cette patience, ces attentions lui pesaient lourdement. Parfois elle fuyait jusqu’au fond du jardin, afin de ne plus voir la silhouette de son oncle, ni même celle de nurse Rice…
Les après-midi étaient sans fin ; à certains jours, si le colonel allait très bien, on faisait aux environs une promenade en voiture, mais il paraissait n’y prendre aucun plaisir, et la sujétion de l’immobilité dans cette voiture, entre son oncle et nurse Rice, était encore plus insupportable à Sylvaine que la solitude du jardin et de la maison. Nurse Rice était bavarde et aurait volontiers causé ; mais elle ne s’intéressait qu’à ses journaux techniques et n’aimait qu’à parler opérations, sérums et maladies extraordinaires : ces sujets étaient odieux à Sylvaine.
Le médecin venait fréquemment : il était courtois et loquace ; mais Sylvaine évitait de le voir, beaucoup trop timide pour trouver une distraction à se rencontrer avec une personne inconnue, et lui, de son côté, avait comme une méfiance de la jeune personne étrangère ; cette méfiance, où se mêlait une dose de curiosité, Sylvaine la lisait dans tous les yeux. A plusieurs reprises elle s’était aventurée sur la route afin de descendre jusqu’au bourg pour quelque acquisition ; les rares personnes croisées en chemin la dévisageaient avec un étonnement voulu, et dans les magasins, deux ou trois fois on avait feint de ne pas la bien comprendre, l’accablant d’une politesse presque hostile. Evidemment, dans ce milieu provincial on la tenait pour un être d’une espèce à part, et sans le vouloir elle en souffrait. Physiquement, la moiteur triste du climat l’accablait, toutes ses rêveries étaient d’une mélancolie intense, et un dégoût de la vie lui montait au cœur avec un sentiment d’être abandonnée de tous. Cependant, les lettres qu’elle recevait étaient nombreuses ; jamais Albéric n’avait écrit si souvent ; il se sentait tenu à quelques compensations, et avait adopté le ton particulièrement fraternel. Mme Gardonne se montrait correspondante assidue ; mais ses lettres n’étaient pleines que d’elle-même, de sa santé dont elle se plaignait fort, confiant à Sylvaine ses terreurs d’être obligée de subir une prochaine opération ; dans un pareil état d’esprit, combien elle se félicitait de pouvoir être tranquille sur sa chère nièce, si bien entourée ! Mme Hurstmonceaux, de son côté, envoyait aussi fréquemment des missives remplies de noms inconnus, et d’assurances d’une débordante affection. Rakewood, Kathleen Caulfield, avaient donné de leurs nouvelles ; et tout cela, Sylvaine le sentait, n’était rien ! Et elle n’était rien pour eux. Quand son âme était trop affamée, elle prenait une seule ligne de l’écriture de sa grand’mère, et y trouvait à l’instant la nourriture dont elle avait besoin, ce que toutes les autres lettres ne lui donnaient pas : la certitude d’avoir été tout pour ce cœur.
Vers la fin d’août, elle reçut un billet très court, mais très cordial, de Nelly Holt, se proposant pour venir passer la journée. Dans sa satisfaction, Sylvaine communiqua immédiatement la nouvelle à son oncle ; il la regarda de ses yeux atones, et dit : « Très bien », puis parut avoir oublié ce qu’il venait d’entendre.
Mais nurse Rice, plus pratique, ajouta :
— Oh ! miss Charmoy, pourquoi ne dites-vous pas à votre amie de rester coucher ? qu’elle vienne donc du samedi au lundi, puisqu’elle est occupée dans la semaine.
L’idée plut à Sylvaine, qui cependant, hésitante, répondit :
— Mais mon oncle ?
— Le colonel sera enchanté assurément. N’est-ce pas, colonel, vous serez charmé de voir miss Nelly Holt ?
— Certainement.
— Vous entendez, miss Charmoy. Je vous conseille de prendre la chose sur vous ; vraiment une visite vous fera du bien. La distraction est indispensable à la santé.
Nurse Rice elle-même éprouvait le besoin de varier son régime, et miss Holt, journaliste et militante, lui était d’avance une personnalité sympathique ; nurse Rice se résignait avec abnégation à devenir un sujet de copie. Fille d’un petit solicitor de province, miss Rice avait grandement élargi son horizon en adoptant la profession de nurse, et s’était ouvert le champ à de nombreuses possibilités avantageuses ; elle était extrêmement zélée, précisément parce qu’elle était extrêmement intéressée !
Nelly Holt fut donc la bienvenue ; Sylvaine alla la prendre à la gare, et la vue d’un visage connu, quoique depuis si peu de temps, lui fut un réel plaisir. La jeune journaliste, très soignée, très élégante dans son costume tailleur, pourvue du sac de voyage le plus pratique, aborda Sylvaine avec grande cordialité ; son œil clair la dévisagea, et tout de suite elle lui dit de sa voix décidée :
— Vous me paraissez dans le marasme.
Sylvaine protesta.
— Mais si, et cela devait être ; rien à faire que du crochet, si cela vous amuse, et la société du colonel Hurstmonceaux ; je vous le demande, qui supporterait ce régime ?
— J’aime beaucoup la campagne et les fleurs.
— Bêtises que tout cela ; la campagne sans autre est bonne pour les vaches que nous voyons là, et pour ces moutons qui paissent ; mais des êtres humains ! Il faut un intérêt, et vous n’avez pas ici le moindre intérêt. Drôle d’idée qu’ils ont eue de vous enfermer ici en compagnie de votre oncle dans une jolie cage. Vous eussiez été bien mieux avec Mme Hurstmonceaux. Que ne m’a-t-elle offert de voyager avec elle ? Je n’aurais pas fait de cérémonies, je vous assure, ni écouté Mme Gascoyne. Je vous demande un peu ce que cela peut vous faire que les amies de Mme Hurstmonceaux soient plus ou moins émancipées… en quoi cela vous regarde-t-il ? Est-ce que lady Longarey n’est pas délicieuse ? Non, on veut vous tyranniser, je l’ai dit à Kathleen, et moi, je mets mon point d’honneur à ne pas laisser tyranniser ma semblable. Je suis venue ici pour vous faire la leçon et vous aider à vous affranchir.
— N’importe pourquoi vous êtes venue, vous me faites grand plaisir.
Sylvaine s’efforçait de surmonter sa timidité, toute ranimée par le contact de cette créature vivante et franche, et qui paraissait se posséder si parfaitement. Du reste, il n’y avait pas d’effort à faire : miss Holt se présenta elle-même au colonel qu’elle ne fit qu’entrevoir, car il avait été décidé qu’il ne paraîtrait pas au dîner. Nurse Rice et elle se donnèrent tout de suite une cordiale poignée de main, comme personnes se reconnaissant du même bord.
Nurse Rice s’était informée si miss Holt se rendait à l’église le matin ou le soir.
— Je n’irai pas du tout, avait-elle répondu tranquillement.
Ceci se passait à déjeuner. Sarah, la parlourmaid, ravie de la venue d’un visiteur, avait orné la table de roses, et miss Holt en piqua une délibérément à la dernière boutonnière de son corsage, tout en demandant à Sylvaine :
— Et vous, miss Charmoy, comment sanctifiez-vous le septième jour ? Moi, je le sanctifie en me reposant.
— J’irai à la messe à Redhill ; la voiture sera là dans un moment.
— Ah ! c’est vrai, vous êtes papiste ! Mais, j’y pense, c’est très intéressant une Congrégation catholique à la campagne. Je vais avec vous, si vous le permettez.
Sylvaine, manifestement embarrassée, avait rougi.
— Cela vous contrarie ?
— Je n’aimerais pas que vous vous moquiez.
— Moi, me moquer de l’institution la plus respectable qu’il y ait au monde ! Me prenez-vous pour une imbécile ? La messe me plaît beaucoup, au contraire. Au moins, on sait pourquoi on est là. Non, chère, soyez tranquille. Si vous voulez de ma personne, je serai très sympathique.
— Alors, venez, dit Sylvaine en souriant.
Sylvaine éprouvait un secret plaisir à se rendre à la petite chapelle catholique. Une fois qu’elle en avait franchi le seuil, le sentiment d’être étrangère disparaissait ; toute l’assemblée, peu nombreuse et composée de gens assez ordinaires, était, elle le sentait, en communauté d’idées avec elle ; on la regardait avec intérêt, et la femme préposée au placement des nouveaux venus la conduisait bien en haut du chœur, tout proche de l’autel. Le correct bourgeois qui quêtait en gilet blanc la saluait avec un respect spécial. Nelly Holt partagea la réception discrètement empressée qui était faite à Sylvaine. Attentive et respectueuse, la jeune journaliste fit néanmoins un inventaire très serré de tout ce qu’elle voyait, notant sur un petit calepin dissimulé au creux de sa main gauche et écoutant le prédicateur avec tant d’attention qu’il en eut conscience et lui adressa presque son exhortation.
Quand les jeunes filles se retrouvèrent en voiture, miss Holt dit à Sylvaine :
— Certainement, si je pratiquais une religion, je voudrais que ce fût la religion catholique.
— Vous n’avez pas de religion ? demanda Sylvaine étonnée.
— Non, je n’en ai pas et me dispense de l’hypocrisie de paraître en avoir : enfin, si la vôtre vous rend heureuse…
— Je ne sais pas si elle me rend heureuse ; j’y crois, voilà tout.
— Et je ne sais pas si je dois vous féliciter. Toutes ces chimères dont on embarrasse la vie sont au fond très pesantes ; mais vous n’avez pas encore commencé à vivre par vous-même.
— Ma grand’mère avait vécu et avait conservé la foi.
— Elle le pensait, ce qui revient au même… ce sont des questions si délicates. Il y a des personnes qui ont besoin de poésie dans la vie ; moi, je n’en ai pas besoin, la réalité me suffit.
— Vous ne croyez pas à l’âme ?
— L’âme, l’esprit, la raison, tout cela c’est tout bonnement la vie. Je crois que je vis momentanément et que vous vivez, et c’est la seule chose qui me préoccupe. Je m’efforce de faire agir toutes mes facultés et de les développer.
Sylvaine ne répondit pas ; elle ne se sentait pas assez armée pour défendre ses convictions, et même elle mettait une sorte de pudeur à ne pas le faire.
Miss Holt lui prit la main :
— Vous êtes une chère petite créature, et vous n’avez personne pour vous soutenir. Aussi, il faut tâcher de vous enhardir. Est-ce que vous croyez que Kathleen et moi nous faisons quelque chose de mal, parce que nous sommes indépendantes de bien des préjugés ?
— Je suis sûre que non.
— Vous avez raison. Ce n’est pas que je ne revendique le droit absolu d’agir à ma guise. Il est monstrueux d’être l’esclave de qui que ce soit ; le jour n’est pas éloigné où cette vérité sera enfin reconnue ; mais je voudrais avoir votre confiance, Sylvaine. Je ne vous dirai pas que je vous aime beaucoup, ce qui sans doute ne serait pas vrai ; mais vous m’intéressez au plus haut degré.
Involontairement, les larmes vinrent aux yeux de Sylvaine ; miss Holt parut n’y pas faire attention. Au bout d’un moment, elle ajouta cependant :
— Ne me croyez pas entièrement insensible ; j’ai eu de bonne heure une expérience très désagréable : cela m’a mûrie, et maintenant je suis décidée à ne plus souffrir.
La voiture s’arrêtait devant le porche et elles descendirent.
— Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit Nelly ; je vais mettre mes notes au clair.
— Est-ce que vous ne voulez pas écrire dans la bibliothèque ?
— Merci ; je préfère ma chambre.
Sylvaine alla retrouver son oncle ; il était plaintif et agité ; elle eut beaucoup de peine à l’apaiser. Il demeurait sous l’impression que miss Holt venait chercher Sylvaine, et l’affirmation contraire ne semblait lui faire aucun effet. A plusieurs reprises, il demanda à Sylvaine :
— Vous ne me quitterez pas ? Promettez-moi de ne pas me quitter.
— Mais non, oncle Robert, soyez tranquille, je ne vous quitterai pas.
Elle le disait des lèvres, avec une volontaire protestation de tout son être.
Quand elle se retrouva au jardin avec Nelly Holt, Sylvaine ne put se défendre de lui raconter la crainte de son oncle. Nelly se tenait devant le cadran solaire qu’elle contemplait.
— Ces gens-là choisissaient singulièrement leurs devises ; ceux qui ont fait inscrire celle-ci vous diraient sans doute de ne pas quitter votre oncle, vous encourageraient à vous martyriser. Moi je vous dis tout le contraire ; le colonel Hurstmonceaux est un vieux viveur…
— Miss Holt !
— Vous savez parfaitement qu’il n’est pas respectable, et le fait d’avoir eu une attaque ne l’a pas rendu tel. Il est déjà bien chanceux d’être pourvu d’une nurse Rice ; c’est tout ce qui lui est nécessaire, sans revendiquer en plus le droit de vous confisquer. Vous ne devez pas tenir à l’argent ; pourquoi restez-vous chez Mme Hurstmonceaux ?
— Mais je ne suis pas majeure, je dépens de mon tuteur.
— Pensez-vous sérieusement qu’il vous ferait chercher par la police si vous alliez vivre où il vous plaît ?
— Je ne sais pas ; je ne me suis jamais fait ces questions.
— A votre âge une femme qui n’est pas ignorante peut toujours posséder son indépendance… On travaille, dit résolument Nelly en se cambrant. Voyez-moi ; je n’ai au monde que 1,200 francs par an d’assurés, et je suis libre comme l’air. Personne ne me commande ; je ne relève que de moi-même.
— Mais c’est que… je ne saurais pas…
— Alors, pourquoi n’épousez-vous pas votre cousin ? Je vous ai observés tous deux chez Mme Gascoyne ; je me figure que vous aimeriez l’épouser.
— Mon cousin me regarde uniquement comme une sœur, dit Sylvaine en pâlissant.
— Ah ! qu’est-ce que vous comptez faire alors ? Passer les meilleures heures de votre jeunesse à distraire le colonel Hurstmonceaux ou à tenir compagnie à Mme Hurstmonceaux ? Prenez garde que celle-là n’arrive à vous détester un jour !
— Moi ! Pourquoi ?
— Mais parce que vous êtes jeune et que vous avez tout ce qu’elle n’a plus.
— Elle est très bonne pour moi.
— Pour ce que cela lui coûte ! Mais elle a tout gagné de vous avoir à son côté. Seulement, à mon avis, je trouve que ce n’est pas votre place.
— Ma grand’mère eût sûrement approuvé que je reste près de son frère.
— N’invoquez pas les morts, Sylvaine. Heureusement, ils sont bien débarrassés de nos soucis. La subordination des vivants aux morts est une véritable monstruosité.
— Je la trouve si consolante !
— Avouez que je vous fais un peu horreur.
— Non, dit fermement Sylvaine, non, j’aime votre franchise.
— Je me demande ce que sera votre vie ?
— Oh ! un jour, je retournerai en France.
— Ah ! enfin, vous ouvrez un peu vos pensées. Vous avez le mal du pays, j’en suis sûre.
— Quelquefois.
— Et vous ne trouvez pas le moyen d’aller à Paris ?
— Non, je ne le trouve pas…
A l’heure du thé, nurse Rice vint les rejoindre ; le colonel dormait, et Forster était auprès de lui.
— Est-ce que vous croyez qu’il durera longtemps ? interrogea miss Holt.
— Qui ?
— Le colonel Hurstmonceaux. De qui voulez-vous que je parle ?
— Le cours de cette maladie est très incertain. J’ai vu un malade surmonter quatre attaques successives et se prolonger plusieurs mois. Le colonel est naturellement très vigoureux ; il est bien mieux qu’il n’était. N’est-ce pas, miss Charmoy ?
Sylvaine ne put qu’acquiescer ; elle regardait Nelly avec inquiétude, craignant ses réflexions ; mais miss Holt n’en fit aucune ; elle se contenta de dire qu’il était délicieux de prendre ainsi le thé dans un jardin.
— Du moins une fois par semaine !
Et comme de l’église voisine commençait à sonner un carillon :
— Et même vous avez de la musique, ajouta-t-elle en riant. Rien ne vous manque.
Le contact de miss Holt avait comme secoué la torpeur de Sylvaine. Quand elle se retrouva seule à nouveau, elle se sentit à la fois beaucoup plus malheureuse et cependant moins accablée ; elle ne se résignait plus aussi passivement à sa peine ; elle rêvait au moyen de trouver le bonheur. Nelly l’avait presque persuadée du devoir incombant à chacun d’essayer d’y parvenir.
— Toutes nos misères viennent en général de notre mollesse : à peu de chose près, on fait sa vie.
Sylvaine avait objecté que les circonstances extérieures qui avaient modifié son existence étaient et demeuraient absolument hors de son contrôle.
— Vous vous trompez, avait répondu Nelly ; les circonstances ne dépendent pas de vous, il est vrai ; mais, tout est dans la manière de les accepter, et sur ce point vous êtes libre.
Stimulée par miss Holt qui lui témoignait une sorte d’amitié protectrice, Sylvaine se décida à ce qui lui semblait une action énorme : se rendre seule à Londres et y passer une journée avec son amie. La chose paraissait si simple et si élémentaire tant à Nelly qu’à nurse Rice, que Sylvaine comprit qu’il y aurait du ridicule à exprimer ses craintes.
— Je n’imaginais pas pourquoi vous n’y alliez jamais, dit nurse Rice ; vous ne vous amusez pas pourtant beaucoup ici. Moi, j’ai mon malade ; il me donne assez d’occupation pour que je ne m’ennuie jamais ; mais vivre comme vous le faites, je ne le pourrais pas.
Nurse Rice était strictement religieuse et lisait un nombre prodigieux de pamphlets édifiants ; mais, à cette différence près, sa conception de la vie se rapprochait beaucoup de celle de Nelly : vivre pour soi. La pensée de parents âgés, qu’elle avait laissés se débrouiller comme ils le pourraient sur leurs vieux jours, ne la troublait pas une minute ; elle avait son ouvrage, elle ne leur demandait rien ; elle estimait son devoir filial rempli ; toute sentimentalité lui paraissait antihygiénique. Sylvaine l’écoutait avec étonnement ; elles se réunissaient généralement une heure le soir après dîner ; Sylvaine jouait du piano, puis miss Rice chantait en s’accompagnant ; elle chantait de préférence des cantiques avec une voix juste et bien menée, sans le moindre sentiment. Elles causaient un peu ensuite et, si le temps était très beau, faisaient un tour au jardin : c’était la récréation nécessaire à miss Rice ; elle la prenait consciencieusement, non sans manquer de regarder l’heure de temps en temps. Sylvaine, silencieuse, levait les yeux vers le firmament et, à contempler la jeune lune se lever, ou frémir l’étoile du soir, sentait fondre son cœur… Sa grand’mère, Albéric, les joindre, être aimée d’eux… A quoi, sans leur tendresse, pouvait servir la vie ? Néanmoins, elle subissait l’ascendant de miss Holt et se prenait à considérer qu’en effet le présent était un don précieux.
Sa première course à Londres avait été féconde en réflexions ; elle avait vu avec un étonnement curieux l’intérieur de célibataire de la jeune journaliste : le petit appartement coquet, quoique meublé assez sommairement, qu’elle occupait dans un bel immeuble, véritable ruche féminine où toutes les difficultés de la vie étaient résolues pour des femmes seules. Miss Holt, en lui faisant les honneurs de son logis, lui avait dit :
— Vous admettrez que je ne suis pas à plaindre ; j’ai une sonnette qui communique avec le portier, une femme de ménage idéale dont je ne suis pas même responsable, c’est l’affaire de la housekeeper ; je déjeune et je dîne sans m’être occupée de rien, et ma dépense est réglée. Je puis rentrer à l’heure qui me plaît, recevoir qui je veux. Ne croyez-vous pas que cela est préférable à trimer dans une suburban villa avec une mauvaise servante, en attendant le retour d’un mari fatigué et de mauvaise humeur ?
Sylvaine osa suggérer que tous les maris n’étaient pas invariablement de mauvaise humeur.
— Si, affirma Nelly, ils le sont dès que la question d’argent entre en jeu ; mais, même avec beaucoup d’argent, un maître me déplairait.
— Mais, enfin, si votre cœur parlait ?
— Il ne parlera pas, n’ayez aucune crainte ; j’ai beaucoup trop à faire. Et elle avait expliqué à Sylvaine toutes les enquêtes dont elle était chargée, et à la nature de plusieurs d’entre elles Sylvaine fut saisie de surprise.
— Je vous étonne, je le vois bien, dit Nelly gaiement ; mais je suis décidée à vous débarrasser des bandelettes de votre maillot ; d’une façon ou d’une autre, il faut que vous preniez votre parti : ou conquérir votre indépendance ou l’aliéner, mais au moins que ce soit d’une façon qui ait le sens commun.
Après avoir offert à Sylvaine un excellent lunch dans un restaurant à la mode de Piccadilly, Nelly Holt avait proposé comme distraction la visite d’une des écoles dont elle s’occupait.
— Je veux vous montrer un quartier pauvre, car vous me paraissez avoir vécu dans un milieu absolument factice. Quand vous aurez vu ce que je vois tous les jours, vous réaliserez que la vertu à l’usage des douairières riches est un article de luxe.
Sylvaine n’avait pas osé refuser, mais elle eût préféré autre chose. Elles allèrent donc s’engouffrer dans l’underground et ressortirent à la lumière à l’une des stations voisines des plus bas quartiers du East-End. Elles traversèrent la place du marché de Spitafields, et, au milieu des voitures dételées des maraîchers, Sylvaine, le cœur serré, aperçut une enfant vêtue de haillons clairs, qui avec avidité ramassait à terre des débris de légumes. Longue et mince, avec des cheveux du plus beau blond tombant autour de ses joues, elle empilait les misérables détritus dans son tablier blanc souillé et déchiré. Elle se baissait avec le mouvement cauteleux d’une petite sauvage. Nelly la fit remarquer à Sylvaine.
— Croyez-vous que celle-là, si un jour elle tourne ce qu’on appelle mal, sera coupable ? Et tenez, regardez, la voilà dans quelques années d’ici.
Elles arrivaient à l’angle d’une rue sordide ; la porte battante d’un public house venait de s’ouvrir grande, et dans la belle lumière de ce jour de septembre une fille toute jeune, seize ans à peine, se détachait, appuyée au mur, un verre de bière à la main. Le visage était naïf et joli, les cheveux roux coiffés d’un canotier noir. Tout proche d’elle, un charretier, jeune aussi, penchait vers la pauvre créature un visage allumé par le désir et l’ivresse.
— Et c’est là cette chose qu’on appelle l’amour ! dit Nelly en secouant les épaules avec dégoût. Je préfère ne la jamais connaître… Voyez-vous, si vous n’étiez pas avec moi, j’attendrais dehors cette pauvre fille, je lui parlerais et je tâcherais de la sauver.
— Vous devriez être une religieuse, dit Sylvaine émue.
— Moi, du tout ; mais j’essaye d’être une créature humaine ; c’est déjà très difficile.
La visite à l’école avait un peu ranimé Sylvaine ; mais elle avoua à Nelly qu’elle ne se sentirait pas le courage d’approcher souvent les pires réalités de la vie.
— Non, je vois que vous ne l’auriez pas ; j’ai voulu m’en rendre compte. J’avais cru un instant que peut-être, en vivant comme moi, vous pourriez être heureuse ; et comme votre place ne paraît pas très fixée nulle part, je vous aurais offert de demeurer ensemble… mais, n’ayez pas peur, je ne le ferai pas. Vous êtes de l’école de Mme Gascoyne ; elle trouve horriblement immoral que je m’occupe des filles tombées… Mais, Sylvaine, imaginez-vous l’héroïsme qu’il faut pour rester pure dans certains milieux et ce que représente l’existence de misérables créatures dans des intérieurs où tout le monde grouille ensemble, honteusement ! Savez-vous ce que m’a répondu un enfant auquel j’expliquais l’instinct animal qui porte les parents à aimer leurs petits ? « Sûr, mon père ne m’aime pas comme les animaux aiment leurs jeunes. »
— Tout cela est affreux, dit Sylvaine.
— Oui, mais il faut vivre cependant, et vivre heureux si l’on peut : c’est un devoir. Si j’étais mélancolique, à quoi serais-je bonne ? Ne tournez pas à la mélancolie ; rien n’est si inutile ; c’est pourquoi je trouve inadmissible que vous restiez enfermée à la campagne pour assister au ramollissement cérébral du colonel Hurstmonceaux.
Mais Sylvaine ne voyait aucun moyen de s’y soustraire et s’efforçait d’accepter le sort qui lui était échu, en évitant de se plaindre.
Vers la fin du mois, Nelly Holt arriva un après-midi sans s’être annoncée et à la stupéfaction de Sylvaine, elle lui dit :
— Je pars pour Paris, je m’y suis fait envoyer. Avez-vous cinq cents francs disponibles ?
Sylvaine, qui crut que Nelly en avait besoin, se hâta de répondre affirmativement, ajoutant qu’ils lui étaient inutiles.
— Parfait. Alors vous venez avec moi.
— Moi ! C’est impossible.
— Et pourquoi, je vous prie ? Vous n’éprouvez, je pense, aucune objection personnelle à aller en France ?
— Assurément, dit Sylvaine, moitié pleurant, moitié riant.
— Mais il vous faut une permission, n’est-ce pas ? Nous allons sans peine obtenir celle du colonel Hurstmonceaux, et elle doit suffire à votre conscience. Je vais en causer avec nurse Rice.
L’entretien eut lieu sur l’heure et fut éminemment satisfaisant. Le colonel, ahuri, mais dominé entièrement par son impérieuse nurse, parut comprendre et approuver l’idée d’un petit changement pour Sylvaine. Miss Holt, admise en sa présence, le remercia avec beaucoup de bonne grâce, et lui répéta à plusieurs reprises qu’au bout de huit jours elle lui ramènerait Sylvaine. Nurse Rice réitéra l’engagement pris, et, en fin de compte, Sylvaine, tout étourdie, très effrayée de ce qu’elle faisait, hâta ses simples préparatifs de départ. Le lendemain matin, elle prenait la route de Newhaven et le soir, pouvant à peine en croire ses yeux, débarquait à la gare de l’Ouest où, à la descente du train, Albéric les attendait.
Miss Holt se mit à rire triomphalement à la surprise de Sylvaine.
— C’est moi qui lui ai télégraphié, il va m’être très utile.
Nelly Holt, pleine d’initiative, ayant en ses propres lumières une absolue confiance, considérait comme admirable l’idée qu’elle avait eue d’amener Sylvaine à Paris ; elle était persuadée qu’il ne manquait aux deux cousins pour s’entendre que l’occasion de se voir librement : il fallait qu’Albéric comprît que Sylvaine n’avait pas trouvé dans sa vie en Angleterre des avantages qui compensassent pour elle l’exil et l’éloignement de ce qu’elle avait toujours connu. En tout cas, la tentative valait un effort, et miss Holt s’applaudit d’avoir si bien mis les choses en train ; elle était sûre d’avance de la désapprobation de Mme Gascoyne ; mais cette idée, loin de l’intimider, stimulait son ardeur à réussir ; elle aimait assez à être seule de son avis et arriver à le faire prévaloir.
Cependant, pour éviter des critiques inutiles, au lieu de descendre à l’hôtel Terminus, comme elle en avait l’habitude quand elle venait professionnellement, elle choisit pour leur séjour une pension de famille particulière, recommandée par des amies impeccables. Sylvaine avait accepté pour bon l’arrangement, rassurée du reste pleinement par l’intervention de son cousin ; il faisait tellement partie de sa vie ancienne, et de l’atmosphère protectrice dans laquelle elle avait grandi que sa présence lui enlevait jusqu’à la pensée d’une inquiétude. Tout d’abord il s’établit porte-garant de l’approbation de son père.
— Il sera très content, je t’assure, car ils ont été désolés de ne pas t’avoir à Escalquens cet été.
Sylvaine n’avait pas répondu ; elle n’osait demander à Albéric pourquoi lui-même n’y était pas ; il s’abstint d’explications, et ne fit aucune allusion aux derniers temps de son séjour en Angleterre. Il ne parla durant cette première soirée qu’ils passèrent en plein air que du bonheur à vivre ensemble quelques journées, et du plaisir avec lequel pour tout il se mettait au service de miss Holt. Elle lui avait annoncé qu’elle voulait faire une enquête sur les étudiantes, et il l’avait assurée de sa compétence toute particulière pour lui servir de guide.
Sylvaine, cette première nuit de retour, ne put dormir ; elle éprouvait un bonheur presque aigu à se dire qu’elle ne verrait le matin, en ouvrant les yeux, ni le square aux maisons uniformes, ni le jardin solitaire de Reigate, mais une rue familière à ses yeux, ce faubourg Saint-Honoré près duquel, enfant, elle habitait avec sa mère. Sa mère et sa grand’mère lui paraissaient presque rendues, et elle pleura d’attendrissement à la pensée d’aller à leur tombe, de voir de ses yeux la pierre qui les couvrait. Demain elle irait chercher Pauline, et avec elle monterait là-haut, au cimetière. Il avait été convenu qu’Albéric accompagnerait miss Holt dans une première excursion au quartier Latin, et que Sylvaine, usant de la liberté acquise en Angleterre, se rendrait de son côté à Auteuil. Elle eût souhaité qu’Albéric vînt avec elle, mais Nelly Holt ne parut pas songer à cette combinaison, et Sylvaine n’osa la suggérer. Du reste, elle redoutait un peu de se trouver seule avec son cousin et s’exhortait à ne pas se nourrir d’espérances inutiles : elle les sentait cependant frémir dans son cœur.
Six mois ! Il y avait seulement six mois qu’elle était partie ! Et lorsqu’elle descendit du tramway à Auteuil, il lui parut qu’elle revenait après des années et des années. Et cependant quelle exquise sensation que de tout reconnaître ! Ses yeux dévoraient les maisons, les arbres, les murs, les affiches, toutes les choses inertes, restées indifférentes, et qu’elle retrouvait avec tant de joie.
Mais ce fut bien autre chose lorsqu’elle eut monté les quatre étages de la maison tranquille de la rue La Fontaine où Pauline avait sa chambre.
— Mme Pauline vient de rentrer, avait dit la concierge.
Sylvaine frappa, la porte sur le couloir s’ouvrit aussitôt, et le vieux visage familier s’encadra dans l’entre-baîllement. Ce fut un cri.
— Mademoiselle Sylvaine !
S’entendre appeler Mlle Sylvaine, que le son en fut doux à la jeune créature ! Elle jeta ses bras au cou de Pauline et l’embrassa en riant.
— Oui, Pauline, c’est moi.
L’autre demeurait ahurie, presque effrayée de cette apparition soudaine. Est-ce que les Anglais lui auraient fait des malheurs ? Est-ce qu’elle se serait sauvée ? Enfin elle trouva la parole.
— Et, bon Dieu ! ma chère demoiselle, qu’est-ce qu’il est arrivé ?
— Rien, Pauline, je suis venue avec une amie passer huit jours à Paris.
— Alors, vous repartez dans huit jours ?
— N’y pensons pas. Et puis, Pauline, il faudra venir me voir ; mon oncle et ma tante sont très bons, ils seront enchantés, j’en suis sûre.
— Mon Dieu ! mon Dieu, vivre en pays étranger ! Enfin, ma chère mademoiselle, vous allez bien ; et ce pauvre monsieur, le frère de madame, qui a eu une attaque, comment qu’il est à cette heure ? Il y a une dame au 26 qui a eu une attaque, il y a quinze jours ; ça l’a tenue quarante-huit heures, et puis elle est morte. C’est une dame dont j’avais souvent parlé à pauvre madame.
— Oh ! Pauline, je m’ennuie tant de ma grand’mère ! — Et des larmes brûlantes et pressées coulèrent sur les joues de Sylvaine. — Mon oncle m’en parlait, mais maintenant il est comme mort.
— Eh bien ! en voilà une vie pour vous, ma chère demoiselle. Et qu’est-ce qu’il dit, M. Gardonne ?
— Mais… rien, et puis ma tante Gardonne est malade aussi, il paraît.
— Si sa maladie peut guérir sa méchanceté… On ne m’ôtera pas de la tête qu’elle est jalouse de vous, cette femme. Et M. Albéric ? Je ne l’ai vu qu’une malheureuse fois. Il doit en faire des bêtises, depuis qu’il n’y a plus personne pour lui mettre du plomb dans la tête.
— Je vous ai écrit, Pauline, qu’il était venu à Londres pour me voir.
— La belle avance… enfin, j’ai mon idée. En tout cas, je suis à votre service tant que vous aurez besoin de Pauline.
Sylvaine lui confia son désir d’aller avec elle au cimetière.
— J’aimerais mieux demain, si ça ne vous fâche pas. J’ai un ménage l’après-midi, et je ne voudrais pas manquer de prévenir. Ça se comprend, n’est-ce pas ?
Sylvaine, malgré son désappointement, lui donna raison. Elles convinrent pour le lendemain.
— Est-ce que l’appartement est loué, Pauline ?
— Oui, mademoiselle, et quand je vois les fenêtres ouvertes, j’ai toujours envie de monter. On a emménagé il y a six semaines seulement.
— Ah ! Pauline, rien ne vaudra jamais pour moi ce petit appartement.
— Pour ça, c’est sûr ; mais que voulez-vous ? c’est la vie, il faut se faire une raison.
Elles descendirent ensemble ; Pauline, rouge, animée et bavarde ; Sylvaine, le cœur lourd, reprise par le sentiment d’abandon, par l’intime conviction de n’être qu’un accessoire aux existences avec lesquelles elle se trouvait en contact. Elle rentra et trouva triste la chambre banale ; elle écrivit des lettres, une à Mme Delaroute qui sûrement serait heureuse de la voir, mais elle eut quelque inquiétude sur l’approbation de Mme Delaroute à ce voyage impromptu. Elle écrivit aussi à son oncle, lui renouvelant sa promesse de ne pas rester absente plus de la semaine ; elle voulait s’obliger au retour.
Albéric et Nelly rentrèrent tard, mutuellement enchantés de leur journée : lui, persuadé qu’il plaisait à miss Holt, avait été particulièrement aimable, et, malgré son indifférence voulue à toute manifestation de ce genre, Nelly y avait pris un certain plaisir. La simplicité, le naturel d’Albéric constituaient évidemment des qualités très sympathiques, mais déjà elle doutait qu’il pût éprouver pour Sylvaine des sentiments plus durables et sérieux que ceux qu’il exprimait, si gentiment du reste.
Miss Holt était venue à Paris pour voir beaucoup de choses et ne pas perdre une occasion agréable ou utile ; aussi Sylvaine se trouva entraînée dans une course continuelle qui lui laissait une vague tristesse. Albéric les accompagnait partout, et jamais une minute Nelly Holt ne parut penser qu’il y eût quelque chose d’étrange à cette intimité ; sa bonne foi était entière ; nulle arrière-pensée ne lui venait à l’esprit, et elle acceptait les familiarités affectueuses d’Albéric comme des coups de chapeau ; elle ne s’interrogeait même pas sur le sentiment d’émotion fugitive qu’elle éprouvait parfois à son contact, tant son esprit et son cœur étaient libres d’entraînement. Elle avait jusque-là, sans le moindre trouble, vécu en termes d’une camaraderie très aisée avec plusieurs jeunes hommes, qui la traitaient effectivement en camarade. Albéric était incapable d’agir de cette façon avec quelque femme que ce fût, et il ne croyait aucunement à la vertu de miss Holt. La liberté de son langage, son assurance, l’avaient convaincu qu’on pouvait parfaitement prétendre à être bien vu d’elle, et, sans nourrir d’intention déterminée, il se serait jugé un imbécile de laisser passer une aussi jolie occasion sans essayer d’en profiter. Sylvaine le gênait bien un peu, mais Sylvaine n’était pas toujours en tiers. Nelly avait voulu aller au café chantant, et, bien entendu, il ne pouvait être question d’y conduire Sylvaine. Forte de l’intégrité de ses intentions, Nelly Holt n’avait aucune gêne à se trouver seule avec le jeune homme ; et elle eût cru lui faire injure en soupçonnant qu’il pût penser à lui manquer de respect. Ils avaient ensemble des conversations scabreuses qu’elle considérait comme purement psychologiques ; ils parlaient de l’amour, et Albéric en discourait avec une chaleur alarmante. Une fois même, le soir, tard, comme il la reconduisait en voiture ouverte, elle avait senti, tout à coup, des moustaches très douces et des lèvres caressantes sur sa nuque. Un frisson extraordinaire, à la fois brûlant et glacé, l’avait secouée de la tête aux pieds : la fascination avait duré un moment, un moment pendant lequel elle n’avait osé ni bouger ni crier ; puis, se dominant, elle avait dit en riant, comme traitant la chose en bagatelle : « Quelle bêtise ! » Et réfléchissant qu’il n’y avait plus qu’un jour à passer à Paris, elle jugea que le mieux était de ne plus reparler de cet incident. Mais, cette même nuit, Sylvaine fut prise d’un grand malaise, et le matin il apparut très évident qu’il lui serait, non seulement impossible de se mettre en route, mais même de se lever.
Nelly Holt et Albéric furent sérieusement alarmés : elle comme les personnes toujours bien portantes, avait la terreur instinctive de la maladie, et en cette circonstance sa responsabilité était engagée. Il ne lui vint pas à l’idée de s’y soustraire, et elle prit immédiatement avec son sentiment pratique toutes les mesures nécessaires pour que Sylvaine fût bien soignée. On fit appeler le médecin d’Auteuil qui la connaissait, et Pauline installée à son chevet. Nelly avait écrit aussi à Lucerne, à Mme Hurstmonceaux qui, télégraphiquement, avait annoncé son arrivée immédiate.
Sylvaine s’était remise entre les mains de sa tante avec une sorte de soulagement.
— Pauvre Beauté ! avait dit Mme Hurstmonceaux avec expansion, j’avais été si contente que Nelly vous eût arrachée à votre solitude. Voyez, vous n’auriez pas été malade si vous étiez venue avec moi. Enfin on va vous guérir, et plus tard je vous conduirai à Monte-Carlo.
Sylvaine avait acquiescé à tout ; la maladie avait été comme une délivrance pour elle, délivrance de la tension continuelle qu’elle s’imposait depuis tant de mois, et que la présence d’Albéric avait les derniers temps rendue presque insupportable. Elle éprouva un apaisement à s’entendre dire qu’elle ne devait ni parler ni penser, mais dormir et tâcher de regagner des forces. Le docteur avait catégoriquement rassuré Mme Hurstmonceaux ; il n’y avait aucune complication sérieuse à craindre, mais l’abattement nerveux était extrême, et serait peut-être long à combattre. Nelly avait conclu que c’était là une de ces maladies auxquelles il aurait suffi d’un peu d’énergie pour échapper ; aussi, elle parlait de rentrer à Londres où elle avait des engagements précis.
— C’est cela, retournez. Moi, dès que Sylvaine sera un peu plus forte, je la ferai transporter à l’Elysée-Palace ; le docteur me promet que cela se pourra dans trois ou quatre jours, et, en attendant, cette excellente Pauline ne la quittera pas. Je suis là, je suis là, Sylvaine n’a besoin de personne.
Dans son accablement, la malade avait fait peu attention aux absences de Nelly, qui entrait un moment dans sa chambre et en ressortait aussitôt. Elle était partie sans lui dire adieu, voulant, disait-elle, lui épargner la moindre émotion, et chargeant Pauline de ses messages d’amitié ; Albéric l’avait accompagnée jusqu’à Dieppe, et pendant deux jours on ne l’avait pas vu.
Maintenant, Sylvaine se retrouvait dans Portman Square, et par un de ces revirements inexplicables du cœur, la maison lui fit plaisir à revoir. Elle avait tant souffert pendant son court séjour à Paris qu’elle n’y pouvait penser sans détresse. Le pauvre colonel avait été ramené de Reigate, un peu plus apathique qu’il n’était parti, mais ayant recouvré des forces, et sa vie végétative menaçait de se prolonger longtemps encore.
Mme Hurstmonceaux s’admirait dans le rôle bienfaisant qu’elle remplissait. Du reste, elle constatait avec un sentiment triomphant que sa vertu ne restait pas sans récompense. Mme Caulfield et Kathleen, rentrées à Londres pour l’hiver, avaient, dès leur première semaine de retour, accepté une invitation à dîner ; Mme Gascoyne était venue voir son cousin et envoyait ses compliments à Mme Hurstmonceaux ; tout indiquait une détente prochaine. Mme Gascoyne était trop bonne tante pour nuire aux espérances de Kathleen, et l’inclination évidente qui portait Mme Hurstmonceaux vers cette jeune parente devait être cultivée ; puis, la présence de Sylvaine, traitée en fille de la maison, changeait tout : ce qui eût été impossible autrefois devenait acceptable. Mme Hurstmonceaux recevrait de la bonne compagnie, comme l’avait fait observer doucement Mme Caulfield ; le jour où la bonne compagnie consentirait à aller chez elle, c’était aux proches du colonel Hurstmonceaux de l’y amener.
Novembre enveloppait la ville de sa tristesse et de ses brouillards. Percy Rakewood n’avait pu y résister ; et, après quelques jours passés à Londres, pendant lesquels il n’avait cessé d’être enrhumé, le vieux beau avait repris le chemin du Midi, ayant auparavant chaudement exhorté Mme Hurstmonceaux à venir à Monte-Carlo en février comme elle le promettait ; et tendrement recommandé Sylvaine aux Caulfield.
Cependant, Sylvaine, pour le moment, semblait prendre les choses avec patience ; une aisance lui était venue qui lui permettait d’entrer et de sortir, de se mouvoir par la maison, sans le sentiment de gêne qui l’avait paralysée les premiers temps. Et puis, maintenant, elle avait des amies : Kathleen, qu’aucun brouillard, aucune tristesse atmosphérique, n’abattaient jamais, et avec elle Nelly, mais celle-là, on la voyait rarement ; extrêmement occupée en prévision de Noël, elle avait découragé les visites et se dispensait d’en faire. Sylvaine avait demandé à Kathleen si elle ne trouvait pas miss Holt un peu changée.
— Elle a été si bonne pour moi à Paris, et maintenant il me semble que je lui suis devenue étrangère.
— Oh ! ne vous formalisez pas des fantaisies de Nelly, avait répondu Kathleen ; sans doute, son conte de Noël lui donne du mal, et peut-être aussi n’est-elle pas en fonds. Moi, en pareil cas, je l’attends ; faites comme moi.
Mais Sylvaine ne pouvait se défendre de s’étonner et de se demander si Albéric écrivait à Nelly. Elle s’était sentie jalouse de l’espèce d’intimité entre eux qui avait semblé la reléguer à l’écart, comme une enfant.
L’électricité était allumée de bonne heure dans Portman Square ; des feux magnifiques brûlaient dans les cheminées, et des fleurs rares parfumaient l’atmosphère. Quelquefois le brouillard était si dense qu’on ne distinguait pas les arbres du square ; on semblait être dans une ville souterraine. Mme Hurstmonceaux n’en sortait pas moins et redoublait d’efforts pour se distraire.
Sylvaine revit avec plaisir Archie Elliot ; il y avait en lui une douceur enveloppante à laquelle elle n’était pas insensible. Il répétait un rôle important, et Mme Hurstmonceaux ne parlait pas d’autre chose. Archie, invité pour les rencontrer, avait reçu bon accueil de Mme Caulfield et de Kathleen, qui s’intéressaient particulièrement aux gens de théâtre, et Kathleen jugeait qu’être une grande actrice constitue une destinée magnifique ; sa mère ne disait pas non, et Mme Hurstmonceaux s’enthousiasmait sur l’indépendance d’esprit de la jeune fille. Il y avait des instants où elle avait au bord des lèvres le récit de ses triomphes, alors qu’elle charmait, en chantant, la garnison de Gibraltar, et puis la réflexion lui faisait refouler ses confidences.
Archie Elliot, discrètement, s’occupait de Sylvaine. Comme elle était encore faible et devait éviter de sortir par le mauvais temps, elle lisait beaucoup, et il présidait à ses lectures ; il lui en faisait même à haute voix parfois, et Mme Hurstmonceaux n’avait paru y voir aucun inconvénient. Dans ses visites quotidiennes à la maison de Portman Square, il était devenu tout naturel pour Archie Elliot, si Mme Hurstmonceaux était absente, de monter rendre visite à miss Charmoy, qui se tenait dans le salon de sa tante.
Il s’y trouvait un après-midi particulièrement morose, et Sylvaine, contente d’avoir une société, lui avait offert le thé. Ils causaient amicalement, et presque gaiement, car le grand souci d’Archie était d’amuser Sylvaine qu’il devinait en proie à une mélancolie latente, quand la porte s’ouvrit, et le colonel Blunt fut annoncé. Il s’avança très cordial et empressé vers Sylvaine, jetant en même temps un regard étonné sur Archie ; celui-ci s’était levé et dominait le colonel de sa haute taille : plus statuesquement beau que jamais, avec son teint de femme et ses cheveux bouclés, le favori des belles dames ne se trouva aucunement embarrassé par le mépris caché qu’il démêla dans la réception assez froide du colonel qui, avec sa petite taille, son visage fin, mais flétri, et ses yeux bleus aux paupières fatiguées, paraissait insignifiant, malgré son élégance très virile, à côté du superbe jeune homme. Néanmoins, le sentiment de sa position et de sa fortune, la grande habitude du monde, son tact averti, lui donnaient une aisance qui lui permit de tenir pour négligeable la présence de M. Elliot, dont il trouvait l’intimité avec Sylvaine au moins fâcheuse.
Il s’adressa à elle exclusivement pour lui apprendre qu’il revenait seulement du Yorkshire, ayant été obligé d’y rester beaucoup plus tard qu’il ne prévoyait d’abord.
— Alors, vous n’avez pas été en Allemagne ? dit Sylvaine étonnée.
— Non, mais je m’imaginais que vous le saviez, puisque votre cousin a passé quelques jours à Hombourg.
Sylvaine rougit sans rien répondre.
— On m’a appris que vous aviez été malade, continua le colonel, et j’en ai été véritablement affligé.
Sylvaine remercia, et comme l’entretien se prolongeait en duo, Sylvaine étant incapable d’y faire entrer Archie Elliot, celui-ci, qui avait pris un journal, finit par lui dire :
— Je pense que nous ne finirons pas la lecture aujourd’hui ; alors, je reviendrai demain.
— Vous n’attendez pas ma tante ? demanda Sylvaine timidement.
— Non, adieu.
Il lui serra la main avec familiarité ; puis, d’un coup de tête sec il salua le colonel.
Blunt le vit disparaître avec un plaisir infini ; intérieurement, il bouillonnait de la hardiesse d’Archie Elliot. Il aurait peut-être bien celle de faire la cour à miss Charmoy ?
Il la contempla avec délice. Un col de crêpe blanc allégeait le noir de la robe de Sylvaine, et elle lui parut, avec son air pâle et fragile, absolument enchanteresse. Il eût voulu sur l’heure se mettre à genoux devant elle ; lui dire qu’il l’adorait, lui offrir de faire d’elle la plus heureuse femme du monde si un dévouement sans limite mis au service d’une grande fortune pouvait y contribuer. Il n’osa pas, mais il osa la regarder avec émotion, et la voix un peu troublée il lui dit :
— J’ai fait beaucoup de changements dans ma vie depuis que je vous ai vue.
— Ah ! dit Sylvaine intimidée.
— Oui. D’abord, en me retrouvant chez moi à la campagne, j’ai compris que j’étais coupable de n’y aller jamais, car j’ai en mon pouvoir d’y accomplir beaucoup de bien… Alors, j’ai tout organisé pour y retourner régulièrement, et j’ai demandé à ma sœur, une chère vieille fille qui vivait retirée et que je n’appréciais pas assez, de venir tenir ma maison. Elle a eu la bonté de consentir, et elle est arrivée avec moi à Charles Street. J’espère maintenant que vous y viendrez puisque ma sœur sera là pour vous recevoir. Elle sera si heureuse de vous connaître, mademoiselle Sylvaine !
Elle sourit de l’appellation.
— Vous permettez que je vous nomme ainsi ?
— Mais certainement. Ah ! je comprends que vous soyez content d’avoir votre sœur avec vous ; c’est si triste de se sentir sans proche parent… seule… Et elle baissa la tête, accablée…
Il hésita… Non, il ne devait pas profiter de cette émotion fugitive, et puis, elle était trop jeune, trop timide ; il ne devait pas l’embarrasser. Le sentiment de la pureté d’âme de Sylvaine, de cette chasteté parfaite, embrasa le cœur de l’homme de plaisir ; il eût voulu être digne d’elle… Il ne put que dire :
— Je crois que vous aimerez ma sœur. Je le désire beaucoup, car elle a quitté ses amis et ses habitudes pour moi. Je voudrais qu’elle ne se sentît pas trop isolée.
— Je suis sûre que ma tante fera tout ce qu’elle pourra.
— Entre nous, Mme Hurstmonceaux est une excellente femme, mais pas du tout le genre de Laura. Ma sœur Laura est très délicate dans ses goûts.
Puis, après une pause, il demanda :
— Vous voyez souvent Archie Elliot ?
— Oui, presque tous les jours.
— Et il vous plaît ? Je suis indiscret, peut-être ?
— Il est très amical, et j’aime à l’entendre lire.
— Oui, c’est un bon histrion ; mais croyez-moi, mademoiselle Sylvaine, n’ayez pas trop confiance en lui…
— Oh ! nous ne disons jamais rien de confidentiel.
Mme Hurstmonceaux, dans un costume de velours grenat, une toque ornée d’une profusion de plumes blanches sur la tête, le visage éclatant de blanc, de rouge et de noir, fit son entrée avec l’impétuosité d’un cyclone, déchirant ses gants pour donner plus vite sa main nue au colonel Blunt et lui écrasant d’énormes bagues contre les doigts.
— Mon cher Cecil, si enchantée de votre retour ; vous nous manquez, vous nous manquez extrêmement. Oh ! j’ai beaucoup à causer avec vous.
Et elle lui murmura quelques paroles à l’oreille en éclatant de rire.
Le colonel Blunt parut goûter médiocrement la plaisanterie.
— Je vous en prie, dit-il, vous feriez se sauver miss Charmoy.
— Du tout, du tout ; restez, darling. Oh ! mon cher Cecil, quelle chance de vous voir aujourd’hui ! Justement, Mme Caulfield et sa fille dînent ici demain ; promettez-moi que vous viendrez aussi.
— Mme Caulfield ? dit-il étonné.
— Oui ; je l’aime beaucoup, affirma délibérément Mme Hurstmonceaux. Maintenant, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis les siècles que je ne vous ai vu.
Mme Duran, comme il convenait à une personne aussi dans le train qu’elle l’était, passait son automne en visites à la campagne. On se l’arrachait, car sa présence garantissait l’acceptation des hommes les plus recherchés. La beauté de Mme Duran, la diversité magnifique de ses toilettes formaient un appoint sérieux d’attraction. M. Duran occupait l’arrière-plan avec beaucoup de dignité bonne enfant, et, dans un recul encore plus éloigné, les deux ravissantes fillettes du ménage avaient leur place dans le tableau. La belle Maud, malgré tant de triomphes qui la suivaient partout, n’était pas exempte de sérieuses préoccupations. Sans croire possible que le colonel Blunt tentât sérieusement de se dérober à son joug, et bien que le séjour qu’il faisait chez lui à Gowton Hall ne fût guère de nature à inspirer des inquiétudes quant à sa fidélité amoureuse, néanmoins, et en dépit des explications dont il avait été prodigue, Mme Duran avait trouvé fort mauvais qu’il n’eût pas tout quitté afin de venir la rejoindre à Hombourg. Elle y avait convié le jeune Gardonne, dans la seule intention d’alarmer la jalousie du colonel Blunt ; mais sa peine avait été perdue, et, de son côté Albéric s’était montré assez insensible à la présence des grands-ducs et princes dont Mme Duran faisait sa société quotidienne. Du reste, elle ne l’intéressait plus ; il avait, selon le désir qu’elle lui en avait exprimé, exécuté d’elle un médaillon à l’intention d’un souverain incognito ; puis l’œuvre achevée un beau matin, sans dire adieu, il avait repris le train de Paris. L’épisode demeurait pour lui sans importance, et l’intrigue ébauchée n’était pas même un souvenir. Il ne se disait pas que Mme Duran s’était moquée de lui ; il ne se disait rien du tout. Dans la longue galerie de ses éphémères conquêtes elle alla rejoindre d’autres images au fond du plus épais oubli. Sous ce rapport, la jeunesse de cœur d’Albéric était admirable ; il brûlait avec la plus parfaite sérénité l’idole qu’il avait adorée la veille, et sans qu’il lui en coûtât le plus léger sacrifice.
Mais surtout Mme Duran s’étonnait que depuis son retour à Londres le colonel Blunt ne fût pas immédiatement accouru ; elle tenait plus que jamais à ce que son empire sur lui fût dûment constaté. Déjà dans le clan masculin on lui avait parlé à mots pas couverts de son divorce possible, et elle-même, dans le tête-à-tête conjugal, jetait en l’esprit de son mari les premières semences d’une pensée de dévouement supérieur, lequel dans l’intérêt futur de leurs filles lui ferait accepter, à un moment donné, d’assumer des torts et rendre à sa femme, d’un accord secrètement consenti, la liberté qui pourrait la conduire à un mariage magnifique. Elle citait des exemples : celui du premier mari de la marquise de Lothair, qui avait généreusement abdiqué ses droits paternels afin que ses enfants profitassent de la situation élevée de leur mère ; depuis la mort de celle-ci, il était lui-même fréquemment l’hôte du marquis, et ses filles étaient appelées à des établissements de premier ordre ! Ces raisonnements avaient beaucoup d’effet sur Harry Duran, mais à leur efficacité réelle le colonel Blunt était indispensable. La bellissime Maud, si encensée qu’elle fût, connaissait fort bien la valeur marchande de chacun et savait que, même pour les quasi-déesses, le mari très riche, très honorable, est toujours laborieux à trouver. Elle avait, il est vrai, avec beaucoup de prévoyance mis à profit son séjour chez la vieille duchesse de Purbeck, où elle villégiaturait depuis une quinzaine, pour inspirer une passion extravagante au propre petit-fils de la duchesse, garçon de vingt ans et héritier présomptif ; mais tout en ayant une confiance justifiée dans son pouvoir de séduction Mme Duran ne se dissimulait pas qu’il y aurait d’énormes difficultés à surmonter avant d’arriver à amener le jeune lord à lui proposer le mariage. Il parlait couramment de l’enlever, le lui offrait avec enthousiasme ; mais elle n’avait qu’une médiocre confiance dans le résultat qui en suivrait et elle n’aimait pas le scandale inutile. D’autre part, sans avoir l’air d’y toucher, la vieille duchesse, qui voyait toujours fort clair à ce qui se passait autour d’elle, avait laissé tomber quelques avertissements bienveillants, tous marqués au coin de la plus extrême indulgence, mais aussi de la sagesse la plus rassise, exhortant indirectement sa jeune amie à ne pas perdre le sens pratique de l’existence.
— J’ai vu d’admirables créatures faire de ridicules naufrages, avait-elle dit ; il leur avait manqué une amie d’expérience pour les avertir à temps.
Mme Duran s’était jetée en pleurant dans les bras de la duchesse, qui lui avait promis son appui, et tacitement elles s’étaient comprises.
La duchesse de Purbeck comptait parmi les protectrices notoires d’Archie Elliot, et, précisément trois jours après s’être rencontré chez Mme Hurstmonceaux avec le colonel Blunt, il vint passer les quarante-huit heures de fin de semaine à Purbeck. Il fut enchanté d’y trouver encore Mme Duran et s’empressa de lui donner des nouvelles du colonel Blunt ; il le fit sans réticences et ne lui cacha pas qu’il lui était venu à la pensée que ce cher Cecil avait peut-être la velléité de se remarier et que miss Charmoy l’intéressait beaucoup.
— Du reste, avait ajouté négligemment Archie Elliot en montrant ses belles dents, notre excellente Mme Hurstmonceaux a l’air de le croire aussi. Cecil Blunt se range, Cecil Blunt se fait garder par sa sœur.
Puis, se penchant confidentiel vers Mme Duran :
— Je vois que vous avez jeté l’hameçon sur un bien plus gros poisson.
Mme Duran prit l’air indigné qui convenait à l’innocence dont elle faisait profession et, voulant rendre immédiatement le tic pour le tac, répondit :
— Mais je croyais, moi, que c’était vous qui étiez amoureux de miss Charmoy, méchant garçon !
— Moi ? Je ne suis amoureux que de mon art.
— Ah ! comme vous avez raison ! C’est comme moi, je ne suis amoureuse que de Harry.
— Je vous en félicite, c’est lui qui vous a encore donné cette bague magnifique que je ne connaissais pas ?
— Non, c’est moi qui me la suis achetée.
— Chère créature, vous faites donc des économies ?
— C’est indispensable, vous le savez aussi bien que moi.
Et tous deux, souriants, en étaient restés là.
Archie Elliot croyait avoir porté un coup droit au colonel Blunt et entravé pour longtemps ses entreprises matrimoniales ; autant qu’il pouvait ressentir de tendresse, Archie Elliot en éprouvait pour Sylvaine ; du moins il en était jaloux, tenait à ce qu’elle demeurât isolée et croyait certain qu’à un moment donné il arriverait à toucher son cœur. Seule, parmi les femmes dont il était entouré, elle semblait indifférente : il voulait en être préféré ; il la devinait si vulnérable à une affection qui paraîtrait sincère et désintéressée ! Il fallait arriver à ce que Mme Hurstmonceaux elle-même lui offrît sa nièce. Ce mariage serait pour lui un véritable triomphe ; mais pour y parvenir il était de toute importance de n’avoir point de rivaux, surtout un homme comme le colonel Blunt, qui nécessairement, au jugement de Mme Hurstmonceaux, devait réaliser le mari idéal.
Mme Duran, ses villégiatures finies, réintégra sa maison de Sloane Street, et le colonel Blunt en fut avisé par la plus gracieuse missive. Au lieu de la scène de récriminations et de larmes qu’il attendait, il se vit accueilli avec une douceur parfaite, une humilité tendre, et l’acceptation indiscutée de toutes ses raisons et de toutes ses excuses. Même l’installation chez lui de sa sœur fut grandement approuvée. Quelle que fût la fatuité naturelle du colonel Blunt, gâté par le facile succès, il ne se dissimula pas qu’une attitude si inattendue était un peu alarmante, et allait rendre beaucoup plus difficile l’émancipation qu’il souhaitait si vivement ; mais tout aussi bien que Mme Duran il savait cacher sa pensée, et il se montra si cordialement familier et affectueux, englobant mari et enfants dans sa bienveillance, que les craintes de la belle Maud se trouvèrent presque entièrement dissipées. Cependant elle résolut de continuer à agir avec une sage prudence : l’enjeu valait la patience. Elle eut soin d’éviter tout ce qui aurait pu sembler vouloir s’imposer et revendiquer des droits… L’excellente duchesse, tout en philosophant, lui avait théoriquement développé quelques-unes de ses vues, concernant l’irrésistible empire de la faiblesse sur les hommes dont l’amour-propre est le sentiment dominant. Le colonel Blunt n’était pas insensible, et la douceur de son amie l’embarrassa beaucoup plus que ne l’auraient fait les reproches. Il se sentait désarmé et mal à l’aise devant cette femme, dont sa courtoisie innée le faisait se regarder comme l’obligé. Elle était infiniment belle, et lui avait procuré l’orgueil, presque public, d’une préférence affichée. Il pensa qu’il convenait d’agir vis-à-vis d’elle avec les plus grands égards, et se promit de se montrer assez généreux pour échapper entièrement au reproche d’ingratitude. Il sortit de chez Mme Duran dans une disposition d’esprit très agréable en ce qu’elle exaltait la confiance qu’il avait en lui-même. Il jugea qu’il pouvait légitimement prétendre à tout. Quel orgueil ce serait pour lui de montrer au monde comme sa femme une créature telle que Sylvaine ! Sûrement il l’obtiendrait ; il en arrivait presque à imaginer que dans son dévouement à sa personne Mme Duran l’y aiderait, et, dans un élan d’attendrissement vaniteux, il se promit de lui demander, comme une dernière marque d’affection, de ne pas se mettre entre lui et son bonheur.
Sylvaine commençait à s’étonner de l’insistance d’Archie Elliot à s’occuper d’elle, et surtout de la volonté évidente qu’il apportait à saisir les moindres occasions de tête-à-tête. D’abord la jeune fille avait cru à un hasard ; puis, elle dut se convaincre d’une préméditation voulue. Même en présence de Mme Hurstmonceaux et sous mine de badinage, Archie lui prenait la main ou lui récitait des vers enflammés ; la grosse Mme Hurstmonceaux riait, complètement hypnotisée par la séduction de son favori et admirant tout en lui. Il répétait dans Portman Square des scènes entières de son nouveau rôle, et Mme Hurstmonceaux en suffoquait d’enthousiasme, d’autant qu’il lui faisait jurer le plus rigoureux secret. Sylvaine avait essayé de se dérober à ces représentations à huis clos ; mais sa tante, avide de suffrages pour Archie, l’envoyait chercher, et même nurse Rice avait été admise à juger du merveilleux talent de l’acteur mondain.
Le pauvre colonel devenait de plus en plus une valeur négligeable, du moins moralement, car les soins assidus ne lui manquaient pas. On le laissait errer dans les deux pièces à son usage ; il passait ses heures à se remémorer le lointain passé, et, sur son vieux visage endurci les larmes coulaient fréquemment en parlant de sa mère ou de sa sœur Mary. Sylvaine éprouvait pour le malheureux homme une immense compassion ; c’était elle qui rangeait les fleurs qu’on prodiguait autour de lui pour l’égayer ; elle qui répondait à ses interrogations éperdues pour l’aider à fixer ses souvenirs. Tel qu’il était, son oncle lui semblait un rempart, et elle se réfugiait souvent auprès de lui, donnant à nurse Rice une liberté que celle-ci appréciait fort. Le colonel demandait à Sylvaine qui venait, qui elle avait vu ? Il paraissait heureux quand elle nommait Mme Caulfield ou Kathleen, mais le nom d’Archie Elliot l’irritait toujours ; la vue seule de sa femme semblait lui causer une sourde colère, mais le docteur ayant expliqué que ces sortes d’antipathies irraisonnées contre les êtres les plus aimés sont fréquentes dans ce genre de maladie, Mme Hurstmonceaux, son amour-propre sauf, en profitait pour s’épargner un spectacle pénible. Elle s’en remettait à Sylvaine pour la remplacer, faisant valoir l’énorme sacrifice qu’elle s’imposait afin d’assurer la paix d’esprit du cher colonel. Quelquefois avant de monter en voiture, elle apercevait derrière le carreau la silhouette courbée de son mari, immobile, regardant au dehors ; elle lui envoyait alors de la main un salut amical auquel il ne répondait jamais.
Mme Duran se montrait extraordinairement affectueuse pour Mme Hurstmonceaux, l’invitant à se joindre aux parties qu’elle organisait sans cesse, venant fréquemment aussi dans Portman Square, gracieuse pour tous, même pour Archie Elliot, à qui elle ne paraissait pas garder la moindre rancune. Le colonel Cecil Blunt avait eu un long accès d’asthme, ce à quoi il était sujet ; ses amies avaient été le voir, et maintenant qu’il allait mieux il avait lancé des invitations pour plusieurs dîners de dames que sa sœur présiderait. Pour le premier, Mme Hurstmonceaux et sa nièce, Mme Caulfield et Kathleen étaient conviées et avaient accepté. Le colonel Blunt, très habilement, avait mis Mme Caulfield dans la confidence de ses perplexités vis-à-vis de Mme Duran et de ses espérances à l’égard de Sylvaine, et Mme Caulfield, tout en l’approuvant et l’encourageant, lui avait recommandé avant tout de ne pas se hâter. Elle entendait dire de tous côtés que le petit-fils de la duchesse de Purbeck affichait sa passion pour Mme Duran, et celle-ci, à un moment donné, commettrait quelque imprudence qui rendrait plus facile la tâche du colonel Blunt.
— Croyez-moi, le temps sera votre meilleur auxiliaire ; ma sœur, Mme Gascoyne, compte demander qu’on lui donne Sylvaine pendant un mois ce printemps. Là, sera votre vraie occasion.
Le colonel Blunt, plein de reconnaissance pour l’appui promis, s’était engagé à n’agir qu’avec une extrême réserve. Préventivement, il exhortait sa sœur à gagner l’amitié de Sylvaine ; mais miss Neville (elle était fille d’un premier mariage de leur mère commune) était fort timide et ses avances se bornaient à serrer affectueusement la main de Sylvaine et à lui dire qu’elle était bien heureuse de la voir. Sylvaine, qui avait la même bonne volonté d’être agréable à miss Neville dont l’aimable visage si doucement fané lui plaisait, était tout aussi dépourvue d’initiative, et l’intimité dans ces conditions réciproques n’avançait pas. Kathleen avait été d’avis que Sylvaine fût avertie des intentions du colonel Blunt, et croyait qu’en l’habituant à l’idée on la disposerait à y penser sérieusement ; mais Mme Caulfield jugea le procédé indélicat ; Kathleen promit donc de se taire, et chez elle la moindre promesse était sacrée.
Aux environs de Noël, Mme Hurstmonceaux eut une quantité d’engagements au dehors ; elle avait espéré que Sylvaine y participerait ; mais, encouragée par Kathleen, Sylvaine demanda à maintenir encore pour cette année la retraite qu’elle avait observée jusque-là ; la mort de Mme de Nohic paraissait à Mme Hurstmonceaux un événement antédiluvien, et elle trouvait vraiment absurde, sans oser l’exprimer tout haut, que Sylvaine s’en prévalût pour tenir une ligne de conduite aussi contraire aux intérêts d’une jeune personne ; mais enfin, maintenant, l’intimité établie avec les Caulfield le rassurait sur le sort de Sylvaine qui n’était plus jamais abandonnée, car Kathleen venait très volontiers dîner en tête à tête avec sa cousine, et ces moments passés ensemble étaient les plus agréables de la vie de Sylvaine ; elle avait essayé en vain de renouer l’intimité avec Nelly ; celle-ci, très affectueuse quand elles se voyaient, se refusait cependant à toute sortie et n’avait pas voulu une seule fois dîner en tiers avec les deux cousines. Sylvaine s’en étonnait, mais Kathleen l’expliquait comme la chose du monde la plus naturelle.
— Elle sort tant, professionnellement, et le matin et le soin que je comprends qu’à cette époque de l’année elle s’abstienne, lorsqu’il n’y a pas de nécessité.
Néanmoins Nelly avait écrit à Sylvaine pour lui demander de vouloir bien obtenir d’Archie Elliot des renseignements sur l’Amérique et les chances d’y gagner de l’argent ; lui-même y avait fait une saison très fructueuse. Nelly exprimait une grande curiosité d’étudier à fond les conditions du nouveau monde, et particulièrement ce qui avait trait à l’émancipation féminine. Archie Elliot, interrogé par Sylvaine, s’était montré disposé à donner tous les renseignements et toutes les recommandations ; il avait même offert de présenter miss Holt à l’impresario qui l’avait conduit en Amérique, et qui pouvait l’éclairer beaucoup mieux qu’il n’était en son pouvoir de le faire. Nelly avait paru très satisfaite de cette proposition, et il était question d’un rendez-vous chez Mme Hurstmonceaux où toutes les parties intéressées se rencontreraient.
En arrivant le dernier jour de décembre pour dîner avec Sylvaine, Kathleen Caulfield exprima ses regrets de ne pouvoir rester tard.
— J’ai dû promettre absolument d’aller chez les Bertie Gascoyne ; on fait de la musique en famille, et ce serait un grief éternel si je n’y paraissais pas. La voiture viendra me prendre à neuf heures et demie, car la réunion se termine à minuit, et je dois aller chercher maman qui se repose et vous envoie ses tendresses ; elle m’a même suggéré de vous engager à venir avec moi : vous seriez parfaitement reçue, et ce serait moins triste que de finir l’année solitairement dans cette grande maison. La hauteur des plafonds, ajouta Kathleen en levant les yeux, a quelque chose d’impressionnant.
— Vous êtes tout à fait bonne, répondit Sylvaine ; mais j’aime mieux, je vous assure, être seule ce soir ; je penserai à l’année dernière.
Kathleen s’était assise devant le feu, et le reflet du foyer jouait sur son visage au teint mat ; avec ses yeux brillants, ses cheveux sombres, l’élégance de son long cou, elle était fort belle. Sylvaine l’admirait ; la froideur même de Kathleen lui plaisait, d’autant qu’elle avait le plus beau sourire et dans toute sa personne quelque chose de conquérant ; elle était comme l’incarnation d’une race pondérée et forte ; elle faisait l’effet d’un animal de pur sang, capable des plus grands efforts et d’une résistance extrême. Sur tous les sujets elle parlait avec décision, et chez elle l’hésitation ne paraissait pas exister. Sylvaine, et elle le lui disait en riant, lui faisait l’effet d’un « kitten » qu’on doit tenir dans les bras et caresser ; elle l’aimait plus qu’elle ne s’en serait crue capable, et souhaitait avec une absolue sincérité le bonheur de sa jeune cousine.
Tout en tendant vers la flamme ses belles mains un peu grandes, mais si aristocratiques, et couvertes de bagues, Kathleen dit :
— J’espère, Sylvaine, que l’année prochaine, dans des conditions de vie plus favorables, vous vous souviendrez de cette soirée-ci avec amitié ; vous ne finirez pas une autre année ici.
— Qui sait ? répondit timidement Sylvaine.
— Vous devez vouloir qu’il en soit autrement ; vous êtes faite pour vous marier et je compte que d’ici douze mois vous serez une femme heureuse.
— Et vous, Kathleen, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Vous êtes si belle !
— Petite flatteuse ! Mais j’admets que je ne sois pas un monstre ; seulement je ne suis pas faite du tout pour le mariage, je déteste souffrir. Je ne veux pas vous dégoûter, et du reste on ne dégoûte pas ceux qui ont une vocation, mais la vie des femmes mariées est une succession de tribulations. J’ai eu un exemple probant sous les yeux, et ceci depuis que je me rappelle, mais rien n’a corrigé maman. Elle me prêche le mariage tous les jours, sans le moindre espoir du reste de me convaincre ; c’est pour obéir à sa conscience, comme lorsqu’elle me faisait réciter le catéchisme.
— Votre mère est heureuse de vous avoir, Kathleen ; ma grand’mère aussi eût été bien seule sans moi… quand nous serons vieilles…
— Je préfère carrément vieillir en égoïste ; à mon sens, c’est beaucoup moins triste ; mais je parle pour moi, et je vous souhaite de devenir une grand’mère respectée… Vieillir comme Mme Hurstmonceaux, en se cramponnant à sa jeunesse disparue, voilà qui est affligeant pour le spectateur ; car soyez sûre que Mme Hurstmonceaux est enchantée de sa propre personne. Où dîne-t-elle ce soir, cette vieille folle ?
Sylvaine ne put s’empêcher de sourire.
— Chez Mme Duran.
— Un très grand dîner ! Des altesses royales ?
— Je n’en sais rien ; elle était magnifiquement habillée, en tout cas.
— Elle rentrera tard assurément. Venez donc avec moi, Sylvaine ; vous êtes toute perdue dans cette énorme maison.
— Je n’y pense plus, je m’y suis accoutumée. Si j’ai sommeil, je monterai me coucher ; sinon j’attendrai ma tante : elle sera enchantée de causer.
Kathleen insista encore un peu, et quand on vint annoncer la voiture, dit :
— J’ai presque envie de la renvoyer à maman et de rester avec vous ; je déteste vous laisser à votre isolement : vous êtes si peu faite pour l’isolement !
Sylvaine fut véritablement touchée, mais engagea sa cousine à tenir ses promesses.
— Bonsoir alors, puisque vous me renvoyez, et une meilleure année.
Puis, contrairement à ses habitudes, Kathleen donna à Sylvaine un baiser affectueux, et tout en descendant l’escalier, de la main, continua à lui faire signe amicalement, pendant que Sylvaine, penchée sur la rampe, la regardait s’éloigner.
Le calme était profond dans ce salon placé à l’arrière de la maison ; on n’entendait même pas le roulement des quelques voitures qui passaient dans le square ; à l’intérieur, rien ne bougeait. Nurse Rice fermait les portes sur son malade et sur elle-même, dès neuf heures, et le nombreux personnel, sauf un valet de pied qui sommeillait dans le hall, se trouvait au sous-sol pour le souper.
Sylvaine, qui n’y eût peut-être pas songé sans les paroles de Kathleen, éprouva tout à coup le très vif sentiment de solitude auquel se mêla une peur imprécise. Au départ de Kathleen elle avait éteint une partie de l’électricité, ne gardant d’éclairée que la table où elle lisait ; d’un geste, elle ralluma tout, jetant les yeux autour d’elle avec angoisse. Derrière les grandes portières de tapisserie, soigneusement baissées, il y avait l’autre immense salon, sombre et vide. Elle regarda à plusieurs reprises la porte qui donnait sur l’escalier avec une appréhension inexpliquée de la voir s’ouvrir. L’idée d’être obligée de monter deux étages pour arriver à sa chambre, de passer devant tant de portes closes, lui fut désagréable.
— Je suis ridicule, pensa-t-elle ; en quoi cette soirée est-elle différente des autres ? La dernière de l’année ! mais c’est une convention ; chaque jour termine une période de temps qui tombe dans le passé. Que je sois triste, c’est naturel ; mais que j’aie peur, car j’ai peur — et elle frissonna — c’est une folie. J’ai mal aux nerfs, assurément. Je vais écrire à Nelly Holt ; cela me forcera à ne pas laisser errer mes idées.
Résolument, elle se mit à la table de Mme Hurstmonceaux et commença sa lettre. Elle n’était pas arrivée au bas de la page, et dix heures venaient de sonner dans le silence quand retentit le heurtoir de l’entrée.
Une idée folle traversa la cervelle de Sylvaine. Elle s’imagina qu’Albéric lui faisait la surprise de venir lui souhaiter la bonne année. Ce devait être lui, c’était lui. Quel autre pourrait être admis à cette heure indue ? Car on montait l’escalier. D’un élan elle se leva, s’avançant, tremblante d’une joie délicieuse. On se rapprochait : lentement la porte roula sur ses gonds et, à la stupéfaction de Sylvaine, livra passage à Archie Elliot. Elle eut un mouvement de recul. Dès le seuil, le domestique encore là, il avait dit très haut :
— Je suis porteur d’un message de Mme Hurstmonceaux.
Puis, avant que Sylvaine, soudain tombée de si haut, eût trouvé un mot de réponse, il fut à son côté, et la saisissant avec impétuosité il essaya de la serrer dans ses bras, tout en répétant d’une voix étouffée : « Darling, darling !… »
Terrifiée, Sylvaine le repoussa de toutes ses forces. Evidemment surpris, il avait relâché son étreinte. Elle se recula, blême, trouvant à peine la force de balbutier :
— Mais vous êtes ivre… vous êtes ivre… Sortez !
Assurément Archie Elliot avait bu, car loin de lui obéir il marcha hardiment vers elle, montrant ses dents de jeune chien.
— Chère petite hypocrite ! Vous m’écrivez de venir, et vous me recevez ainsi ! N’ayez donc pas peur ; nous sommes seuls, bien seuls…
Trop effrayée pour répondre, croyant avoir affaire à un fou, saisie d’une terreur et d’une horreur qui lui enlevaient l’usage de la parole, Sylvaine, les yeux dilatés, le regardait ; elle le regardait venir, se rapprochant pendant qu’éperdue elle se dérobait, renversant les chaises sur son passage… arrêtée soudain par le froid du carreau qu’elle rencontra derrière elle.
Archie lui parlait doucement.
— Venez, ma beauté, venez dans mes bras ; vous savez bien que je vous aime.
Et brusquement il l’avait reprise, la maîtrisant cette fois, essayant de l’entraîner vers le canapé garni de coussins.
Elle poussa un cri rauque, cri que des baisers tentèrent d’étouffer. Mais d’un effort désespéré elle se baissa et mordit si violemment la main d’Archie que dans un mouvement involontaire il fit un pas en arrière et lâcha Sylvaine.
Au même instant, une voix furieuse lui criait tout près : « Canaille ! » Devant lui se tenait Mme Hurstmonceaux en robe rouge, tout étincelante de diamants. Entrée silencieusement par la portière du grand salon, elle avait jeté à terre son manteau ; la colère lui convulsait le visage, et comme une furie elle s’avança vers Sylvaine qui, à moitié évanouie, s’était affaissée sur une chaise.
— Misérable ! misérable, que j’ai reçue dans ma maison par pitié… oui, par pitié !
Sylvaine qui, se croyant secourue, s’abandonnait, bondit sur ses pieds.
— C’est à moi que vous parlez, à moi que cet homme a insultée ?
Et d’un mouvement de pudeur ses deux mains couvrirent son visage.
— Oui, à vous, mademoiselle, à vous, répéta Mme Hurstmonceaux haletante, redevenue dans l’excès de sa passion la femme de bas étage. Ah ! Ah ! j’étais aveugle, je ne voyais pas, mais d’autres voyaient votre manège. Vous saviez bien où prendre vos amoureux. C’est sans doute lui que vous avez été rejoindre à Paris. Imbécile que j’étais !
Et se retournant, les deux poings crispés et menaçants, vers Archie Elliot :
— Vous êtes son amant, mais vous me le payerez cher tous les deux ; je la déshonorerai publiquement, entendez-vous ? Et vous, et vous…
Elle faillit étouffer.
— Vous êtes folle, entièrement folle, dit Elliot livide à son tour.
Puis, s’emparant des bras levés de Mme Hurstmonceaux, il les abaissa dans une violente saccade.
— Taisez-vous ! Vous ne savez pas ce que vous dites.
— Ah ! je ne sais pas ce que je dis ? Je vous ai assez comblé, vous vivez de mes bienfaits ; et sous mon toit, avec cette fille que j’ai recueillie… Ah ! on ne me croyait pas assez pure pour elle. C’est assez ridicule du reste ; on sait ce qu’était sa…
Le mot qu’elle allait prononcer fut arrêté par la main brutale d’Archie Elliot, se posant large et rude sur la bouche ouverte pour crier l’outrage. En même temps, il siffla entre ses dents :
— Je vous tue, si vous ne vous taisez pas.
Mme Hurstmonceaux éclata alors en sanglots.
— C’est horrible ! C’est affreux ! Je la chasse. Qu’elle sorte, qu’elle parte tout de suite.
Et se jetant en avant vers Sylvaine médusée et comprenant à peine la scène dans laquelle elle jouait un rôle :
— Sortez de chez moi, vous dis-je, voleuse d’hommes. Demandez-lui de vous suivre, allez chez lui, si vous voulez. Demain… demain… je déchirerai mon testament… Quand je pense qu’il faut que j’attende à demain.
Et, dans un geste de rage impuissante, elle se tordit les mains.
Sylvaine, ainsi que dans un cauchemar épouvantable, marchait vers la porte. Elle partait, elle partait… Pourvu que les forces ne lui manquassent pas !
Mme Hurstmonceaux, en proie à un véritable délire, continuait à hurler ses insultes à l’un et à l’autre ; Archie Elliot lui ordonna impérieusement le silence.
— Je ne sais quel est le diable qui a préparé ceci, dit-il tout bas… mais prenez garde, prenez garde…
Et la secouant de droite à gauche par le seul mouvement du bras, il la jeta échevelée et écumante sur un siège bas… Elle répétait de sa voix étranglée — on voyait les mouvements spasmodiques de sa gorge qui menaçaient de rompre le fil de perles qu’elle avait au cou :
— Vous me rendrez tout, tout l’argent que je vous ai donné ; et mon testament… je referai mon testament…
Sylvaine avait franchi le seuil. La porte avait été refermée derrière elle, elle était seule. Etourdie comme d’un coup de massue, elle se passa deux ou trois fois la main sur le front, ne réalisant pas, ne sachant ce qu’elle allait faire. Dans le salon, les éclats de voix continuaient et se répercutaient dans la maison sonore. Soudain, une porte du rez-de-chaussée s’ouvrit vivement ; quelqu’un monta l’escalier et nurse Rice, émue contre sa coutume, fut aux côtés de Sylvaine.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Le colonel est très agité ; il veut se lever.
— Je m’en vais… murmura Sylvaine du bout des lèvres, je m’en vais…
— Mais où ? interrogea nurse Rice stupéfaite.
— Je ne sais pas… mais je m’en vais… Oh ! laissez-moi partir, vite, vite…
Nurse Rice l’aida à descendre ; quand elles furent en bas de l’escalier, elle fit entrer Sylvaine dans la salle à manger déserte.
— Restez là ; je vais chercher un manteau.
Boddle, le maître d’hôtel et un valet pied, assistaient imperturbablement graves à ce qui se passait.
— Boddle, dit nurse Rice, miss Charmoy désire un fiacre tout de suite.
— Très bien, madame, mais il vaudrait peut-être mieux que James monte sur le siège.
Rien n’étonnait Boddle, et il ne perdait jamais sa présence d’esprit.
— Oui, certainement, vous avez raison.
La porte fut ouverte et le coup de sifflet d’appel lancé dans la nuit. C’était une nuit assez claire, avec de la neige sur la terre et les arbres dépouillés. En moins d’une minute, une voiture fermée fut arrêtée au ras du trottoir.
Nurse Rice était revenue vers Sylvaine, qui passive se laissait faire ; elle l’enveloppa d’une de ses longues pèlerines d’uniforme et lui mit un châle de laine noire sur la tête.
— Chez Mme Caulfield ? suggéra-t-elle.
— Non, dit Sylvaine en frissonnant, non… chez Nelly Holt ; Nelly me recevra.
— Mais, miss Charmoy, qu’est-ce qui a pu arriver ? Votre oncle est dans un état alarmant ; comment vais-je le calmer ? Qu’est-ce que je dois dire ?
— Dites ce que vous voulez… oh ! laissez-moi m’en aller…
La voix de Mme Hurstmonceaux, vitupérant, s’entendait jusqu’au rez-de-chaussée.
Sylvaine, sans rien regarder, ne pensant qu’à fuir, descendit hâtivement les marches, vit s’ouvrir la portière de la voiture, et, à sa surprise, James prendre place à côté du cocher. Elle n’avait pas parlé, l’adresse avait été indiquée par nurse Rice. Le cheval fatigué s’ébranla, la voiture roula doucement sur la neige. Le trajet fut court.
La vue de James dans sa livrée somptueuse donna au portier de l’immeuble de Queen Anne Street la meilleure opinion de l’importance de Sylvaine, et, sans faire attention à ce que son aspect avait d’étrange, il l’accompagna respectueusement jusqu’à la porte de miss Holt. Là, il fallut sonner plusieurs fois avant d’obtenir une réponse. Enfin, miss Holt, dans une longue robe de flanelle blanche, parut, et à la vue de Sylvaine faillit pousser une exclamation, mais un seul coup d’œil lui apprit qu’il se cachait un drame sous cette venue inopinée ; et, avec un mot de remerciement au portier, le congédiant rapidement, elle entraîna Sylvaine dans son petit salon : le feu s’y éteignait, et la lampe de travail ne donnait qu’une clarté restreinte. La pièce était en désordre et l’aspect plutôt triste.
— Je vais ranimer le feu, dit immédiatement Nelly, s’y employant, et parlant à Sylvaine le dos tourné. Asseyez-vous, mais n’ôtez pas encore votre manteau… je vous ferai un lit sur mon sofa, il est organisé pour cela.
— Comment savez-vous que je viens vous demander à coucher ? dit Sylvaine d’une voix blanche.
— Je le présume, car vous ne venez certainement pas me demander à souper. Ne parlez pas, si cela vous fait mal ; vous me direz demain ce qui en est ; du moins, si vous le voulez ; ne craignez pas mes questions.
Puis se levant :
— Voilà un très bon feu, approchez-vous. Désirez-vous du thé ? Moi, dans les émotions, le thé me fait du bien.
Mais Sylvaine, sous la détente de cette réception rassurante, avait senti défaillir ses dernières forces de résistance, et, avec un sanglot douloureux, tomba dans une crise de nerfs.
Nelly, avec beaucoup de bonté, d’une main ferme, lui donna les secours nécessaires.
— Pleurez, disait-elle, pleurez ; les larmes soulagent.
Peu à peu, Sylvaine s’apaisa ; ses paupières se fermèrent ; elle demeura immobile, et les larmes chaudes qui roulaient lentement sur ses joues révélaient seules l’état de son âme… Une demi-heure s’écoula dans un douloureux silence.
Nelly, assise à terre à côté du large sofa, tenait la main inerte de Sylvaine, et son propre visage trahissait la souffrance. A deux ou trois reprises, son front se contracta et ses lèvres se serrèrent dans une volonté de se vaincre. Puis, quand elle crut Sylvaine calmée, elle se leva, lui prépara la tasse de thé qu’elle lui avait proposée, et la lui fit boire.
— Je suis bien… balbutia Sylvaine. Je vous demande pardon. Oh ! Nelly, si vous saviez…
Et alors, incapable de se contraindre plus longtemps, elle dit l’épouvantable et inexplicable scène qui venait de se passer…
— Comprenez-vous ? Comprenez-vous ?…
Nelly Holt l’avait écoutée debout, le regard fixé sur les yeux de Sylvaine, effarée de ce qu’elle entendait.
— C’est abominable, monstrueux ! Oh ! Sylvaine, votre place n’était pas là…
Puis, d’une voix plus douce :
— Pauvre enfant !
Sylvaine répéta :
— Comprenez-vous, Nelly ?
— Oui, et je devine qui a préparé ce scandale… Ne pleurez pas, Sylvaine ; en quoi la folie de ces misérables peut-elle vous atteindre ?
— J’irai me cacher dans un couvent ; la vie ne vaut plus rien pour moi, murmura Sylvaine.
Nelly pour l’instant ne la contredit pas ; elles se turent. Puis, miss Holt dit :
— Couchez-vous, Sylvaine. Je suis lasse moi-même ; nous causerons demain.
— Si vous le voulez.
— Oui, je vous le demande.
Bientôt Sylvaine fut étendue dans le lit improvisé que lui avait dressé Nelly, et telle était sa fatigue qu’elle s’endormit.
Nelly ne put trouver le sommeil. Elle passa la majeure partie de la nuit à lire, et surtout à envisager l’avenir… Vers le matin, dans le secret de son âme, elle avait pris une décision, et put enfin trouver le repos.
Le jour vint ; le premier jour du nouvel an, triste et blafard. Il pleuvait, la boue semblait couler dans les rues, la neige fondait, devenue noire. Les pensées de mort, de tristesse et d’abandon, flottaient dans l’air.
Sylvaine se leva à l’appel de Nelly, et accomplit mécaniquement les actes de sa toilette. Nelly mit à sa disposition une blouse et une jupe du matin, la força à s’en revêtir, et l’obligea à déjeuner ; l’espèce de réserve qui semblait exister entre elles depuis le voyage à Paris avait disparu. Dans ce petit logis, où tout ce qui était nécessaire et commode se trouvait dans une simplicité parfaite, Sylvaine ressentait une sensation de sécurité et de bien-être ; elle envia Nelly, et se demanda si celle-ci n’avait pas découvert la véritable voie, lui permettant de prendre part à la vie sans être trop meurtrie.
Nelly paraissait si affranchie du monde extérieur, si entièrement maîtresse de sa propre personne ! Il y avait cependant dans l’expression de son visage une sorte de sévérité triste que Sylvaine observa pour la première fois. Elle eut conscience d’une transformation mystérieuse dans la personne de Nelly, et en chercha la raison.
Pas une parole n’avait été échangée sur les événements du soir précédent, quand Nelly dit :
— Sylvaine, je vais vous laisser seule ; je tiens à avertir les Caulfield moi-même, et tout de suite. Je pense que vous préférez ne pas venir avec moi.
— Oh ! non, dit Sylvaine en frissonnant ; mais qu’allez-vous dire ?
— Ce qui est. Je pense à ce malheureux colonel Hurstmonceaux ; il faut qu’on aille le voir.
— Vous avez raison.
— Lisez, en mon absence ; occupez-vous. Tâchez de fortifier votre moral, ne vous abandonnez pas. A quoi cela sert-il ? Soyez une créature raisonnable, Sylvaine. On est dans la vie ; il faut la regarder en face, quelle qu’elle soit.
— Je tâcherai.
Lorsque Nelly fut partie, Sylvaine n’éprouva qu’un immense découragement. Déjà la scène de la veille lui paraissait presque un rêve : la calomnie ne touche vraiment les êtres purs que d’une façon réflexe ; on ne peut souffrir d’une maladie dont on n’est pas atteint… Sylvaine avait entendu avec horreur les mots de Mme Hurstmonceaux à Archie : Vous êtes son amant. Mais l’abominable accusation s’était à peine précisée à son imagination. La grossièreté de l’attaque, et surtout la terreur que lui avait causée la tentative d’Archie Elliot, l’avaient frappée plus comme une souffrance physique qu’une souffrance morale ; elle n’avait, à la vérité, nullement mesuré l’étendue du péril où elle s’était trouvée. Une fois qu’elle avait fui, une fois qu’elle se trouvait à l’abri, c’était fini : il ne lui semblait pas possible que qui que ce soit crût qu’elle avait joué le rôle que lui prêtait Mme Hurstmonceaux. Elle s’en irait, elle retournerait en France, dans un couvent, ou bien elle vivrait avec Pauline… Mais son oncle ? Peut-être son devoir lui ordonnait de se consacrer à lui ? Il l’avait aimée, défendue. Par un revirement, toute sa sollicitude se porta vers lui ; elle se reprocha d’y avoir si peu pensé.
Pendant ce temps, l’année avait commencé à Portman Square d’une façon tragique. Mme Hurstmonceaux, exaspérée par le départ d’Archie Elliot, qui lui avait déclaré qu’elle ne le verrait plus, était descendue à la première heure du matin chez son mari, et là, malgré les supplications de nurse Rice, avait déversé toute sa fureur.
— Oui, votre chère nièce, si pure, donnait des rendez-vous à Archie Elliot ; elle a passé huit jours à Paris avec lui… Je le prouverai, je le prouverai… Non, on ne me fera pas taire, je proclamerai partout ce qui en est… Ah ! vous m’avez épousée pour mon argent, et c’est pour avoir mon argent que vous l’avez fait venir, elle ! Mais elle n’aura rien, rien, entendez-vous ? Je consulterai mon solicitor… Tout Londres saura…
Elle n’avait pu finir sa phrase. Pour un instant la force était revenue au colonel Hurstmonceaux ; relevant sa tête blanche, les yeux hors de leurs orbites, il lui avait crié d’une voix formidable :
— Taisez-vous, femme…
Et, comme elle continuait, le vieil homme, s’emparant d’une carafe à sa portée, l’avait lancée à la volée ; le projectile alla frapper Mme Hurstmonceaux qui, atteinte au côté de la tête, trébucha et tomba, pendant que lui-même, repris par le mal qui le tenait, s’affaissait en proie à des convulsions…
A grand’peine on avait emporté Mme Hurstmonceaux hurlante et appelant la police à son secours. Ce fut une scène d’atroce confusion, où nurse Rice elle-même, vraiment saisie d’horreur, perdit son sang-froid ; le seul Boddle le garda ; par ses soins, le docteur fut appelé en hâte et Mme Caulfield prévenue que le colonel venait d’être frappé d’une nouvelle attaque.
Lorsque Nelly arriva vers onze heures à la tranquille petite maison de Chester Place, Kathleen lui apprit que sa mère avait été mandée auprès du colonel Hurstmonceaux, et, avec une indignation qui se contenait à peine, écouta à son tour le récit que lui fit Nelly.
— Mais cette créature mérite le fouet, mérite le pilori… Pauvre Sylvaine ! Nous n’aurions pas dû la laisser là… Oh ! Nelly, quelles choses on fait pour ce misérable argent !
Mme Caulfield avait eu peine d’abord à comprendre les explications confuses de nurse Rice. Sylvaine était partie, Sylvaine était chez miss Holt ! Nurse Rice avoua qu’il y avait eu, le soir précédent, une grande querelle entre Mme Hurstmonceaux et sa nièce ; mais elle en ignorait le motif. Mme Hurstmonceaux elle-même était malade ; elle avait eu un accident ; le docteur se trouvait précisément auprès d’elle.
Nurse Rice ne dissimula pas qu’elle croyait le colonel bien près de sa fin ; après une crise agitée, il se trouvait dans un état presque comateux. Le Père Carr fut mandé d’urgence ; la pauvre Mme Caulfield, très impressionnée, tirait à chaque instant son flacon de sels de sa poche afin de le respirer. Un valet de pied était allé dans un fiacre chercher Kathleen, Mme Caulfield se sentant incapable de se débrouiller seule dans une situation aussi compliquée.
Le docteur, en descendant de chez Mme Hurstmonceaux, était entré parler à nurse Rice et l’avait engagée à faire demander immédiatement une de ses collègues car Mme Hurstmonceaux, était menacée d’un transport cérébral. Sir Hugh Marner, un des plus renommés praticiens de Londres, extrêmement affable et doux, s’étonnait de la violence avec laquelle la fièvre s’était déclarée. Il en cherchait évidemment la cause et exprima le désir de voir miss Charmoy.
— Miss Charmoy est justement partie en visite, lui répondit nurse Rice.
— C’est fâcheux. Faites-la avertir sans retard ; l’état du colonel est tout à fait grave, et je ne suis pas rassuré sur Mme Hurstmonceaux. Veillez, je vous prie, à ce que mes instructions soient strictement exécutées ; je reviendrai ce soir.
Kathleen n’avait pas été longue à paraître, et elle mit sa mère au courant de la vérité.
— Oh ! Kathleen, quittons cette maison. Venez, ne restez pas chez cette femme, s’écria Mme Caulfield au comble de l’indignation.
— Et le pauvre homme qui se meurt, mère ? Il a voulu être bon pour Sylvaine. Non, je resterai, moi : ces spectacles ne me font pas peur… Cette femme ne saura jamais que nous sommes là… Nous ne devons pas abandonner notre parent.
Et elles étaient restées, Boddle officieusement veillant sur Mme Caulfield et de demi-heure en demi-heure lui faisant offrir les réconfortants qu’il jugeait salutaires contre les émotions.
En silence, tout s’organisait ; nurse Rice avait reçu sa collègue venue sans délai, l’avait installée auprès de Mme Hurstmonceaux, dont la fièvre augmentait… on avait peine à la maintenir dans son lit. Nurse Rice, qui était montée plusieurs fois, hochait la tête ; elle n’osait dire à Mme Caulfield l’action violente du colonel… Jamais elle n’avait rien traversé de pareil, et toute sa sérénité professionnelle en était ébranlée.
De nouveau, le heurtoir de la porte d’entrée avait été emmitouflé, et Boddle, avec un visage solennel, répondait aux interrogations des visiteurs : « Le colonel Hurstmonceaux était beaucoup plus malade… Mme Hurstmonceaux était au lit avec la fièvre… » Mais personne ne passait le seuil ; les ordres de sir Hugh Marner étaient catégoriques, et Boddle y obéissait. Nul n’était admis. Ce fut la réponse faite à Mme Duran en personne quand, infiniment surprise des nouvelles qu’on lui transmettait, elle descendit de voiture pour s’informer directement, insistant pour entrer, mais en vain et sans obtenir aucun éclaircissement.
Mme Hurstmonceaux malade ! Qu’avait-il pu se passer depuis la veille ? Mme Duran n’était pas absolument rassurée au sujet de la petite combinaison qu’elle avait mise en train, non qu’elle ressentît le moindre scrupule ; à son avis, ces choses-là étaient ruses de guerre, mais encore fallait-il qu’elles réussissent. L’excellente miss Neville, bien innocemment, avait provoqué l’emploi des moyens extrêmes : ignorant complètement la liaison de son frère, touchée de l’intérêt de Mme Duran, elle s’était laissée aller à lui faire des demi-confidences. Alors la belle Maud, plaidant le faux pour savoir le vrai, en souriant prononça le nom de Sylvaine. Convaincue que leur amie était du secret, miss Neville avait abdiqué toute réticence et chaleureusement exprimé ses espérances pour son frère.
Tous ses amis doivent désirer son mariage.
Et Mme Duran avait absolument partagé ces sentiments.
Mais on ne renonce pas à une proie aussi précieuse sans tenter un dernier effort. Mme Duran s’était aisément persuadée que Sylvaine était amoureuse d’Archie Elliot ; rien de plus naturel, quoique ce fût une monstrueuse ingratitude vis-à-vis de Mme Hurstmonceaux, qu’il était charitable de mettre en garde. Une fois avertie, le scandale éclaterait infailliblement, surtout en y aidant, et le colonel Blunt aurait les yeux ouverts… Archie Elliot était odieux à Mme Duran heureuse de se venger de bien des insolences tacites.
Cependant, elle avait été un peu alarmée de l’agitation avec laquelle Mme Hurstmonceaux avait accueilli ses révélations affectueuses, et depuis la veille elle demeurait impatiente d’en recevoir des nouvelles. Le silence complet gardé à son égard l’avait profondément étonnée. L’annonce de la maladie soudaine de Mme Hurstmonceaux la frappa d’une vraie stupeur qui s’augmenta encore lorsqu’en rentrant elle reçut la visite du colonel Blunt, un peu réservé sans doute, mais très libre d’esprit… Apparemment, aucun mauvais bruit ne courait encore… Mme Duran se sentit mal à l’aise et elle supplia le colonel Blunt d’aller lui-même aux nouvelles chez leurs malheureux amis : elle ne pouvait s’imaginer ce qui était advenu, et leur état lui inspirait les plus vives sollicitudes.
De son côté, Archie Elliot faisait ses réflexions… Il avait deviné tout de suite par qui le coup avait été monté ; mais, plus persuadé que jamais de son empire absolu sur Mme Hurstmonceaux, il se décida à jouer le tout pour le tout. Il demanderait la main de Sylvaine ; il irait jusqu’à l’épouser, et malgré cela il réduirait la vieille femme à ce qu’il voudrait. Archie ne croyait nullement être indifférent à Sylvaine et n’avait vu dans ses questions pour Nelly Holt qu’un prétexte à entretiens fréquents. Ce mariage avec une si jolie fille sans fortune lui serait en même temps une réclame énorme, et il était bien décidé à ce que cette même jeune fille devînt fort riche à brève échéance. Mme Hurstmonceaux serait évidemment trop heureuse de le revoir, de retrouver son affection à n’importe quel prix, et il comptait en mettre un très élevé. Archie, qui ne doutait de rien, résolut de prendre Mme Caulfield comme intermédiaire : c’était une femme faible à qui il ne serait pas trop difficile de faire accroire que la passion l’avait affolé… L’important était de la voir avant qu’elle ne fût avisée des événements. Aussi, dès l’heure du lunch, le premier janvier, Archie Elliot, beau et resplendissant, frappait à la porte de la petite maison de Chester Square. Il fut infiniment déçu quand on lui apprit que ces dames étaient sorties. La housemaid, à la vue de ce jeune homme si distingué et évidemment si désappointé, crut rendre service à miss Kathleen en ajoutant : « On est venu tout à l’heure chercher miss Caulfield pour aller chez le colonel Hurstmonceaux, qui est très malade. »
Jane admira la sensibilité du jeune homme, car, ainsi qu’elle le raconta un moment après à la cuisinière, « il est devenu tout blanc, et m’a donné sa carte sans ajouter un mot. Je n’ai pas vu un si beau gentleman depuis longtemps. »
— Bonne chance pour miss Kathleen, dit la cuisinière qui avait le cœur tendre.
Après cette déception, Archie Elliot était parti sans trop savoir à quelle détermination s’arrêter… Aller aux nouvelles dans Portman Square lui parut difficile ; il se décida pour l’expectative et se fit transporter dans Saint-John’s Wood, chez une jolie actrice de ses amies qui l’aiderait à oublier momentanément ses ennuis. Il était préférable, en cas de racontars, qu’on ne le vit ce jour-là ni au Club ni ailleurs.
Aux dernières heures de l’après-midi, le colonel Hurstmonceaux était si manifestement près de sa fin que Kathleen, prise de pitié pour sa mère, l’engagea à s’en aller.
— Mère, Sylvaine devrait être ici ; il a prononcé son nom plusieurs fois ; il faut aller l’avertir. Elle est chez Nelly. Restez chez Nelly et envoyez-moi Sylvaine : son devoir est d’être près de son oncle ; ce sera l’affaire de quelques heures seulement… Elle regretterait toujours de n’être pas venue. Vous la déciderez parce qu’elle a confiance en vous.
Mme Caulfield avait accepté avec empressement un prétexte pour quitter la maison de Portman Square, l’idée de la malade qui délirait furieusement en haut et de l’homme qui mourait sous ses yeux étant au-dessus de sa force nerveuse ; d’ailleurs, elle était accoutumée d’obéir à sa fille, et se laissa habiller sans résistance. Kathleen sonna ensuite pour demander un fiacre, mais Boddle fit respectueusement observer que le cocher était prévenu et que le coupé de Mme Hurstmonceaux serait à la porte dans un moment. Mme Caulfield aurait protesté, mais Kathleen ne lui en laissa pas le temps.
— C’est mieux ainsi ; Boddle a raison, et la voiture ramènera Sylvaine.
— C’est votre devoir, chère, avait dit Mme Caulfield. Et ce mot prononcé doucement avait eu un effet instantané sur Sylvaine. Surmontant toutes ses répugnances, elle s’était déclarée prête à partir, et sans perdre un moment, étouffant ses larmes, s’était mise en voiture.
Kathleen vint au-devant de sa cousine dans le hall où, du reste, Boddle avait fait le vide. En une seconde Sylvaine se trouva dans le cabinet de son oncle ; la porte de la chambre était ouverte, et son regard apeuré chercha le lit ; sur l’oreiller la tête du moribond reposait.
— Il respire bien mal, dit Kathleen, mais il a des instants de lucidité : il a reconnu le Père Carr ; il vous a appelée, Sylvaine.
Sylvaine, tremblante, s’était défaite et suivit Kathleen. Nurse Rice s’approcha et lui donna une poignée de main significative.
Avec précaution Sylvaine s’agenouilla contre le chevet du lit et, posant sa main sur la main ridée et déformée qui pendait sur le drap :
— Oncle Robert, dit-elle, c’est moi.
Le son de sa voix agit comme une pile électrique. Le colonel ouvrit les yeux et regarda autour de lui avec une expression d’indicible angoisse. Puis, immobilisant ses regards sur le visage de Sylvaine, il dit très distinctement :
— O sœur Mary, c’est vous ? Comme vous avez l’air jeune, darling ! Vous ne m’avez donc pas oublié ?
— Non, non… balbutia Sylvaine.
— Pourquoi ne veniez-vous pas ? J’ai encore fait une folie, Mary ; mais, sœur, vous êtes là, vous plaiderez pour moi… je suis plus tranquille… oui, beaucoup plus tranquille… Mary…
Et la main presque inerte se crispa sur la petite main de Sylvaine. De grosses larmes chaudes mouillèrent la main du mourant… Il rouvrit les yeux comme surpris… la pression devint plus forte… puis soudain doucement se relâcha… La tête ne bougea pas, mais trois fois, à courts intervalles, le souffle passa entre les lèvres entr’ouvertes… et puis le calme parfait se fit… pour jamais.
Mme Caulfield avait voulu emmener Sylvaine, mais celle-ci demanda à rester chez Nelly Holt pendant quelques jours encore. Elle trouvait dans ce petit logis si clos une sorte de solitude calme qui l’apaisait et s’y sentait extraordinairement à l’abri. Puis, Nelly parlait peu et ne lui demandait aucun effort, et, dans le désarroi d’esprit de Sylvaine, la paix semblait le bien principal. Lentement, comme une plante vivace que l’orage a couchée sans la briser, elle se relevait du choc moral qu’elle avait reçu. M. Gardonne et Albéric avaient annoncé leur arrivée, afin d’assister à l’enterrement du colonel Hurstmonceaux ; Sylvaine se voyait maintenant affranchie de tous les liens imaginaires qui l’avaient attachée à une place fixe. Elle essayait de tout son cœur de pleurer son oncle, mais le regret lui était impossible. Elle l’aimait, elle ne l’oublierait pas, elle était heureuse d’avoir consolé ses derniers moments et l’associait pour toujours au souvenir de sa grand’mère.
Le colonel Hurstmonceaux, dans un testament très régulier, avait laissé à Sylvaine sans aucune réserve tout ce qui lui était personnel, c’est-à-dire beaucoup de souvenirs de famille, de bijoux anciens, dont Mme Hurstmonceaux n’avait jamais eu connaissance ; plus, une somme d’environ soixante-quinze mille francs, résultat de bons placements effectués depuis son mariage avec les épaves de son ancienne fortune. Sylvaine se réjouissait d’être plus riche, pensant que l’argent aplanirait bien des obstacles… Albéric avait des goûts simples ; la vie pourrait être bonne et sûre à Escalquens ; il était venu à Sylvaine comme une nausée du luxe, et la simplicité de Nelly Holt, qui n’avait dans son existence rien de factice, l’attirait : c’était ainsi qu’elle souhaitait vivre, donnant aux choses du cœur la place prépondérante que Nelly attribuait à celles de l’esprit.
Le colonel Blunt et le solicitor de la famille étaient les exécuteurs testamentaires du colonel Hurstmonceaux ; ils avaient pris momentanément la direction de la maison de Portman Square que les circonstances laissaient sans maîtres. Mme Hurstmonceaux, après avoir été quelques heures en danger, allait mieux, et sir Hugh Marner répondait de sa guérison, mais le calme absolu était indispensable ; elle ignorait donc son veuvage et tous les événements extérieurs. On avait transporté chez Mme Caulfield les effets de Sylvaine, en attendant la décision qu’elle prendrait d’accord avec son tuteur.
Non sans un peu de répugnance, Sylvaine avait consenti à recevoir le colonel Blunt et sa sœur ; celui-ci l’avait conjurée de lui exprimer ses désirs. Pouvait-il quoi que ce soit pour lui être agréable ? Il obtint, ainsi que miss Neville, la permission de revenir ; mais ni l’un ni l’autre ne firent de questions sur les causes de son départ de Portman Square.
Sylvaine avait l’intuition d’être toute proche d’une crise définitive dans sa vie. L’esprit et le cœur lourds d’espérances confuses, elle aurait voulu que Nelly lui parlât de l’avenir ; mais Nelly semblait y répugner. Si, au reçu de ses lettres de France, Sylvaine lui en lisait quelques passages, l’autre demeurait silencieuse, le sourcil froncé, évidemment préoccupée…
L’avant-veille du jour où les messieurs Gardonne devaient arriver, les jeunes filles, chacune un livre à la main, s’étaient établies pour passer la soirée, Sylvaine distraite et cherchant dans le feu le mirage de ce qui l’attendait. Tout à coup Nelly posa son livre et d’un air résolu se rapprocha de Sylvaine ; leurs fauteuils d’osier se touchaient presque, mais toutes deux regardaient le foyer. Sylvaine eut le pressentiment d’une souffrance et sans savoir pourquoi, frémit. D’une voix qui se maîtrisait, Nelly dit très bas :
— Sylvaine, je vais vous faire une confession bien douloureuse, mais je vous la dois ; j’ai lutté et j’ai compris que je vous devais la vérité… La vérité est parfois bien cruelle…
— Oh ! Nelly, puis-je vous aider ? demanda Sylvaine, émue de l’intonation qui trahissait une détresse évidente.
— Merci ; personne ne peut m’aider, je saurai me suffire… Vous savez, Sylvaine, que j’ai toujours eu confiance en moi-même : je me jugeais au-dessus des tentations et des passions.
… Je me trompais…
Et d’un mouvement rapide elle fit faire volte-face à son fauteuil et tourna son visage vers Sylvaine.
Une lumière instantanée traversa l’esprit de Sylvaine… Elle ne dit qu’un mot :
— Albéric ?
Nelly se laissa glisser à terre et s’assit, les deux mains jointes enserrant ses genoux relevés.
— Oui… Albéric… Sylvaine, il n’est pas digne de vous… il faut vous éclairer. Je ne puis vous expliquer ce qui est arrivé, car je ne le comprends pas moi-même… J’ai connu ce que je ne croyais jamais connaître, une sorte de folie… folie si forte que j’ai cru m’en affranchir en y cédant… Vous savez que je n’accepte pas les servitudes qu’on impose aux femmes… J’ai agi délibérément… Lui, il ne comprend la vie que pour ces amours passagères… Toute ma force m’avait abandonnée… J’étais ivre… volontairement ivre… Depuis, j’avais fait dans mon existence la part de cet égarement d’une heure… qui ne nuisait à personne… Je croyais pouvoir l’oublier… mais… mais… Oh ! Sylvaine, comment vous l’apprendre ? Une autre vie est en moi…
Il y eut un très long silence ; puis, réalisant peu à peu cette révélation inouïe, Sylvaine éclata en sanglots.
Nelly, le visage sec, continuait à regarder le feu.
— Il faut maintenant m’entendre jusqu’à la fin… Il ne sait rien… Je ne veux pas qu’il sache rien.
— Oh ! Nelly, il vous épousera, il vous épousera ! dit passionnément Sylvaine.
— L’épouser ! épouser un être que je méprise, un homme sans volonté, sans but dans sa vie, un misérable esclave de ses sens ! Jamais… jamais ! vous entendez ? J’ai hésité ; j’ai d’abord pensé à revendiquer tout haut ma liberté… j’ai compris que l’heure n’est pas encore venue… Je vais aller aux Etats-Unis… J’en reviendrai au temps voulu. J’ai assez d’argent pour vivre un an et plus sans travailler… on a l’habitude de mon indépendance ; je placerai l’enfant là où on l’élèvera bien… Et plus tard, quand ma situation sera indépendante, je le prendrai avec moi… je n’ai aucune peur… et si vraiment l’amour m’avait entraînée je n’aurais honte de rien… mais je reconnais ma bassesse… et la sienne…
— Pauvre, pauvre Nelly !
— A votre égard, Sylvaine, j’ai cru ne pas avoir le droit de me taire. Vous auriez agi dans l’ignorance ; maintenant vous savez… Mais, ne l’oubliez pas, vous êtes seule au monde à savoir…
— Oh ! Nelly, jamais… jamais un mot. Mais, Nelly, s’il vous aime ?
— Il ne m’aime pas…
— Il doit vous aimer.
— Non, non, Sylvaine, je ne me fais aucune illusion ; je ne crois pas qu’il puisse aimer : la débauche dessèche le cœur.
— Mais c’est horrible, Nelly !
— Oui, vraiment, c’est horrible ; depuis longtemps je l’avais compris… mais au moment du péril, ma connaissance ne m’a servi à rien.
— Oh ! Nelly, si vous aviez prié…
Miss Holt haussa les épaules.
— Vous priez, vous, et je vous brise le cœur.
— Oui, mais j’espère… j’espère que lui et vous… Oh ! Nelly, ce doit être… pour… pour votre enfant.
Elle s’arrêta et murmura :
— Comment pourrai-je le revoir ?
— Sylvaine, vous avez mon secret, vous ne devez pas le trahir… Et maintenant vous savez pourquoi je préfère que vous alliez chez Mme Caulfield. Moi, demain, je m’absenterai… Vous serez sans doute partie de Londres lorsque je reviendrai… Vous tâcherez de me pardonner, Sylvaine… J’avais voulu vous aider, insensée que j’étais ; j’avais deviné vos sentiments ; je croyais pouvoir vous guider, vous rapprocher de lui… et c’est moi… Du reste, tel qu’il est, il ne vous aurait pas rendue heureuse ; ne le regrettez pas.
Sylvaine ne répondait que par des larmes. Un chagrin aigu remplissait son âme ; la terre soudain lui manquait, et sans un regret, pendant quelques secondes, elle désira véhémentement la mort.
Nelly s’était relevée, Sylvaine la regarda à la dérobée : elle lui apparaissait maintenant comme une sorte d’énigme mystérieuse… Elle avait aimé Albéric, et lui aussi l’avait aimée… Elle avait commis un terrible péché ; elle avait forfait à cet honneur de femme que Sylvaine avait été élevée à tenir plus précieux que la vie… Et Nelly ne lui faisait pas horreur ! Elle en avait compassion. Oh ! quel avait été le crime d’Albéric ! Albéric qu’elle croyait si bon… qu’elle chérissait il n’y a qu’un moment…
Nelly reprit d’une voix qui trahissait sa profonde émotion :
— Nous nous dirons adieu, petite Sylvaine ; j’aime mieux ne pas vous revoir.
— Oh ! Nelly, vous m’écrirez, vous m’écrirez quelquefois.
— Si vous le souhaitez, oui… J’ai gâté votre vie, mais je ne pouvais pas honnêtement me taire.
— Non, vous ne le pouviez pas.
— Bonsoir, Sylvaine.
— Bonsoir, Nelly.
Leurs mains ne se cherchèrent pas ; la porte se ferma et Sylvaine se trouva seule.
Elle put alors reprendre haleine, essayer de comprendre ce qu’on venait de lui apprendre. Une pensée dominait toutes les autres : Albéric était perdu pour elle… perdu… Tout son être frémissait d’une sorte de répulsion, et le souvenir affreux d’Archie Elliot essayant de la presser dans ses bras la torturait. Le monde n’était donc que mal, que péché ?…
Alors, l’amour si doux, si pur, dont sa grand’mère l’avait entretenue, auquel elle avait cru, n’existait pas. Elle remémora avec désespoir toutes les révélations cruelles des derniers mois, Mme Hurstmonceaux et ses abominables insinuations. La honte dont on l’avait soupçonnée était donc possible ? Le mot se formula en elle comme une brûlure : Nelly avait été la maîtresse d’Albéric… Nelly, si fière, si digne… Une chose pareille pouvait arriver ! Alors, comment vivre ? Où chercher le refuge ? où trouver la paix ? Elle eut la vision des religieuses à voile blanc chantant le soir dans le jardin à l’heure de l’angélus.
Albéric arrivait le cœur en joie ; il avait causé avec son père, et tous deux étaient demeurés d’accord qu’il fallait ramener Sylvaine à Escalquens : après, on verrait… Mme Delaroute avait saisi l’occasion de la visite de M. Gardonne pour le chapitrer au sujet de sa nièce. — A quoi pensait-il ? Etait-il décent que Sylvaine vînt seule à Paris avec une journaliste anglaise ? Mme Hurstmonceaux, à son avis, se montrait parfaitement incapable d’avoir la garde d’une jeune fille ; et, ce bon colonel mort, il fallait sérieusement songer à caser Sylvaine. Mme Delaroute sans ambages ajouta :
— Ah çà ! cher monsieur, pourquoi ne la mariez-vous pas avec son cousin ? J’ai idée que ces deux enfants en seraient très contents.
M. Gardonne, répétant les objections de sa femme, avait plaidé « les modèles ».
— Bêtises que tout cela ! Et en fin de compte qu’est-ce que ça prouve ? Tout simplement que votre fils a des goûts d’intérieur. Non, monsieur, ce sont de mauvaises raisons, voilà Sylvaine presque riche, c’est le parti qui convient à M. Albéric.
Albéric avait paru être de cette opinion, les épisodes particuliers des derniers mois n’altérant en rien sa sécurité. De quoi se serait-il préoccupé ? Si Nelly Holt avait eu des bontés pour lui, sans doute elle l’avait bien voulu ; une fille d’esprit et lui s’étaient rencontrés, s’étaient plu, s’étaient aimés une heure dans la liberté réciproque de leurs vies ; quelle importance cela pouvait-il avoir ? Albéric eût préféré que Sylvaine ne fût pas amie de Nelly Holt ; mais, en pareil cas, l’ignorance équivaut à une négative ; d’ailleurs, miss Holt, qui avait beaucoup de tact, ne lui avait jamais écrit et ne songerait sans doute guère à évoquer d’inutiles souvenirs. Albéric éprouvait une lassitude réelle de ses aventures amoureuses, et malgré son intérim avec miss Holt, épisode fugitif et sans lendemain, l’image de Sylvaine, depuis leur dernière rencontre, ne l’avait guère quitté ; il s’attendrissait en pensant à elle ; un grand désir de la tenir dans ses bras, de l’avoir toute à lui, grandissait dans son cœur. La mort du colonel Hurstmonceaux lui parut arriver à point pour résoudre toutes les difficultés. En outre, Mme Duran l’avait abondamment édifié sur la valeur morale de Mme Hurstmonceaux, et il souffrait maintenant de sentir Sylvaine en pareille compagnie. Il n’en disait rien à son père, afin de ne pas le gêner dans ses rapports avec Mme Hurstmonceaux dont M. Gardonne, suggestionné par sa femme, était très occupé ; il ne cessait d’en parler et estimait qu’on aurait à agir avec beaucoup de diplomatie afin de ne pas heurter les sentiments d’une tante aussi précieuse.
Les deux hommes furent reçus à leur arrivée à Londres par le colonel Blunt et, quelque défense qu’ils en fissent, durent accepter son hospitalité. M. Gardonne était pressé d’aller saluer Mme Hurstmonceaux ; il apprit avec un véritable regret qu’elle était trop malade pour voir personne.
Le colonel Blunt expliqua qu’on avait jugé salutaire un changement d’habitation pour Mlle Charmoy et qu’elle se trouvait momentanément chez leur parente Mme Caulfield, où elle les attendait. M. Gardonne, emmené d’office dans Charles Street, ne put se défendre, malgré sa simplicité bonne enfant, d’être impressionné par le luxe qui régnait chez le colonel Blunt. Dès le premier repas il apprécia la fine cuisine, les vins parfaits qu’on lui servit, savoura l’excellent cigare et les liqueurs de choix qui suivirent et, en s’allant coucher, dit à Albéric :
— Ah çà ! ils sont donc tous riches dans ce pays ? Si la maison de ton oncle est sur le pied de celle-ci, qu’est-ce que Sylvaine va dire aujourd’hui d’Escalquens ?
— Sylvaine ne se soucie pas de ces choses, affirma Albéric ; ce n’est pas là qu’elle met son bonheur.
— Je veux bien, moi ; mais, enfin, il faudra y regarder à deux fois avant de lui faire manquer son héritage.
Après l’enterrement, qui eut lieu sans apparat, selon la volonté du colonel Hurstmonceaux, et l’avoir conduit presque solitaire à son dernier repos et à l’oubli définitif, les deux messieurs Gardonne se rendirent chez Mme Caulfield. Elle les accueillit avec une cordialité pleine de mesure et de bon goût, sincèrement heureuse de leur venue, car Sylvaine la préoccupait et elle ne voyait d’issue à sa situation pénible que par un prompt mariage avec Albéric.
Elle en avait causé avec Kathleen, qui approuvait d’avance cette solution. Rien n’avait pu être dit à Sylvaine, car, à peine arrivée chez Mme Caulfield, elle avait sollicité la permission de garder la chambre, avouant ne pas se sentir bien. Mme Caulfield, avec beaucoup de discrétion, lui avait laissé une entière liberté, s’abstenant de lui adresser une seule question ; sa propre sensibilité, infiniment aiguisée, lui faisait ressentir très vivement l’outrage que Sylvaine avait souffert. Aussi ne s’étonna-t-elle ni de l’altération des traits de la jeune fille ni de l’accablement qu’elle montrait.
Sylvaine, comme écrasée par la révélation de Nelly Holt, demeurait tremblante et brisée, épouvantée d’un avenir auquel elle ne comprenait plus rien. L’obligation de se taire augmentait son angoisse ; un pareil secret était trop pesant pour son jeune cœur : une ombre profonde était tombée sur la route ; elle ne voyait plus clair.
Cependant, quand elle se sentit serrée dans les bras de l’oncle Jules, embrassée par lui comme on ne l’embrassait plus, il se fit une détente de tout son être ; il lui parut un instant que le passé des derniers mois était aboli, que sa grand’mère était dans la chambre à côté ; puis la voix d’Albéric, tout en la remuant profondément, lui rendit le sentiment de la réalité.
— Et moi, cousine ?
A son tour il l’embrassa, mais d’un mouvement insensible elle éloigna sa joue ; il pensa que la présence de Mme Caulfield et de Kathleen la gênait, et il n’insista pas. Pour le quart d’heure, la politesse requérait un air lugubre ; plus tard il prendrait sa revanche.
Mme Caulfield se mit en frais pour M. Gardonne ; elle redoutait un entretien confidentiel. Il était fort difficile de ne parler qu’incidemment de Mme Hurstmonceaux ; cependant elle y parvint, donnant cours à une curiosité inquiète des mouvements et des impressions de M. Gardonne, le questionnant sur ce qu’il pensait de Londres, l’interrogeant sur Escalquens, montrant une loquacité qui flattait infiniment son interlocuteur. Mais enfin il y eut une pause, et M. Gardonne, revenant à son idée dominante, se tourna vers Sylvaine qui écoutait en silence laissant Albéric causer bas avec Kathleen, et lui demanda :
— Tu dois être bien tourmentée, Sylvaine, de cette excellente Mme Hurstmonceaux ?
Sylvaine rougit, mais ne broncha pas.
M. Gardonne ouvrit des yeux étonnés, attendant la réponse. Mme Caulfield intervint avec quelque embarras :
— Mme Hurstmonceaux n’a pas bien agi vis-à-vis de Sylvaine.
— Qu’est-ce que vous m’apprenez là ? cria l’impétueux M. Gardonne, bondissant sur sa chaise.
— Kathleen, emmenez Sylvaine et votre cousin ; je souhaite dire un mot en particulier à M. Gardonne.
Kathleen se leva en donnant un regard d’avertissement à sa mère ; puis les jeunes gens sortirent, et, à la surprise d’Albéric, Sylvaine, au lieu de descendre comme il s’y attendait, tourna l’escalier et monta à l’étage supérieur. Il l’appela, mais elle ne parut pas y faire attention.
— Laissez, elle est fatiguée, dit Kathleen ; elle nous rejoindra tout à l’heure.
M. Gardonne, demeuré seul avec Mme Caulfield, écouta avec stupéfaction ce qu’elle avait à lui apprendre. De parti pris, cependant, elle avait atténué les choses, parlant seulement d’une manifestation de jalousie du dernier mauvais goût de la part de Mme Hurstmonceaux. A l’instigation de Kathleen elle avait supprimé totalement l’épisode particulier concernant Archie Elliot.
— Albéric Gardonne voudrait sans doute se battre avec lui, avait observé Kathleen, et à quoi cela servirait-il, si ce n’est à créer du scandale ?
Mme Caulfield était d’avis qu’on devait à tout prix l’éviter, et en conséquence elle laissa beaucoup d’imprécision dans son récit, s’efforçant de calmer M. Gardonne qui parlait de se rendre sans retard chez Mme Hurstmonceaux et de lui dire son fait. Mme Caulfield le supplia d’attendre pour agir d’avoir causé avec Mme Gascoyne. L’agitation de l’excellent homme était telle qu’elle se réjouit sincèrement qu’il ne sût pas un mot d’anglais.
En bas, Kathleen ne passait guère mieux son temps avec Albéric ; honnêtement il lui avait exprimé sa surprise de la froideur inattendue de Sylvaine.
— Que se passe-t-il ? Que révèle donc votre mère à mon père ? Pourquoi Sylvaine a-t-elle disparu ?
— Je vais vous l’envoyer, si vous le souhaitez, répondit Kathleen ; vous vous expliquerez avec elle.
— Je vous en supplie.
Elle le laissa seul et monta.
— Sylvaine, votre cousin qui est en bas voudrait vous parler ; je pense que vous feriez bien de descendre.
Kathleen parlait d’un ton naturel et ferme.
Aussi, instinctivement, Sylvaine obéit à son appel ; et puis elle comprenait qu’elle ne pouvait échapper à un entretien avec Albéric ; alors, autant l’avoir tout de suite et que ce fût fini.
Albéric se leva quand elle entra ; elle lui parut soudain si changée, si autre, si loin de lui… et tout aussitôt il souhaita avec passion revoir le doux regard confiant qu’il avait toujours rencontré. Il s’avança presque timidement, hésitant pour la première fois de sa vie, et, de sa voix chaude et tendre, tout en prenant la main de Sylvaine, il demanda :
— Tu as donc du chagrin, Sylvaine ? Qu’est-il arrivé ?
— N’importe ; j’aime mieux n’en pas parler.
— Comment ! Pas avec moi ? Tu as des secrets pour moi, maintenant ?
Il se penchait, baissant la tête, essayant de lire sous les paupières baissées de Sylvaine. Jamais il n’avait laissé transpercer une aussi visible tendresse. Elle frémissait, tout éperdue, la gorge serrée, retenant à peine ses larmes.
— Sylvaine, qu’y a-t-il ?
Puis, d’une voix amoureuse, il ajouta :
— Tu n’as donc plus envie d’être heureuse… de revenir en France ?
— J’y retournerai.
— Ah ! voilà une bonne parole. Père veut que tu reviennes avec nous.
— Je causerai avec mon tuteur.
— Ton tuteur ! Voyons, qu’as-tu contre moi, Sylvaine ? Parle, gronde-moi. Quelqu’un m’a nui dans ton esprit. Qu’est-ce qu’on t’a dit contre moi ? Ce sont des jaloux qui ont menti, tu peux être sûre.
Il était si évidemment de bonne foi que Sylvaine le regarda avec une sorte d’effarement. Il en eut conscience et ajouta :
— On ta raconté des histoires de femmes. N’écoute pas ces histoires, Sylvaine… Je n’aime vraiment qu’une femme… et c’est toi, c’est toi, ma colombe !
Il lui tendait les bras, persuadé qu’elle allait y tomber. Elle demeura immobile, puis dit avec une certaine dureté :
— Albéric, nous sommes cousins, nous ne serons jamais que cousins.
— J’ai deviné. On t’a rendu jalouse, ma petite Sylvaine, mais je te prouverai bien… Va, je n’ai pas peur, j’arriverai à te persuader. C’est Mme Duran peut-être ; mais si tu savais ce que je m’en moque de Mme Duran et, du reste, de toutes les femmes, sauf de toi. Ne me fais pas de chagrin, souris-moi. Je ne vaux pas cher, je le sais ; mais si tu veux mettre ta chère petite main dans la mienne, je ne la lâcherai jamais. Tu feras de moi un autre homme, un homme meilleur. Je crois que tu m’aimes, Sylvaine, et même que tu m’as aimé quand je ne le méritais guère ; mais je te payerai les arriérés… nous serons les gens les plus heureux du monde, si tu veux.
La résistance de Sylvaine, qu’il sentait sincère, excitait son ardeur.
— Cela ne se peut pas, dit-elle.
— Tu en aimes un autre, avoue-le.
Il était devenu tout blême, tant maintenant l’idée lui en paraissait monstrueuse.
— Non.
Il fallut qu’elle protestât.
— Alors, alors, Sylvaine ?
— Mais… je ne t’aime pas, Albéric, comme tu crois… Nous n’avons pas les mêmes idées. C’est inutile, laisse-moi, ne me tourmente pas… J’ai besoin d’être seule.
Elle avait essayé de se lever ; il l’obligea à demeurer ; l’obstacle entre elle et lui lui paraissait insupportable. Depuis longtemps d’instinct il sentait la volonté de Sylvaine toute sienne ; il se rappela ce dimanche matin en hansom, lorsqu’ils étaient revenus ensemble de la messe ; combien il l’avait devinée à lui, soumise de toute son âme à ses moindres désirs ; et maintenant il réalisait avec la même certitude qu’elle s’était reprise, qu’une volonté hostile la raidissait et qu’il n’en aurait pas facilement raison. Il pressentit une influence étrangère, non pas vague, anonyme, mais précise : quelqu’un, un homme ou une femme, un homme, sans doute, pesait sur la volonté de Sylvaine. L’être ardent et sensuel qu’était Albéric s’exaspérait à cette imagination. Il chercha, et brusquement dans sa pensée vint se placer l’image d’Archie Elliot.
— Sylvaine, avoue que tu aimes quelqu’un ? Tu aimes Archie Elliot.
— Moi !
Elle eut, à ce nom, un recul si spontané qu’il ne put douter.
Joyeusement il dit :
— Ce n’est pas, ce n’est pas ; pardonne-moi seulement de l’avoir nommé. Sois franche, ne me torture pas. Quand tu m’as écrit il y a quatre jours — j’ai relu ta lettre tout à l’heure en t’attendant — tu n’étais pas dans cet état d’esprit, Sylvaine ?
— Non.
Ses yeux, devenus voilés et sévères, se détournèrent.
Il pâlit. Nelly aurait parlé ? Mais pourquoi ? dans quel but ? Elle ne pouvait se faire la moindre illusion sur lui… jamais il n’avait rien promis… Cependant, l’attitude extraordinaire de Sylvaine ? Et il ne pouvait l’interroger, il ne pouvait trahir l’autre… mais il la verrait, il saurait, il lui ferait avouer la vérité… Maintenant il valait mieux ne pas insister. Câlinement il continua :
— Tu veux me punir de quelque faute ; eh bien, je ferai pénitence… j’aurai beaucoup de patience et tu deviendras moins méchante.
— Je ne pourrai pas changer.
— N’affirme rien ; va, on change. Quand tu auras été quelques mois à Escalquens…
— Je ne désire pas aller à Escalquens pour le moment, je le dirai à mon oncle aujourd’hui.
Et incapable de se maîtriser plus longtemps, Sylvaine laissa couler ses larmes.
Sans hésiter, Albéric se pencha vers elle et voulut l’enlacer ; il fut étonné de la violence avec laquelle elle le repoussa. Hâtivement elle s’était levée et, sans plus le regarder, était sortie.
Quelques minutes plus tard, Kathleen avait reparu et annonçait à Albéric que son père l’attendait.
— Vous excuserez maman si elle ne vous prie pas de remonter, mais elle est très fatiguée aujourd’hui.
Et les messieurs Gardonne étaient partis, l’un aussi sombre que l’autre.
A la fin de cette laborieuse journée, encore toute secouée de l’effort que lui avait imposé la visite de M. Gardonne, Mme Caulfield causa avec Kathleen de ce qui s’était passé. L’attitude de Sylvaine l’avait surprise au dernier point ; elle n’en pouvait revenir.
— Je m’imaginais qu’elle souhaitait épouser son cousin ; vous-même me l’aviez dit.
— Je le croyais, mais je me trompais ; elle m’a confié tout à l’heure en pleurant qu’elle désirerait pour le moment aller vivre à la campagne avec la vieille servante de sa grand’mère.
Mme Caulfield se récria épouvantée.
— Oh ! non, non, il ne faut pas. Après ce qui s’est passé, cette horrible Mme Hurstmonceaux parlera sûrement ; il ne faut pas que Sylvaine disparaisse.
— Oh ! mère ! dit Kathleen avec reproche.
— Oui, Kathleen, oui, le monde soupçonne toujours le mal. La calomnie est une chose effroyable, et on doit quand même en avoir peur. Et cette pauvre enfant est sans protection… Que va penser M. Gardonne ? Il comptait tellement l’emmener avec lui, et je l’y avais encouragé… Vous ne croyez pas possible, Kathleen, qu’elle ait quelque sentiment pour Archie Elliot ?…
— Je suis sûre que non.
— Pourtant, qu’était-il venu faire ici le jour de la mort du pauvre Robert ? Je n’ai jamais compris les motifs de cette visite.
— Puisqu’il n’est pas revenu, ne cherchez pas.
— Si vraiment Sylvaine n’aime pas son cousin, pourquoi alors n’épouserait-elle pas le colonel Blunt ? Il le désire, vous savez.
— C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus sensé, quoiqu’elle ne paraisse guère disposée au mariage en ce moment. En tout cas, invitez-la à rester ici ; elle irait à Cannes plus tard avec nous. Elle vous aime beaucoup.
— Et moi, aussi, assurément. Oui, Kathleen, vous avez raison, et si vous le désirez je serai très heureuse de l’emmener avec nous… et même si elle avait le malheur d’être amoureuse d’Archie Elliot, ce ne serait pas sa faute… Pauvre enfant ! On ne peut commander à son cœur.
Et Mme Caulfield soupira douloureusement, faisant un retour sur elle-même.
Mme Gascoyne détestait les vents d’est qui règnent en Angleterre au mois de mars et était venue rejoindre à Cannes Mme Caulfield, qui s’y trouvait depuis près de six semaines avec Kathleen et Sylvaine.
La tristesse de Sylvaine avait persisté, malgré le changement, malgré la radieuse lumière ; les trois femmes vivaient fort indépendantes l’une de l’autre : Mme Caulfield se reposant et se confinant souvent au jardin de l’hôtel, très vaste et très riant ; Kathleen, voyant beaucoup de monde, sortant à bicyclette constamment, et Sylvaine se promenant seule ou avec miss Neville, car le colonel Cecil Blunt était également à Cannes ; sa santé commandait le Midi, et rien n’était plus naturel que sa présence. Sylvaine n’avait jamais eu une minute l’idée d’y être pour quelque chose.
Mme Caulfield était charmée de la venue de sa sœur, car elle n’était pas sans malaise au sujet de Sylvaine ; elle trouvait sa conduite inexplicable, mystérieuse, et elle n’aimait pas le mystère quand il s’appliquait à une jeune fille. Elle soupçonnait Sylvaine de cacher le véritable motif de sa manière d’agir, et dans son intérieur elle l’en blâmait, la franchise et la vérité lui paraissant des règles de conduite dont on ne devait jamais se départir. Dès son premier entretien avec Mme Gascoyne, elle n’avait pu se défendre de lui exprimer ses sentiments à cet égard.
Mme Gascoyne avait écouté avec un certain effort, car il lui paraissait étonnant qu’on pût, en la revoyant, être occupé d’autre chose que de son voyage et de la fatigue qu’elle devait en ressentir. Cependant, une fois son attention prêtée, comme elle en connaissait la valeur, elle tenait à ne pas se tromper dans son jugement, et elle demanda de plus amples explications. Mme Caulfield les lui donna et conclut en disant :
— Kathleen elle-même s’étonne du trouble de Sylvaine quand on l’interroge… On dirait vraiment, tant elle est absorbée par moments, qu’elle a un secret qui lui pèse.
— Un secret ?
— Oui.
— C’est fâcheux que vous n’ayez pas revu Nelly avant son départ pour l’Amérique : Sylvaine est restée en tête à tête plusieurs jours avec elle ; elle sait peut-être de quoi il s’agit.
— Nelly ? que peut-elle avoir à faire là-dedans ?
— Rien personnellement sans doute, mais elle est allée à Paris l’automne dernier : il est possible qu’elle ait appris quelque chose de désavantageux au sujet du jeune Gardonne ; on ne sait jamais. S’il en était ainsi, et qu’elle l’eût révélé à Sylvaine, cela expliquerait tout ce qui vous étonne.
Mme Caulfield fut immédiatement frappée de ce que cet argument avait de plausible. Mme Gascoyne, satisfaite d’être admirée, se rengorgea.
— Sylvaine a été élevée dans des idées de grande délicatesse, et le jeune Gardonne m’inspire peu de confiance ; il s’est tenu abominablement mal avec cette effrontée Mme Duran.
— C’est vrai.
— Nelly n’est pas une personne à cacher une vérité parce qu’elle est désagréable à entendre. Dites-moi, comment Sylvaine accueille-t-elle Cecil Blunt ?
— Bien, mais elle n’a pas le plus lointain soupçon qu’il puisse songer à l’épouser.
— Il faut l’y préparer ; ce sera pour elle, après tout, un très beau mariage et elle lui fera grand honneur.
— Vous n’imaginez pas combien vous me soulagez, Gladys. Je m’explique maintenant l’attitude de Sylvaine ; vous devez avoir deviné, car elle paraît très occupée de Nelly ; elle demande constamment à Kathleen si elle n’en a pas de nouvelles.
— Ne doutez pas que je n’aie raison ; du reste, rien n’empêche d’écrire à Nelly, et moi-même, en choisissant mon moment, je causerai avec Sylvaine, et je suis persuadée que j’arriverai à la confesser.
— Peut-être…
— J’en suis convaincue.
Mme Gascoyne continuait à prendre beaucoup d’intérêt à Sylvaine, mais néanmoins ses sentiments n’étaient plus tout à fait les mêmes ; elle lui en avait voulu de l’esclandre provoqué par Mme Hurstmonceaux ; il lui semblait qu’avec plus de sang-froid Sylvaine aurait dû s’en mieux tirer ; et puis, elle avait perdu sa qualité d’héritière. A vrai dire cependant, elle paraissait être de ceux auxquels la fortune s’attache par grâce d’état, et la recherche du colonel Blunt était flatteuse pour la famille.
Il se présentait là un dénouement qui mettrait fin à tous les vagues racontars, car le départ de Sylvaine quittant d’une façon si imprévue la maison de sa tante n’avait pas été sans provoquer un vif étonnement, et dans les clubs on s’en était occupé pendant quelques jours. Archie Elliot, en particulier, avait été questionné, mais était demeuré impénétrable ; on murmurait bien quelque chose d’une querelle dont il aurait été le prétexte, mais rien ne se précisait.
Mme Hurstmonceaux, guérie de sa grave maladie, avait revu ses amis ; tacitement on avait été d’accord pour ne pas lui parler de Sylvaine. Du reste, Archie Elliot s’était retrouvé à son poste, évidemment plus en faveur que jamais, et personne ne doutait que Mme Hurstmonceaux n’en fît prochainement le successeur du colonel ; lui-même le laissait entendre. Mme Gascoyne, mise au courant, ne se consolait pas d’avoir franchi le seuil d’une pareille maison, et la vue de l’écusson des Hurstmonceaux s’étalant à la façade en signe de deuil l’exaspérait quand, par hasard, elle passait par là ; elle attendait presque avec impatience la nouvelle du mariage de Mme Hurstmonceaux afin de le voir disparaître.
Le colonel Blunt avait été le premier confident de la douleur indignée de Mme Hurstmonceaux. En qualité d’exécuteur testamentaire, il avait été admis à la voir aussitôt que sir Hugh Marner l’avait cru possible, se chargeant de lui apprendre la perte qu’elle venait de faire. Alors, sans le laisser finir, elle avait traité Hurstmonceaux d’assassin et sa nièce de fille perdue.
— Je l’ai surprise avec Archie ; vous entendez, dans les bras d’Archie.
Le colonel Blunt s’était redressé et, pâle comme un linge, regardant Mme Hurstmonceaux dans les yeux, il lui avait dit d’une voix dure :
— Je vois que vous avez encore le délire, madame Hurstmonceaux.
— Le délire ?
— Oui, assurément. Vous avez eu une fièvre cérébrale, vous avez rêvé toutes ces choses ; mais on ne vous permettra de voir personne tant que vous serez dans cet état.
— Qui m’en empêchera ?
— Mais sir Hugh Marner, sur l’avis de vos meilleurs amis, dont je suis.
Mme Hurstmonceaux s’était tue, le colonel Blunt lui faisait peur.
Jamais homme ne s’était plus félicité de son incroyable chance qu’Archie Elliot en ouvrant le journal du matin qui lui apprenait la mort du colonel Hurstmonceaux : sa bonne étoile avait permis qu’il ne rencontrât pas Mme Caulfield. Il était libre, et se promit de faire payer cher à Mme Hurstmonceaux sa révolte d’une heure. Sans hésiter, il était venu en personne prendre des nouvelles, et Boddle, qui prévoyait les événements comme un bon baromètre prévoit le temps, l’avait accueilli avec obséquiosité ; puis un jour de sa propre initiative, l’avait engagé à monter…
Ce jour-là, Mme Hurstmonceaux avait dû prendre l’engagement solennel de ne jamais, avec personne, faire une allusion à la funeste soirée.
Elle avait tout promis, tout juré, ivre de la perspective d’avoir Archie entièrement à elle ; Archie qui l’aimait, qui le lui affirmait.
Mais auparavant, avec sa rouerie avisée, il avait eu l’inspiration d’aller se confesser au colonel Blunt qui, résistant héroïquement au désir de le mettre à la porte à coups de pied, l’avait écouté en silence ayant sous les yeux le télégramme qui justifiait ou du moins excusait la folle présomption du jeune homme.
— Je vous fais juge, colonel Blunt, je vous fais juge, avait répété mélodramatiquement Archie.
Et il avait ajouté les plus fortes expressions de ses regrets et de son désespoir :
— Si vous croyez que je doive proposer à Mlle Charmoy de l’épouser, je suis prêt.
— Non, monsieur, je ne le trouve pas, avait répondu le colonel, rompant l’entretien, mais contraint de ne pas refuser sa main à un homme qui se mettait à ce point à sa merci.
A la suite de cette conversation, le colonel Blunt avait eu, selon l’espoir d’Archie Elliot, une explication définitive avec Mme Duran, lui déclarant céder la place à lord Brentmore. En même temps, il l’avait engagée à user de réserve dans la manière dont elle parlerait de Mlle Charmoy, l’assurant que, la connaissant comme il en avait l’honneur, il ne doutait pas de la part qu’elle avait prise aux désagréables incidents de Portman Square.
— Mais, ma chère madame Duran, vous avez affaire à des gens encore plus expérimentés que vous ; on n’a rien à m’apprendre sur ce dont les femmes sont capables.
— Alors, vous l’épouserez ?
— Je l’espère ; et en tout cas, dès aujourd’hui, prenez l’habitude d’en parler comme si elle était ma femme, et à ces conditions j’userai d’autant de réserve à votre égard que si lord Brentmore de son côté vous avait déjà épousée : tâchez qu’il vous épouse, il est plus jeune que moi, c’est plus facile.
Puis, sur toutes ces vases troubles, l’eau s’était refermée, et les apparences demeuraient sauves.
La pensée qu’on avait pu s’attaquer à Sylvaine rendait presque sauvage le colonel Blunt et lui faisait passionnément désirer avoir le droit de veiller sur elle. Lui, si hardi avec les femmes, était craintif avec elle ; il lui faisait sa cour par procuration : c’était miss Neville qui s’en chargeait. Mme Gascoyne le félicita de son habileté.
— Je suis convaincue que vous ne pouviez vous y prendre plus adroitement. Inconsciemment, à propos de votre sœur, Sylvaine parle de vous souvent ; en outre, Kathleen me raconte que vous vous révélez l’homme le plus aimable, et que votre auto est toujours à leur disposition pour les mener où elles ont envie.
— C’est bien peu de chose.
— C’est un peu de chose qui a sa signification ; continuez, Rakewood annonce sa visite ; il s’arrache de Monte-Carlo où il a vu Mme Hurstmonceaux et sa bande. Rakewood saura mieux qu’aucun de nous découvrir ce que pense Sylvaine.
— Elle est triste ; on la dirait découragée.
— C’est vrai, et ce n’est pas naturel. Un peu de patience ; on dissipera ces nuages.
Sylvaine, malgré tout son désir d’y parvenir, ne pouvait secouer l’obsession d’une seule pensée. Une sourde jalousie la dévorait. Non seulement Albéric était perdu pour elle ; mais Nelly ; Nelly qui ne l’aimait pas, avait été pour lui ce qu’elle avait rêvé d’être, et allait devenir la mère de son enfant. Il lui appartenait, car, dans sa droiture, Sylvaine ne pouvait envisager les choses sous un autre point de vue, et Albéric ignorait la vérité. Du moins, elle le croyait… Mais, s’il ne savait pas avec certitude, un doute cruel le poignait. La disparition de Nelly avait éveillé ses soupçons et surtout l’incroyable persistance qu’elle apportait à ne répondre à aucune de ses communications.
Une réticence d’honneur l’avait empêché de presser Sylvaine ; il était parti de Londres sans autre explication avec sa cousine. Lui, qui n’avait jamais souffert, était réellement malheureux ; tout ce qu’il y avait dans son cœur de tendre et de bon se débattait dans un conflit de sentiments contradictoires : pitié pour Nelly, amour plus vif pour Sylvaine, maintenant qu’elle devenait inaccessible. Albéric savait, à n’en pas douter, de quelle façon Sylvaine devait juger une action comme celle qu’il avait commise si légèrement et avec si peu de souci du lendemain ; son orgueil aussi était blessé du mépris évident où Nelly le tenait. Dans l’état de véritable accablement moral où il se trouvait, il pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’accompagner son père à Escalquens.
M. Gardonne y était revenu, indigné, ne comprenant pas que Sylvaine pût leur préférer des étrangers ; Sophie avait pourtant écrit la plus admirable lettre. On lui avait changé sa Sylvaine, et avec sa femme il ressassait sans cesse tout ce qui aurait pu être sans ce malheureux séjour de Sylvaine en Angleterre ; du reste, malgré son entêtement inexplicable à y rester, elle lui avait laissé entendre qu’il n’aurait pas dû la confer à des étrangers dont il ne savait rien.
— J’en suis bien puni, gémissait M. Gardonne ; tu verras qu’Albéric finira par épouser un modèle.
— Jamais de la vie, assurait Mme Gardonne ; je me charge de lui trouver une femme.
Elle se tenait pour très offensée du refus de Sylvaine qu’elle traitait journellement d’enfant sans cœur, et les lettres qu’elle lui écrivait s’en ressentaient. Elle était la seule de la famille à écrire, ni l’oncle Jules, ni Albéric ne donnant directement de leurs nouvelles, et Sylvaine avait de plus en plus la perception de son isolement, isolement accompagné maintenant d’une véritable détresse ; il lui fallait prendre un parti dans la vie, elle en comprenait la nécessité urgente. Elle avait essayé de plier son esprit à l’idée de la vocation religieuse, mais quelque chose en elle répugnait à l’immolation. Sa mère, avec joie et ardeur ; sa grand’mère, silencieusement et profondément, avaient aimé la vie, et Sylvaine sentait qu’elle l’aimait aussi. Depuis son arrivée à Cannes, elle fréquentait une petite chapelle d’austères religieuses, dans l’espoir d’être gagnée par l’exemple ; mais lorsque vers la fin de la journée elle les voyait et elle les entendait, courbées sous leur bure, psalmodier leur office et ensuite l’une d’elles lire d’une voix blanche le sujet de la méditation du lendemain, elle frissonnait avec une sorte d’épouvante, et trouvait en sortant une volupté à regarder le libre ciel, la terre si belle ; à respirer l’air parfumé ; à rencontrer un petit enfant…
Mais tous ces combats intérieurs laissaient leur trace sur son visage, et Percy Rakewood fut ému, en revoyant sa jeune amie, de la trouver si peu en train, si manifestement accablée. Il jugea qu’elle devait être amoureuse ou malade, et dans l’un ou l’autre cas se promit d’y porter remède. Il était descendu à l’hôtel habité par Mme Caulfield, celui de Mme Gascoyne, qui l’avait engagé à venir lui tenir compagnie, étant trop magnifique pour sa bourse modeste. Sa présence à la petite table où Mme Caulfield et les deux jeunes filles prenaient leurs repas apportait une gaieté dont Kathleen, heureuse et paisible, fut enchantée, et dont Sylvaine subit avec plaisir l’ascendant. Tour à tour il se fit le confident des trois femmes, alla prendre les instructions de Mme Gascoyne, et résolut d’agir avec Sylvaine. Tout bien pesé et considéré, il conclut qu’elle ne pouvait mieux faire que d’accepter l’offre de Cecil Blunt.
Lorsque pour la première fois, au cours d’une promenade dans l’exquise campagne de Cannes, Rakewood parla de ce projet à Sylvaine, elle n’éprouva d’abord qu’un sentiment : celui d’une extrême surprise. Le colonel Blunt ! Rakewood alla hardiment au-devant des sous-entendus que contenait cette exclamation, et liquida sans aucune réticence la situation amoureuse de l’ancien viveur.
— Je vous traite en femme, Sylvaine ; mais croyez-en ma vieille expérience, précisément à cause de ce passé, Cecil Blunt fera sans doute un excellent mari. Il a un culte pour vous… Son âge est la plus grande objection ; il a quarante-sept ans, cela est indubitable.
L’âge était justement le seul point qui rassurât la timidité de Sylvaine… Rapidement, dans son esprit passèrent les objections et les réponses. Elle ne pouvait pas épouser Albéric… Il était bon de s’en sentir séparée par un obstacle infranchissable… En somme, la vie entre le colonel Blunt et miss Neville ne l’effrayait pas trop… elle retrouverait son indépendance et en même temps serait protégée. Déjà elle était tout accoutumée au colonel Blunt. Rakewood insistait sur ses nombreuses qualités : généreux, sûr, fidèle à sa parole, incapable d’une bassesse, prêt à obéir aux moindres volontés de Sylvaine si elle daignait l’agréer.
— Croyez-moi, chère enfant, votre mère vous conseillerait ce parti ; vous avez tout, il est vrai, pour aspirer à un mariage plus conforme à vos goûts ; mais, dans la vie, l’aléa est si grand que, peut-être, ne le rencontrerez-vous jamais. Réfléchissez bien avant de refuser une pareille proposition.
— Je réfléchirai, dit Sylvaine d’une voix tremblante.
Et Rakewood comprit qu’elle accepterait.
A l’étonnement de M. Gardonne, Albéric paraissait s’être installé pour un temps illimité à Escalquens. Tel qu’il connaissait son fils, M. Gardonne se demandait s’il n’y avait pas pour expliquer un aussi long séjour au foyer paternel quelque amourette sous roche ; mais sa curiosité, secondée par la perspicacité et la finesse de Mme Gardonne qui excellait à pénétrer les secrets d’autrui, n’avait rien découvert. Albéric vivait évidemment comme un cénobite ; il allait par les vignes et les chais avec son père, ou s’enfermait des heures dans une grande pièce démeublée dont il avait fait un atelier, et le soir fumait un nombre invraisemblable de cigarettes.
M. Gardonne demeurait ahuri devant les phénomènes dont il était témoin : Sylvaine rebelle, et Albéric tranquille et rangé ; il ne savait comment associer ces deux manifestations, mais obscurément il était persuadé que d’une façon inexpliquée elles se répondaient.
Albéric était triste, de cette tristesse lourde qui tombe parfois sur les êtres jeunes, et dont ils sont comme écrasés. Un secret mécontentement de lui-même l’oppressait, lui ôtait le goût de vivre pourtant si fort chez lui. L’idée de Nelly, celle de Sylvaine, le hantaient tour à tour. L’amour n’était donc pas uniquement le plaisant passe-temps qu’il lui était toujours apparu, et les conséquences du plaisir d’une heure pouvaient devenir tragiques.
Le goût d’Albéric pour Nelly Holt avait été purement sensuel ; il s’était senti orgueilleux d’éveiller chez cette belle fille, franche et gaie, des sensations inconnues pour elle jusque-là ; et avec toute la fougue, toute l’inconséquence qu’il apportait aux entreprises amoureuses, il l’avait pressée, sans se demander si elle l’aimait, la désirant seulement. Nelly, mal préparée à une lutte qu’elle n’avait jamais imaginée possible, s’était donnée dans un trouble des sens dont l’inattendue violence l’avait laissée sans force ; sur l’heure même, elle avait compris son erreur, et n’avait pas caché son mépris d’elle-même, et de celui qui l’avait entraînée. A son jugement, il s’était montré déloyal, et elle le lui avait dit, à la profonde surprise d’Albéric.
Plus il réfléchissait, plus il se persuadait que Nelly, et Nelly seule, avait pu éloigner Sylvaine de lui, et que la connaissance d’un fait probant avait donné à sa résistance le caractère décisif contre lequel il s’était heurté. La pensée d’être père émouvait profondément Albéric ; il avait écrit lettre sur lettre à Nelly, la conjurant de lui dire la vérité, s’il y avait une vérité à connaître, et se mettant à son entière disposition. Aucune réponse ne lui avait été faite. Son impuissance à savoir l’irritait jusqu’à la colère. Il essayait de temps en temps de se figurer qu’il se forgeait des chimères ; qu’il était inadmissible que Nelly se fût trahie, si le cas eût été ce qu’il redoutait, et qu’une simple jalousie de Sylvaine, fondée sur des soupçons vagues, suffisait pour expliquer la conduite qu’elle avait tenue à son égard.
Sylvaine ! Elle lui était très précieuse maintenant. Aucune autre femme, aucune inconnue, ne pourrait arriver à être pour lui ce qu’elle serait devenue. M. Gardonne, un peu tourmenté, malgré tout, essaya de questionner son fils sur sa mélancolie inaccoutumée, Albéric lui répondit avec amertume :
— Oui, j’ai des idées noires ; il fallait t’arranger pour me faire épouser Sylvaine.
— Tu en épouseras une autre.
— Non, avec mon caractère je n’épouserai jamais quelqu’un que je ne connais pas. Je suis comme Jocrisse.
— Eh bien ! épouse Sylvaine, elle n’est pas mariée. Son engouement pour les Anglaises ne durera pas toujours. Qui nous empêche d’aller à Cannes ? La santé de ta mère s’en trouverait à merveille.
Mais avant d’avoir pu donner à ce mirifique projet une forme précise, M. Gardonne reçut de Mme Gascoyne une lettre dont la lecture le laissa abasourdi. Mme Gascoyne lui apprenait la demande en mariage du colonel Blunt, et l’intention où était Sylvaine de la prendre en très sérieuse considération ; elle avait demandé pour réfléchir une quinzaine de jours que le colonel Blunt, avec un tact parfait, emploierait à une croisière sur le yacht d’un de ses amis. Sylvaine aurait ainsi toute liberté pour envisager l’avenir, et Mme Gascoyne ajoutait qu’il serait peut-être correct que le tuteur et oncle de Sylvaine vînt en cette circonstance importante lui apporter le concours de ses conseils et de son appui. Elle ne doutait du reste pas une minute de l’extrême satisfaction avec laquelle M. Gardonne accueillerait la perspective d’un établissement si avantageux pour sa pupille, et Mme Gascoyne, afin de l’y encourager, ajoutait deux pages d’éloges sur le colonel Blunt, suivies d’explications techniques concernant sa magnifique fortune.
Le pauvre M. Gardonne, à qui cette lettre avait été apportée de bon matin dans son cabinet de toilette, lisait et relisait la belle écriture nette de Mme Gascoyne. Mais au lieu d’être heureux et satisfait comme apparemment il l’aurait dû, le tuteur de Sylvaine éprouvait un vrai chagrin, chagrin qui allait jusqu’à lui mettre des larmes au bord des paupières… l’enfant était perdue pour eux, perdue sans retour. Il comprit seulement alors combien il eût été heureux de faire de Sylvaine la femme de son fils ; combien ce projet familial si simple, si facile d’exécution quelques mois plus tôt, lui avait tenu au cœur… Puis, il se demanda avec une réelle anxiété comment Albéric prendrait cette nouvelle, et l’émotion que provoqua cette pensée fut cause qu’en se rasant il se coupa deux fois, et, en conséquence parut devant sa femme avec des balafres de taffetas noir sur le visage. Il fut bien aise de la petite agitation que son aspect occasionna, et qui différa de quelques instants les interrogations de Mme Gardonne. Elle était encore au lit, mais elle avait la louable habitude de se faire apporter le courrier et d’en examiner soigneusement l’extérieur. Elle précisa donc immédiatement sa question.
— Qui est-ce qui t’écrit de Cannes ? Ce n’est pas Sylvaine… Elle n’est pas malade au moins ?
La mine assombrie de son mari avait donné soudain cette idée à Mme Gardonne.
— Oh ! non, elle n’est pas malade, répondit M. Gardonne avec amertume.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle se marie.
— Elle se marie ? Avec qui, grand Dieu ?
M. Gardonne passa à sa femme la lettre de Mme Gascoyne, afin qu’elle en prît connaissance. Mme Gardonne parcourait, le visage un peu contracté… car si rien ne pouvait lui être plus agréable que la certitude de l’établissement au loin de Sylvaine, son caractère jaloux lui faisait cependant ressentir comme un affront personnel les accessoires avantageux de ce mariage. Quand elle eut terminé, elle dit seulement :
— Tu te préoccupais de sa chambre ; je crois bien que nous ne la verrons pas souvent ici.
— Que va penser Albéric ? interrogea M. Gardonne en s’affaissant dans un fauteuil.
— Mais j’espère bien qu’il pensera qu’elle n’est guère regrettable. Une fille de vingt ans qui épouse un vieux viveur pour son argent.
— Elle l’épouse peut-être pour avoir un chez elle. C’est nous qui l’avons envoyée chez cette abominable Mme Hurstmonceaux où il lui a été fait affront. Et à ce souvenir le sang monta aux joues de M. Gardonne.
Mme Gardonne, mise au courant par son mari, avait décidé que cette affaire-là avait été ridiculement exagérée, et qu’avec plus de tact Sylvaine se serait tue. Aussi, elle dit :
— Je suis persuadée que Sylvaine a fait plus d’embarras de cette histoire qu’il n’en valait la peine. Mon Dieu, toutes les femmes plus ou moins ont eu à supporter des insolences, mais on garde ces aventures-là pour soi. Enfin, si elle est contente, tant mieux. Je présume qu’elle va nous écrire.
— Tu as bien vu que Mme Gascoyne l’annonce… Mais il n’y a rien de décidé ferme encore.
— Ça, c’est une petite ruse. Oh ! elle est très fine… Elle sait se faire valoir.
— Tu n’as jamais été bienveillante pour elle, Sophie.
— Que veux-tu, j’y vois clair, c’est un malheur souvent. Sois convaincu pourtant que je suis enchantée de son bonheur ; et puis, te voilà, mon pauvre ami, soulagé d’un grand souci, car enfin cette enfant était une responsabilité.
L’honnêteté naturelle de M. Gardonne lui fit répondre :
— Elle ne m’a pas coûté beaucoup jusqu’ici.
— Possible, mais il y avait l’avenir ; je ne te cache pas que je redoutais l’avenir.
M. Gardonne sortit de la chambre de sa femme pour aller chercher ailleurs quelqu’un qui comprendrait mieux ses sentiments ; il rencontra Albéric au bas de l’escalier, Albéric guêtré, le chapeau mou mis en arrière avec une bonne grâce rustique qui sembla charmante à son père. Comment une femme n’était-elle pas amoureuse d’un garçon comme celui-là ?
L’intention de M. Gardonne avait été de ménager la sensibilité de son fils, car il était persuadé que le mariage de Sylvaine le chagrinerait ; mais son impatience alla plus vite que sa prudence. Il entraîna Albéric dans la petite pièce du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de travail, et lui dit sans autre préambule :
— Qui crois-tu que Sylvaine épouse ?
Albéric eut un tressaillement.
— Sylvaine ? Sylvaine se marie ?
— Oui, et avec ce vieux colonel Blunt. Voilà une chose que je n’aurais jamais imaginée.
— Ni moi, dit Albéric qui s’était assis.
— Tu es ému, mon pauvre garçon, demanda M. Gardonne affectueusement.
— Oui, père…
Et il ajouta :
— Je me suis aperçu depuis quelque temps que je l’aimais.
— Mais alors, pourquoi ne le lui as-tu pas dit ?
— Je le lui ai dit ; elle ne veut pas de moi.
— Ce n’est pas croyable.
M. Gardonne médita quelques secondes et ajouta :
— Il doit y avoir là-dessous une histoire de femme.
Albéric sourit avec tristesse.
— Peut-être.
— Souffle dessus.
— Je ne puis rien.
— Eh bien ! voilà ce que je n’aurais pas cru. Je ne te le cache pas, je suis furieusement désappointé ; j’ai toujours rêvé de vous voir mari et femme ici, à Escalquens… on aurait été heureux… avec des petits…
M. Gardonne fut alarmé de l’émotion évidente d’Albéric.
— Tu ne vas pas être malheureux pour de bon, au moins ?
— Si, père, je vais être très malheureux… Le colonel Blunt… ma petite Sylvaine… ma petite colombe… C’est horrible !…
Et il mit la main devant ses yeux comme pour cacher une image importune.
— Et tu ne feras rien pour empêcher ce bête de mariage ? demanda M. Gardonne.
— Non, rien.
— Albéric, je ne te reconnais pas.
Le colonel Blunt absent, Sylvaine, soutenue par Mmes Caulfield et Gascoyne, secondées par Percy Rakewood et miss Neville, s’habituait à l’idée de l’avenir, et arrivait à y penser avec confiance, sinon avec joie. Miss Neville, incapable de ruse ou de dissimulation, servait admirablement par sa sincérité même les intérêts de son frère.
Sylvaine trouvait une grande douceur à l’affection de cette nouvelle amie qui se montrait à la fois une sœur et une mère dans sa tendresse protectrice ; l’idée d’avoir à aimer cette charmante créature dilatait le cœur de l’aimable vieille fille ; persuadée que le colonel Blunt serait un mari exemplaire, elle en donnait la conviction à Sylvaine, lui répétant avec quel respect il parlait d’elle. Cette cour par procuration avait sa séduction, et Mme Caulfield se faisait garante de toutes les assertions de miss Neville.
Dans la réalité de la vie, les chagrins intimes se manifestent rarement au dehors et la plupart des êtres humains suivent leur route en portant silencieusement leur fardeau si lourd qu’il soit. Sylvaine ne faisait pas exception ; aussi Rakewood, sans entretenir de grande illusion sur le bonheur que Sylvaine pouvait ressentir, se félicitait de l’avoir aidée à prendre une décision et à fixer sa destinée. Pour l’acquit de sa conscience et parce qu’il l’aimait paternellement, il avait essayé de l’amener à lui parler avec abandon, mais pas plus que Kathleen il n’avait réussi à obtenir d’elle l’aveu de la raison qui l’avait empêchée d’aller à Escalquens. Kathleen, pour le moment, était embarquée sur le yacht où se trouvait le colonel Blunt et de chaque escale écrivait des récits pathétiques de l’angoisse du pauvre colonel, suppliant Sylvaine de la faire cesser et de décider le jour où le retour serait permis.
Sylvaine n’avait pas encore trouvé en elle le courage de le fixer et elle sentait qu’il faudrait demander à Mme Caulfield d’en prendre à son insu l’initiative.
Mme Caulfield et miss Neville, également sentimentales, aimaient avec Sylvaine à revenir en arrière sur les épisodes tendres de leur vie, la blessant cruellement sans s’en douter. Miss Neville n’en avait eu qu’un seul : elle avait été fiancée, et, cinq jours avant le mariage, le futur époux avait disparu. Il avait annoncé une courte absence pour faire visite à sa mère, chez qui il n’était jamais arrivé… Six semaines plus tard, après les plus folles suppositions, on avait retrouvé son corps dans la rivière, et il avait pu être prouvé qu’il s’était noyé accidentellement. Miss Neville avait failli mourir elle-même et, pliant sa robe de noces, s’était juré de ne la mettre jamais… Elle avait été fidèle à son serment.
Sylvaine l’écoutait, secrètement jalouse, un peu farouche, se disant que son lourd secret à elle, personne ne l’entendrait jamais, personne ne pourrait la plaindre. Nelly ? Sans cesse ce nom lui revenait à l’esprit. Elle lisait dans le Satchel, le journal dont miss Holt était l’assidue collaboratrice, les lettres brillantes que celle-ci expédiait des Etats-Unis. Comment était-il possible qu’elle pût écrire ainsi, avec une telle liberté d’esprit ? Elle était maintenant à San-Francisco dont elle se montrait enthousiasmée. Mme Caulfield et Mme Gascoyne la lisaient avec grand intérêt, et son nom revenait souvent dans leur entretien. Mme Gascoyne regardait alors Sylvaine dont l’attitude la confirmait dans ses suppositions. Elle avait elle-même écrit à Nelly, et attendait avec quelque impatience sa réponse, mais il fallait le temps, et puisque Sylvaine se mariait, la chose perdait son importance.
Un soir, en rentrant à l’hôtel, par une de ces fins de journée du Midi dont le charme est si subtil, Sylvaine marchant seule sur le joli chemin solitaire ressentit tout à coup un désespoir violent. Elle regarda le couchant, les montagnes violettes ; au loin, elle respira les aromes délicieux que le vent apportait, et son cœur se gonfla à éclater. Elle pleura, non à sanglots, mais des larmes chaudes qui lui brûlaient les joues, et elle eut d’elle-même une pitié infinie. La terreur de sa décision l’étreignait ; mais que faire ? Quel choix lui était laissé ? Au moins, elle serait aimée, protégée ; au moins, elle occuperait la première place dans un cœur. Miss Neville, Mme Caulfield s’étaient consolées de déceptions cuisantes et goûtaient la vie ; elle ferait de même. Ce qui lui était mauvais, c’était cette indécision ; elle y mettrait un terme ; elle l’annoncerait ce jour même à Mme Caulfield. Elle essuya ses larmes, cueillit à une haie une branche de romarin et, triste, mais résolue, d’un pas ferme, continua sa route.
Mme Caulfield, qui rentrait toujours de bonne heure, était étendue dans sa chambre. Il y régnait une odeur pénétrante de roses et de violettes ; un joli feu de bois clair brûlait gaiement, et par les fenêtres sans rideaux on voyait le ciel pourpre, pâlissant devant la nuit qui approchait. A l’apparition de Sylvaine, Mme Caulfield s’écria :
— Oh ! Sylvaine, j’ai une nouvelle bien surprenante ; du reste, il y a aussi une lettre pour vous. C’est Nelly, Nelly qui se marie. Imaginez-vous un événement aussi extraordinaire ? Que va dire Gladys ?… Mais… mais… qu’est-ce que vous avez, Sylvaine ?
Et, vivement, Mme Caulfield se leva de sa chaise longue pour soutenir Sylvaine, qui s’était laissée tomber sur un fauteuil et paraissait défaillir. Très effrayée, Mme Caulfield courut ouvrir la porte et appeler sa femme de chambre, logée de l’autre côté du couloir :
— Jones, venez vite, venez tout de suite.
Jones, une personne modèle, répondit instantanément à l’appel ; mais déjà Sylvaine se surmontait et essayait d’expliquer son malaise.
— J’ai marché très vite, j’ai eu un étourdissement, je crois.
Mais Jones ayant été dérangée, il fallut passer par le cérémonial qui accompagnait invariablement les faiblesses de Mme Caulfield : boire du sel volatil, respirer du vinaigre aromatique, défaire son corsage. Sylvaine se soumit ; Mme Caulfield la regardait anxieuse, pleine de sympathie ; mais Jones assura que miss Charmoy se remettait parfaitement et qu’elle avait dû recevoir un coup de soleil ; le soleil de mars est terrible dans le Midi.
Sylvaine accepta aussitôt cette explication, et crut se rappeler avoir négligé d’ouvrir son ombrelle.
— Miss Charmoy fera bien de se reposer un peu sur son lit, suggéra Jones. Et Sylvaine, qui ne désirait que la solitude, s’y montra disposée.
Mme Caulfield, rassurée, s’était rétablie sur sa chaise longue et dit à Sylvaine :
— Votre lettre est là, chère, si vous avez envie de la lire.
— Certainement. Et Sylvaine la prit en silence.
Dès que la porte se fût refermée sur Jones, qui l’avait conduite dans sa chambre, tenant à s’assurer que son conseil était suivi, Sylvaine sauta de son lit, donna un tour de clef, et, s’approchant de la fenêtre, aux dernières lueurs du couchant, lut la lettre de Nelly.
« J’ai eu souvent des remords de la révélation que je vous ai faite, et je crois qu’il eût été préférable de vous laisser tout ignorer… J’ai peur d’avoir pesé sur votre avenir ; mais aujourd’hui je viens vous rendre votre liberté… J’ai rencontré ici un homme qui m’aime et, n’ignorant rien de ma vie, veut m’épouser… Quand vous lirez cette lettre, je serai mariée, et l’enfant à naître aura un père… J’ai bien réfléchi et je pardonne… car j’ai été aussi coupable, plus même, que lui… Vous pouvez lui dire la vérité, si vous le voulez, ou la taire : je vous laisse maîtresse de juger. Mais si vous l’aimez, comme je le crois, épousez-le. La solitude est mauvaise ; je l’ai compris, et il est si facile de se tromper.
« Adieu, chère petite Sylvaine ; nos chemins ne se rencontreront plus. Soyez heureuse, comme je suis sûre que je puis l’être.
« Votre
« Nelly. »
L’émotion et l’étonnement de Sylvaine lui laissaient à peine la faculté de comprendre. Trois fois elle relut cette lettre dont les caractères dansaient devant ses yeux, et puis, appréhendant enfin toute sa signification, elle tomba à genoux, les bras étendus sur son lit, la tête cachée dans les couvertures, et pleura des larmes de joie… Dans la confusion actuelle de son esprit, rien ne se précisait ; mais un immense bien-être, un sentiment d’inexprimable délivrance l’envahissaient, et il lui semblait, comme il arrive en rêve, voler dans une atmosphère limpide. Elle demeura longtemps immobile, perdue dans des rêveries pleines de douceur…
La voix de Mme Caulfield la rappela au présent :
— Sylvaine, comment êtes-vous ?
En une seconde elle fut sur pied, la lettre dans sa poche, et ouvrit la porte.
Mme Caulfield, de son allure fatiguée, entra.
— Descendez-vous dîner, chère ?
— Oh ! oui, je suis tout à fait remise.
— Alors, dépêchez-vous, il est tard, je vous laisse… Avez-vous lu la lettre de Nelly ?
— Oui.
— Nous en causerons à dîner.
— C’est ça.
Quand elles furent à table, Mme Caulfield raconta à Rakewood la petite indisposition de Sylvaine. Il l’observa alors attentivement, et, frappé de l’espèce d’excitation de son regard, dit :
— Elle a l’air d’être encore un peu agitée.
— Je vais très bien, protesta Sylvaine, très bien.
Elle avait réfléchi qu’il ne fallait pas donner à d’autres le soupçon que le mariage de Nelly pût l’influencer. Rakewood avait pensé que l’idée du retour du colonel Blunt suffisait pour expliquer l’énervement de Sylvaine. Cette idée le troublait, lui aussi… elle était si jeune, si innocente… il ne se sentait plus si certain qu’un pareil mariage ne fût pas une profanation… il avait de Blunt une jalousie secrète qu’il n’aurait pas éprouvée pour un homme jeune… Pendant tout le dîner il fut distrait, et écouta à peine les considérations de Mme Caulfield sur le mariage de Nelly, dont elle ne revenait pas, répétant à satiété :
— Mais c’est Kathleen qui sera surprise.
Après une nuit sans sommeil, mais durant laquelle Sylvaine n’aurait pas voulu perdre un instant le sentiment, tant la vie lui semblait bonne, elle se décida à agir sans retard… il ne fallait pas tromper plus longtemps le colonel Blunt… Déjà il lui semblait étrange et impossible qu’elle eût pu imaginer jamais être sa femme… A peine pensait-elle à Nelly maintenant ; Nelly paraissait appartenir à un monde autre : aucun lien ne pouvait la rattacher à Albéric.
Souvent, surtout depuis le départ de Kathleen, Rakewood, le matin, faisait demander à Sylvaine de sortir avec lui avant le déjeuner et ce jour-là, dès neuf heures, il lui en fit transmettre la proposition, aussitôt acceptée.
Ils s’acheminèrent, ainsi que Rakewood le préférait, du côté de la campagne tout embaumée et rayonnante par cette matinée de printemps. Sylvaine, dans un costume de laine grise, était comme un printemps vivant ; ses yeux de pervenche brillaient comme une pierre précieuse. Rakewood lui dit :
— Comme vous êtes jeune, Sylvaine !
Il y avait quelque chose de si ému dans sa voix qu’elle répondit aussitôt :
— Vous jugez, n’est-ce pas, que je suis encore libre ?
Etonné, il dit avec décision :
— Absolument. Une femme est libre jusqu’au pied de l’autel. Si vous avez peur, Sylvaine, n’allez pas plus loin. Tenez, venez vous asseoir là avec moi, et causons.
Ils prirent place sur un banc de bois et Sylvaine, tournant son tendre visage vers Rakewood :
— Je ne puis pas, dit-elle, je ne puis épouser le colonel Blunt.
— C’est une résolution subite, Sylvaine ?
— Oui.
— Soyez franche avec moi : traitez-moi comme votre père. J’ai eu le sentiment à plusieurs reprises que vous nous cachez quelque chose.
Une lutte violente se livra dans l’âme de Sylvaine. Rakewood était sûr : ce n’était pas trahir que d’expliquer sa propre conduite ; il fallait se justifier elle-même, il lui fallait un appui… Lentement elle tira la lettre de Nelly de sa poche, et la mit dans la main de son vieil ami. Il lut, puis d’une étreinte paternelle et joyeuse serra Sylvaine contre sa poitrine :
— Pauvre petite fille ! Pauvre petite fille !… mais tout se réparera… Albéric ?
— Oui.
— Laissez-moi faire, j’arrangerai tout. Vous serez heureuse enfin, chère fille de votre mère.
— Il m’aime, je suis sûre qu’il m’aime…
— Et moi aussi, j’en suis sûr.
Sylvaine sourit dans un épanouissement délicieux ; puis baissant ses belles paupières :
— Et le pauvre colonel Blunt ? dit-elle avec hésitation.
— Nous lui ferons épouser Kathleen ; il sera très heureux aussi.
— Oh ! que c’est bon d’être heureuse !
Et pour le prouver, Sylvaine se mit à pleurer.
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
Rue Garancière, 8
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