PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE
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EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY
PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE
LE
CŒUR DE PARIS
SPLENDEURS ET SOUVENIRS
TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES
PAR
A. ROBIDA
PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits réservés.
Écrasement de l’antique cité.—Ce que représente l’étroit espace entre Notre-Dame et le palais.—L’établissement des Francs.—Le palais gallo-romain devient le palais des chefs mérovingiens.—Clotilde et les fils de Clodomir.—Frédégonde à Paris.—Les deux ponts de la Cité.—Le départ de Rigonthe.—Le comte Leudaste.—Saint Eloi.—Les incendies de la cité.
La cité de Paris, la noble nef qui, depuis si longtemps, malgré tant d’ouragans, sous l’assaut des vents furieux ou sous les caresses d’un soleil ami, vogue avec audace et fierté, souvent rudement ballottée mais jamais submergée, a vu pour ainsi dire, commencer l’histoire de France, avec les aventures de jeunesse de Lutetia, dans les jours où se formait, sur les rives de la Seine, le petit État barbare d’un chef franc.
Pendant des siècles, sur ce point minuscule, à cet étroit îlot enserré par les eaux de la rivière, vinrent à ce qu’il semble {2} s’attacher tous les fils reliant au mince domaine royal des premiers temps, les terres, les fiefs et les provinces qui grossissaient peu à peu le naissant pays de France, et lui ramenaient un à un tous les lambeaux de la Gaule éparpillée après l’écroulement du monde romain.
Le point central de cette France, à la formation difficile et lente après les temps de bouleversement, il est là jusqu’au XIIIe siècle, entre l’église cathédrale de Paris et le Palais de la Cité, tout petit noyau de la solide agglomération. Toutes les choses de la politique brutale et confuse des chefs francs, campés dans les palais conquis, des rois de Paris et des ducs de France, en attendant les rois réels surgissant du chaos débrouillé et s’imposant comme suzerains définitifs aux grands barons, aboutissaient ou commençaient là, sur ces quelques arpents de sol parisien particulièrement vénérables, et que pourtant nous avons traités avec assez peu de respect en notre temps, faisant table rase de tout ce qui pouvait marquer encore quelques-uns de tous ces grands souvenirs ou conserver un peu l’empreinte du glorieux passé.
Était-il, on peut le répéter, un point de la capitale française qui méritât plus le respect que cet antique berceau de la grande ville, que l’île des Parisii, la vieille aïeule Lutetia, devenue peu à peu la Cité? Au lieu d’abattre tous les souvenirs monumentaux, que l’injure des siècles avait profondément entamés, mais qui pouvaient être soignés et gardés, que n’a-t-on pensé à les conserver, à les relever même, très religieusement, à sauver ce qui pouvait être sauvé des anciens cadres et des anciens aspects, ou bien, que n’a-t-on songé au moins à élever sur cet emplacement sacré, sur ce sol aux superbes souvenirs, un monument à la gloire du vieux Paris?
Hélas! à part la cathédrale et quelques tours du Palais, l’illustre cité de Paris n’existe plus que dans les livres, elle a été sans pitié étouffée et écrasée. Qui peut nous rappeler encore ce qu’il y eut, jadis, à la place du colossal amas de pierres neuves d’aujourd’hui, chargeant la nef parisienne entre ses châteaux d’avant et d’arrière, entre le Palais et Notre-Dame?
Pauvre nef parisienne, si elle ne sombre point sous le poids, en dépit de sa fière devise, c’est que sa carène fut finement et merveilleusement taillée! Mais c’est grand’pitié tout de même de voir à la place de l’antique cité disparue, cet énorme entassement de bâtisses cubiques, maussades, par destination sévères et tristes, parfois sinistres, en cet endroit déjà admirablement disposé par la nature, sur cet emplacement consacré par l’histoire, et qui devrait être l’écrin des souvenirs respectés.
Qu’avons-nous mis là, nous, Parisiens du XIXe siècle? Des édifices destinés à des services fort utiles sans doute, mais qui ne sont point à étaler au point le plus noble, le plus glorieux d’une ville, des casernes de police, un immense Hôtel-Dieu comme un dépôt central de germes infectieux, bâti juste au moment où la science réclamait l’éparpillement des hôpitaux à la périphérie des villes, alors que la nécessité ne forçait plus, comme jadis dans les villes fermées, à les garder dans l’enceinte. Et pour comble, enfin, une Morgue à la pointe de l’île, sans doute {3} comme ornement ajouté aux splendeurs gothiques du chevet de Notre-Dame!
Voilà ce que nous avons si lourdement étalé ici, le réalisme plat à la place de la poésie, l’ennui administratif que l’on pourrait voiler, les laideurs ou tristesses qu’il serait bon de cacher.
C’est par-dessus toutes ces choses que, vestige sublime d’un grand passé surnageant à l’engloutissement général, domine la vieille cathédrale, Idéalité persistante au milieu des sévères réalités ou des banalités enlisantes.
Le Palais de la Cité, c’était la résidence des magistrats de la province gallo-romaine, demeure solide, défendue par des tours. Des empereurs probablement, pendant le temps de leurs séjours dans le nord des Gaules, y passèrent aussi; plus tard, à la place des préfets romains, s’installèrent les chefs francs qui peu à peu, passant le Rhin et les profondes forêts du Nord-Est, se taillaient des petits royaumes dans les débris de l’empire assailli de toutes parts.
Longtemps les rois francs des premières races se contentèrent des fortes constructions romaines du Palais de la Cité, transformant peu à peu ce palais, l’adaptant {4} à leurs habitudes, restaurant et reconstituant ce que touchait le temps, ou ce que ruinait la guerre,—car il eut à jouer bravement son rôle de forteresse pendant les sièges soutenus contre les Normands.
Des restaurations importantes, de vastes remaniements eurent lieu sous le roi Robert, fils de Hugues Capet, puis saint Louis commença une reconstruction totale achevée sous Philippe le Bel.
Le palais demeure encore résidence des rois après saint Louis; le Louvre est un château-fort extérieur, l’hôtel Saint-Paul plus tard est préféré, mais en bien des occasions, aux jours troublés, ainsi qu’aux jours de fêtes solennelles, les rois reviennent à l’antique berceau de la monarchie.
Puis le Parlement reste seul en possession, puissance grandissante, en lutte si souvent avec le pouvoir royal; c’est une autre royauté qui commence là, lentement et qui se développe à l’ombre des vieilles tours. Dans ce vieux palais, il semble que toutes les institutions de la France doivent prendre germe, car après les préfets des Empereurs, les chefs francs, les ducs de France et les rois, le pouvoir législatif lui-même, comme ou l’entend aux temps modernes, en sortira. La filiation est directe, du Parlement naîtront les États généraux, et des États généraux l’Assemblée nationale; et le vieux Parlement mourra de l’enfantement le 3 novembre 1790.
Pour Notre-Dame, à l’autre extrémité de la cité, merveilleuse cathédrale élevée par le XIIIe siècle à la place d’églises plus modestes qui s’étaient succédé sur le même point, augmentant en grandeur et en splendeurs à chaque reconstruction, pendant des siècles l’écho de tous les grands événements, heureux ou malheureux pour notre pays de France, s’est répercuté sous ses voûtes. Les vagues de l’histoire, pour ainsi dire, à chaque grand fait sont venues battre ses murs.
Saint Louis vient solennellement à Notre-Dame en partant pour sa première croisade, Philippe le Bel y convoque les États généraux pour s’appuyer sur la nation dans sa lutte contre le pape Boniface. Après les désastres des XIVe et XVe siècles, quand le pays est aux Anglais, le roi d’Angleterre s’y fait couronner roi de France bien peu de temps avant le définitif retour de fortune qui verra Charles VII le Victorieux rentrer dans Paris, et le léopard britannique reculer jusqu’à Calais.
Dans les guerres civiles du siècle suivant, Notre-Dame sera une caserne de la Ligue et logera dans ses galeries les troupes guisardes, des bataillons de parisiens ligueurs. Enfin, toutes les victoires des armes de France sous l’ancienne monarchie apporteront pour les accrocher sous les voûtes augustes, les drapeaux sanglants, noircis et déchirés, enlevés à l’ennemi. Notre-Dame aura pour «Tapissiers», les grands généraux de la monarchie Condé, Turenne, Luxembourg, le maréchal de Saxe...
Puis éclate l’orage de la grande Révolution, c’est le temps des écroulements. Notre-Dame au début de la tourmente abrite quelques jours, dans une salle de l’archevêché, l’Assemblée Nationale venant de Versailles. Et quand le trône a croulé, quand on veut sur ses débris jeter les ruines de la vieille religion, c’est la {5} déesse Raison, représentée par une plantureuse beauté de l’Opéra, qu’on installe sur l’Autel. Lorsqu’une quatrième dynastie se fonde, trempée dans le sang de l’Europe qui coule dans les grands carnages du commencement de notre siècle, Notre-Dame remplace Reims, et voit un pape enlevé de force à Rome sacrer empereur le grand soldat qui promène à travers les nations la France ivre de gloire militaire, les bandes gauloises guidées par les victoires tourbillonnantes.
La cité de Paris c’est tout cela, c’est tout ce passé, tous ces grandioses souvenirs qui planent autour de ces deux monuments, sévère château d’avant et splendide château d’arrière de la nef parisienne. Il y a mille autres choses encore sur cet étroit espace, la barbarie conquérante, la féodalité, la royauté, la religion—la science naissant avec l’université sous la cathédrale,—la Justice, le Parlement;—et des souvenirs de combien d’événements, des luttes anciennes, des querelles passées et de tous les soulèvements d’autrefois;—des vestiges de vieilles traditions rappelées par tant de vieilles pierres,—de l’histoire se levant à chaque tournant de ruelle, surgissant de chacun de ces pavés tant de fois soulevés...
A jamais resteront enveloppés dans une profonde obscurité les temps qui virent {6} la vieille Gaule devenir peu à peu la terre des Francs. Il y a un grand siècle de luttes pied à pied, sur lesquelles nous n’avons que de vagues données, les grands traits sans le détail, des dates d’incursions, de saccages de villes par les barbares, ou de retraites forcées de ceux-ci derrière leurs forêts et leurs rivières. Malgré les échecs d’expéditions, malgré les revers parfois éprouvés, il sort toujours, des marécages du Nord ou des forêts d’Outre-Rhin, de nouvelles bandes de barbares entraînées par le plus farouche courage, des hommes grands aux longues moustaches blondes ou rousses, se lançant couverts de toiles et de peaux de bêtes, la framée et l’angon, la pique en hameçon à la main, à la conquête du butin ou des terres. Ils font des progrès peu à peu et gardent ce qu’ils ont conquis, s’établissent solidement dans certaines régions et poussent toujours des pointes en avant.
Alors dans la vieille Gaule romanisée, dévorée morceau à morceau, les chefs francs se découpaient avec l’épée des royaumes au hasard de leurs convenances ou des événements de la conquête, royaumes qu’ils étaient à l’occasion prompts à s’arracher les uns aux autres et qui fondaient rapidement dans des partages répétés, par succession, par force, ou de gré à gré.
C’est probablement le rude Hlodowig ou Chlodowig, dont nous avons fait Clovis Ier roi de France, alors que de son temps la France n’existait pas, vaillant, terrible, féroce et astucieux, véritable type du chef franc, qui mit le premier la main sur la ville de Lutèce et l’incorpora dans les territoires conquis au nord de la Gaule.
Ce ne fut pas sans peine; longtemps les Francs restèrent cantonnés vers les rives de l’Oise, la grande masse de la nation étant occupée ailleurs dans l’empire entamé de tous les côtés, dans la Gaule de l’est et du sud que les barbares disputaient aux Romains et s’arrachaient entre eux. Chlodowig, fils de Childeric Ier, quand il eut enlevé Soissons, tourna cinq ans autour de Lutèce. Les Romains luttaient encore en certaines parties de la région, et sur d’autres points les villes gallo-romaines du nord-ouest s’étaient confédérées pour leur défense particulière, sous la direction de leurs évêques.
Sainte Geneviève, qui déjà du temps de l’invasion des Huns avait sauvé Paris eut encore, avec l’évêque de Paris, à soutenir la constance des Parisiens affamés par les bandes franques, installées dans les camps fortifiés autour de la ville. Elle organisa même et dirigea de sa personne une expédition de ravitaillement sur Melun, un convoi de barques qui profita de quelque circonstance inconnue du siège, pour aller chercher des vivres amassés à l’intention de Lutèce dans l’île de Melun.
L’un de ces camps, l’établissement le plus important, le lower ou lowar, mot signifiant camp fortifié, était situé sur la rive droite en face des prairies où fut plus tard Saint-Germain des Prés. C’était une grande enceinte carrée couverte par un large fossé dérivé de la Seine, et défendue au sommet du vallum par de fortes palissades. Des logements, des bâtiments divers s’élevaient çà et là dans l’intérieur de l’enceinte. Au centre, sur une motte, s’élevait une grosse tour de pierres et de bois, un donjon de vastes proportions où pouvaient se retirer les {7} défenseurs si le camp était forcé. C’est ce lower, dont Philippe-Auguste put trouver encore les ruines et les fossés, qui devint plus tard le château du Louvre, et la grosse tour au milieu de la cour carrée put remplacer le donjon primitif des Francs.
Clovis s’installa sans doute là, attendant la chute de la ville ou un arrangement possible avec les évêques et la ligue des villes, car, en même temps que l’on combattait, on négociait aussi. Cet arrangement put enfin se conclure sous une forme inattendue, par un mariage. Clovis épousait Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes, lequel avait assassiné son frère pour ne point partager son trône avec lui.
Clotilde était chrétienne et Clovis promettait de se laisser instruire dans la religion du Christ. La résistance ne pouvait que retarder sans l’empêcher la chute {8} désormais fatale des dernières cités gallo-romaines, les évêques le comprirent et composèrent avec le Sicambre.
Clovis, vers 493, est maître du territoire de Lutèce. Sa puissance augmente rapidement, le succès l’accompagne dans les incessantes expéditions qu’il entreprend et dans toutes les luttes qu’il doit soutenir. A force de victoires, d’habiletés politiques et aussi de crimes heureux, Hlodowig, à ses débuts simple chef d’une tribu, concentre entre ses mains les territoires arrachés aux Romains, les possessions enlevées à ses parents massacrés, à ses rivaux vaincus, et devient un puissant monarque.
Fatigué par tant de luttes, par trente années de courses commencées à l’âge de quinze ans, le roi franc s’établit à Lutèce dans les palais laissés par les préfets romains, Hlodowig habita soit le palais des Thermes dans le faubourg méridional de Lutèce, au pied du mont Lucotitius, où, devenu chrétien, il faisait construire la basilique destinée à devenir l’église Sainte-Geneviève, soit le palais qui existait dans l’île à la pointe tournée vers le couchant. Ce palais d’une importance considérable déjà, dans une admirable situation, dominait toute la fuite de la Seine vers les collines de l’ouest; au pied de ses tours, des jardins enclos par la muraille de la cité s’en allaient rejoindre l’avant-garde de petites îles verdoyantes précédant la grande île, maintenant soudées à elles et formant le terre-plein du Pont-Neuf.
Un des égorgements le plus fameux parmi tous les égorgements de frères, d’oncles, de neveux ou de fils qui remplissent les annales de ces temps, et qui étaient la façon dont les rois barbares réglaient l’ordre de succession dans les royaumes qu’ils essayaient de fonder, le meurtre des fils de Clodomir eut lieu à Lutèce, et selon toutes probabilités dans ce palais de la Cité. Les royaumes réunis par le brutal génie de Clovis, à sa mort, avaient été partagés entre ses quatre fils, qui n’avaient pas tardé à essayer de s’enlever réciproquement des morceaux de leurs parts respectives. Ils se tendaient mutuellement embûches et pièges et cherchaient à s’assassiner, mais chacun se tenait sur ses gardes. Enfin l’un d’eux, Clodomir roi d’Orléans, ayant trouvé la mort dans une expédition en Burgondie, entreprise à l’instigation de leur mère Clotilde, Clotaire, roi de Soissons, et Childebert, roi de Paris, s’entendirent pour supprimer les enfants que leur frère avait laissés.
Leur grand’mère, la vieille reine Clotilde, avait pris ces trois enfants avec elle dans le palais des Thermes qu’elle habitait. Les deux oncles se réunirent à Paris au palais de la Cité; et, sous prétexte de faire reconnaître par les principaux chefs francs appelés à Paris la transmission du royaume de Clodomir à ses enfants, ils demandèrent à la vieille reine de les leur envoyer. Celle-ci tout heureuse de ces bonnes dispositions des deux rois s’empressa de remettre les enfants à leur messager.
Dès que Clother et Childebert eurent leurs neveux entre les mains, ils envoyèrent un second messager à la grand’mère. C’était un gallo-romain, entré au service des conquérants germains. Le message était simple et d’une clarté terrible. Éloquemment l’homme présenta des ciseaux et une épée nue à Clotilde:
{9} —Tes fils, reine, les très glorieux rois Clotaire et Childebert te demandent d’ordonner toi-même comment tu entends que les enfants soient traités... Veux-tu qu’ils vivent, les cheveux coupés dans quelque église, ou veux-tu qu’ils meurent par l’épée?
Clotilde, dans le trouble de sa fureur indignée, répondit imprudemment: «Si on ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que tondus!» Le messager n’en demanda pas davantage et retourna aussitôt au palais porter le mot fatal échappé à la reine.
Immédiatement Clotaire et Childebert pénétrèrent dans la salle où l’on avait enfermé leurs neveux et les égorgèrent malgré larmes et prières. Childebert un instant faillit se laisser attendrir par les supplications du plus petit des enfants, mais comme Clotaire, ayant goûté au sang, menaçait de l’abattre aussi, il repoussa l’enfant qui s’accrochait à ses genoux et laissa son frère achever l’œuvre, pendant que l’on égorgeait aussi les gouverneurs et les serviteurs des jeunes princes, venus avec eux au palais de la Cité.
Un troisième fils, Chlodowald, put éviter le sort de ses frères, probablement enlevé par quelques compagnons dévoués de son père. Mais pour échapper complètement à la férocité de ses oncles, il renonça de lui-même à toute prétention sur l’héritage de Clodomir et se fit prêtre. Ayant fondé un monastère en un petit village caché sous les grands arbres au tournant de la Seine après Meudon, il y {10} vécut de longs jours tranquilles, tout occupé à de bonnes œuvres. Ce doux mérovingien issu de la farouche lignée mourut avec la renommée d’un saint, et le village où sa tombe était révérée changea son nom de Nogent en celui de Saint-Chlodowald ou Saint-Cloud.
Augustin Thierry qui a porté la lumière sur ces terribles époques, enlevées par lui à l’ombre confuse et peintes magnifiquement dans ses récits, fresques puissantes aux rudes et franches couleurs, nous montre ces conquérants barbares pendant longtemps campés dans les cités gauloises comme des occupants plutôt que comme des habitants fixés, exploitant les royaumes découpés par eux à travers les Gaules, et possédés très précairement parfois; pillant, brûlant et rançonnant, enlevant à l’occasion les lots des autres rois ou chefs,—pendant que les populations conquises, passées d’un roi à un autre, continuent à vivre tant mal que bien de leur vie à part, et s’efforcent de limiter autant que possible les exigences ou les déprédations des Francs, pendant que les évêques ou les gallo-romains de haute situation font leur possible pour adoucir et policer ces rois et leurs leudes ou compagnons.
On les voit, ces Sicambres rudes et grossiers, à la fois vaillants et rusés, dans ce décor romain déjà bien mutilé par les guerres, couvert de cicatrices, parmi ces murailles écrêtées dont ils rétablissent les couronnements et dont ils complètent les défenses par des ouvrages de bois, dans ces palais où ils apportent les usages des forêts germaines, qu’ils s’efforcent de modifier peu à peu pour se hausser au niveau des anciens gouverneurs, ou patrices romains. Ils abrègent autant que possible leur séjour dans les cités où ils se sentent gênés, préférant une existence plus large dans leurs villas, près des grandes forêts des rives de l’Oise, où, dans l’intervalle des guerres et des courses entreprises sur les royaumes voisins, ils se livrent violemment au plaisir des grandes chasses.
Devenus chrétiens, baptisés, on les voit aux églises qui se multiplient dans la Cité, écouter patiemment les prêtres leur prêcher la douceur de la religion du Christ, mais ils gardent au fond du cœur les sauvages passions des barbares et se livrent à l’occasion aux plus farouches excès, quand il s’agit de savourer les joies de la vengeance ou de préparer quelques meurtres profitables.
Lutèce, qui gagnait en importance et commençait à s’appeler Paris, passa alors quelquefois d’un royaume dans un autre, au moment des partages parmi les descendants de Clovis. Chilpéric, fils de Clotaire, l’eut quelque temps en sa possession, puis après une lutte avec ses trois frères, Paris devint le lot de Caribert, tandis que les autres allaient régner à Soissons, à Orléans et à Reims sur des territoires bizarrement découpés. A la mort de Caribert, la ville resta même indivise entre les trois frères survivants.
Dans la longue lutte entre Frédégonde, femme de Chilpéric, et Brunehaut, femme de Sigebert, Paris vit plusieurs fois passer dans ses murs les deux terribles rivales, qui poussaient successivement au combat et à la mort leurs fils et leurs petits-fils, et avec eux les divers peuples francs d’Austrasie, de Neustrie, de {11} Burgondie. L’horrible Frédégonde qui mourut la première, tranquillement et dans son lit, probablement en un palais de Paris qu’elle avait ressaisi à la mort de Childebert, fut enterrée en l’église du monastère de Sainte-Croix et Saint-Vincent, plus tard Saint-Germain des Prés. Ainsi que le dit Henri Martin, Frédégonde, la victorieuse, épouvantablement souillée de crimes, apparaît comme «le génie même de la barbarie triomphante» tandis que la reine vaincue, Brunehaut, contre qui sa rivale, ou le fils de sa rivale Clother, put réunir la majorité des chefs francs, représentait les tendances civilisatrices, une tentative d’organisation régulière, sous un régime se rapprochant de la vraie monarchie.
Très probablement les faubourgs de Paris, s’allongeant au nord au delà du Grand Pont et au sud après le Petit Pont, devaient former une agglomération de {12} population assez considérable, peut-être autant que celle qui restait fidèle à l’antique Lutèce, la Cité de l’île.
Ces deux ponts construits en charpente existaient depuis des siècles déjà, ayant remplacé les ponts brûlés par les gens de Lutèce à l’arrivée des Romains. Le Petit Pont se retrouve toujours sous le même nom, à la même place, au bas de la rue Saint-Jacques.
Pour le Grand Pont il y a doute. Est-il l’ancêtre de notre Pont au Change donnant sur la grande route des provinces du Nord représentée par la rue Saint-Denis, ainsi qu’on l’a cru longtemps? ou bien peut-il être représenté aujourd’hui par le pont Notre-Dame, comme on le suppose maintenant? Les deux opinions s’appuient sur des probabilités également fortes. En plaçant le Grand Pont de Lutèce au Pont au Change il faut admettre que la voie traversière de l’île partant du Petit Pont faisait un fort crochet sur la gauche, tandis que pour se diriger vers le pont Notre-Dame, elle n’avait qu’à pousser tout droit. Cependant, comme il existait une grande place marchande entourée de portiques au débouché du Petit Pont, la voie pouvait très bien partir de l’angle gauche de cette place pour gagner le Pont au Change sans trop de détours, ce qui donnerait raison à la vieille tradition. D’ailleurs l’existence du Grand Châtelet au bout du Pont au Change et du Petit Châtelet à l’extrémité du Petit Pont, forteresses succédant certainement à des têtes de pont fortifiées, est encore une raison de plus pour faire admettre la quasi-certitude de l’ancienne tradition.
Combien de fois ces deux antiques passages ont-ils été renouvelés, après des aventures diverses, brûlés par accidents fortuits ou faits de guerre, emportés par les inondations ou la débâcle des glaces à la fin des hivers rigoureux; reconstruits en pierres, chargés de maisons serrées en deux files encorbellées sur la rivière, incendiés encore, écroulés, endommagés par les ans,—toujours reconstruits et transbordant d’une rive à l’autre tant de générations, depuis les Gaulois de jadis jusqu’aux Parisiens d’aujourd’hui;—voyant passer sous leurs arches tant d’embarcations diverses, depuis les bateaux gaulois, les nefs romaines, les barques de guerre des Normands, jusqu’aux péniches marchandes et aux bateaux omnibus de nos jours,—et défiler sur leurs pavés tant de cortèges et de si différents, troupes joyeuses, cavalcades de princes et princesses, bataillons en marche pour des parades pacifiques, ou bandes armées se ruant aux massacres des jours de révolution.
Quelques épisodes de la longue et sanglante histoire de Frédégonde appartiennent à l’histoire de Paris. Concubine de Chilpéric, elle avait débuté dans sa carrière de crimes en lui faisant étrangler sa femme Galeswinthe, fille du roi des Wisigoths et sœur aînée de Brunehaut.
«Moult estoit belle femme la royne Frédégonde, en conseil sage et subtile, en tricherie, ni en malice n’avoit son pareil, fors Brunehaut tout seulement,» disent les vieux historiens racontant comment, après seize ans de mariage, voyant le secret de sa liaison avec un leude du roi Landry surpris par Chilpéric, elle prévint la colère de Chilpéric en le faisant poignarder lui-même dans sa villa {13} de Chelles. Le crime commis, Frédégonde se réfugia aussitôt avec son fils Clotaire II âgé de quatre mois, ses serviteurs et ses trésors dans l’église cathédrale de Paris, prés de l’évêque Raguewode, et dans ce lieu d’asile elle détourna l’orage qui pouvait tomber sur elle, et continua ses trames.
Peu avant, sa fille Rigonthe, promise pour épouse à Récared, fils du roi des Wisigoths, était partie pour l’Espagne avec un long envoi de chariots chargés d’un véritable trésor constituant sa dot. Outre l’escorte armée, Chilpéric avait violemment arraché à leurs foyers pour les donner comme serviteurs à la princesse, une foule de jeunes filles, d’hommes et de femmes des plus importantes familles parisiennes, ainsi qu’un grand nombre de gens de condition inférieure destinés à divers emplois. Ce fut une désolation terrible dans la ville et, rapporte Grégoire de Tours, on vit, parmi les malheureux ainsi arrachés à leurs familles, quelques-uns distribuer tous leurs biens entre leurs héritiers et d’autres se donner la mort pour ne pas s’expatrier.
Cet immense convoi, sur sa longue route, fut dès le départ en butte à tous les malheurs: désertions des serviteurs entraînés au loin malgré eux, vols, enlèvements de chevaux et d’objets précieux, attaques à main armée... Le cortège fondait en route et les richesses entassées dans les chariots diminuaient d’étape {14} en étape; les princes sur le territoire desquels passait la malheureuse reine voulaient avoir leur part de ses richesses, si bien que Rigonthe complètement dépouillée ne put dépasser Toulouse où, abandonnée de tous, elle dut attendre en un monastère que Frédégonde la fit reprendre. Il n’est pas nécessaire de beaucoup s’apitoyer sur le sort de cette princesse Rigonthe qui, d’après Grégoire de Tours, ne valait pas beaucoup mieux que son affreuse mère. Ces deux femmes, souvent en querelles, allaient parfois jusqu’à se prendre aux cheveux, et un jour Frédégonde avait tenté d’étrangler sa fille en faisant brusquement retomber sur sa tête le couvercle d’un grand et lourd coffre, vers lequel elle l’avait attirée, sous prétexte de lui faire admirer des objets précieux. Rigonthe se débattait, Frédégonde à genoux sur le couvercle pesait de tout son poids et s’efforçait d’achever son œuvre, lorsque, aux cris de la victime étranglée, on avait pu forcer la porte, et l’arracher à sa mère.
L’aventure du comte Leudaste, qui forme le sujet d’un des récits d’Augustin Thierry, se passa à Paris pendant un séjour de Chilpéric et de Frédégonde au palais de la Cité en 583. Leudaste, ancien esclave gaulois devenu comte de Tours, détesté pour ses brutales exactions, mais longtemps soutenu par Frédégonde, avait fini par encourir la haine de la terrible reine, à la suite d’intrigues fort compliquées par lesquelles il avait essayé de perdre l’évêque Grégoire de Tours, en faisant de cet évêque l’accusateur des désordres de Frédégonde.
Dans un synode d’évêques réunis dans la villa de Chilpéric à Braines, Grégoire de Tours ayant été complètement déchargé, l’affaire se retourna contre son dénonciateur Leudaste, qui devenait l’auteur du scandale et l’ennemi de Frédégonde.
L’occasion de la vengeance attendue quelque temps arriva enfin pour celle-ci, par l’imprudence de Leudaste qui vint lui-même se mettre dans la main de son ennemie. Un dimanche que Chilpéric et la reine assistaient à la messe dans l’église cathédrale Saint-Etienne, plus tard remplacée par Notre-Dame, Leudaste, qui venait de retrouver les bonnes grâces de Chilpéric pour avoir combattu à Melun dans son armée, croyant la fureur de Frédégonde calmée et espérant faire sa paix, osa entrer dans l’église, et fendant la foule, aller jusqu’au siège royal se jeter aux pieds de Frédégonde en la suppliant de lui accorder son pardon. Une scène étrange s’ensuivit. Frédégonde, un instant surprise, fut saisie d’une fureur sauvage, elle accabla son ennemi de sa colère et l’eût bien fait tuer sur l’heure, mais Chilpéric, à qui elle réclamait sa vengeance, se contenta de faire chasser Leudaste de l’église par ses gardes.
Leudaste dans sa présomption ne se hâta point, après cet avertissement, de chercher son salut dans une fuite rapide hors de la portée de Frédégonde; au contraire, supposant qu’il aurait dû se faire précéder par de riches présents pour adoucir la reine, il resta dans la cité afin de réparer cet oubli. La rue conduisant de l’église cathédrale au palais, devenue plus tard la rue de la Calandre et la rue Neuve-Notre-Dame, trouvait au débouché du petit pont, c’est-à-dire à l’extrémité de la place du Parvis actuelle, une large place, centre du commerce de la cité, bordée {15} de maisons de négociants, sous les arcades ou les auvents desquelles ceux-ci étalaient leurs marchandises. L’ex-comte de Tours, au lieu de fuir, s’arrêta sur cette place pendant que s’achevait la messe, allant de boutique en boutique, marchandant, faisant mettre de côté les plus riches objets. Tout à coup, la grande messe terminée, un mouvement se produisit sur la place, le cortège royal défilait au milieu du peuple. Chilpéric et Frédégonde rentraient au palais. Frédégonde aperçut Leudaste continuant ses achats sous l’auvent des boutiques et, aussitôt arrivée au palais, envoya rapidement quelques hommes à elle avec l’ordre de lui amener son ennemi vivant et garrotté.
Leudaste fut arraché à sa sécurité par leur attaque; comme il était brave, il fit face au danger et fondit l’épée à la main à travers la bande; blessé, couvert de sang, il put se frayer passage et gagna le Petit Pont sur lequel il s’engagea en courant. Par malheur pour lui, le Petit Pont se trouvait alors en mauvais état, les planches du tablier étaient pourries par endroits et percées de trous. Leudaste en fuyant mit le pied dans un de ces trous et tomba en se brisant la jambe.
Il était pris; on le porta tout sanglant dans la prison de la ville. Au lieu de le faire mourir tout de suite, Frédégonde, qui ne se fût pas crue assez vengée, le fit soigner et même transporter en meilleur air dans une de ses Villas, mais au bout de quelque temps, comme l’état du blessé s’aggravait, la reine eut peur de perdre sa vengeance, elle fit jeter Leudaste en bas de son lit, le fit coucher sur le sol, la nuque appuyée sur une barre de fer, tandis qu’un bourreau frappait le malheureux sur la gorge à grands coups d’une autre barre de fer pour lui briser les vertèbres.
Dans l’histoire de la cité parisienne apparaît le nom de saint Eloi avec le règne du petit-fils de Frédégonde, Dagobert Ier. Celui-ci, mérovingien adouci, n’était plus seulement un chef barbare, mais un vrai roi, législateur ferme, réprimant sévèrement les brutalités des leudes et, à l’occasion, expiant les siennes par des fondations pieuses, comme celle de l’abbaye de Saint-Denis. Habile orfèvre et honnête homme, Eligius ou Eloi, dès le début du règne de Dagobert, devint son argentier ou maître des monnaies. Il resta personnage important, principal conseiller de Dagobert pendant tout le règne et fut ensuite évêque de Noyon. Ce n’était pas le premier marchand qui parvenait à l’épiscopat, puisque précédemment le successeur de l’évêque de Paris, Raguewode, l’ami de Frédégonde, avait été un marchand syrien nommé Eusèbe.
Saint Eloi employait ses richesses en bonnes œuvres: à Paris il fonda vers 632, au cœur de la cité, l’abbaye de Saint-Martial, vaste monastère qui tenait tout l’espace compris au nord et au sud entre les rues de la Calandre et de la Vieille-Draperie, à l’est et à l’ouest entre les rues aux Fèvres et de la Barillerie, juste devant le palais, à l’endroit occupé aujourd’hui par la caserne des pompiers. Trois cents nonnes sous la direction de l’abbesse Aurée (sainte Aure) occupaient l’abbaye; dans l’épidémie qui désola Paris en 666, enlevant une partie considérable de la population, cent soixante religieuses de Saint-Martial périrent et avec elles leur abbesse.
{16} Le pourtour de cet enclos monastique s’appelait la ceinture Saint-Eloi. Son église Saint-Martial avait failli, peu après sa construction, être détruite par un incendie lequel, raconte la légende, s’arrêta sur une objurgation d’Eloi au saint patron de l’église. Tout pleurant de voir son œuvre ravagée par les flammes qu’activait un vent violent, Eloi en «grande ire» admonesta vertement saint Martial qui souffrait ainsi par sa paresse que son église fût arse et dévorée, et lui jura que s’il la laissait périr, elle ne serait jamais rebâtie. La menace fit son effet, car l’incendie aussitôt s’arrêta.
Hélas! saint Eloi n’était plus là en 1034 quand un autre incendie dévora les bâtiments de l’abbaye.
Parmi les incendies dont la cité eut à souffrir il y en eut un, en 586, au temps de Chilpéric, qui faillit la détruire complètement et fut certainement cause de la disparition de bien des édifices de la Lutèce gallo-romaine. Il commença un soir dans la maison d’un marchand sise à l’entrée méridionale de la Cité, c’est-à-dire près du Petit Pont. Une chandelle, oubliée dans un cellier à côté d’une barrique d’huile, mit le feu à cette barrique; le cellier fut bientôt en flammes et l’incendie se communiqua de proche en proche, aux maisons de bois et aux boutiques, à travers toute l’île, d’un bras de la Seine à l’autre, en suivant la grande voie entre les deux ponts, parmi le quartier des négociants.
Le palais sur la gauche ne fut pas atteint par les flammes, les églises furent aussi préservées. L’incendie endommagea fortement une vieille construction romaine, la prison de Glaucin, sise sur l’emplacement du quai aux Fleurs actuel, vers l’endroit où jusqu’à la Révolution subsista l’église Saint-Denis de la Chartre, dont le surnom de la Chartre ou prison indiquait la proximité des restes de cette prison. Les prisonniers se voyant atteints par les flammes se soulevèrent, échappèrent à leurs gardiens et purent se réfugier sur la rive gauche du fleuve, à la nouvelle église Saint-Vincent (Saint-Germain des Prés) qui était lieu d’asile.
La décadence carlovingienne.—Apparition des Normands.—Serpents et dragons de mer.—Le grand siège.—L’évêque Gozlin et le comte Eudes.—Les brûlots.—Assauts repoussés au Grand Pont.—Le blocus.—Le camp de Saint-Germain l’Auxerrois.—La crue de la Seine.—La tour du Petit Pont et ses douze défenseurs.—La flotte normande traînée à terre pour éviter le passage de Paris.—L’empereur Othon.—Le palais du roi Robert.
Le petit royaume de Paris que s’arrachèrent les rois mérovingiens s’était fondu, au temps de Charlemagne, dans le vaste empire des Francs qui réunissait sous le sceptre du grand empereur les terres gauloises et germaines des deux rives du fleuve séparatif, du vieux Rhin alors pacifié, de chaque côté duquel depuis comme {18} avant, hélas, de si grosses rivières de sang ont coulé. Paris n’était plus tête de royaume, c’était la petite capitale du petit duché de France en Neustrie, simple province du grand Empire d’Occident, dont le chef résidait au loin, à Aix-la-Chapelle.
Pour cet édifice de proportions trop vastes, quand mourut son constructeur, le descendant des anciens maires du palais des Mérovingiens fainéants et déchus, la décadence et la ruine commencèrent. Les lézardes présageaient l’écroulement, la ruine, et enfin le partage entre les derniers Carolingiens. En un dur et long réenfantement devait renaître une Gaule reformée peu à peu autour du duché de France. Les maîtres du duché de France, primitivement, ne se trouvaient ni plus hauts ni plus puissants que les autres ducs et comtes, de ce pays morcelé en tant de seigneuries diverses, de fiefs suzerains, de fiefs vassaux de toute importance, formés dans les anciens gouvernements petits ou grands devenus propriétés héréditaires, et dont l’ensemble compliqué forma le système féodal.
A ce moment, avec les derniers Carolingiens, un siècle de malheurs terribles va commencer pour la pauvre ville de Paris. C’est une époque douloureuse ramenant les outrages et les dévastations des invasions barbares des siècles précédents. Les Northmans ont paru sur la Seine comme sur toutes les grandes rivières de l’Europe. Dès les premières années du IXe siècle, du temps même de Charlemagne, ils ont osé avec leurs flottilles de légères barques attaquer quelques ports de l’Empire.
Après la disparition du grand Empereur, s’étant rendu compte de la richesse du pays et de la faiblesse de ses défenses désorganisées, ils s’enhardissent. Ils s’abattent sur les rivages de la Gaule, remontent fleuves et rivières, détruisant, ravageant, massacrant, enlevant les villes et les brûlant après le pillage, saccageant les abbayes pendant que les seigneurs francs s’enferment dans leurs châteaux, se rachètent égoïstement du pillage en abandonnant bourgades ou villes ouvertes aux pirates, au lieu de s’unir entre eux pour les écraser.
Calamités effroyables. Qui sauvera le pauvre peuple de la rage des Normands? Ab ira Normanorum libera nos, Domine. C’est la prière qui, à la fin de chaque messe, dans chaque église s’élève vers le ciel et s’élèvera pendant des siècles, en témoignage de l’immense panique d’une nation à peu près abandonnée sans défense aux haches des barbares. Où sont Roland et les autres paladins de l’empereur Charles à la barbe fleurie? L’audace des rois de mer grandit avec le succès, ils s’aventurent de plus en plus loin des repaires qu’ils se sont créés en s’établissant fortement à l’embouchure des fleuves, sur quelque promontoire facile à défendre, où ils entassent le butin rapporté des expéditions. Les embouchures de la Loire et de la Seine, la presqu’île au-dessous de Rouen deviennent ainsi des postes fixes, des terres normandes où débarquent continuellement les Scandinaves arrivant en flottilles par la route des Cygnes, comme leurs chants guerriers appellent la mer. Ils se créent dans les îles des fleuves des lieux de ravitaillement, des postes avancés vers lesquels ils rabattent leurs convois de butin ou les files de prisonniers enchaînés. Combien de cités importantes pillées ou brûlées, de campagnes où {19} chaque village en vue d’une rivière n’est plus qu’un amas de décombres, sur lesquels un monceau sanglant de corps entassés représente la population qui n’a pas pu fuir.
En 837, la cité parisienne reçut leur première visite et souffrit une mise à sac sur laquelle on manque de détails. En 845, ils reparurent. Tout avait fui, n’osant risquer la résistance: marchands, prêtres, moines, avaient cherché refuge dans les bois ou dans les monastères éloignés. Le roi Charles le Chauve, avec ce qu’il avait de soldats, s’était enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis bien emmuraillée et ouvrait des négociations. Le samedi veille de Pâques, les Normands entrèrent dans la ville sans défense, égorgèrent les malheureux qu’ils y trouvèrent encore. Les abbayes de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain furent complètement dévastées; les pirates enlevèrent jusqu’aux lames de cuivre doré couvrant le toit de Saint-Germain des Prés. Le roi Charles le Chauve, au lieu de tomber sur eux, acheta leur retraite. Leur Koning, outre le butin, put emporter, pour les envoyer comme trophées aux chefs restés sur les grèves natales des mers du Nord, une poutre de Saint-Germain des Prés et un clou tiré d’une des portes de la ville, envoi qui permet de supposer à la cité de Paris une renommée et une illustration déjà grandes.
Le Parisis, territoire de Paris, ne fut pas longtemps tranquille; à peine la ville commençait-elle à réparer ses désastres que les Normands se remontrèrent. Deux ou trois fois en moins de dix ans les Parisiens voient apparaître remontant la Seine les flottilles de barques, les serpents et les dragons de mer, ainsi nommés par les pirates des figures de monstres marins grossièrement taillées placées à la proue. Tout cela sort de la presqu’île d’Oissel, leur citadelle, du fond de laquelle ils menacent Rouen et Paris et tiennent la haute et la basse Seine. Paris est de nouveau pillé et brûlé, les abbayes et églises dévastées, sauf quelques-unes qui purent se racheter de l’incendie par de fortes sommes données volontairement.
Le Grand Pont interceptant le cours de la Seine empêchait les barques normandes d’aller porter plus haut leurs ravages, les Normands le détruisirent et alors, le passage libre, s’élancèrent à la poursuite des marchands de Paris, qui fuyaient vers la haute Seine sur des barques où ils avaient entassé leurs biens; Charles le Chauve avec ses troupes remontait aussi le fleuve par terre, observant les mouvements des pirates sans oser les attaquer. Encore une fois il négocia avec eux et leur versa un tribut pour obtenir leur retraite.
Paris respira une vingtaine d’années, pendant lesquelles les Normands de plus en plus nombreux, de plus en plus forts dans les établissements créés par eux, dirigèrent leurs courses sur d’autres points. Pendant ce temps, Paris se repeuplait et se reconstruisait. Les édifices incendiés renaissaient de leurs cendres, les Parisiens instruits par de cruelles expériences relevaient leurs remparts trop faibles ou écroulés, et s’efforçaient de se mettre en état de repousser victorieusement des incursions nouvelles trop faciles à prévoir.
Les faubourgs des deux rives furent sacrifiés; d’ailleurs depuis le dernier sac, {20} ils n’étaient plus constitués que par de pauvres masures rebâties parmi les ruines, au pied des abbayes incendiées et dévastées. Mais toutes les défenses de l’île de la Cité furent rétablies sous la direction de l’évêque Gozlin, les courtines furent renforcées, les tours surélevées en pierres, ou par des étages en charpente. Les ponts restaurés furent solidement défendus, le Grand Pont par une grosse tour élevée à son extrémité sur la rive droite et le Petit Pont par une autre non moins forte sur la rive gauche. La Cité ainsi, avec ses remparts à soubassements romains trempant du pied dans la Seine, ses grosses défenses du Palais à la pointe de l’île et ses ponts fortifiés, cette île hérissée de tours, de remparts enfermant les maisons entassées et serrées, paraissait de force à se faire respecter et pouvait maintenant attendre hardiment toutes les attaques. Aussi quand tout à coup, en 885, se répandit la rumeur d’une nouvelle expédition normande, on vit affluer dans cette étroite enceinte les populations des environs affolées, les moines des abbayes de la région menacée, accourant se mettre sous la protection des murailles avec les trésors des églises et leurs reliques.
L’évêque Gozlin et le comte de Paris Eudes, fils de Robert le Fort se hâtaient de terminer les travaux, notamment aux tours des ponts, postes les plus menacés.
Le 27 novembre 885 la flotte normande apparut. Elle couvrait littéralement la Seine sur une longueur de plus de deux lieues. Sept cents navires à voiles, dragons et serpents de mer suivis d’une foule de barques plus petites, s’avançaient portant de nombreuses machines de guerre et trente mille Normands conduits par le roi de mer Sigfried. Cette grande expédition avait pour objectif, après Paris, le pillage de la Bourgogne que les Normands n’avaient pas encore atteinte. Le spectacle était terrifiant, cette immense quantité de grands navires élevant leurs proues taillées en têtes fantastiques, les plats-bords protégés par des rangées de boucliers, s’avançait en ordre régulier au bruit de mille clameurs, au son des trompes de guerre déchirant l’air, pendant que derrière les boucliers, sur les plates-formes d’avant et d’arrière, la foule des guerriers brandissait haches et lances.
Arrivée sous les murailles de Paris, la flotte s’arrêta. Sigfried demanda une entrevue au comte et à l’évêque; il vint avec quelques-uns de ses hommes d’aspect sauvage et farouche, aux armes et aux casques étranges, grands gaillards blonds au teint recuit par le hâle des mers. Il réclamait le passage en haute Seine pour son expédition, c’est-à-dire la rupture du Grand Pont, promettant de respecter la ville et les biens des Parisiens. La proposition fut repoussée et tout aussitôt les Normands se préparèrent à l’attaque.
Dès le lever du jour le lendemain, les navires embossés le plus près possible de la Cité, les bandes normandes descendues à terre commencèrent l’attaque. Au milieu du plus effroyable fracas, les tours se couronnèrent de défenseurs, les flèches volaient par tous les créneaux, les machines placées en grand nombre aux bons endroits du rempart faisaient siffler les traits ou ronfler les grosses pierres, sur les assaillants qu’animait le beuglement des grandes trompes de guerre. Le {21} plus chaud de l’affaire fut à l’assaut de la tour défendant le Grand Pont, sur la rive droite; le gros des Normands s’efforçait de la démolir ou de l’escalader malgré la grêle des projectiles lancés du pont et de la tour.
L’évêque Gozlin combattait ici avec son neveu Ebble, abbé de Saint-Germain des Prés, avec le comte Eudes, Robert, son frère, et le comte Ragenaire. Les pertes furent grandes des deux côtés, mais les défenseurs de la tour recevaient sans cesse du secours par le Grand Pont. L’évêque Gozlin, parmi eux, fut atteint par une flèche normande, sa blessure était légère heureusement et la défense n’en fut pas troublée. Quand la nuit vint, la tour semblait si bien une ruine que les Normands comptaient n’avoir plus qu’un effort à faire le lendemain pour l’enlever, mais les assiégés employèrent la nuit à la réparer, et le soleil levant la montra plus forte, ses brèches bouchées, ses crénelages rétablis et sa plate-forme surmontée d’un nouvel étage de charpente.
{22} Les Normands furieux se ruèrent de nouveau sur l’amas de ruines remplissant le fossé; parmi les décombres, ils sapèrent la base de la tour. Celle-ci, par tous ses créneaux, ruisselait de poix enflammée et d’huile bouillante. Les Normands écrasés par les pierres, brûlés par le feu, s’obstinèrent; on vit ceux que l’huile brûlait, que la poix enflammée transformait en torches allumées, s’efforcer de se dégager de la mêlée pour se précipiter à la Seine. L’attaque ne cessait pas. Aux malheureux blessés sortant de la fournaise et nageant vers leurs navires, les femmes accompagnant l’expédition, les danoises restées à bord, criaient des injures pour les relancer au combat.
Mais quelques-uns des Normands attachés à la tour avaient pu creuser dans la muraille une galerie de sape, où ils se trouvaient à l’abri et qu’ils étançonnaient au fur et à mesure avec des pièces de bois. Cette mine bien préparée, ils la remplirent de fascines et de fagots enduits de goudron et y mirent le feu. L’étançonnage brûla, la tour ne s’écroula pas comme s’y attendaient les assaillants, mais il apparut un trou noir, une large ouverture dans la muraille. Les Normands, quand la fumée se fut dissipée, se jetèrent sur ce trou au fond duquel se massaient rapidement les Parisiens pour les recevoir. Le danger était terrible; heureusement un moyeu de roue lancé du haut de la tour sur la masse serrée broya bon nombre des assaillants et fit reculer les autres. Les défenseurs de la tour, vivement, travaillèrent à boucher la brèche, pendant que les Normands accumulaient sur ce point des matières enflammées. La tour disparut dans la flamme et dans la fumée, quand tout fut brûlé, elle reparut noircie mais debout, toujours chargée de défenseurs, avec la bannière de la ville flottant sur sa plate-forme. Le combat dura ainsi jusqu’à la nuit, soutenu vigoureusement par les assiégés malgré leurs pertes.
L’attaque contre la vaillante tour ne se renouvela pas le lendemain. Des remparts, on vit les Normands, renonçant à l’espoir d’enlever la ville par un coup de main, s’installer à terre pour un siège régulier. Ils établirent autour des ruines circulaires de Saint-Germain le Rond, plus tard l’Auxerrois, un vaste camp fortifié par des retranchements de pierres et de terre. Pendant que s’exécutaient ces travaux, des colonnes de pirates se lançaient dans toutes les directions, ravageant les alentours de la ville, passant leur fureur sur les malheureux qu’ils pouvaient atteindre et sur les villages et hameaux rencontrés, ramenant le butin et les approvisionnements à leur camp.
C’était donc un siège en règle que la Cité allait avoir à subir. On vit alors les Scandinaves, ces pirates dont la tactique ordinaire consistait à se jeter rapidement sur les villes ouvertes ou peu fortes, pour les emporter d’un élan, reprendre les traditions de la guerre savante, se plier à toutes les lenteurs et à toutes les difficultés d’une attaque régulière, les cheminements à couvert, la sape des murailles, la construction des catapultes, béliers, tours roulantes, etc... Des corps normands continuaient leurs massacres au loin; pendant ce temps, au camp de Saint-Germain l’Auxerrois, les assiégeants construisaient trois hautes tours, faites de grands chênes équarris et montés sur seize roues, pouvant contenir une soixantaine {23} d’hommes armés, et terminées par une plate-forme couverte sur laquelle se manœuvrait un engin battant les crénelages de l’assiégé.
Ces tours roulantes, presque achevées, allaient pouvoir être mises en mouvement et s’avancer contre la tête de pont lorsque les assiégés réussirent à les incendier. Renonçant à en recommencer la construction, les Normands fabriquèrent une quantité de grands pavois de cuir pouvant chacun abriter cinq ou six hommes.
Le 20 janvier 886, après deux mois de siège, ils tentèrent un nouvel assaut. Tous les engins en cercle autour de la forteresse du pont entrèrent eu jeu et l’accablèrent de projectiles divers, énormes pierres, javelots et balles de plomb grêlant sur les plates-formes. Couverts de leurs grands pavois comme les légions romaines faisant la tortue, les Normands s’élancèrent à l’escalade de la tour, pendant que sur la Seine les barques attaquaient le pont des deux côtés, les Normands ayant porté par terre, de l’autre côté de l’obstacle un certain nombre d’embarcations légères. S’ils pouvaient réussir à emporter ce pont par lequel se renouvelaient les défenseurs de la tour, ils comptaient bien que celle-ci ne tarderait pas à succomber.
Les intrépides défenseurs, cette fois encore eurent le dessus, et l’attaque fut {24} repoussée. Les Normands employèrent la journée suivante à essayer de combler les fossés de la tête du pont en y jetant pêle-mêle de la terre, des fascines, des arbres, des animaux et enfin de malheureux captifs, qu’ils égorgeaient au bord du fossé à la vue des assiégés pour ébranler leur courage. L’évêque Gozlin, indigné de la cruauté des barbares, dit la chronique d’Abbon, moine de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, témoin oculaire du siège, perça même d’une flèche un des égorgeurs de ces malheureux prisonniers.
Le fossé à peu près comblé, les Normands ont pu avancer trois béliers qui battent la tour sur chacune de ses faces, mais les défenseurs les gênent ou les détruisent avec de grosses poutres garnies de fer. La tour résiste toujours, les béliers ne l’ébranlent pas, ses mangonneaux bien manœuvrés répondent aux engins de l’attaque. Alors les Normands essaient d’autre chose, ils entassent sur trois de leurs plus gros navires des matières inflammables, des arbres entiers et y mettent le feu, traînant à la corde jusqu’au pont ces trois brûlots, au grand émoi des défenseurs qui cette fois se croient bien perdus, mais des masses de pierres coulées en avant des piles arrêtent heureusement les nefs incendiaires qui brûlent sans endommager les poutres.....
Il s’ensuivit, après ces assauts obstinés, une semaine plus tranquille sur le point attaqué. Les Normands, pour se consoler de leurs échecs successifs, incendiaient les faubourgs de la rive gauche ou reprenaient leurs courses au loin. Un événement se produisit, heureux d’abord, une crue de la Seine vint gêner les opérations des assiégeants. Au bout d’une semaine cette crue devint une véritable inondation qui dans sa violence emporta le Petit Pont réunissant la cité à la rive gauche. Ceci pouvait être fatal à la pauvre ville; désormais la tour du Petit Pont, qui faisait le pendant de celle du Grand Pont si opiniâtrement attaquée et défendue, restait isolée sur la rive gauche sans communication possible avec la ville.
A la vue des charpentes du pont culbutées par les eaux, brisées et emportées, les assiégeants poussèrent des cris de joie et se lancèrent aussitôt à l’attaque de ce poste désormais perdu.
Les Normands après quelques péripéties poussèrent jusqu’au pied de la tour un chariot rempli de paille à laquelle ils mirent le feu; l’incendie, remplissant la tour de flammes et de fumée, gagna les charpentes, brûla les planchers et la rendit bientôt intenable; ce n’était plus qu’un immense bûcher qui flambait devant la ville impuissante. Les défenseurs de la tour durent l’évacuer et se réfugièrent sur un fragment du pont resté accroché à la muraille. Sur cet étroit espace, enveloppés dans les tourbillons de fumée, accablés par une grêle de traits des Normands, ils n’étaient plus que douze, douze vaillants, dont le moine Abbon nous a conservé les noms: Hérivée, Hermanfroy, Hérilang, Odoacre, Herric, Arnold, Solies, Gerbert, Uvidou, Harderard, Eimard et Gosswin.
Comme ils allaient tous périr par le feu ou par les flèches, les Normands leur crièrent de se rendre, leur promettant la vie sauve. Aucun secours n’était possible, aucun espoir ne leur restait, les douze firent signe qu’ils se livraient, {25} comptant seulement être mis à rançon. Mais à peine sur la rive au pouvoir des Normands, ceux-ci les massacrèrent; un seul allait être épargné, Hérivée, qui les avait frappés par sa haute mine et la beauté de ses armes; ils le prirent pour un chef considérable et pour celui-là parlèrent de rançon, mais Hérivée, dans la fureur qui l’animait, se jeta sur eux quoique désarmé et les força par ses injures à lui faire partager le sort de ses compagnons.
Après ce terrible épisode le siège traîna en longueur. Sans doute l’inondation empêcha les Normands de prendre pied dans l’île et de profiter du désastre du Petit Pont. Un corps nombreux des assiégeants s’en alla ravager le pays entre Seine et Loire, les autres continuaient le siège ou plutôt le blocus que des sorties des Parisiens venaient souvent troubler. Une sortie du vaillant abbé de Saint-Germain {26} Ebble, neveu de l’évêque Gozlin, s’attaqua au camp assiégeant de Saint-Germain l’Auxerrois, mais Ebble, après y avoir mis le feu, fut repoussé par les masses Normandes.
Enfin au mois de mars, après quatre mois de siège, un secours arriva aux Parisiens, le duc de Saxe Henri, envoyé par Charles le Gros avec un corps de troupes, tomba une nuit sur le camp normand en même temps que les Parisiens l’attaquaient de l’autre côté. Le but du duc de Saxe n’était que de ravitailler Paris; son convoi de vivres entré, il se retira. Les Normands attribuant cette belle résistance des assiégés à la présence parmi eux d’Eudes, comte de Paris, lui tendirent un piège. Feignant de vouloir entrer en pourparlers, leur chef Sigfried demanda une entrevue au comte; Eudes y consentit, mais à peine était-il en présence du chef sur le bord du fossé si vaillamment disputé, que des guerriers, se glissant par derrière, se jetèrent sur lui. Il put heureusement être dégagé par ses compagnons et rentrer dans ses lignes.
Dans cette ville bloquée, remplie de réfugiés entassés, en proie à la famine, des maladies se déclarèrent et sévirent durement; une épidémie emporta de nombreux défenseurs et entre autres le courageux évêque Gozlin. Pour comble, le terrain manquait pour recevoir les morts des petits combats journaliers livrés sous les murailles et ceux de l’épidémie. Dans cette extrémité les Parisiens envoyèrent le comte Eudes auprès de l’empereur Charles le Gros, pour le presser de secourir la ville prête à succomber. L’abbé de Saint-Germain Ebble, neveu de Gozlin, prit après le départ du comte de Paris la direction de la défense. Quelques troupeaux restaient encore aux Parisiens, paissant l’herbe au pied des murailles ou dans les petites îles en avant et en arrière de la cité; on les ménageait et on les gardait soigneusement, car les Normands risquaient souvent des attaques pour enlever ces suprêmes ressources aux assiégés. D’un autre côté, les Parisiens, voyant autour du camp ennemi paître les bestiaux ramenés par les maraudeurs normands, organisaient de petites sorties nocturnes pour essayer de faire quelques prises. Ainsi s’éternisait le siège.
Le comte Eudes revint au bout de quelque temps, perça les lignes des assiégeants et annonça l’arrivée prochaine d’une armée de secours envoyée par l’Empereur. Elle parut au mois de juillet conduite par le même duc de Saxe qui peu de mois auparavant avait déjà une première fois ravitaillé Paris. Mais les Normands l’attendaient, ils avaient couvert le front de leur camp de fosses profondes, recouvertes de branchages et de terre. L’attaque de l’armée impériale échoua devant ces retranchements; le duc Henri, tombé dans une de ces fosses, fut massacré et ses soldats purent à grand’peine reprendre son cadavre avant de battre en retraite à la vue des Parisiens consternés.
Cette retraite fut le signal d’un nouvel assaut donné par les Normands enflammés par leur victoire. Ils faillirent cette fois réussir et le péril fut si grand que, pour animer les défenseurs, les prêtres apportèrent les reliques de sainte Geneviève et de saint Germain sur les points les plus menacés, sous la grêle des flèches, dans la fumée des bûchers allumés par les assaillants au pied des tours, {27} pour incendier leurs étages de bois. Les Normands avaient pris pied dans l’île, ils tenaient déjà quelques portions de rempart et une tour à la pointe du palais; toutes les cloches des églises en cet instant suprême sonnèrent le glas de la ville, mais enfin, cette fois encore, les assiégés pris de rage eurent le dessus, ils massacrèrent tout ce qui avait escaladé les brèches, renversèrent ou brisèrent les échelles et reconquirent la tour perdue. Une sortie désespérée du comte Eudes, profitant du désordre des assaillants, acheva de dégager les murailles.
Et le blocus reprit, et les Parisiens affamés se remirent à guetter du haut de leurs murs l’arrivée d’un secours. Le secours arriva enfin. Cette fois, c’était l’empereur Charles le Gros lui-même qui apparut à la tête d’une armée considérable sur les hauteurs de Montmartre. Les Normands, devant les forces supérieures de l’Empereur, évacuèrent leur camp de Saint-Germain l’Auxerrois et se retirèrent sur la rive gauche pour attendre le combat dans leur retranchement de Saint-Germain des Prés. Mais le petit-fils dégénéré de Charlemagne, au lieu de combattre, préféra encore une fois traiter. Il ouvrit des négociations avec les Normands, ceux-ci consentirent à lever le siège moyennant sept cent livres d’argent et le pillage du diocèse de Sens.
Les Parisiens après le départ de l’empereur refusèrent de reconnaître le traité qui leur imposait la rupture de leurs ponts pour livrer la route de la Bourgogne à la flotte ennemie; quand les Normands essayèrent de forcer le passage, le nouvel évêque Auschéric et l’abbé Ebble les repoussèrent victorieusement.
Cette fois, rebutés par les difficultés d’un siège à recommencer, les Normands prirent un grand parti. Du haut de leurs remparts, les Parisiens assistèrent à un spectacle extraordinaire, ils virent toute l’armée normande en mouvement tirer ses bâtiments à terre à force de bras et d’attelages, et leur faire franchir, en défilant à travers les champs de la rive gauche, un espace de plus d’un lieue, évitant ainsi les ponts et reprenant la Seine au-dessous de Paris pour gagner les pays de Bourgogne.
Les pirates les ravagèrent pendant six mois, puis chargés de leur butin, reprirent le chemin de la basse Seine. Paris les vit encore reparaître, descendant le fleuve maintenant au lieu de le remonter. Nouvelle attaque de la ville qui barre le passage. Repoussés encore, les Normands durent recourir au moyen qu’ils avaient employé six mois auparavant, ils remirent leurs navires à terre et les traînèrent à travers prés et champs.
L’empereur Charles le Gros était mort et le trop vaste empire carolingien avec lui. Dans le démembrement de l’empire en sept royaumes, le vaillant défenseur de Paris, Eudes, élu par les barons, gagna la couronne du royaume de France, bien petit royaume formé de l’ancien duché de France, des pays entre Loire et Meuse. Il avait d’ailleurs à le conquérir contre les Normands qu’il allait trouver presque partout dans ses malheureux états ravagés.
Pendant des années on eut encore à combattre, pour purger les pays de l’intérieur, des petites troupes scandinaves cantonnées sur des points faciles à défendre, cramponnées à des forteresses conquises.
{28} Au Xe siècle, après les avoir rabattus sur la basse Seine, il fallut bien pour en finir se résoudre à leur laisser une part du sol, en leur abandonnant les territoires neustriens qui allaient devenir la Normandie.
La cité de Paris, qui avait conquis un superbe renom dans la longue lutte soutenue par elle, grandit alors rapidement en importance. Elle eut à réparer les désastres de la guerre, à reconstruire ses faubourgs, ses abbayes, ses églises, à restaurer les tours criblées de blessures, ruines croûlantes sur certains points plus maltraités que les autres.
Au moment des invasions, une foule de moines et de prêtres s’étaient réfugiés dans la ville avec les reliques de leurs églises. Ces reliques, les Parisiens prétendirent les garder. Saint Marcel, sainte Opportune, saint Magloire et beaucoup d’autres saints dont on avait mis les dépouilles à l’abri dans la cité, étaient devenus parisiens par le siège. Les églises existantes se partagèrent ces reliques, ou bien l’on éleva en leur honneur de nouvelles chapelles et des monastères dans les faubourgs qui se reformaient rapidement sur les deux rives.
La grande abbaye de Saint-Germain des Prés, qui n’était plus au départ des Normands que décombres amoncelés, sillonnés de fossés et de retranchements au milieu desquels se dressait la base d’un gros clocher, sortit assez lentement de cet amas de ruines. Les quelques moines survivants durent se contenter longtemps d’un asile modeste dans ces décombres; ce ne fut que vers 990 que l’abbé Morard entreprit la reconstruction de l’église.
Bien entendu, le premier soin des Parisiens en réparant la muraille de la Cité avait été de relever les défenses des deux ponts qui avaient subi tant d’assauts acharnés et dont l’une avait été complètement ruinée. On ne sait rien sur ces deux têtes de pont jusqu’à une nouvelle reconstruction encore, au commencement du XIIe siècle.
Elles eurent un siècle après les Normands la visite de l’empereur d’Allemagne Othon. Le roi des Francs Lothaire, l’avant-dernier des Carolingiens qui avait réoccupé le trône après la mort d’Eudes, le défenseur de Paris contre les Normands, avait failli surprendre Othon au milieu d’un festin dans son palais {29} d’Aix-la-Chapelle, et celui-ci venait lui rendre sa visite dans sa capitale. En 978, une armée de soixante mille Germains ravagea la Champagne et parut sous Paris défendu par le duc de France Hugues Capet, descendant du roi Eudes et possesseur direct de Paris, abbé laïque ou plutôt propriétaire des grandes abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Denis, et depuis longtemps presque aussi roi que Lothaire.
Othon avait juré de faire chanter sur les hauteurs de Montmartre un tel Alleluia qu’il serait entendu de Notre-Dame. Les soixante mille Saxons, Lorrains et Flamands d’Othon entonnèrent le formidable Alleluia promis, puis descendirent donner l’assaut à la ville, c’est-à-dire certainement à la forteresse défendant le grand pont, au Grand Châtelet. Ils ne l’enlevèrent pas plus que les Normands; tout ce que put faire l’empereur de Germanie, ce fut, après l’assaut, de brûler quelques rues des faubourgs non défendus et d’aller frapper de sa lance la porte de la forteresse.
Le duc de France Hugues Capet habitait le palais de la Cité, la vieille demeure des magistrats romains où avaient passé les rois mérovingiens. En 987, à la mort du fils de Lothaire Louis V, le grand vassal reçut ou prit la couronne. Son fils le roi Robert fut un des grands bâtisseurs de Paris.
Peu après l’an mille, après ce passage difficile où le populaire, selon une croyance répandue partout, attendait la fin du monde, il fit restaurer le palais de la Cité, jetant bas les restes ébranlés des vieilles tours romaines et mérovingiennes, les reconstructions ou adjonctions diverses, les étages de bois, pour refaire ou arranger le tout sur des données nouvelles.
Ce palais roman du roi Robert, château fort semblable probablement à ceux de ce temps dont il reste d’assez grands débris pour qu’il soit possible d’en préciser l’image, ne dura pas longtemps; il dut à son tour, moins de deux siècles après, disparaître pour être remplacé par le palais de saint Louis et de Philippe le Bel. Il avait sa chapelle Saint-Nicolas que saint Louis jeta bas pour édifier l’admirable joyau de la Sainte-Chapelle, parvenu jusqu’à nous à travers tant de vicissitudes. Le roi Robert, dit le Pieux, était aussi Robert l’excommunié, interdit par l’Église {30} pour avoir épousé sa cousine Berthe, qu’il fut obligé de répudier après des années de luttes, pendant lesquelles le malheureux roi, traité comme un pestiféré, se voyait refuser l’entrée des églises. En face du palais existait déjà la petite église Saint-Barthélemy; souvent, rapporte la légende, Robert y vint suivre les offices dans la rue, agenouillé sur le seuil.
La puissance morale de l’Église à cette époque était immense; elle savait aussi faire respecter ses droits seigneuriaux, ses fiefs particuliers et les défendre avec les armes spirituelles ou temporelles, suivant le cas,—on l’a bien vu au siècle suivant lors de l’établissement des communes dans les villes des évêques, à Beauvais, Laon ou ailleurs. La petite aventure arrivée sous l’un des successeurs de Robert, le roi Louis le Jeune, bien que de son temps l’autorité royale considérée comme supérieure à celle de tous les barons, possesseurs réels des fiefs du domaine, se fût affermie notablement, montre que l’Église savait aussi maintenir ses droits temporels contre les rois.
Louis, se rendant à Paris, fut obligé par la nuit de s’arrêter à Créteil, village appartenant, terres et habitants, au chapitre de Notre-Dame de Paris. Le roi et sa troupe y prirent gîte et nourriture. Peu de jours après, Louis VII, se rendant à la cathédrale pour assister aux offices, se heurta aux portes fermées et trouva sous le porche les chanoines qui lui firent une admonestation sévère.—«Vous êtes roi, dirent les chanoines, mais vous n’en êtes pas moins cet homme qui, contre les droits de l’Église, a eu l’audace de manger à Créteil aux dépens des habitants de ce village, qui sont hommes de l’église cathédrale! Voilà pourquoi l’église a suspendu ses offices et vous a fermé sa porte.»
Le roi, surpris, protesta vivement, fit valoir que les habitants d’eux-mêmes s’étaient empressés de fournir les vivres, qu’ils n’y avaient point été forcés, ainsi qu’en pourrait témoigner le prévôt du village, et que par conséquent il était innocent de toute atteinte à la seigneurie du chapitre. Les chanoines furent inflexibles dans la défense de leur droit seigneurial; ils laissèrent le roi à la porte de la cathédrale jusqu’à ce qu’il eut envoyé chercher au palais deux chandeliers d’argent, comme gage de sa promesse de payer la dépense faite.
A cette époque, c’en est fini du vieux Paris des Mérovingiens, du Paris seulement contenu dans l’île de Lutèce; c’est le grand Paris du moyen âge qui se forme; les institutions parisiennes sortant du chaos des âges précédents s’établissent pour durer de longs siècles sous des formes qui ne se modifieront que lentement et resteront dans leurs grandes lignes.
C’est le Paris des trois grandes divisions, Cité, Université, Ville, qui commence. Les faubourgs tant de fois détruits se rebâtissent, s’allongent, s’agrandissent; les grandes églises naissent ou se reconstruisent dans une architecture noble et sévère, débarrassée des barbares tâtonnements des siècles précédents. Les Ecoles nées obscurément dans la Cité, en quelque maison appartenant à l’évêque de Paris, prennent soudain un grand développement.
C’est une petite lumière qui s’allume à la lampe de l’autel d’abord, et qui, soigneusement abritée, se promène dans les cloîtres, mais elle en va sortir bientôt {31} et se répandre partout en étincelants foyers. Au XIe siècle on compte quatre grandes écoles publiques, l’Ecole épiscopale sous Notre-Dame, l’Ecole de Saint-Germain l’Auxerrois dont le souvenir nous reste dans la place de l’Ecole, les Ecoles de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain des Prés sur la rive gauche. Bientôt les études vont émigrer sur cette rive gauche et les innombrables collèges de l’Université couvrir les pentes des collines méridionales.
Ces faubourgs grandissants, pour devenir une vraie ville, ont besoin de sécurité. Louis le Gros la leur donne en les enfermant dans une enceinte de remparts. Jusqu’alors peut-être avaient-ils été protégés par quelque fossé palissadé, qui ne comptait guère comme défense. Il y avait urgence à couvrir la ville nouvelle de cette première véritable enceinte. Le pouvoir royal était alors bien précaire, les grands barons, les seigneurs de quelque importance supportaient difficilement leur vassalité; ils étaient maîtres chez eux, sur leurs terres, et beaucoup se voyaient presque aussi puissants que le roi, dont les domaines réels ne se composaient guère que des villes et territoires de Paris, Melun, Étampes, Orléans et Compiègne, territoires enveloppés dans les fiefs et possessions des barons. Aussi cherchaient-ils toutes les occasions de relâcher le lien féodal qui les rattachait au suzerain et ne se gênaient-ils pas pour guerroyer contre lui à l’occasion.
On connaît la longue histoire des démêlés des rois de cette époque avec les Burchard ou Bouchard de Montmorency, les premiers barons chrétiens comme ils s’intitulaient, avec les seigneurs de Gournay, de la Roche-Guyon, de Mantes, de Coucy, de Montlhéry et autres, qui du haut de leurs châteaux pesaient durement sur la contrée, et que les rois souvent attaqués, menacés sur leur trône, eurent à réduire l’un après l’autre!
Cette première enceinte de Louis le Gros n’enfermait encore qu’un espace relativement étroit, de Saint-Germain l’Auxerrois au port de la Grève sur la rive droite, et sur la rive gauche une zone du rivage avant les premiers ressauts de la colline Sainte-Geneviève. En arrière de ces remparts, les vieilles forteresses du Grand Pont et du Petit Pont furent reconstruites, pour continuer à défendre l’accès de la cité en cas d’enlèvement de la première enceinte. Ces deux têtes de pont reçurent alors le nom de Grand Châtelet et Petit Châtelet. Le Grand Châtelet fut le siège de la juridiction du Prévôt de Paris et prit bientôt, ainsi que le Petit Châtelet, un double caractère de forteresse royale et de prison.
Louis le Jeune, successeur de Louis le Gros, continua ses constructions. Paris vit s’élever sous ce roi quelques églises, des hôpitaux et les premiers collèges du quartier de l’Université. A cette époque, les chevaliers de l’ordre du Temple bâtissaient leur prieuré, forteresse dont la grosse tour devait porter leur souvenir jusqu’à notre siècle. Paris prenait rapidement sa physionomie de la grande époque du moyen âge.
Philippe-Auguste monte sur le trône. Déjà la grande cité se trouvait trop à l’étroit et faisait craquer la muraille de Louis le Gros; Philippe-Auguste élève en arrière une nouvelle enceinte agrandissant fortement la ville, une belle et forte muraille flanquée d’un grand nombre de tours.
{32} La physionomie de la ville se complète, le roi bâtit son château du Louvre hors des murs; la fermeture s’achève sous les tours et tourelles du château royal par une chaîne s’agrafant à la Tour de Philippe Hamelin ou de Nesle, rive gauche, et à la Tour du coin en face, rive droite, et par une autre chaîne en amont de Notre-Dame, bouclée de la Tour Barbeau à la Tournelle, en passant par les pâtures de l’île Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis.
Philippe-Auguste n’habite pas sa forteresse du Louvre, il continue à loger au vieux Palais de la Cité, fort agréable par sa position à la pointe ouest de l’île et embrassant de ses fenêtres tout le cours de la rivière, étincelante aux soleils d’après midi. Saint Louis et tous les rois vont habiter encore ce palais jusqu’à ce que Charles V l’abandonne pour l’hôtel Saint-Paul. Alors la royauté sortira de la Cité, de la vieille Lutèce, et s’en ira de Saint-Paul aux Tournelles, des Tournelles au Louvre, aux Tuileries et à Versailles.
En ces années des XIIe et XIIIe siècles, le Vaisseau de Lutèce,—pendant qu’autour de lui, dans les marais et les prés des deux rives, sur les décombres laissés par les Normands, poussaient drus et serrés les monuments et les maisons, églises et abbayes, tours et hôtels, grands ou petits logis,—l’île de la Cité se transformait {33} aussi. C’est alors que durent tomber ses vieilles murailles aux pieds trempés par la Seine, les vieux remparts qui, restaurés ou refaits maintes fois, avaient supporté les luttes de dix siècles, et dans le grand siège, résisté à toutes les attaques des Normands. Il n’en était plus besoin, les tours du Palais seules restèrent, à la fois ornement et défense à la pointe de l’île.
Alors venait de naître le grand style ogival, superbe développement du style roman; alors à la pointe orientale et à la pointe occidentale de l’île, à la proue et à la poupe du vaisseau, des armées de travailleurs bâtissaient pour Dieu et pour le roi,—le nouveau Palais avec sa grande salle, ses tours et sa merveilleuse Sainte-Chapelle, et la nouvelle cathédrale Notre-Dame, le splendide vaisseau patiemment pensé, élevé, sculpté, fouillé et ciselé par les cerveaux et les bras, les âmes et les outils.
L’enceinte du palais, le verger royal.—La chapelle Saint-Michel.—Le logis du roi.—Les tours d’Argent, de César et Bon-Bec.—Intérieur de la Conciergerie.—Le grand guichet.—Le bâtiment des cuisines.—Saint Louis.—Construction de la Sainte-Chapelle.—Les reliques de l’empereur Baudouin.—La perte du Saint Clou.—L’oratoire de Louis XI et l’escalier de Louis XII.—La grande salle et ses particularités.—La Chambre dorée, la tour de l’horloge.—Fêtes d’inauguration de la grande salle.—Enguerrand de Marigny.
Le Palais, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’ancien palais des rois et des Parlements, devenu le Louvre de la Justice, est un enchevêtrement confus de bâtiments de toutes les époques, auquel tous les âges ont travaillé, démolissant ici, reconstruisant là; auquel chaque siècle a apporté sa part de moellons, si bien que sur des soubassements gallo-romains s’élèvent {35} de blanches constructions d’hier à peine. Mais dans cette juxtaposition d’édifices de tous les styles ou même sans style, la part des XIIIe et XIVe siècles reste la plus belle. Les beautés principales, les plus majestueux morceaux de l’immense ensemble actuel sont de cette époque. Ce sont les débris subsistant du superbe palais gothique élevé par saint Louis et Philippe le Bel, à la place des constructions et restaurations du roi Robert.
Voyons donc cette résidence royale telle qu’elle sortit des mains de ces deux rois, quand tout l’ensemble dominait, encore intact et tout d’une pièce, la proue rajeunie de la Cité.
Le vaste espace irrégulier bordé par la Seine de deux côtés, se terminant en pointe au bout des jardins par la Maison des Etuves, était complètement entouré de murailles crénelées flanquées de tours rondes plus ou moins importantes. Sur les deux côtés jusqu’à la pointe, c’était la Seine, battant presque le pied des tours, qui servait de fossé; sur le côté nord—celui qui, de nos jours, a le mieux conservé sa physionomie ancienne,—se dressaient les deux grosses tours rondes de la Conciergerie, la tour Bon-Bec plus basse et la tour carrée de l’Horloge, reliant divers gros bâtiments, la Grande Chambre, la Chambre de la Tournelle, le bâtiment des cuisines, que surmontaient les combles de la Grande Salle. Sur le côté sud, il n’y avait qu’un mur crénelé continu, flanqué de tours de distance en distance, avec une poterne qui s’ouvrait à peu près au milieu du quai des Orfèvres actuel, et conduisait, par un passage resserré entre des murailles ou de hauts bâtiments, à une seconde porte ouverte dans une seconde muraille d’enceinte et donnant dans la cour où s’élèvera au XVe siècle la magnifique Chambre des Comptes.
Un grand mur crénelé s’en allait d’un quai à l’autre enfermant le jardin du palais, le verger royal garni d’arbres fruitiers et de treilles, en avant duquel, enfermé dans une autre muraille, s’étendait un autre jardin plus petit se terminant à la pointe par la Maison des Etuves.
Sa grande façade orientale regardant Notre-Dame allait du Grand Pont, ou Pont aux Changeurs, à l’endroit où se bâtira plus tard le pont Saint-Michel, en dessinant une ligne ondulée défendue par des tours et tourelles, précédée d’un fossé sur le revers duquel courait la rue de la Barillerie, que représente notre moderne boulevard du Palais.
Après une grosse tour au coin sud-est et quelques tourelles, le chevet d’une chapelle dépassait le crénelage. C’était la chapelle Saint-Michel du Palais, à côté de laquelle s’ouvrait, flanquée de deux tours, la porte principale dont la voûte débouchait juste sous les fenêtres absidales élancées de la Sainte-Chapelle. Un autre portail un peu plus loin donnait dans la cour du Mai, puis se dressait le double pignon de la Grande Salle, se raccordant par divers bâtiments à la belle tour de l’Horloge.
En entrant dans la cour du Mai, on avait à droite les murs de la Grande Salle avec leurs deux étages de fenêtres et leurs tourelles d’escalier; en face un grand et beau bâtiment joignant la Grande Salle au porche de la Sainte-Chapelle. C’était {36} la galerie dite aux Merciers, à cause des marchands qui s’y établirent. Cette galerie, d’un style puissant comme le bâtiment de la Grande Salle, soutenue de contreforts, éclairée par de hautes ogives, s’ouvrait sur la cour par une belle porte surmontée d’un gable à pinacles et fleurons, et précédée d’un monumental perron, les grands degrés du Palais, célèbres dans l’histoire de l’édifice autant que le perron de la Sainte-Chapelle.
Cette splendide cour du Mai, si bien encadrée sur trois côtés par le mur d’enceinte, par la Grande Salle et par la galerie aux Merciers, l’était encore plus superbement sur le quatrième côté. Par là s’élevaient la Sainte-Chapelle, dont le flanc nord est aujourd’hui emboîté et perdu dans nos lourds bâtiments modernes, et sa sacristie, le trésor des Chartes, petite réduction de la Chapelle, accolée à l’abside et démolie au siècle dernier.
Il serait certes impossible de rêver plus magnifique réunion d’édifices merveilleusement et différemment ornés, se découpant pittoresquement en silhouettes variées, avec toutes leurs pointes et leurs saillies, avec leurs pignons à crochets, leurs combles élancés, leurs contreforts, leurs lucarnes aiguës et l’envolement de toutes les lignes de la Sainte-Chapelle, ce reliquaire en orfèvrerie de pierre, tout en lignes perpendiculaires, jaillissant du sol vers le ciel par tous ses pinacles, par ses tourelles et sa flèche.
{37} Derrière la galerie des Merciers une grosse tour ronde isolée dans une cour formait le donjon de ce palais d’une épaisseur de murs énorme; ce donjon vécut jusque vers la fin du siècle dernier, on le nommait alors «tour de Montgommery» parce qu’il avait servi de prison au meurtrier involontaire d’Henri II, lorsque après des années de courses à la tête des plus hardis routiers protestants il avait fini par être pris au siège de Domfront.
Sous ce gros donjon, un grand logis s’étendait, faisant face au couchant sur les jardins, entre deux tours carrées. C’était le logis royal, construit soit par saint Louis, soit par Philippe le Bel. Sur sa façade orientale, une petite chapelle, annexe des appartements royaux, venait presque toucher au donjon.
La façade sur les jardins présentait entre les deux tours ou pavillons carrés quatre grandes et hautes arcades, formées par de hauts contreforts portant une {38} galerie supérieure; la tradition voulait que la grande fenêtre sous la première arcade de gauche fût celle de la chambre de saint Louis. Disons tout de suite que ce logis royal habité par saint Louis peut-être, et assurément par tous les rois à partir de Philippe le Bel jusqu’à Charles V, encastré plus tard dans l’entassement confus de bâtiments construits au fur et à mesure des besoins dans le palais des Parlements, étouffé sous les adjonctions parasites, horriblement maltraité, traversa les siècles et parvint jusqu’à nous, oublié sous sa carapace de maçonneries.
A la démolition des bâtiments de la préfecture de police, dans les grands travaux de notre époque, il reparut tout à coup, revit le soleil et ces horizons du couchant si longtemps bouchés, bien changés depuis le temps où il n’avait que des verdures de jardins à regarder, des îlots boisés, et des champs enveloppant les tours du Louvre. Il n’était point revenu à la vie pour longtemps, on allait peu après l’abattre sans pitié pour la construction du nouveau palais.
Le vieux logis des monarques lointains, pris en haine et abandonné après les excès de la commune de 1358, quand le Dauphin Charles V y avait vu massacrer à ses pieds les maréchaux de Champagne et de Normandie, eut juste le temps à ses derniers jours, après sa réapparition, de voir à une époque non moins sanglante, en mai 1871, défiler entre deux haies de gardes nationaux, au pied de ses murs encombrés de hangars et de plâtras, l’archevêque de Paris et quelques autres otages de marque, transférés de la Conciergerie à la prison de la Roquette...
La Conciergerie formait, avec les grosses tours et les bâtiments du Nord, un ensemble sévère en partie conservé aujourd’hui, et sur lequel la destination qui lui fut donnée à partir du XIVe siècle fait planer une renommée sinistre.
Primitivement la Conciergerie n’était point prison, c’était le logement du concierge du palais, officier préposé à la garde du palais; ses bâtiments comportaient bien, outre les logements des officiers et employés, quelques autres logements très fermés, chartres et cachots, ainsi que tous les châteaux d’ailleurs en possédaient, peut-être même quelques oubliettes, mais c’était pour gens de marque ou personnages importants dont on avait à s’assurer.
Les deux belles tours rondes flanquant le pignon du bâtiment de la Conciergerie appelé le grand guichet, se nomment l’une tour de César, sans doute à cause de quelque tour romaine à laquelle elle a succédé, et l’autre tour d’Argent parce qu’elle aurait, paraît-il, renfermé le trésor royal au temps de saint Louis. La troisième tour un peu plus loin, moins haute alors que les deux autres, et pourvue d’une galerie de crénelage en avant de son comble aigu, porte le nom fort caractéristique de tour Bon-Bec ou Bavarde, parce qu’elle renfermait la chambre où se donnait la question. Son nom dit assez que les malheureux amenés là y devenaient bien vite, sous la main des bourreaux, aussi loquaces que les juges instructeurs pouvaient le désirer, et même parfois beaucoup trop.
Il est difficile de faire la part exacte des rois qui donnèrent au palais du XIVe siècle son grand caractère si bien d’ensemble. Philippe-Auguste, le bâtisseur du Louvre, devait avoir commencé les travaux, continués ou repris par son petit-fils {39} Louis IX, à qui certainement le palais devait ses plus beaux ornements et qui commença peut-être les parties attribuées au règne de Philippe le Bel. On fait quelquefois remonter les tours de la Conciergerie jusqu’à Philippe-Auguste, saint Louis les trouva-t-il faites, les acheva-t-il ou datent-elles seulement de Philippe le Bel, on ne sait. Saint Louis construisit la Sainte-Chapelle, le logis royal, et peut-être quelques tours de l’enceinte, Philippe le Bel acheva la grande salle, la galerie aux Merciers, le donjon et la tour de l’Horloge.
On attribue aussi à saint Louis les belles cuisines encore existantes entre la tour de l’Horloge et la Conciergerie. C’est une construction bien originale, cette salle carrée dont les voûtes sont portées par un quinconce de neuf grosses colonnes, et qui compte quatre bien curieuses cheminées, une à chaque angle, à grand manteau conique en pan coupé, étrésillonné sur la colonne d’angle par une demi-arcature. Cette cuisine malgré la tradition qui la rattache aux constructions de saint Louis, daterait seulement, suivant quelques archéologues, du temps de Philippe le Bel, comme la tour de l’Horloge voisine. On prétend qu’elle était surmontée d’une autre cuisine établie sur le même plan. Viollet le Duc pense que les cuisines inférieures communiquant avec la salle Saint-Louis—la grande salle inférieure—devaient servir aux gens du palais, petits officiers et fonctionnaires tandis que les cuisines supérieures, qui ont disparu, communiquant avec la grande salle d’en haut, auraient été affectées au service du roi et aux festins d’apparat donnés dans la grande salle.
Ces cuisines du palais ont beaucoup souffert au commencement du siècle par suite de l’exhaussement du quai, relevé à la hauteur du tablier du Pont au Change pour atténuer la courbe de ce Pont. Cet exhaussement enterra malheureusement les tours; outre ce dommage, il donna au rez-de-chaussée du palais une humidité qui causa des éboulements, des dégradations considérables. Aujourd’hui ces belles cuisines sont encombrées de vieux débris de l’édifice, de moulages divers, de mélancoliques bustes de souverains, et de choses quelconques, parmi lesquelles se voient les morceaux de la table de marbre de la Connétablie, sièges des juridictions des maréchaux de France et de l’Amirauté, jadis placées dans la grande salle, à côté de la fameuse et immense table de marbre dont nous aurons à parler plus loin.
Actuellement on pénètre dans la Conciergerie par une porte ouverte dans les reconstructions nouvelles sur la gauche de la tour de César; on se trouve dans une cour fermée de sévères murailles à contreforts, où une seconde porte dans la muraille à droite donne accès, après de fortes grilles, dans une grande salle voûtée, fortement en contre-bas de la cour et du quai. C’est le Grand Guichet, divisé en deux nefs par une file de trois colonnes robustes, à beaux chapiteaux dans les feuillages desquels jouent des animaux et des figures diverses. Parmi ces figures, à l’un de ces chapiteaux, on veut voir Héloïse et Abélard, un homme et une femme lisant.
C’est un beau décor, ce grand guichet, gris et sévère, avec des parties d’ombre profonde et de clair obscur, où s’agitent des silhouettes de gardiens passant dans la zone de lumière des fenêtres à profondes embrasures.
{40} Voici maintenant, dans ces salles gothiques, des souvenirs de la Révolution, d’abord cet escalier dans un angle à côté d’une porte étroite descendant dans les profondeurs où jadis se trouvaient de lugubres cachots. C’est par cette porte que passait Marie-Antoinette pour se rendre de sa prison au Tribunal révolutionnaire. A côté une grande et forte grille laisse entrevoir à travers ses barreaux une longue galerie sombre; cette galerie c’est une des travées de la Grande Salle inférieure, car sous la Grande Salle du palais, celle d’aujourd’hui qui a succédé à la Grande Salle incendiée en 1617 et en 1871, se trouve encore, touchant au grand guichet, la salle inférieure dite salle Saint-Louis, immense vaisseau gothique, ayant survécu aux deux incendies, malgré de graves avaries qui ont nécessité des restaurations. Cette travée enlevée à la salle Saint-Louis, fermée de grilles sur toute sa longueur et aux extrémités, forme ce qu’on appelle la Rue de Paris, une galerie dans laquelle on entassa en 1793 jusqu’à deux cent cinquante prisonniers.
{41} La salle Saint-Louis est divisée par trois rangées de piliers et de colonnes en quatre nefs à hautes voûtes ogivales. L’immense vaisseau possède quatre grandes cheminées, une à chaque angle, ainsi qu’un bel escalier, une vis de pierre tournant dans une sorte de tourelle entièrement ajourée et montant à la salle supérieure.
Nous ne pouvons donc, avec des traditions confuses et souvent contradictoires, distinguer exactement les constructions de saint Louis de celles de son petit-fils Philippe le Bel, celui-ci ayant entrepris des remaniements importants au palais de son aïeul, et construit ou achevé des parties considérables.
Chacun de ces rois dut travailler à embellir son habitation de la Cité, et aussi à en perfectionner les défenses. Il est fort à croire que saint Louis dut y porter tous ses soins, lui qui, dans son enfance, fut sur le point de perdre le trône par la conspiration des grands barons désireux de profiter de sa minorité pour se {42} débarrasser du pouvoir royal et reprendre leur pleine indépendance. Blanche de Castille et le jeune roi, venant chercher refuge à Paris en 1227, durent s’arrêter fort en peine à Montlhéry, où l’armée des grands vassaux se préparait à les assiéger, lorsque, sur la nouvelle du péril couru par leur prince, les Parisiens s’armèrent et se mirent aux champs en si grand nombre et avec une telle contenance que l’armée des grands vassaux décampa: «Me conta le saint roi, écrit Joinville plus tard, que lui et sa mère qui étaient à Montlehéry n’osèrent aller à Paris, jusqu’à tant que ceux de la ville les viendrent quérir en armes en moult grande quantité. Et me dist que depuis Montlehéry jusqu’à Paris le chemin était plein et serré de troupes de gens d’armes et aultres gens qui criaient tous à haulte voix que Notre Seigneur lui donnât bonne vie et prospérité et le voulsit garder contre tous ses ennemis.»
Des tables de pierre désignées sous le nom de Tables des charités Saint-Louis, dans le grand préau de Conciergerie, auraient servi d’après la légende à des distributions de vivres faites aux pauvres par ordre du roi et même par ses propres mains. A la même époque, soit que ces tours existassent déjà, soit qu’il y eût encore à la place une poterne ancienne, se tenaient ici les Plaids de la Porte. Joinville en parle quand il explique «comment le roi gouverna sa terre bien et loyalement et selon Dieu... Il avait sa besogne ordonnée en telle manière que Monseigneur de Nesle et le bon comte de Soissons et nous autres qui étions entour lui, quand nous avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte que on appelle maintenant les requestes...»
Le roi envoyait ainsi ses gens pour voir s’il n’y avait parmi les causes ainsi plaidées quelques affaires embarrassantes et importantes qui ne se pussent délivrer sans lui; quand il se trouvait de ces causes ou litiges, il faisait venir les parties, soit dans sa chambre où il les attendait assis au pied de son lit, soit au jardin en été.
Il était là «vêtu d’une cotte de camelot, un surcot de tiretaine sans manches, un mantel de taffetas noir autour du cou, moult bien peigné et sans coiffe et un chapel de paon blanc sur la tête.» Il faisait étendre un tapis à l’ombre et s’asseyait avec ses gens au milieu d’un cercle de peuple et de plaideurs, écoutant avec conscience les plaintes et les dires de chacun, expédiant rapidement les affaires, ainsi qu’il faisait aussi sous le chêne légendaire de Vincennes. Les temps sont bien changés et la manière de rendre la justice aussi. Ces façons expéditives et simplifiées doivent bien offusquer tous les procéduriers successeurs de saint Louis en ce palais, devenu aujourd’hui le Louvre de la chicane.
C’est ici que Louis IX voulut faire justice du sire de Coucy, dans la fameuse affaire des trois pauvres jeunes gens de Flandre, en pension dans l’abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois près Laon, qui, surpris par le farouche Enguerrand en train de chasser des lapins sur ses terres, furent incontinent pendus. «Le bon roi droiturier, aussitôt qu’il sut et ouït la cruauté du seigneur de Coucy, le fit appeler et ordonna qu’il vînt à la cour pour répondre de ce fait et vilain cas.» Le roi très courroucé fit prendre Coucy par ses sergents d’armes et quand il l’eut dans les fortes {43} pierres de la tour du Louvre, il appela au Palais les barons pour juger l’affaire. Malgré l’opposition des seigneurs, Louis IX était très décidé à faire mettre à mort le sire de Coucy; il fallut, pour le fléchir, les plus vives prières de tous ces barons; enfin il consentit à laisser Enguerrand de Coucy racheter sa vie par des fondations de chapelles et par une énorme amende convertie en bonnes œuvres, appliquée aux hôpitaux et à des constructions d’écoles et de couvents.
Roi très sage, toujours mû par les plus louables intentions, Louis IX fut aussi un législateur s’efforçant d’améliorer l’état social par ses Etablissements, essais de codification et de réglementation, d’atténuer ou de réprimer les brutalités féodales, de faire régner l’ordre et la paix autant qu’il était possible dans la complication et l’enchevêtrement des privilèges féodaux. De son règne datent pour Paris une législation et des règlements pour les Métiers, et tout d’abord une réforme de la prévôté.
Jusqu’alors la prévôté de Paris était un office de magistrature qui s’achetait, et dont l’acquéreur ou les acquéreurs, car on vit quelquefois deux bourgeois s’associer pour l’achat, entendaient bien tirer tout le bénéfice possible, par l’exercice rigoureux de ses droits fiscaux et de ses privilèges. Louis IX supprima la vénalité de l’office, il fit de la prévôté de Paris une fonction à la nomination et aux gages de la couronne, et y plaça en 1258 un homme honnête et zélé pour le bien public, sévère pour tous, Etienne Boileau, lequel entreprit une réglementation de tous les métiers, c’est-à-dire des artisans et marchands, qu’il rangea en cent confréries ou corporations. Cet ensemble de règlements portant le titre de Livre des métiers, et dont les registres sont conservés aux Archives, fut la charte des corporations parisiennes pendant des siècles et servit de base aux traités de police, à toutes les codifications analogues qu’on eut à rédiger par la suite. Une partie importante des règlements d’Etienne Boileau s’appliquait à la navigation, aux différents ports, à la puissante corporation des Marchands de l’eau, laquelle avait la part belle dans la région parisienne et, par des privilèges quelque peu abusifs, tendait à constituer au profit des bourgeois de la hanse parisienne le monopole du commerce sur la haute et sur la basse Seine.
Cette corporation des Marchands de l’eau allait, en fournissant les premiers prévôts des marchands, constituer dès 1268 la municipalité parisienne, souvent en lutte avec les prévôts du roi et le roi lui-même.
En même temps Louis IX donnait l’impulsion aux études, créait des collèges, et tout en respectant ou confirmant les privilèges de l’Université et des Ecoliers, essayait de maintenir en certaines limites la turbulence souvent excessive de ces derniers.
Au chevalier du guet chargé de la police avec soixante sergents à pied et à cheval, saint Louis adjoignit le guet bourgeois fourni par les marchands et les gens des métiers.
Les sergents du Châtelet, chargés de protéger la ville contre des malfaiteurs trop nombreux, n’étaient pas tous d’honnêtes gens non plus; on trouve dans Joinville une anecdote qui montre assez en quelle défiance on devait quelquefois les {44} tenir. Trois de ces sergents s’étant mis un soir en embuscade en un carrefour se jetèrent sur un clerc qui rentrait chez lui et, après l’avoir assommé, le détroussèrent si complètement qu’ils ne lui laissèrent que sa seule chemise. Le pauvre garçon rentra en courant chez lui, se rhabilla quelque peu, et saisissant une arbalète s’en fut à la poursuite de ses voleurs, suivi d’un enfant qui lui portait un fauchard. Le clerc les rattrapa et tout d’abord en abattit un d’un trait d’arbalète; les autres se mirent à fuir. Le clerc toujours furieux précipita sa course, sous les rayons de la lune qui était claire et brillante; comme l’un des fuyards voulait enjamber une haie pour passer dans un courtil, le clerc d’un coup de fauchard lui trancha presque une jambe, puis sans s’arrêter il rejoignit le troisième qui cherchait à se réfugier dans une maison et lui fendit la tête jusqu’aux dents.
Joinville en venant le matin rejoindre le roi au Palais rencontra près de la porte le prévôt de Paris qui amenait devant le roi une charrette portant les corps des trois sergents tués, suivie du clerc venu après son exploit se constituer prisonnier.
Louis IX au sortir de sa chapelle vint au perron voir les morts et se fit raconter l’affaire par le prévôt: «Sire, dit le prévôt, je vous amène l’homme qui a fait cela, pour qu’il en soit fait à votre volonté.»
«Sire clerc, dit le roi, vous avez perdu à être clerc par votre prouesse, et pour votre prouesse je vous retiens à mes gages, et vous viendrez avec moi outre-mer, et cette chose vous fais-je encore parce que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai en nulles de leurs mauvaisetés.»
Quand le peuple qui était là assemblé ouït cela, ils s’écrièrent: «Notre {45} Seigneur et prièrent que Dieu lui donnât bonne vie et longue et le ramenât en joie et santé».
Ce fait se passait donc peu de jours avant le départ pour la croisade et au moment où, toute blanche et toute fraîche, la Sainte-Chapelle élevait, comme un ardent et solennel cantique de pierre, sa flèche vers le ciel.
La Sainte-Chapelle du Palais date du milieu du XIIIe siècle, c’est-à-dire de la première partie du règne de saint Louis après sa majorité, des années de sa jeunesse.
A cette époque, l’empire latin fondé par les croisés à Constantinople se trouvait en de graves embarras, attaqué à la fois à l’intérieur par les Grecs, et sur les frontières par les hordes musulmanes. Dans cette détresse, en grande pénurie d’argent, l’empereur Beaudoin II avait fait à Venise un emprunt gagé sur les reliques de la Passion de Jésus-Christ. Peu après, le roi Louis IX ayant eu l’occasion de rendre quelques services à l’empereur Beaudoin, obtint de lui le don de la couronne d’épines à charge de désintéresser ses créanciers vénitiens; il envoya aussitôt à Venise deux frères prêcheurs, avec l’argent pour dégager les reliques.
La translation de la couronne d’épines fut comme une marche triomphale à travers le pays. Partout les populations se pressaient sur le passage et lui faisaient cortège. «A grande liesse» Louis IX alla au-devant de la sainte relique jusqu’à Sens et porta lui-même, à l’entrée de cette ville, la châsse qui la renfermait. L’entrée à Paris se fit en pompe solennelle. Précédés et suivis d’un nombre infini de prélats, de religieux et de chevaliers, entourés d’un concours immense de peuple, Louis IX et ses frères Robert, Alphonse et Charles, en simple tunique et nu-pieds, portèrent la châsse depuis Vincennes jusqu’à l’église Notre-Dame, après une dernière station devant l’abbaye de Saint-Antoine, vers laquelle de tous côtés {46} convergeaient, pour se joindre au cortège, des processions de toutes les églises et abbayes de la ville et des environs, «en chapes et aubes merveilleuses avec gros cierges par milliers». Après une cérémonie d’actions de grâces à Notre-Dame, l’immense procession se reforma et «convoya» la sainte couronne de l’église Notre-Dame à la maison du roi, en chantant hymnes et cantiques, et la précieuse relique fut déposée en la chapelle royale Saint-Nicolas.
Peu de temps après, l’empereur Baudoin se trouvant de plus en plus gêné par faulte d’argent, saint Louis acquit de la même façon, en les retirant des mains des créanciers de l’empereur, une partie du bois de la vraie croix, l’éponge, le fer de la lance ayant percé les chairs de Jésus-Christ, et différentes autres reliques qui furent placées en une merveilleuse châsse d’or et d’argent ornée de pierres précieuses. On avait au plus haut degré, en ce temps de foi profonde, le culte des reliques, notre époque d’incrédulité a même accusé les gens de Byzance d’avoir un peu exploité ce culte et de s’être livrés, dans la suite, à un véritable commerce de reliques vraies ou fausses.
Dans les premières années du règne de saint Louis un accident était arrivé qui montre quelle universelle vénération entourait ces reliques, pour lesquelles chaque jour on élevait de merveilleuses églises, ainsi que des moutiers pour les moines chargés de leur garde.
On conservait à l’abbaye de Saint-Denis, parmi d’autres nombreuses reliques un des clous qui avait attaché Jésus sur la croix, «apporté, dit Joinville, durant le règne de Charles le Chauve roi de France et empereur de Rome». Cette relique était particulièrement honorée, on la sortait dans les grandes occasions, lorsque l’on implorait du ciel la fin de quelque calamité publique; le clergé de Saint-Denis l’avait promenée processionnellement à Paris en 1206, lors d’une grande inondation qui emporta le Petit Pont et ravagea les bas quartiers.
Peu avant un jeune enfant de Philippe-Auguste se trouvant en état désespéré, les moines étaient venus, à la tête d’une immense cohorte de clercs et de Parisiens marchant les pieds nus, jusqu’au Palais, où comme suprême recours ils avaient fait toucher par leurs reliques toutes les différentes parties du corps du petit prince moribond.
Or, le 27 février 1232, comme on donnait le saint clou à baiser aux pèlerins qui se pressaient en foule dans l’église de l’Abbaye nouvellement restaurée, le saint clou chut du reliquaire dans lequel il était gardé, et par un incompréhensible accident, fut perdu dans la cohue ou volé par quelque audacieux dévot. Aussitôt qu’on s’aperçut de la perte, éclatèrent des transports de douleur parmi les moines de l’abbaye et les pèlerins. Avec la nouvelle la désolation se répandit du monastère dans Saint-Denis, et de Saint-Denis gagna comme une traînée de poudre la ville de Paris. «Le roi Louis et la reine sa mère quand ils ouïrent la perte d’un si haut trésor, se dolurent bien et dirent que nulle plus cruelle nouvelle ne pouvait leur être apportée; le très bon et très noble roi Louis ne se put contenir, ainçois commença à crier hautement et dit qu’il aimerait mieux que la meilleure cité de son royaume fut fondue en terre et périe. Lorsqu’il sut la douleur et les pleurs que {47} les abbés et le couvent de Saint-Denis menaient jour et nuit sans confort, il leur envoya des hommes sages et bien parlants pour les réconforter et il voulait venir en propre personne, si le conseil de ses gens ne l’en eût détourné. Le roi fit aussitôt crier par un héraut la perte par toute la ville, promettant cent livres d’argent de récompense à qui rapporterait le saint clou, et plein et entier pardon à qui l’aurait volé ou recelé. L’angoisse et la tristesse de la perte du saint clou fut si grande par tous les lieux qu’avec peine serait racontée. Quand ceux de Paris entendirent le cri du roi et ouïrent la nouvelle, ils furent bien tourmentés et plusieurs hommes et femmes, enfants, clercs, écoliers commencèrent à braire et à crier, et fondant en pleurs ils coururent aux églises pour déprier Notre-Seigneur. Paris ne pleurait pas tant seulement, mais toutes gens pleuraient parmi le royaume de France. Aucuns des sages hommes étaient en doutance que parce que cette cruelle perte était arrivée au chef du royaume, n’advinssent aucuns graindres meschiefs ou pestilences dans tout le corps du royaume de France...» Cette désolation universelle ne cessa qu’aux premiers jours d’avril suivant, quand soudain on apprit que le saint clou était retrouvé. On le gardait à l’abbaye du Val près Pontoise, où il avait été porté par une bonne femme qui l’avait ramassé dans l’église de Saint-Denis. Il est probable que les moines de Pontoise ne le restituèrent pas de bonne grâce, mais ils durent s’exécuter, et le saint clou fut reporté en grande pompe à l’abbaye de Saint-Denis, où le roi vint solennellement en réjouissance faire ses dévotions avec ses gens.
Quand saint Louis eut en sa possession les reliques achetées à Constantinople, il résolut d’élever, pour renfermer leurs superbes châsses, une nouvelle chapelle plus magnifique encore, qui serait en quelque sorte un vaste reliquaire de pierre, pour le service duquel il créerait un chapitre de chanoines et de chapelains chargés d’y faire «nuit et jour le service du Seigneur».
L’architecte était tout trouvé, c’était Pierre de Montreuil ou de Montereau, artiste éminent qui venait de terminer le superbe réfectoire et la chapelle de la Vierge de l’abbaye de Saint-Germain. Sur l’emplacement de Saint-Nicolas du Palais, auquel se trouvait annexé un autre petit oratoire consacré à la Vierge, Pierre de Montereau, en trois ou quatre années, édifia ce merveilleux monument, épanouissement admirable du grand style ogival, reliquaire de pierre ciselée, ayant pour base solide sa chapelle basse, et ensuite nef délicate, aérienne, complètement ajourée, où la pierre ne sert plus pour ainsi dire que d’armature à des splendides verrières. Les travaux marchèrent avec une grande rapidité. Louis IX posa la première pierre en 1245, en 1248 l’église était consacrée.
L’édifice est double; dans la chapelle inférieure, éclairée par des roses dans des arcatures robustes, les voûtes de la nef principale reposent sur deux rangées de colonnes étrésillonnées par une demi-arcature au droit des contreforts, laissant ainsi un étroit bas côté.
La chapelle supérieure, éclatante et resplendissante verrière, d’une légèreté stupéfiante, porte ses voûtes à trois fois la hauteur de la chapelle basse; elle est toute en fenestrages, en vitraux étincelants, la pierre disparaît, la lumière irisée {48} mange les sveltes meneaux des immenses lancettes. Aujourd’hui les vitraux du XIIIe siècle sont encore en place, rétablis dans leur intégrité, sauf quelques parties. Après avoir un peu souffert au siècle dernier, quand on mura tout le long de l’édifice un quart de la hauteur des fenêtres, ils ont retrouvé dans une soigneuse restauration tout leur magique et harmonieux éclat. C’est une œuvre colossale, figurant en un millier de sujets distincts, dans quinze grandes verrières, toute l’iconographie chrétienne, l’Ancien Testament, de la création du monde à l’Apocalypse. Une série est consacrée à l’histoire de la translation des reliques à Paris, elle est historiquement du plus haut intérêt; malheureusement c’est la verrière qui a le plus souffert, où force a été de refaire les sujets manquants.
Les peintures qui couvrent tout, murs, arcatures de la base, colonnes, voûtes ont dû être refaites de nos jours; ce sont de grandes frises ornementales, feuillages, écussons, avec fleurs de lis et tours de Castille répétées partout. L’ensemble est éblouissant. Douze statues d’apôtres accrochées aux colonnes, le long de la nef, portent de petites croix de consécration enchâssées dans des monstrances en souvenir de la consécration de l’église. Aujourd’hui six de ces statues seulement sont anciennes, les autres ont dû être refaites.
Le 25 avril 1248, la Sainte-Chapelle terminée, avec tous ses vitraux, toute sa merveilleuse ornementation, fut consacrée, la chapelle basse sous le titre de la Sainte-Couronne et de la Sainte-Croix, par le légat du Saint-Siège, Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum,—la chapelle haute sous la dédicace de la Glorieuse Vierge Marie par l’archevêque de Bourges.
{50} C’était peu de mois avant que saint Louis ne s’embarquât à Aigues-Mortes pour sa première croisade, qui le retint six années en Palestine. Le 12 juin, Louis IX prit à l’abbaye de Saint-Denis l’oriflamme et le bourdon du pèlerin et partit avec sa femme la reine Marguerite, laissant la régence à sa mère Blanche de Castille. Le roi auparavant avait largement pourvu à la dotation du chapitre de la Sainte-Chapelle et assuré le sort de sa fondation.
L’ensemble des travaux avait coûté, dit-on, plusieurs millions au trésor royal; les reliques et les châsses d’or enrichies de pierres précieuses, exécutées pour les renfermer, à elles seules revenaient à une somme supérieure.
Dans le pignon de la Sainte-Chapelle flamboie une rose splendide, au-dessus du porche à double étage qui précède les deux portails superposés. Cette rose ne date pas de la construction, elle a été refaite au XVe siècle ainsi que les deux jolis clochetons flanquant le pignon. La fleur royale se retrouve partout sculptée sur ces clochetons, au-dessous d’une couronne d’épines et dans une balustrade au milieu de laquelle une grande lettre K couronnée, initiale de Karolus, rappelle la date de cette restauration sous Charles VIII.
La flèche de l’édifice primitif dut être refaite au commencement du XVe siècle, cette seconde flèche périt dans l’incendie de 1630; on en rétablit une alors, que la Révolution renversa. La flèche dressée de nos jours par l’architecte Lassus est donc la quatrième.
La sacristie annexe que possédait la Sainte-Chapelle était une charmante petite réduction de l’édifice principal, élevée sous le flanc nord de l’abside et reliée à elle par un passage couvert. Cette annexe se divisait en trois étages, plus un étage de combles; l’étage inférieur servait de sacristie à la chapelle basse, l’étage intermédiaire de Trésor et de sacristie à la chapelle haute, et les étages supérieurs étaient affectés au dépôt des chartes, traités, titres, registres et documents de la chancellerie de la couronne, destination qui avait fait donner à l’édifice le nom de Trésor des Chartes.
Le Trésor des Chartes, sous Louis IX, avait été aussi la bibliothèque royale, le roi y avait déposé sa bibliothèque, les précieux manuscrits qu’il faisait rechercher et transcrire par une armée de copistes, vraisemblablement établis en quelques salles du palais. Ce délicieux petit édifice, complément obligé de la Sainte-Chapelle, sacristie-annexe semblable à celle qui existe encore sous la chapelle du château royal de Vincennes, également bâtie par saint Louis, fut, sans raison aucune et malgré les réclamations du chapitre, démoli par les architectes qui restauraient le palais après l’incendie de 1776. Ils abattirent le Trésor des Chartes pour élever la lourde galerie de l’aile gauche de la cour du Mai, détruisant ainsi complètement l’aspect de l’ancienne cour, en emprisonnant dans leurs maçonneries sans intérêt le flanc gauche de la Sainte-Chapelle.
Composé de chapelains et de clercs, avec des dignitaires portant les titres de maître chapelain, maître gouverneur, trésorier ou archichapelain, le chapitre de la Sainte-Chapelle jouissait de nombreux privilèges dans l’enceinte du Palais. Chaque nuit après l’office du soir trois clercs et un chapelain devaient {51} s’enfermer dans la Sainte-Chapelle pour veiller à la conservation des reliques. Dans la nuit du Vendredi au Samedi saint, rapporte Dulaure, il se célébrait à cette Sainte-Chapelle une étrange et curieuse cérémonie. Tous ceux qui étaient réputés possédés du diable et démoniaques y étaient amenés pour être exorcisés solennellement. Malheureux malades ou mendiants simulateurs tirant de leur supercherie de larges aumônes, réunis dans l’église, se livraient à toutes les contorsions possibles, aux plus répugnantes grimaces, tombaient dans des convulsions en poussant des hurlements. Alors apparaissait le grand chantre du chapitre, découvrant à tous le bois de la vraie croix et instantanément, comme par un coup de théâtre, le silence se faisait, tout s’apaisait, les cris et les contorsions; malades vrais à l’esprit frappé, faux possédés exploiteurs de la crédulité, tous retrouvaient le calme.
En 1843, au cours des grands travaux de restauration entrepris à la Sainte-Chapelle, si cruellement maltraitée à la fin du dernier siècle, on découvrit une boîte d’étain renfermant un cœur, sous les dalles à la place occupée jadis par le maître-autel. Ce cœur reposant sous les saintes reliques était peut-être celui de saint Louis, mais aucune inscription, aucun document ne se trouvait pour l’établir avec certitude.
Dans la chapelle haute, il avait été ménagé sur chaque flanc, à la deuxième travée de la nef avant l’abside, un renfoncement où se trouvaient d’un côté la place réservée au roi et de l’autre celle réservée à la reine. Louis IX s’asseyait ici pour assister aux offices. Ses successeurs firent de même. Plus tard le roi Louis XI se trouva ainsi trop mêlé aux autres assistants, et fit faire à la travée du côté droit touchant à l’abside un petit réduit ajouté en hors-d’œuvre entre deux contreforts, petit oratoire particulier d’où il pouvait, par une étroite ouverture, suivre l’office sans être vu.
Au dehors cette chapelle se présente sous forme d’une petite annexe carrée, avec de jolis détails de sculpture rétablis à la restauration et une belle balustrade à fleurs de lis, où s’élève du compartiment du milieu une L majuscule couronnée.
La chapelle royale du Palais qui vit sous chaque règne se déployer les splendeurs de nombreuses cérémonies, se célébrer quelques mariages royaux ou princiers, reçut à la fin du XVe siècle quelques modifications extérieures, comme la reconstruction de la grande rose, des clochetons du grand pignon et de la flèche. Le roi Louis XII compléta ces modifications par l’adjonction d’un grand escalier extérieur montant du flanc sud de l’édifice au porche supérieur. Cet escalier présentait certains points de ressemblance avec l’escalier de la Chambre des Comptes bâtie au fond de la cour de la Sainte-Chapelle à la même époque. Les arcs gothiques retombaient sur de gros piliers chargés de fleurs de lis, lesquelles se retrouvaient, alternant avec des dauphins, aux appuis montant le long de la rampe.
Le grand incendie qui ravagea le Palais en 1618 avait épargné la Sainte-Chapelle; quelques années plus tard, le 26 juillet 1630, par la négligence de plombiers réparant la toiture, le feu prit dans les combles de la Sainte-Chapelle, {52} dévora toute la charpente ainsi que celle de la flèche. Cette flèche en s’écroulant écrasa l’escalier de Louis XII. On releva la flèche, mais l’escalier demeura une ruine; l’arcade d’entrée restait seule debout avec des débris de piliers. A ces piliers ruinés et tout le long de la rampe, s’accrochaient depuis longtemps déjà des échoppes de marchands quelconques, surtout de libraires, sur lesquelles nous aurons occasion de revenir.
Au temps de Philippe le Bel, toutes les constructions du palais commencées par saint Louis ou ajoutées après lui sont terminées, l’ensemble du Palais de la grande époque gothique est désormais bien complet avec sa Sainte-Chapelle, sa Grande Salle, sa Conciergerie et sa tour de l’Horloge.
Enguerrand de Marigny, général des finances, le ministre de Philippe le Bel qui devait si tristement finir à Montfaucon, dirigeait les travaux d’achèvement de la Grande Salle dans les dernières années du XIIIe siècle. Merveille du Palais avec la Sainte-Chapelle, cette Grande Salle, reposant sur la Grande Salle inférieure échappée à tant de désastres successifs et parvenue jusqu’à nous, était partagée par une rangée d’énormes piliers en deux nefs dont les voûtes entièrement lambrissées, semblables à deux carènes de navire renversées et accouplées couvraient un immense espace de 70 mètres sur 27m,50. On entrait de la cour du May par un perron, à l’angle sud-est, donnant d’abord dans une galerie longeant le côté {53} méridional de la Grande Salle, et conduisant à la galerie des merciers et à une seconde entrée de la Grande Salle.
Dans la double nef pavée de marbre blanc et noir la lumière entrait largement, par les belles fenêtres et les roses des quatre pignons, par d’autres fenêtres sur les côtés, faisant valoir les lambris peints et dorés des voûtes, azur et fleurs de lis, les détails de sculpture, les statues accrochées aux piliers. Ces statues dépassaient au XVIe siècle le nombre de cinquante, posées à une certaine hauteur sur chaque face des colonnes centrales et sur les piliers des côtés, plus nombreux à cause des subdivisions des travées.
C’étaient les effigies des rois depuis Pharamond jusqu’à François II. Des inscriptions au-dessous des figures indiquaient la durée de chaque règne avec la date de la mort de chaque roi. Gilles Corrozet, dans ses Antiquités et singularités de Paris, donne la liste de ces statues avec les inscriptions constamment lues et commentées par les curieux passant dans la Grande Salle. «On pensait dans le peuple, ajoute-t-il, que ceux qui sont représentés avec les mains hautes ont régné vertueusement et ceux qui ont les mains basses ont été infortunés ou n’ont fait acte d’excellence.»
Sur les faces latérales, chaque travée de salle se divisait en deux arcatures où, {54} dans le renfoncement entre les piliers, un banc de pierre était ménagé. Quatre grandes cheminées comme en bas dans la salle Saint-Louis chauffaient la grande salle. Les jours d’hiver dans cette immense nef toujours bruyante, toujours pleine de gens venus pour leurs affaires, ou pour ouïr les nouvelles, ces cheminées à la vaste hotte, devaient former chacune le centre de groupes serrés.
Du côté du pignon oriental donnant sur la partie de la rue de la Barillerie dite de Saint-Barthélemy, à cause de l’église de ce nom située en face du Palais, le roi Louis XI fit plus tard élever un autel qu’il accompagna des statues de saint Louis et de Charlemagne portées sur deux colonnes. Ce très dévotieux monarque, faisant placer sa statue à côté de celles de ses prédécesseurs, se fit représenter agenouillé devant une image de la Vierge. A cet autel de Louis XI se disait jadis chaque année la messe de rentrée du Parlement.
Au fond, sous le pignon opposé, toute la largeur de la Grande Salle était prise par la Table de marbre si fameuse dans les fastes du Palais. On tenait pour certain, sans y regarder de trop près, qu’elle était faite d’une seule tranche de marbre «qui portait, dit Sauval, tant de longueur, de largeur et d’épaisseur qu’on tient que jamais il n’y a eu de tranches de marbre plus épaisses et plus longues».
Table illustre contemplée avec respect par le populaire, brillante sous le reflet des grands fenestrages, table royale aussi, réservée, dans les festins d’apparat donnés par les rois, aux princes du sang, aux pairs de France et aux princesses, les autres convives s’asseyant à des tables mobiles plus ou moins rapprochées, selon leur rang.
Au XVe siècle, près de la table de marbre, se voyaient différentes choses remarquables: un crocodile empaillé trouvé, disait-on, dans les fondations du palais, curiosité rapportée probablement d’Égypte au temps des croisades, et un grand «vieil cerf» en bois, qui était un modèle préparé pour un cerf en or massif que le général des finances de Charles VI devait faire exécuter pour le trésor royal, projet qui n’eut qu’un commencement d’exécution, la tête seule ayant été faite, et sans doute bien vite fondue ensuite.
La table de marbre, table royale, siège de la juridiction des eaux et forêts, avait encore une autre destination bien différente, c’était aussi le théâtre de la Basoche; en ces âges naïfs, sur la table des festins royaux, les clercs de la basoche du palais, montaient aux jours de leurs divertissements traditionnels, pour jouer leurs farces, sotties, moralités et momeries. Très probablement un revêtement de bois formant estrade recouvrait alors la table de marbre, estrade surélevée, dont le dessous fermé par des tapisseries servait de vestiaire. C’est ainsi que Victor Hugo, au premier chapitre de Notre-Dame de Paris a mis en scène une représentation de mystère offert au populaire sur cette table, à l’occasion d’un mariage princier.
L’angle nord-ouest de la Grande Salle touche à la Grand’chambre, ancienne chambre de saint Louis, située à l’étage supérieur de la Conciergerie, au-dessus du grand guichet entre les deux tours. Sous Louis XII elle fut complètement transformée et devint la Chambre dorée. Les murailles couvertes de lambris curieusement sculptés, le plafond à caissons, les petites voûtes surbaissées retombant sur {55} des culs-de-lampe, les peintures, les fleurs de lis, tous les ornements dorés «avec de l’or de ducats de Hollande», en faisaient une étincelante et mirifique salle d’apparat. Des estampes nous en ont conservé l’aspect à différentes époques.
Quand elle fut devenue grande chambre du Parlement, chambre des pairs, chambre des plaids solennels, magistrats et pairs occupaient des gradins se détachant sur le lambris à fond fleurdelisé; sur deux des angles s’élevaient deux tribunes pour les invités de marque aux grandes cérémonies, sortes de lanternes construites sous Louis XIV et refaites sous Louis XV, chargées d’armoiries et terminées en dômes avec la couronne royale au sommet.
Le trône royal ou lit de justice était dans un autre angle à côté d’un grand triptyque du XVe siècle représentant le Christ en croix entouré de quelques saints. Près de la porte communiquant avec la Grande Salle, se voyait, d’après les anciens chroniqueurs, un lion doré, ayant la tête baissée et la queue entre les jambes, ce qui voulait dire que «toute personne tant soit grande de ce royaume en doit obéir et se rendre humble, soubz les lois et jugements de la dicte Court».
C’est dans cette étincelante Chambre dorée où tout rappelait la royauté, fleurait l’aristocratie et le vieux parlementarisme, que s’établit en 1793 le tribunal révolutionnaire, pour travailler avec la collaboration du couperet de Sanson à supprimer les vieilles institutions et les ci-devant aristocrates ou parlementaires. Préalablement la Chambre dorée avait été exécutée elle-même, le rabot égalitaire avait passé sur la superbe décoration, on avait tout rasé, ornements sculptés, peintures, écussons, et à la place du plafond aux voûtes si délicatement et si richement lambrissées et enluminées on avait fait un plafond net et plat.
Quant à la Tour de l’Horloge, on pense qu’elle date des commencements du XIVe siècle. S’il en est ainsi, il devait exister précédemment un peu en arrière une autre tour formant l’angle du Palais devant le Grand-Pont; on croit savoir que le roi Philippe le Bel acheta à cette époque au chapitre de Notre-Dame un moulin, {56} dit de Chante-reine situé sur la rive au pied du Palais, pour élever à sa place la belle tour carrée de l’Horloge et le bâtiment contigu, c’est-à-dire la cuisine dite de Saint-Louis.
L’horloge qui donne son nom à la tour fut placée en 1370, du temps de Charles V, par un maître horloger allemand du nom de Henri du Vic. Celui-ci resta chargé de l’entretien du mouvement et fut logé dans la tour. En même temps on installait dans le petit beffroi surmontant le comble de la tour, une cloche nommée Jouvante, qui devait devenir non moins fameuse que l’horloge, car elle donna en 1578, avec les cloches de Saint-Germain l’Auxerrois, le signal de la Saint-Barthélemy. Peu après, sous Henri III, l’horloge dut être restaurée; on chargea de ce soin Germain Pilon qui refit un cadran élégamment décoré, flanqué de deux figures représentant l’une la Force et l’autre la Justice, avec des inscriptions latines dues à Jean Passerat, l’un des futurs auteurs de la Satire Menippée. L’une de ces inscriptions, placée sous les écussons de France et de Pologne réunis et entourés du cordon de l’ordre du Saint-Esprit, fait allusion aux deux couronnes portées par Henri III et lui en promet une troisième au ciel. Un auvent gracieusement arrondi protège l’horloge et ses figures. Le tout nous était arrivé absolument dégradé, et il a fallu tout reconstituer, sculptures, figures et ornementation peinte.
Voici donc le palais complètement achevé dans son ensemble aux premières années du XIVe siècle; sous Charles VIII et Louis XII, il recevra encore des adjonctions heureuses, mais ce sera ensuite fini, il ne fera plus, aux époques suivantes, que souffrir violences et dévastations, lors de ses incendies successifs, suivis de restaurations non moins désastreuses pour ses magnificences ogivales et sa noble physionomie d’autrefois.
L’émerveillement de tous fut grand à la fin des travaux, devant l’œuvre achevée qui complétait l’aspect grandiose de la Cité, resplendissante alors avec sa jeune cathédrale et son Palais neuf. Philippe le Bel, pour inaugurer solennellement ses constructions, donna à la Pentecôte de l’an 1313, huit jours de fêtes merveilleuses, au cours desquelles furent armés chevaliers les trois fils du roi, {57} qui devaient si peu après, et pour si peu de temps chacun, régner tous les trois, Louis le Hutin, Philippe le Long, Charles le Bel.
Le gendre du roi Edouard II d’Angleterre vint en grande pompe assister aux fêtes. La ville de Paris, où tout chôma pendant huit jours, était dans toutes ses rues encourtinée de soie et de lin et illuminée joyeusement chaque soir. Jamais on n’avait vu pareilles magnificences, tous les ducs, comtes et barons de France étaient présents, disent les vieux chroniqueurs, ajoutant pour donner une idée de ces magnificences que dans une seule journée ces nobles seigneurs changèrent trois fois d’habits. Il y eut chaque jour de grands festins, le jour de la Pentecôte, les fils du roi furent armés chevaliers, le roi donna un grand repas sur la Table de marbre, au cours duquel tous les mets furent à un certain moment inondés d’eau de rose, ce qui peut passer pour un assaisonnement singulier.
«Tous les bourgeois de Paris en robes neuves, à pied et à cheval, ordonnés par métiers et confréries, avec trompes, tambourins, buccines et menestriers et très bien jouant de très beaux jeux, entrèrent en l’île de la Cité par-dessus un pont {58} de bateaux nouvellement construit, et vinrent en grande joie à la cour du Palais du roi.» Cette procession, chantant et jouant comme une sorte de mystère ambulant, donna aux princes une grande représentation dans la cour du Palais.
Il y avait plusieurs pièces ou plusieurs actes. Après le Mystère du Paradis vint le Mystère de l’Enfer, puis tout le Roman du Renard en un nombre infini de scènes, avec tous les déguisements d’animaux et les «feintises» indispensables.
Après le repas des princes, le mystère ambulant s’en fut processionnant dans le même ordre au pré aux Clercs, sous l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où la reine d’Angleterre, Isabeau de France, était parée en une tourelle avec nombre de dames et de damoiselles. «Et cette fête leur plut fort et tourna à grand honneur au roi de France et aux gens de Paris.»
Pendant ces fêtes dans l’île de la Cité et dans l’île Notre-Dame, le roi de France, ses frères et ses trois fils, le roi d’Angleterre et un nombre immense de seigneurs prirent la croix pour une croisade projetée que diverses circonstances empêchèrent. L’enthousiasme fut si grand cependant que les femmes des croisés prirent la croix aussi pour suivre leurs maris, mettant seulement pour condition qu’elles ne passeraient point la mer sans leurs maris, et que celles qui deviendraient veuves seraient déliées de leur vœu.
Le cinquième jour des fêtes tous les artisans et bourgeois de Paris, les uns à pied, les autres à cheval, défilèrent par le parvis Notre-Dame et les rues de la Cité, sous les fenêtres du Palais où les deux rois, les princes et les barons étaient placés. Les Parisiens à cette montre étaient bien environ vingt mille cavaliers et trente mille piétons, «dont le roi d’Angleterre et les siens furent grandement ébahis».
Dans le Palais, avec les rois, cohabitait l’ensemble assez confus de l’administration du royaume, le trésor, la Justice. Il fut le berceau des Parlements réguliers installés dans la grand’chambre, plus tard chambre dorée.
Philippe le Bel, en même temps qu’il achevait les constructions commencées par saint Louis, complétait aussi l’œuvre d’organisation judiciaire de son prédécesseur. Il instituait un Parlement à Paris et deux autres en province, l’Echiquier de Rouen, le parlement de Toulouse, plus un parlement temporaire à Troyes, les grands jours, délégation de celui de Paris.
Il décida que le Parlement se réunirait au palais pour six semaines ou deux mois de chaque semestre, à Pâques et à la Toussaint, en cour souveraine de justice, pour connaître de toutes les affaires importantes; des prélats et des hauts barons furent mis à la tête de cette juridiction royale. Primitivement il entra dans la composition du Parlement deux sortes de conseillers: les conseillers jugeurs, tous nobles seigneurs, et les conseillers rapporteurs, ceux-ci clercs et légistes, formant les chambres des enquêtes, et admis seulement à formuler leur opinion; mais ces derniers, par la seule force des choses, se confondirent bientôt avec les autres et finalement constituèrent à eux seuls cette haute magistrature.
Le roi avait aussi près de lui sa chambre des comptes chargée de l’administration financière, et présidée également par des évêques et des barons.
{59} Quand Philippe le Bel convoqua les Etats généraux dans les circonstances difficiles de sa lutte avec le Saint-Siège, il réunit tous les barons, les ducs, comtes, prélats, abbés des couvents, maires et échevins des communes dans l’église Notre-Dame.
C’était en 1302; en 1308 il réunit les Etats généraux à Tours; mais en 1314, les convoquant de nouveau, il les assembla en son Palais, dans la Grande Salle terminée depuis peu.
Les barons et les prélats étaient assis sur un «échaffaud» élevé probablement du côté de la Grande table, les bourgeois des communes remplissaient la salle. Enguerrand de Marigny, «chevalier coadjuteur du roi de France Philippe et gouverneur de tout le royaume,» disent les Chroniques de Saint-Denis, monta sur cet échafaud, «prêcha» longuement à l’assemblée, en commençant par un beau compliment du roi à sa ville de Paris «où les rois aux temps anciens avaient accoutumé d’avoir leur nourriture et pour cela appelaient-ils Paris chambre royale». Puis rappelant les anciennes querelles du roi Philippe-Auguste avec Ferrand comte de Flandre, il en vint à la grande affaire qui était la création de nouveaux impôts en vue d’une expédition contre les Flamands lesquels, de nouveau comme au temps de Ferrand, se dérobaient à la suzeraineté du roi de France.
«Pour laquelle chose Enguerrand requit pour le roi aux bourgeois des communes qu’il voulait savoir lesquels lui feraient aide ou non à aller encontre les Flamands à ost en Flandre. Et lors icelui Enguerrand fit lever son seigneur le roi de France delà où il séait pour voir ceux qui lui voudraient faire aide. Adonc Etienne Barbette, bourgeois de Paris, se leva et parla pour ladite ville.»
Etienne Barbette, qui était l’homme du roi et le compère d’Enguerrand, déclara au nom de tous les bourgeois et des communes que tous feraient aide volontiers au roi, ce dont il reçut aussitôt les remercîments de Philippe. L’affaire était terminée. «Et alors après icelui parlement, une taille trop male et trop grevable à Paris et au royaume de France fut levée, de quoi le menu peuple fut trop grevé, pour laquelle occasion ledit Enguerrand tomba en la haine et malédiction du menu peuple trop malement.»
De bien graves affaires se débattaient en ces dernières années du règne tourmenté de Philippe le Bel, le terrible scandale des désordres des trois belles-filles du roi, Marguerite, Blanche et Jeanne de Bourgogne, allait éclater. Les trois princesses surprises avec leurs amants à l’abbaye de Maubuisson près Pontoise, où elles s’installaient sous prétexte de retraite et de dévotions, furent jetées en dure prison. Les malheureux Philippe et Gauthier d’Aulnay, amants de Marguerite et de Blanche, subirent d’horribles supplices. Jeanne put se faire déclarer innocente, mais l’amant soupçonné n’en fut pas moins pendu. Marguerite, femme de Louis le Hutin, fils aîné du roi, périt étranglée dans sa prison quand son mari monta sur le trône. C’est la Marguerite de Bourgogne de la fameuse tour de Nesle, où les légendes populaires placent le théâtre de ses débauches et de ses cruautés.
{60} En même temps que s’établissait le renom sinistre de la tour de Nesle, l’îlot de Bussy en avant de l’île de la Cité, lequel devait plus tard, soudé à la grande île, former le terre-plein du Pont-Neuf, acquérait une non moins sinistre célébrité. Le grand procès des Templiers allait y avoir son terrible dénouement. Depuis six ans les dignitaires de l’ordre étaient traînés de cachots en cachots, de juridiction en juridiction et aussi de bourreaux en bourreaux.
Enfin dans une grande assemblée de prélats assistés de trois légats du pape, le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, et trois autres dignitaires furent condamnés à une prison perpétuelle. Ils devaient auparavant faire une sorte d’amende honorable et renouveler publiquement les aveux arrachés par les tortures, devant un bûcher allumé sur la place du Parvis-Notre-Dame.
Un grand échafaud avait été dressé devant le portail de la cathédrale, les commissaires apostoliques y parurent avec les quatre Templiers et les sommèrent de répéter leur confession. Deux y consentirent, mais par un coup de théâtre inattendu, Jacques de Molay et le grand maître de Normandie protestèrent solennellement contre ce que les tourments leur avaient fait avouer, et démentirent avec énergie toutes les accusations portées contre l’ordre.
La commission pontificale déconvenue rentra en délibération et, en attendant qu’elle eût prononcé, elle remit les deux relaps au Prévôt de Paris pour qu’il les gardât. Ainsi cette grande et difficile affaire n’était pas terminée, les victimes osaient encore élever la voix.
La nouvelle de la rétractation des Templiers venait d’être portée au roi. Aussitôt, après un rapide entretien avec ses conseillers, il fit amener au palais les deux Templiers. En grande hâte, on éleva un bûcher dans la petite île connue sous différents noms, comme île aux Juifs, île aux Vaches ou au Passeur aux Vaches, île Bucy, devant la maison des Etuves qui faisait l’extrémité du jardin royal, et sur le soir, à la vue du peuple rangé sur les rives, le 3 mars 1314, les deux victimes furent brûlées, gardant jusqu’au bout une contenance et une fermeté qui frappa tous les assistants, et assignant, dit une légende forgée peu après, à comparaître devant Dieu, leur souverain juge, le pape Clément avant quarante jours, et avant un an ce roi qui les regardait mourir du haut des murailles de son palais.
Pour en revenir à Enguerrand de Marigny, si par les nouvelles tailles obtenues grâce à Etienne Barbette, des Etats généraux tenus au Palais en l’année 1314, il s’était attiré la malédiction du peuple appauvri par les exactions royales, les impôts iniques et les altérations de monnaies, le clergé mis à contribution aussi sous prétexte de croisade projetée, et les nobles pour n’avoir pas été épargnés par les extorsions de son système financier, ne le haïssaient pas moins. Aussi l’orage s’amassait sur la tête de son ministre, tandis qu’au milieu de la haine des peuples s’écoulaient les derniers jours de la vie tourmentée de Philippe le Bel.
Le roi étant mort en l’automne de cette année 1314, le premier acte de son fils Louis X le Hutin fut de donner satisfaction à toutes les haines réunies, en sacrifiant le grand ministre de son père. Enguerrand de Marigny fut arrêté, {61} enfermé à Vincennes et son procès s’instruisit en même temps que celui de ses principaux agents, clercs du trésor et officiers divers. On accusait Enguerrand de s’être enrichi par de nombreuses concussions et d’avoir dilapidé le trésor royal; on vérifiait les comptes embrouillés ou mal tenus. Outre son énorme fortune, ses domaines et ses nombreux hôtels et châteaux, et les meubles qui les garnissaient, quarante millions de biens qu’il avait amassés en quinze années de faveur royale, on lui reprochait son orgueil, qui l’avait porté à s’ériger une statue à côté de celle de Philippe dans la Grande Salle du Palais, et son esprit dominateur devant lequel avaient dû plier les plus hauts personnages, jusqu’aux frères du roi, en sorte que ce petit fonctionnaire de cour avait fini par assumer la puissance et jouer le rôle d’un véritable maire du palais.
Cependant, pour achever d’abattre ce puissant ministre, il fallut joindre une affaire de sorcellerie au procès sérieux. Accusé d’avoir voulu envoûter le nouveau roi, il fut condamné, non cependant par le Parlement, mais par une commission de hauts barons présidée par son ennemi, le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois.
Le 30 avril 1315, Enguerrand de Marigny était conduit au gibet de Montfaucon et accroché tout en haut à la dernière poutre. Or ce grand gibet de Montfaucon, principale Justice de Paris, c’était précisément Enguerrand de Marigny qui l’avait fait élever et lui avait donné sa forme monumentale. Il est possible que d’autres fourches patibulaires aient existé auparavant en cet endroit, mais on fait honneur de ce gibet fameux, vu de si loin sur le dernier renflement des hauteurs du nord de Paris, à celui qui l’inaugura presque. C’était au-dessus d’un massif carré, seize hauts piliers de pierre bordant trois côtés de la plate-forme, et réunis par trois étages d’épaisses traverses en bois, ce qui donnait quarante-cinq vides, ou fenêtres si l’on veut, au sinistre monument, quarante-cinq ouvertures dans chacune desquelles pouvaient se balancer un ou deux pendus.
C’est François Villon qui parle dans sa ballade épitaphe «pour lui et ses compagnons s’attendant à être pendus».
On a remarqué jadis, Etienne Pasquier le rapporte, que les fourches de Montfaucon ont de tout temps porté malheur à tous ceux qui ont eu l’occasion de s’en occuper. Un des premiers successeurs d’Enguerrand, Pierre Remy, général des finances de Charles le Bel y fit faire quelques réparations, et peu après succéda aussi à Enguerrand au funeste gibet. Plus tard un lieutenant civil de Paris, les ayant fait encore réparer n’y fut point accroché, mais dut venir un jour y faire amende honorable.
Après la défaite de Poitiers.—Désastres et misères.—Les États généraux.—La chandelle de 4455 toises.—Etienne Marcel.—Envahissement du palais et meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie.—L’évasion du Dauphin par le Grand Pont.—Préparatifs et armements de Marcel.—Alliance avec les Jacques.—Les trames du roi de Navarre.—Situation désespérée de Marcel.—Il va livrer la ville à Charles le Mauvais.—La mort du Prévôt.
Après la défaite de Poitiers, le 9 septembre 1356, où le roi Jean resta aux mains des Anglais avec une bonne partie de sa chevalerie, le jeune Dauphin Charles, duc de Normandie, dans le désarroi général de la France, au milieu des colères populaires soulevées {64} contre la noblesse, que chacun rendait responsable du désastre, convoqua des Etats généraux pour chercher avec eux un remède à la cruelle situation, et les amener à fournir les aides et subsides nécessaires pour la délivrance du roi et la continuation de la guerre.
Les Etats généraux de langue d’oc se réunirent à Toulouse, ceux de langue d’oil à Paris, dans la grande chambre du Parlement.
Paris allait entrer en fermentation pour quelques années, les délibérations des délégués devant bientôt aboutir à une véritable révolution. Les bourgeois des Etats, devant ces nouvelles charges, faisaient leurs conditions; ils consentaient bien à fournir les aides requises, mais ils réclamaient aussi des réformes, posaient des conditions et entendaient surveiller, non seulement l’emploi des sommes demandées, mais encore l’administration du royaume.
Le Dauphin, trop jeune et trop inexpérimenté pour dominer les événements, essaya d’une prorogation des Etats, ce remède aux situations embarrassantes, mais, ainsi qu’il arrive de nos jours pour un budget non voté, l’épuisement du Trésor le força bientôt à rappeler l’assemblée. Les Etats revinrent en mars 1357, non moins résolus à mettre bon ordre au mauvais gouvernement «du roi et du royaume au temps passé».
Alors se dresse dans l’histoire de Paris la grande figure d’Etienne Marcel, si discutée, trop noircie par les uns et chargée de toutes les violences populaires, trop grandie par les autres, qui en font un homme à vastes et profondes visées, trop en dehors de son temps. Etienne Marcel, de vieille famille parisienne, était prévôt des marchands un an avant Poitiers. Premier magistrat de Paris, Marcel, dès que le désastre fut connu, agit avec énergie et décision pour mettre la ville en défense. Il leva des impôts et avec ces ressources entreprit une réfection totale de l’enceinte de Philippe-Auguste, se bornant à mettre en état les remparts de la rive gauche, mais élevant avec toute la diligence possible une nouvelle ligne de fortifications sur la rive droite, pour envelopper les importants faubourgs du nord.
Aux Etats généraux, Marcel devint bien vite un des orateurs dirigeants, le chef du parti bourgeois. Fort des trente ou quarante mille Parisiens armés qu’il sentait derrière lui, il osa parler haut, et put avec Robert le Coq, évêque de Laon, conseiller au parlement, personnage douteux, intriguant pour le compte de Charles le Mauvais, roi de Navarre, entraîner l’assemblée dans le sens des réformes. Triomphant en raison du désarroi des princes et des terribles embarras dans lesquels se débattait le Dauphin, les Etats arrachèrent au Dauphin la grande ordonnance du 3 mars 1357, décrétant des mesures de défense nationale et de considérables réformes dans les finances, les aides et impôts, l’emploi des subsides de guerre, l’administration de la justice, la répression des abus des officiers royaux, et la discipline des gens de guerre.
Ces réformes, tout urgentes et sages qu’elles fussent, étaient pour la plupart bien prématurées en pleine féodalité, trop en avance sur les idées du temps, et restaient incomprises même, en dehors d’un très petit nombre de députés avancés. {65} On comprenait mieux les mesures d’intérêt immédiat, ou lorsque l’on voyait les Etats exiger du Dauphin le renvoi ou la suspension des anciens conseillers du roi et la punition des prévaricateurs. Moyennant l’acceptation de ces réformes, les Etats offraient au Dauphin trente mille hommes d’armes et les subsides nécessaires à lever sur les bonnes villes et les gens d’Église.
Les Etats, en plus de l’ordonnance de réformation, imposaient au Dauphin un grand conseil de trente-quatre membres tirés de leur sein, entre les mains desquels tous les pouvoirs devaient être concentrés. C’était en réalité la bourgeoisie comptant dix-sept représentants dans ce conseil, qui prenait en mains le gouvernement. Tout de suite une réaction se fit; des protestations du roi Jean, prisonnier en Angleterre, arrivèrent contre tout ce qui avait été ordonné par les Etats, et le Dauphin entama la lutte contre Marcel. Ce fut une année d’intrigues et de violentes discordes, ce pendant que gens d’armes et routiers anglais, soudards navarrais ou simples brigands infestaient tout le centre de la France, pillant, rançonnant et ravageant villes et villages. La lutte entre le Dauphin d’un côté, Etienne Marcel et l’évêque de Laon, Robert le Coq, de l’autre, se compliqua des menées de l’odieux {66} roi de Navarre, Charles le Mauvais, petit-fils de Louis le Hutin, déjà souillé de crimes, et alors emprisonné pour une conspiration contre le roi Jean, dans laquelle il avait fait entrer le Dauphin lui-même. Sorti de prison grâce à Robert le Coq et à Marcel, le roi de Navarre ajouta aussitôt aux difficultés de la situation qu’il avait intérêt à embrouiller. Il enserra Paris avec ses bandes de routiers appuyées de compagnies anglaises, heureux du sanglant gâchis dans lequel il voyait la France se débattre et perdre toutes ses forces, et espérant, le moment venu, en recueillir tout le profit.
Dans Paris les partisans d’Etienne Marcel adoptèrent en signe de ralliement le chaperon de drap mi-partie rouge et pers (bleu verdâtre) auquel les plus résolus, les meneurs de la foule, ajoutaient des agrafes émaillées où se voyaient gravés les mots «A bonne fin», indiquant leur volonté de suivre Marcel jusqu’au bout et de l’aider à maintenir contre tous les réformes établies.
Le Dauphin venait d’ailleurs de donner prise contre lui aux chefs du parti populaire, par une ordonnance concernant les monnaies, c’est-à-dire par une altération de ces monnaies. De plus, un événement tragique survenu quelque temps auparavant avait surexcité les esprits. Un nommé Perrin Marc ayant rencontré le trésorier et conseiller du duc de Normandie, Jean Baillet, le tua d’un coup de couteau et se réfugia dans l’église Saint-Merry, lieu d’asile. A la nouvelle du meurtre, le Dauphin courroucé, sans tenir compte du droit d’asile, envoya Robert de Clermont, maréchal de Normandie, et Guillaume Staise, prévôt de Paris, avec une troupe d’archers qui, trouvant les portes de l’église barricadées, durent les brûler pour parvenir jusqu’à l’assassin. Celui-ci traîné au Châtelet eut le lendemain le poing coupé sur le lieu du crime et fut ensuite accroché au gibet.
Mais l’évêque de Paris s’émut tellement de cette violation du droit d’asile qu’il fallut dépendre l’assassin du trésorier et le ramener au moutier de Saint-Merry pour l’enterrer en grande solennité. Etienne Marcel avec un grand nombre de bourgeois conduisait le corps, et ce, le même jour que le Dauphin suivait les obsèques de son trésorier assassiné.
Une sorte de fièvre s’emparait de tous, fièvre faite des tristesses présentes et des inquiétudes où se débattait la population, dans ce Paris rempli de réfugiés, bourgeois, nobles, moines et nonnes chassés des bourgs, des châteaux, des couvents de la région par les ravages des routiers.
L’Université de Paris et le clergé même semblaient prendre parti contre le Dauphin et intervenaient auprès de lui, en le sommant pour ainsi dire de faire droit aux réclamations du roi de Navarre.
En ce moment l’échevinage et les bourgeois, pour obtenir du ciel la fin des maux qui accablaient le pays, firent vœu d’offrir chaque année à Notre-Dame un cierge de la longueur de la muraille d’enceinte de la ville, c’est-à-dire mesurant exactement 4,455 toises, chandelle démesurée, en cire flexible, qui devait brûler nuit et jour aux pieds d’une image de la Vierge. Le vœu fut tenu exactement et dans la forme dite, sauf quelque temps sous la Ligue. Mais en 1605 le prévôt des marchands, François Myron, substitua au cierge de la dimension des remparts {67} un lampadaire d’argent avec un cierge encore monumental par la grosseur, mais de longueur plus ordinaire.
Dans la grande ville tourmentée et tumultueuse, les colères populaires surexcitées par les événements journaliers, chauffées à blanc par les factieux, entretenues par des confréries bourgeoises et des associations de corps de métiers, éclatèrent enfin dans une journée révolutionnaire. Le 22 février 1358, le palais de la Cité, résidence royale, fut forcé et envahi comme devaient l’être d’autres châteaux royaux, quelques siècles après,—une fois même juste au même jour de février. Le matin de ce jour, le prévôt des marchands réunit à Saint-Eloi dans la Cité, tout proche du Palais, environ trois mille gens de métier, tous bien préparés par les meneurs et décidés à mettre la main sur le Dauphin pour l’enlever à ses conseillers de la noblesse, et le forcer définitivement à gouverner selon les vues populaires.
L’exaltation de la foule en armes était si grande que le prévôt des marchands arrivant à Saint-Eloi, accompagné des échevins, n’eut besoin de rien dire pour attiser ou diriger ces fureurs, car aussitôt la troupe, dans un tumulte de cris et de vociférations, s’ébranla et marcha sur le Palais, grossie par d’autres bandes de forcenés débouchant de toutes les rues, descendant par les ponts en brandissant leurs armes.
Cette foule déjà venait de massacrer un partisan du Dauphin, Regnaut d’Acy, avocat au parlement, rencontré comme il sortait du Palais. Reconnu dans la rue, il s’était réfugié dans la boutique d’un charcutier où, sans lui donner le temps d’implorer, on l’avait percé de coups.
Quand la multitude armée se présenta aux portes du Palais, on essaya en vain de la retenir. Les gens du roi ne voulaient laisser passer que le prévôt avec {68} une délégation de la foule, mais ils furent bientôt bousculés et forcés, et aussitôt le flot des assaillants se répandit par tout le Palais. Les galeries, la grande salle se trouvèrent en un clin d’œil envahies par de rudes compagnons en jacques de mailles, coiffés de bassinets de fer ou de chaperons aux couleurs parisiennes, hérissés de toutes les armes possibles. Ils ne rencontrèrent aucune résistance. Marcel à la tête des plus hardis de sa troupe marcha droit à l’habitation royale derrière la galerie des Merciers, jusqu’à la chambre du Dauphin où celui-ci, reculant devant les envahisseurs, s’était retiré avec ses principaux officiers.
—Sire, dit Marcel au Dauphin, ne vous ébahissez pas de choses que vous voyez, car il est ordonné et convient qu’il soit ainsi fait.
Il se trouvait dans cette chambre, parmi les officiers du Dauphin, Jean de Conflans, maréchal de Champagne, et Robert de Clermont, maréchal de Normandie, tous deux vaillants hommes de guerre et conseillers énergiques du prince, des plus détestés par le parti des États. Marcel les désigna à ses gens en disant: «Faites en bref ce pourquoi vous êtes venus ici.» Aussitôt ses hommes se jetèrent sur Jean de Conflans qui ne put se défendre et fut abattu sur le lit du Dauphin, aux pieds du prince sur lequel jaillirent des éclaboussures sanglantes.
Robert de Clermont recula en essayant de se mettre en défense dans une pièce voisine, mais il tomba bientôt massacré à son tour et son cadavre fut rapporté dans la chambre à côté de l’autre.
Les autres officiers du Palais s’échappèrent à ce moment et laissèrent seul, dans la poussée tumultueuse, au milieu des massacreurs, le Dauphin très effrayé, mais Etienne Marcel, resté près de lui à côté des deux cadavres, enleva le chapeau du prince et lui mit sur la tête son chaperon aux couleurs parisiennes en lui disant de n’avoir plus rien à craindre.
Ces meurtres eurent lieu dans ce qu’on appelait les hautes chambres à galathas {69} ou de galetas, construites par le roi Jean au-dessus de la chambre verte dans la tour carrée à l’angle gauche du logis royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) donnant d’un côté sur les jardins du Palais et de l’autre sur la galerie aux Merciers et la Sainte-Chapelle.
Les gens de Marcel, triomphants, traînèrent les deux corps «moult inhumainement, par devant Monseigneur le Duc» jusqu’en la cour du Palais sur le grand perron, où il les laissèrent étendus et découverts à la vue de tous. Ensuite Marcel et ses compagnons se dirigèrent vers «la Maison en grève qu’on appelait la maison de la ville»,—ainsi qu’il a été fait maintes fois depuis, après d’autres envahissements de palais.
C’est Marcel qui avait fait l’acquisition de cette maison dite aussi Maison aux Piliers, pour y réunir les administrations municipales jusque-là éparpillées, à ce qu’il semble, dans plusieurs locaux: le petit parloir aux Bourgeois, entre le Châtelet et la chapelle Saint-Leufroy, et un autre parloir occupant une tour encastrée dans le rempart de la ville, près des Jacobins de la rue Saint-Jacques.
Le prévôt, d’une fenêtre de cette maison aux Piliers, harangua la multitude et lui annonça l’occision qu’il venait d’ordonner. Il dit que l’exécution de ces «faux, mauvais, et traîtres» conseillers du Dauphin avait été faite pour le bien commun {70} du royaume de France et requit le peuple de vouloir bien le soutenir pour continuer l’œuvre de défense et de salut. Et alors au milieu des clameurs, au bruit des armes brandies, les Parisiens crièrent «qu’ils avouaient le fait et qu’ils voulaient vivre et mourir pour le dit prévôt».
Toujours accompagné de sa troupe armée le prévôt retourna au Palais auprès du Dauphin, après lui avoir envoyé deux pièces de drap rouge et pers, pour munir de chaperons aux couleurs parisiennes tous les gens du Palais et du Parlement. Les corps des maréchaux de Champagne et de Normandie étaient restés exposés sur le perron; on ne les enleva que le soir pour les faire porter dans une charrette jusqu’à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, où les religieux n’osaient ni les recevoir ni les enterrer sans l’assentiment du terrible prévôt.
Le prévôt des marchands ne perdit pas de temps, après ces événements, et s’efforça de prendre en main le gouvernement en composant le conseil du Dauphin de gens du parti bourgeois; il travaillait aussi à rallier à son parti les gens des communes, les bourgeois des bonnes villes et tentait d’établir une confédération, une ligue de défense contre le parti de la noblesse, tout en recherchant en même temps la dangereuse et peu sûre alliance du roi de Navarre.
Pendant quelques semaines encore le Dauphin demeura à Paris à la discrétion d’Etienne Marcel. Le Dauphin avait pris le titre de Régent du Royaume, vain titre, dont le pouvoir était entre les mains du conseil composé de l’évêque de Laon, du prévôt et des échevins. Il était si bien captif en ce Palais qu’un chevalier, qui avait tramé une évasion du jeune prince, fut décapité aux Halles par ordre du prévôt.
Une nuit, environ un mois après l’affaire du Palais, c’est-à-dire vers la fin de mars, le grand Pont ou pont aux Changeurs (alors en bois) vit filer sous sa grande arche une barque se dissimulant dans l’obscurité. C’était le régent qui s’enfuyait. Deux hommes, Thomas Fouguant maître charpentier ou maître des eaux, et Jean Perret ou Métret, maître de l’arche du grand Pont, deux fonctionnaires des services de la navigation, avaient ouvert au régent l’arche du Pont barrée chaque soir. A la fin de mai suivant quand la lutte fut dans son plein, ces deux hommes qui probablement étaient restés en correspondance avec le Dauphin furent saisis et cruellement punis. Le prévôt des marchands leur fit couper la tête en Grève et fit ensuite écarteler les corps, dont on suspendit les quartiers aux portes de la ville.
Au moment où le pauvre Jean Perret mettait la tête sur le billot, le bourreau, saisi soudain d’une attaque d’épilepsie, roula à terre tout écumant. Dans la foule quelques-uns émus de pitié criaient déjà au miracle et disaient que Dieu montrait par là qu’on faisait mourir injustement les condamnés. Peut-être le populaire allait-il s’opposer à l’exécution, mais un avocat du Châtelet, qui voyait la chose des fenêtres de la maison de ville, cria aux assistants qu’il n’y avait là nul miracle, attendu que maître Raoullet, le bourreau, était connu pour être sujet à cette maladie, et sur cette explication, fermant la bouche aux pitoyables, la justice du prévôt eut son cours.
{71} Des deux côtés on se préparait activement à la guerre inévitable. Le Dauphin aussitôt libre s’était mis à rassembler des troupes. La noblesse des provinces voisines lui fournissait des gens d’armes; les villes elles-mêmes, malgré les appels pressants de Marcel refusaient de suivre la commune de Paris dans la voie révolutionnaire où elle s’était engagée, enfin les Etats généraux se réunissaient à Compiègne sur la convocation du régent, et, tout en maintenant quelques-unes des réclamations auxquelles avait fait droit la Grande ordonnance, lui accordaient les subsides qu’il demandait.
Etienne Marcel, aux prises avec toutes les difficultés d’une situation terrible, déploya la plus grande énergie, il poursuivit avec une grande célérité les travaux de l’enceinte et travailla non moins vivement à organiser les forces parisiennes. Les portes étaient gardées sévèrement. Pour plus de sûreté il fit forger une quantité de grosses chaînes attachées aux maisons d’encoignures des rues, lesquelles chaînes à la moindre alerte, étaient tendues et fixées, et pouvaient se doubler rapidement de barricades construites avec des tonneaux remplis de terre.
La Seine en amont et en aval fut barrée chaque soir par des chaînes: dans l’île Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis, un rempart muni d’un fossé servit de lien aux deux parties de l’enceinte.
Le château du Louvre était tombé au pouvoir des Parisiens, qui en avaient tiré une grande quantité d’artillerie conduite aussitôt à la maison de ville, et le prévôt avait mis une garnison dans la forteresse royale.
Pendant ce temps, dans ce malheureux royaume en proie à l’anarchie, les paysans fatigués d’être foulés et écrasés par tous les partis, remplis d’une frénétique fureur par les pillages des gens d’armes, par les dévastations des routiers, se soulevèrent à leur tour.
Le mouvement de la Jacquerie, né en terre picarde, s’étendit dans tous les pays limitrophes du territoire parisien; les Jacques victorieux d’abord se livrèrent aux plus horribles excès, faisant, dans un délire de vengeance, payer cher à la noblesse accusée de tout le mal, depuis Poitiers, tant de maux soufferts, une servitude si longue.
Devant les bandes de farouches laboureurs révoltés, courant à leur tour par les campagnes déjà ravagées par tant de routiers, les châteaux tombaient l’un après l’autre, du moins ceux qui n’étaient pas suffisamment forts et garnis, et, sur les ruines des châteaux incendiés, les Jacques massacraient sans pitié gentilshommes et nobles dames.
Ce fut un mouvement irrésistible d’abord; les compagnies de routiers anglais rencontrées par ces troupes de paysans étaient écrasées, aussi s’écartaient-elles prudemment. Les moutons enragés ne se connaissaient plus. Le vide se faisait devant eux, les villes fermaient leurs portes et attendaient isolées dans un cercle d’incendies. Les familles nobles échappées aux tueries fuyaient vers des terres que l’insurrection n’avait pas encore gagnées. Alors la noblesse de tous ces pays, se sentant menacée par l’orage, n’attendit pas qu’il eût fondu sur elle; les châtelains se réunirent, rassemblèrent des gens d’armes et descendirent en Picardie {72} où cette chevalerie bardée de fer rencontrant en rase campagne les Jacques mal armés et mal dirigés, en fit d’effroyables carnages.
Marcel avait entrevu la possibilité de lier ensemble les deux mouvements, l’insurrection bourgeoise de Paris et la révolte populaire des campagnes, marchant contre un adversaire commun, la Noblesse, et il avait cherché à négocier un accord avec les chefs de la Jacquerie en leur envoyant des secours. A ce moment, au commencement de juin 1358, la duchesse de Normandie, femme du Dauphin, la duchesse d’Orléans et environ trois cents dames et demoiselles de la noblesse se trouvèrent en grand péril dans la ville de Meaux où elles avaient cherché refuge avec très peu de défenseurs. Les Jacques marchaient sur la ville peu sûre elle-même et disposée à prendre parti pour eux. «Le comte de Foix et le captal de Buch, émus,» dit Froissart, «de la pestilence et l’horribilité qui couraient sur les gentilshommes de France,» se jetèrent dans la ville avec quarante lances. Il était temps! Aux Jacques venait de se joindre un corps de sept à huit mille Parisiens envoyés par Marcel, sous le commandement d’un épicier de la rue Saint-Denis nommé Pierre Gilles. La bataille fut rude et sanglante; les gentilshommes surexcités, combattant sous les yeux des dames réfugiées, rompirent par des charges violentes les rangs des assaillants, en abattirent de grands monceaux et poursuivirent tant qu’ils purent les débris des malheureuses bandes «et en tuèrent tant qu’ils en étaient tous lassés et vannés, et les faisaient sauter en la rivière de Marne».
L’autre allié de Marcel, le roi de Navarre, Charles le Mauvais, tout en se maintenant en bonnes relations avec Paris, se déclarait néanmoins contre les Jacques. Les nobles du Beauvoisis étaient venus implorer son aide.—«Ne souffrez pas que gentillesse soit mise à néant, si ces Jacques durent longuement et que les bonnes villes soient de leur aide, ils mettront gentillesse à néant et du tout détruiront.» Charles se rendit à ses raisons, mais non sans stipuler quelques conditions avantageuses pour sa politique personnelle, et il marcha contre les Jacques dont il fit grand carnage à Clermont, après avoir pris leur chef par trahison.
L’insurrection des Jacques cruellement réprimée, Etienne Marcel se trouva au plus profond de ses embarras. Toutes les forces du Dauphin et de la noblesse allaient se réunir contre Paris. De quel côté chercher aide et appui? Etienne Marcel, l’échevin Charles Toussac et les chefs du mouvement cherchèrent le salut du côté du roi de Navarre, qui revenait sous Paris avec des forces importantes pour tirer parti des événements. Ils allèrent le chercher à Saint-Ouen, l’amenèrent à la maison de la ville et le nommèrent capitaine de Paris. Les meneurs de la commune criaient Navarre! Navarre! pour entraîner le peuple, mais les cris n’avaient pas beaucoup d’écho.
Le Dauphin de son côté réunissait diligemment ses forces et arrivait sous la ville. A la fin de juin il était au pont de Charenton et menaçait Paris du côté de l’Est, tandis que vers le nord et l’ouest, Anglais et Navarrais tenaient les champs. Charles de Navarre poursuivait ses trames, négociait avec les uns et les autres, {73} attendant l’occasion de faire son profit des fautes de tous et des malheurs de ce pays ravagé, de ce royaume en dissolution.
Tout juillet se passa ainsi dans une attente fiévreuse. Un jour une bataille s’engagea en ville entre les Parisiens et des soudards anglo-navarrais que la Commune avait pris à sa solde; ils furent chassés par les Parisiens, mais prirent leur revanche le lendemain en massacrant, dans une embuscade tendue en plaine, une colonne de bourgeois sortie de Paris pour aller les combattre.
Acculé aux dernières extrémités, le prévôt des marchands, qui sentait les Parisiens lui échapper et se détacher de la cause communale, ne se voyait plus qu’une ressource, se mettre complètement entre les mains de Charles le Mauvais et y mettre Paris avec lui. Mais il fallait se livrer complètement et supprimer tout ce qui pouvait être hostile ou faire obstacle au roi de Navarre.
L’accord dut se faire entre ces hommes dans une situation désespérée et Charles le Mauvais, qui n’attendait que ce moment et comptait, appuyé sur Paris, se faire régent du royaume et peut-être roi.
Ce qui est certain, c’est que, instruits de l’accord conclu, des partisans de la cause royale, enfermés dans Paris, et des bourgeois clairvoyants détachés de la cause de Marcel, risquèrent aussi le tout pour le tout, afin d’empêcher le prévôt de livrer la ville aux Anglo-Navarrais.
{74} Le 31 juillet 1358 le prévôt des marchands, accompagné de gens bien à lui, fit une tournée aux portes de la ville, afin de tout préparer pour l’exécution du complot et d’assurer la remise de ces portes aux gens du roi de Navarre. Les soupçons s’élevaient déjà contre lui, les capitaines des portes Saint-Denis et Saint-Martin refusèrent énergiquement de livrer les clefs des postes qu’ils avaient en garde à Josseran de Mâcon, trésorier du roi de Navarre, et Marcel repoussé dut continuer son tour des remparts.
Pendant ce temps, l’échevin Jean Maillart, quartenier du quartier Saint-Denis, naguère ami et compagnon de Marcel récemment brouillé avec lui, et qui suivait de près les agissements du prévôt, comprenant que le moment d’en finir était venu, monta à cheval avec son frère Simon, avec deux gentilshommes du parti du Dauphin, Pépin des Essarts et Jean de Charny, et quelques gens résolus pour essayer d’émouvoir le peuple en faveur de la Cause royale.
Cette troupe marchant la bannière de France déployée, en criant: Montjoie Saint-Denis, au roi et au duc! se grossissait du peuple soulevé par les discours de Maillart annonçant à tous que le prévôt voulait livrer la ville aux Anglais et aux Navarrais.
La nuit était venue pendant la course de Marcel de porte en porte et ses négociations avec les chefs de poste; il était déjà tard lorsque Jean Maillart et sa troupe accourant des Halles ameutées débouchèrent à la porte Saint-Antoine. Le temps pressait, au même moment Etienne Marcel en obtenait les clefs du chef de poste. Jean Maillart aborda résolument Marcel; après un court colloque entre les deux anciens compères et une violente querelle entre les gens de Marcel et les survenants, les épées se mirent de la partie. La lutte ne fut pas longue quoique Marcel «qui était fort armé et avait le bassinet en tête», disent les chroniqueurs, se défendit fortement, mais Maillart ou Jean de Charny, d’un coup de hache sur la tête, l’abattit sur les corps de quelques-uns des siens tués en même temps.
Le peuple accourait de tous les côtés à la porte Saint-Antoine acclamant les auteurs de cette contre-révolution si audacieusement et si rapidement opérée. Le lendemain, Maillart rassembla les Parisiens aux Halles, harangua le populaire retourné complètement par la nouvelle de la trahison tramée par son ancienne idole Etienne Marcel. On courait sus aux anciens chefs de la Commune, Charles Toussac et les autres échevins; ils étaient emprisonnés ou massacrés par ceux qui naguère les suivaient.
Les corps d’Etienne Marcel et de ceux qui avaient péri furent portés à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers et jetés nus sur le préau, là même où peu de mois auparavant ils avaient fait jeter les corps des maréchaux de Champagne et de Normandie massacrés au Palais.
Le surlendemain, le Dauphin entrait dans Paris à la tête de ses troupes et proclamait une amnistie générale, sauf certaines exceptions concernant quelques échevins ou bourgeois des plus compromis, amis de Marcel ou agents du roi de Navarre.
Le souvenir des transes cruelles par lesquelles il était passé dans cette terrible {75} année, de l’envahissement du Palais par les factieux et du meurtre de ses officiers égorgés à ses pieds, n’était pas pour rendre le séjour du Palais de la Cité fort agréable au Dauphin. Aussi, quand il fut devenu le roi Charles V dit le Sage, sacré à Reims en 1364, abandonna-t-il ce palais à son Parlement et à ses gens de justice, pour s’en aller fixer sa résidence à l’hôtel Saint-Paul, à l’est de la ville dans la nouvelle enceinte, vaste agglomération de logis divers qu’il avait achetés ou construits, et luxueusement aménagés.
Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.—La visite de l’empereur d’Allemagne.—Grandes fêtes, festins et divertissements.—Les troubles de la minorité de Charles VI.—Les Maillotins.—Isabeau de Bavière.—Le festin de la Grande salle troublé par l’envahissement du populaire.—L’occupation anglaise.—Réorganisation du Parlement par Charles VII.—Le palais sous Louis XI et Louis XII.—Construction de la Chambre des Comptes.
Le roi Charles V habite l’hôtel Saint-Paul ou le Louvre qu’il a réédifié et où, pour recevoir les livres de la bibliothèque du Palais, il a fait aménager la Tour de la librairie. Désormais le Palais de la Cité n’est plus que le domaine des officiers de sa justice et des administrations; cependant, en vertu de sa vieille illustration et en raison des vastes proportions de sa Grande salle, il reste toujours le lieu des grandes solennités aux occasions importantes.
Les cruels événements de sa jeunesse, les périls courus à Paris et toutes les {77} difficultés du commencement de son règne, avaient mûri le dauphin Charles et fait de lui un roi sage et un politique, d’ailleurs par caractère et par la faiblesse de sa santé, éloigné des folles équipées chevaleresques, s’appliquant avec intelligence à la bonne administration de son royaume, ordonnant prudemment ses finances et ses armements, soignant ses alliances.
Quand il eut en 1378 la visite de l’empereur d’Allemagne Charles IV, venu pour traiter des projets d’alliance, c’est au Palais que le roi reçut son hôte et le logea. On a, dans les Grandes Chroniques de Saint-Denis, le récit très détaillé de toutes les fêtes et cérémonies qui eurent lieu pendant le séjour impérial. Le jour de l’entrée solennelle, après le défilé d’un cortège extraordinairement magnifique dans la cour du May, où l’on n’avait laissé entrer que les plus grands seigneurs, le roi souhaita la bienvenue à l’empereur, devant le grand perron de marbre, au bas duquel une chaise couverte de drap d’or avait été préparée pour l’hôte impérial alors malade d’un accès de goutte.
Après les discours et les embrassades, l’empereur fut porté en sa chaise jusqu’à ses appartements, préparés dans l’ancien logis royal. L’empereur occupait les chambres d’apparat, la chambre verte, la chambre lambrissée de bois d’Irlande, au premier étage des bâtiments; son fils, le roi des Romains, occupait les chambres des reines de France au-dessous, tandis que Charles V se logeait au-dessus, dans les chambres à galetas établies par le roi Jean son père, celles mêmes où, vingt ans auparavant, les maréchaux de Normandie et de Champagne avaient été égorgés.
Le lendemain, qui était la veille de l’Epiphanie, l’empereur malade restant en sa chambre, son fils le roi des Romains alla entendre vêpres à la Sainte-Chapelle, merveilleusement illuminée; puis il y eut festin d’apparat dans la Grande salle drapée d’étendards, «noblement parée et ordonnée avec si grand multitude de varlets tenant grande foison de torches, qu’on voyait aussi clair dans ladite salle qu’au plein jour».
Un grand dais s’étendait au-dessus de la table de marbre où soupaient rois, princes, ducs et évêques; les autres seigneurs occupaient d’autres tables, au nombre de huit cents à mille chevaliers, sans compter multitude d’autres en très grande presse. Après le repas, le roi, les princes, les évêques et les chevaliers, «tant comme il en put entrer», allèrent en la chambre du Parlement «parée toute à fleurs de lys et grandement allumée», entendre les ménestrels en prenant vins et épices.
Charles V, qui portait grande dévotion aux reliques de la Sainte-Chapelle, et, selon Christine de Pisan, était «très inquisitif de toutes vertueuses choses», et montrait de sa propre main, chaque année, le jour du vendredi saint, la vraie croix au peuple, ne pouvait manquer d’amener son hôte aux précieux reliquaires.
Le jour de l’Epiphanie, l’empereur, porté dans sa chaise ou hissé à bras, «à très grand’peine et grevance de son corps», dans les escaliers, alla adorer les reliques de la Sainte-Chapelle; il assista ensuite à une messe solennelle, à la suite de laquelle le roi, après avoir fait porter par trois chevaliers des offrandes d’or, {78} d’argent et de myrrhe, monta à la sainte châsse et fit baiser les reliques par tous les princes et gens de l’empereur.
Nouveau festin de plus grand apparat encore que celui de la veille dans la Grande salle. A la table de marbre prirent place, sous un ciel de drap d’or aux armes de France, le roi, l’empereur et le roi des Romains, flanqués d’évêques et d’archevêques; un grand dais recouvrait toute la table et par derrière les piliers et fenestrages étaient houssés de drap d’or.
Ce n’étaient partout, au-dessus des tables que dais de veluyau (velours) et draps d’or, draperies et tapisseries aux murailles. «Et est à savoir, disent les Grandes Chroniques de Saint-Denis, que la salle du grand palais était parée de tapis de haute lisse, à images tout autour si bien ordonnées et si à point mises que les rois qui sont de pierre tout autour n’étaient point occupés ni empêchés de voir.»
Il y avait trois dressoirs à vins très richement parés, garnis, le premier de vaisselle d’or, de pots et flacons d’argent émaillés; le second de vaisselle d’argent dorée et le troisième de vaisselle d’argent blanche. «Et mangea bien dans ladite par le rapport qu’en firent les hérauts, huit cents chevaliers sans les autres gens. Et combien que le roi avait ordonné quatre assiettes et quatre paires de mets, toutefois pour la grevance de l’Empereur, qui trop longtemps eut sis à table, en fit le roi oter une assiette et n’en servit-on que de trois qui furent de trois paires de mets.»
Entre la table de marbre et les dressoirs avait été ménagé un espace défendu de bonnes barrières où, comme entremets, on donna la représentation de «L’Histoire et ordonnance comment Godefroy de Bouillon conquit la sainte cité de Jérusalem».
Aux angles de la salle du Palais, deux coins réservés, bien enclos, formaient comme les coulisses où se préparait le spectacle. Des coulisses de gauche sortit une nef de mer toute gréée avec ses voiles et ses mâts, ses châteaux d’avant et d’arrière. Sur cette nef «peinte et habillée très richement et très plaisamment», on voyait Pierre l’Ermite et Godefroy de Bouillon, avec onze chevaliers revêtus d’anciens harnais de guerre du temps des Croisades, portant écus et bannières aux armes du royaume de Jérusalem. Des gens cachés dans l’intérieur de la nef la faisaient mouvoir «si légèrement qu’il semblait que ce fût nef flottant sur l’eau», et l’amenèrent au milieu de la salle, devant la grande table.
Les coulisses de droite laissèrent paraître la cité de Jérusalem, une ville fermée de murailles à créneaux et de tours garnies de Sarrasins armés, avec bannières et pennons. Cette énorme décoration, mue aussi par des gens cachés à l’intérieur, fut amenée devant la grande table, en face de la nef de Godefroy de Bouillon. «Et lors descendirent ceux de la nef et par belle et bonne ordonnance vinrent donner assaut à ladite cité et longuement l’assaillirent et y eut bon esbattement de ceux qui montaient à assaut à échelles. Finalement montèrent dessus ceux de la nef et conquirent la cité, et jetaient hors ceux qui étaient en habits de Sarrasins en mettant sus les bannières de Godefroy et des autres.»
La nuit était venue quand le festin et les divertissements prirent fin. La foule {79} était si serrée dans la grande salle, sauf autour des tables royales protégées de barrières bien gardées, que l’Empereur, porté dans sa chaise, eut grand’peine à regagner ses appartements, pendant que le roi et les princes allaient tenir réception en la chambre du Parlement.
Le séjour de l’Empereur fut une longue suite de fêtes et de visites aux châteaux royaux, au Louvre, à l’hôtel Saint-Paul, aux châteaux de Vincennes et de Beauté, où le pauvre souverain, toujours malade, se faisait porter en chaise.
Il avait quitté le palais pour aller loger au Louvre. Pour cela, un grand bateau était venu le chercher à la pointe du Palais. C’était «un grand batel fait et ordonné en manière de maison où sont salles et deux chambres, tout à cheminées». L’embarcation était richement ornée et parée, les chambres des lits à courtines et ciels étaient meublées comme une maison, «dont l’empereur et ses gens, quand ils furent dedants et l’eurent vu, s’en donnèrent grande merveille et y prenaient grande plaisance». C’est dans le même bateau, qu’au grand plaisir des Parisiens réunis sur les rives ou penchés à toutes les fenêtres des maisons du grand Pont et du pont Notre-Dame, l’empereur fut conduit ensuite à l’hôtel Saint-Paul.
Deux ans après mourait le roi Charles V, dont la sage administration, l’économie et la prévoyance avaient pu réparer les brèches faites par les désastres et faire oublier les épouvantables calamités du commencement du règne. Son fils Charles VI avait douze ans. Avec les troubles de la régence, les discussions des princes, la folie du roi, la guerre civile et la reprise de la guerre anglaise, une nouvelle ère de misères et de malheurs, plus longue et plus douloureuse, allait s’ouvrir pour le pays destiné à descendre par secousses violentes jusqu’au plus profond de l’abîme.
Dans l’histoire du Palais, nous voyons la cour du May servir de cadre à la scène finale de l’affaire des Maillotins, soulèvement causé, comme toujours, par des levées d’impôts, et qui fit assez craindre aux princes oncles du roi le retour aux idées de la grande révolte de 1358, pour les engager à une répression cruelle.
Quand on eut jeté la terreur dans Paris et décapité, pendu ou noyé à tort et à travers,—parmi lesquelles exécutions celles de notables bourgeois, de conseillers qui s’étaient, pour le bien public, entremis entre les séditieux et le pouvoir,—les princes voulurent jouer la comédie de la magnanimité. Ils firent rassembler, dans la cour du Palais, les bourgeois compromis et les familles de ceux qui étaient encore en prison, attendant leur sort. Un trône et des sièges au haut du perron avaient été préparés pour le roi et les princes ses oncles; le chancelier Pierre d’Orgemont dans un long réquisitoire énuméra «les grands et mauvais et merveilleux cas de crimes et délits commis et perpétrés par tout presque le peuple de Paris, dignes de très grandes punitions». Ce discours et la mise en scène terrible qui l’accompagnait étreignirent de terreur le cœur des assistants; quand cette terreur eut été bien portée au comble, les oncles du roi intervinrent et se jetèrent aux genoux du jeune Charles VI, pendant que, de toutes parts, les malheureux bourgeois criaient: Miséricorde! Le petit roi parut alors se laisser attendrir par les prières des princes et daigna changer les peines criminelles en peines civiles, {80} en amendes énormes montant à la moitié des biens des bourgeois poursuivis.
Hélas, ce petit roi de quatorze ans, à qui ses oncles venaient de faire jouer le rôle de monarque courroucé, en le faisant rentrer à Paris par la brèche, par un pan abattu des murailles de la remuante et séditieuse cité, ce petit roi dont la minorité fut gravement troublée par le fait de ses oncles, les ducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, qui se disputaient le pouvoir, mettant pour cela gens d’armes aux champs, pillant, ravageant et empêchant les vivres d’entrer à Paris,—il allait, frappé de catastrophes personnelles, être la cause de malheurs effroyables pour la France. Sa minorité devait durer toute sa vie, les longues années de sa démence, sauf de courts intervalles pendant lesquels, en retrouvant la raison, il ne pouvait guère qu’assister en spectateur impuissant au déroulement des tragédies lamentables commencées.
En attendant la catastrophe initiale qui ne devait pas tarder, le jeune roi épousa, en 1387, Isabeau de Bavière, destinée à être aussi funeste à la France que les ducs oncles du roi.
La Grande salle du Palais a dans ses fastes les fêtes données à l’occasion de l’entrée solennelle de la reine en 1389. Après les fêtes populaires tout le long de la route et le service à Notre-Dame, la reine fut conduite, pour les fêtes princières, au Palais où le roi l’attendait.
Le lendemain de l’entrée, Isabeau de Bavière fut sacrée par l’archevêque de Rouen, dans la Sainte-Chapelle, et conduite ensuite en la Grande salle pour un merveilleux festin offert aux dames, et dont la pompe devait effacer celle des festins d’apparat de Charles V.
A la grande table de marbre, renforcée d’une grosse planche de chêne épaisse de quatre pouces, s’assirent le roi en surcot vermeil fourré d’hermine, une couronne d’or sur le chef, et la reine couronnée aussi, des prélats et des princesses; aux autres tables prirent place cinq cents damoiselles du plus haut rang, toutes belles et superbement parées, servies par des seigneurs non moins brillants.
Les entremets ne furent pas moins merveilleux et notables que ceux du festin offert {81} par Charles V à l’Empereur. Au milieu de la salle avait été élevé un chastel de charpente haut de quarante pieds, formé de quatre tours en carré avec une tour plus haute au centre. Cette construction figurait la ville de Troie la grande et la tour du milieu particulièrement le palais d’Ilion. Le roi Priam, le preux Hector son fils, et les Troyens se préparaient à défendre ce chastel contre l’armée des Grecs, conduite par les rois qui avaient assis leur camp et planté leurs pennons armoriés autour des murailles; on voyait arriver, mue par des hommes cachés, une nef portant une centaine d’hommes d’armes qui se joignaient à ceux du camp pour monter à l’assaut de Troie la grande.
Et c’eût été pour le roi et les dames «très grand plaisance à voir si cils qui avaient à jouer pussent avoir joué». Mais par malheur les mesures pour le bon ordre avaient été mal prises, et les consignes peu observées, de sorte que cette noble et si étincelante assemblée était devenue très vite cohue confuse, et que la grande {82} salle s’était remplie outre mesure de gens, seigneurs, bourgeois et populaire qui, se pressant, se bousculant et s’étouffant les uns les autres pour mieux voir, empêchèrent bientôt le divertissement de continuer et finirent par mettre en péril les tables elles-mêmes.
Dans la grande presse, des gens se trouvaient mal de chaleur et d’autres criaient presque écrasés, enfin les barrières furent rompues et le flot de la foule gagna les tables du festin. Malgré les efforts des gens du roi, dans ce tumulte inouï, les survenants, par derrière, poussaient toujours ceux des premiers rangs. A la table royale la dame de Coucy s’évanouit, et la reine Isabeau était sur le point de faire comme elle, si bien qu’il fallut briser une verrière au-dessus de sa tête pour faire entrer un peu d’air.
Enfin, sous une secousse violente de la foule, l’une des tables du côté de la Grande chambre du Parlement fut renversée, dames et demoiselles en grands atours n’eurent que le temps de se lever pour n’être pas jetées à terre parmi la vaisselle et les débris des mets. Dans ce désarroi général il était impossible de songer à continuer festins et jeux dramatiques. On y renonça, le roi se leva de table pour se retirer, avec princes et princesses, ce qui ne put se faire qu’à grand’peine dans l’horrible presse.
Bien des dames à demi étouffées durent se faire porter à leurs hôtels en ville, d’autres demeurèrent au Palais. La reine et la plus grande partie des dames, en litières ou sur leurs palefrois, escortées de la foule brillante des seigneurs, s’en allèrent en un cortège de plus de mille chevaux, par les ponts surchargés, par les rues grouillantes de populaire en fête, gagner l’hôtel Saint-Paul, tandis que le roi s’embarquait à la pointe des jardins du Palais et s’y faisait conduire en un bateau pavoisé.
Les fêtes continuèrent à l’hôtel Saint-Paul, dans la grande cour duquel avait été construite pour la circonstance une très haute salle de charpente parée d’étoffes magnifiques. On y festina plus tranquillement plusieurs jours de suite, on y dansa la première nuit jusqu’à l’aube.
Dans des lices préparées devant Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, entourées de loges et de hourds charpentés pour la reine et les dames, qui vinrent là «chacune en très grand arroi» se donnèrent des joutes brillantes qui durèrent trois jours. Elles furent un peu gênées par la poussière le premier jour, il était venu tant de chevaliers de tous les pays, la foule des chevaux était si grande que bien des détails du tournoi étaient perdus dans cette «grande poudrière». Aussi, pour y obvier, fit-on venir aux secondes joutes deux cents porteurs d’eau, qui arrosaient le champ entre chaque course. Le roi qui était très «chevalereux» prit une part brillante au tournoi.
La ville de Paris fit en cette occasion de superbes présents au roi, à la reine, ainsi qu’à la nouvelle épousée du duc de Touraine, frère du roi, plus tard duc d’Orléans, cette douce et malheureuse Valentine de Milan, qui avait fait sa première entrée à Paris en même temps qu’Isabeau. C’étaient coupes, nefs d’or, grands flacons, plats et pots d’or, lampes d’argent, écuelles et tasses d’argent, etc...
{83} Quarante bourgeois des plus notables, vêtus d’un drap tout pareil, les offrirent au roi en sa chambre, sur une litière portée par deux hommes «appareillés comme hommes sauvages». Les présents destinés à la reine lui furent amenés par d’autres bourgeois parés de même, en une litière portée par deux hommes costumés l’un en ours, l’autre en licorne, tandis qu’une troisième litière était conduite chez la duchesse de Touraine par deux Sarrasins au visage noirci.
Mais le temps de la catastrophe approchait. Les événements funestes devaient se suivre rapidement, la tentative d’assassinat de Pierre de Craon sur le connétable de Clisson, l’insolation qui frappa Charles VI déjà malade, près du Mans, pendant la marche de l’expédition entreprise contre le duc de Bretagne pour venger ce meurtre, la démence du roi, sa première guérison, puis le terrible bal des hommes sauvages ou des Ardents, où le roi faillit périr avec cinq compagnons, sous un déguisement d’étoupes de lin dans lequel ils étaient cousus, et qui prit feu aux torches des valets.
Aux obsèques célébrées à Notre-Dame des quatre jeunes seigneurs brûlés vifs en cette fête, le roi fut repris subitement d’un accès de sa frénésie et retomba dans cette démence intermittente qui devait le tenir misérable et impuissant toute sa vie, avec de courtes périodes de lucidité.
Alors commencèrent les longues luttes entre le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne qui devaient amener la mort de l’un et de l’autre, les guerres entre Armagnacs et Bourguignons. Pendant des années la guerre civile tourne autour de Paris, ou sévit dans la ville gagnée au parti de Bourgogne. Le duc Jean sans Peur s’appuie sur la démagogie, sur les bouchers, sur les écorcheurs de Caboche et en bien des journées sinistres les Cabochiens se font massacreurs, égorgent par la ville ou dans les prisons les malheureux signalés comme Armagnacs.
Dans cette anarchie sanglante, les cabochiens de la commune de 1413 tentent parfois de se souvenir d’Etienne Marcel, et font rédiger par les hommes politiques du parti des ordonnances de réformes, que le Dauphin vient promulguer dans un lit de justice tenu en la chambre du Parlement; mais la violence dans la confusion des factions et des intérêts règne toujours en maîtresse et se livre à tous les excès, suivant les péripéties de cette lutte qui s’éternise et se fait de plus en plus farouche.
Paris est menacé ou pris tantôt par l’un, tantôt par l’autre parti, mais de cœur il est surtout bourguignon, exécrant tout ce qui touche au parti contraire et poussant la haine des Armagnacs jusqu’à devenir Anglais. Car les Anglais, trouvant l’occasion bonne, se sont précipités encore une fois sur cette France déchirée, qui semble courir au suicide. Azincourt recommence Poitiers, avec des conséquences pires.
Le désastre d’Azincourt est de 1415, tout ce que l’armée victorieuse, épuisée, avait pu faire d’abord, avait été de se rembarquer avec son butin. Puis, la lutte entre les princes continuant, les Anglais reparaissaient, se jetaient sur la Normandie et s’y établissaient fortement.
Peu de temps après la bataille d’Azincourt, Paris eut la visite de l’empereur {84} d’Allemagne Sigismond qui revenait du concile de Constance et cherchait à arranger les affaires du Saint-Siège, tiraillé entre un pape et trois antipapes. Ce voyage fut l’occasion de l’arrivée de nombreux princes accourant à Paris pour recevoir fastueusement l’empereur.
On le festoya au Palais et on le logea au Louvre où il eut un jour la fantaisie d’offrir un festin à des dames, demoiselles et bourgeoises de Paris. Il en vint «jusqu’à environ six-vingts» qui ne furent pas très satisfaites, paraît-il, de la cuisine impériale et qui firent peu d’honneur au repas «pour la force des épices. Après dîner, celles qui savaient chanter chantaient aucunes chansons. On dansa ensuite et avant de laisser partir les dames, l’empereur offrit à chacune un petit anneau d’or».
Un jour, l’empereur s’en alla au Palais pour entendre plaider la Chambre du Parlement. Les conseillers après l’avoir remercié du très grand honneur, le firent asseoir au siège royal. Aussitôt les avocats, un instant interrompus par cette visite imprévue, reprirent leur plaidoirie.
Il s’agissait dans la cause de décider à qui reviendrait la sénéchaussée de Beaucaire, sur laquelle deux plaideurs prétendaient avoir droit. L’un d’eux ayant démontré que nul ne pouvait tenir cet office s’il n’était auparavant chevalier, son concurrent, simple écuyer, allait être débouté. Alors l’empereur intervint. Il fit approcher l’écuyer, lui demanda en latin s’il voulait recevoir la chevalerie. Sur sa réponse affirmative, l’empereur tira son épée et le fit incontinent chevalier. Les conseillers ne purent faire autrement que d’adjuger l’office à ce nouveau chevalier, tout en maugréant au dedans de la contrainte.
En 1418, par la porte Saint-Germain-des-Prés que leur livra Perrinet Leclerc, les Bourguignons surprirent Paris. Leur entrée fut le signal des plus épouvantables violences; ceux des Armagnacs notables que la populace ne massacra point dès le premier jour furent enfermés à la Conciergerie du Palais, au Louvre, {85} au Châtelet... Toutes les prisons de Paris, jusqu’aux plus petites, se trouvèrent pleines de malheureux entassés.
Le connétable d’Armagnac était au nombre des prisonniers de la Conciergerie avec le chancelier de Marle, plusieurs évêques, des seigneurs, des membres du Parlement.
A la nouvelle de l’entrée des Bourguignons, le prévôt de Paris, Tanneguy du Châtel, avait pu courir prendre le petit Dauphin, futur Charles VII, et l’avait emporté, enveloppé dans les draps de son lit à la Bastille. Le connétable d’Armagnac avait eu le temps de se jeter hors de chez lui et de se réfugier dans la maison d’un artisan son voisin; mais, dénoncé ou découvert, il fut enlevé de sa cachette et mené au Palais avec d’autres saisis dans leur lit ou trouvés cachés dans leurs caves.
Leur prison ne dura guère, les bouchers de Caboche et les forcenés conduits {86} par le bourreau Capeluche se précipitèrent sur ces prisons pour tout massacrer. Le prévôt bourguignon de Paris essaya bien un instant d’empêcher la tuerie qui se préparait; mais devant le déchaînement de cette populace enragée qui ne voulait rien entendre et menaçait d’égorger ceux qui oseraient parler de pitié, il recula: «Mes amis, faites ce qu’il vous plaira.»
Aussitôt les diverses bandes de massacreurs se jetèrent sur les diverses prisons et en forcèrent les portes, par le feu quelquefois, quand elles étaient trop solides ou quelque peu défendues. Les prisonniers du grand Châtelet se défendirent courageusement pendant deux journées d’assaut avant d’être forcés, égorgés sur les tours, brûlés dans les bâtiments incendiés, ou précipités d’en haut sur les piques des assaillants d’en bas, au milieu des rires féroces.
«Et ne laissèrent en prison de Paris, sinon au Louvre pour ce que le roi y était, quelque prisonnier qu’ils ne tuassent par feu ou par glaive,» dit le bourgeois de Paris dans sa chronique. Les morts entassés dans des tombereaux ou attachés par les pieds à des cordes et traînés sur les pavés, étaient menés jusqu’aux portes de la ville et jetés tout simplement dans les champs.
Les prisons du Palais, où étaient les prisonniers de marque, furent assaillies les premières. Aux cris de: «Tuez ces chiens, ces traîtres Arminaz qui ont vendu le royaume de France aux Anglais!» les massacreurs enfoncent les portes de la Conciergerie, fouillent toute la prison, pénètrent partout et y tuent tout ce qu’ils trouvent, même des malheureux qui n’avaient rien à démêler avec Armagnac ou Bourgogne, même de pauvres prisonniers pour dettes, ce qui se verra aussi plus tard, au même endroit, aux massacres de septembre 92.
Là périrent le connétable d’Armagnac, le chancelier de France de Marle, l’évêque de Constance son fils, et plusieurs capitaines. Ils furent égorgés dans une cour de derrière, entre le logis royal et les jardins, où probablement leurs gardiens les avaient fait reculer à l’approche des meurtriers; leurs corps dépouillés furent jetés dans la cour du May, après que les assassins, par dérision, eussent, en enlevant une bande de peau, dessiné la croix de Bourgogne sur le corps du connétable. Les cadavres restèrent exposés deux jours entiers au pied du grand perron de marbre, furent repris ensuite par des malandrins et traînés par les rues en recevant mille outrages.
Pendant ce temps, les Anglais enlevaient la Normandie place après place, et venaient à bout après un long siège de la ville de Rouen. Ils prenaient Pontoise et touchaient presque Paris.
Puis après quelques mois de troubles, de négociations et de batailles, les événements se précipitent. Le meurtre du duc d’Orléans est vengé par l’assassinat de Jean sans Peur, dans l’entrevue avec le dauphin Charles au pont de Montereau. Les Bourguignons, du coup, se jettent dans l’alliance anglaise pour «faire guerre mortelle à Monseigneur le Dauphin et à ceux de son parti», tandis que se traitent des accords particuliers entre Isabeau de Bavière et le roi d’Angleterre, par lesquels le malheureux Charles donne à Henri V d’Angleterre la main de sa fille Catherine, et le déclare régent et héritier de France; le dauphin Charles, trahi par {87} sa mère, étant débouté de son héritage «considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés au dit royaume de France par Charles, soit disant dauphin du Viennois».
Ce traité qui préparait la réunion du royaume de France à la couronne d’Angleterre et organisait le gouvernement par le régent Henri V d’Angleterre, fut approuvé en assemblée solennelle de l’Université, du corps de ville et des notables bourgeois de Paris, et enregistré en Parlement selon les formes accoutumées. La France se trouvait coupée en deux tronçons, dont l’un avec Paris obéissait au roi d’Angleterre, régent pour Charles VI, et l’autre, au delà de la Loire, demeurait au dauphin Charles qui se préparait à bien défendre le reste de son héritage.
Le roi d’Angleterre ayant épousé Catherine de France à Troyes, prit Sens, Montereau et Melun, vint faire le 1er décembre 1420 son entrée solennelle dans Paris où ses troupes occupaient tous les postes importants, Louvre, Bastille, Vincennes et l’hôtel de Nesle, ce dernier hôtel habité par Isabeau de Bavière, toujours en fêtes et galantes occupations, malgré tous les fléaux et désastres, pendant que le malheureux Charles VI végétait entre deux accès à l’hôtel Saint-Paul.
Le roi de France, le roi d’Angleterre et les deux reines, c’est-à-dire Isabeau de Bavière et sa fille, les ducs de Clarence et de Bedford, frères d’Henri V, le nouveau duc de Bourgogne Philippe le Bon, à la tête d’un long cortège de seigneurs français et anglais, trouvèrent, comme à toutes les entrées royales, les rues encourtinées et parées depuis la porte Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame.
Le peuple, qui espérait en avoir fini bientôt avec toutes les calamités et les misères de ces interminables guerres, criait: Noël! sur le passage du nouveau régent. «Jamais, dit le Bourgeois de Paris, princes ne furent reçus à plus grant joye qu’ils furent, car ils encontraient par toutes les rues processions de prestres revestus de chappes et de surpliz, chantant Te Deum laudamus ou Benedictus qui venit.»
Dans les rues les gens d’Église présentaient aussi aux rois leurs reliquaires à baiser. Le cortège, avant d’arriver à Notre-Dame, trouva la rue de la Calandre occupée par des «eschaffaux» de cent pas de long, touchant aux murs du Palais, sur lesquels fut représenté au vif, un «moult piteux mystère de la passion de {88} Notre-Seigneur selon qu’elle est figurée sur la clôture du chœur de Notre-Dame de Paris, et n’estoit homme qui veist le mystère à qui le cœur n’apiteast.»
Le régent se logea au châtel du Louvre, prenant en mains le gouvernement effectif du royaume, renvoyant la reine Isabeau à ses fêtes et laissant le pauvre Charles VI retourner à l’hôtel Saint-Paul pour traîner, presque abandonné, les restes de sa misérable existence.
Henri V fit appeler solennellement Charles duc de Touraine «soi-disant dauphin» à la table de marbre du Palais, pour y répondre du meurtre du duc Jean sans Peur; puis la cour du Parlement le déclara «ennemi du royaume, indigne de succéder à toutes seigneuries venues ou à venir et mêmement de la succession et attente qu’il avait à la couronne de France».
Henri V tint cour magnifique au Louvre, très entouré de ducs et princes ainsi que de gens d’Église des deux nations. Entre temps il allait à ses armées qui guerroyaient contre celles du Dauphin; il fut pris de maladie au cours d’une expédition vers la Bourgogne attaquée par le Dauphin et s’en revint bientôt mourir au château de Vincennes.
Alors les voûtes de Notre-Dame durent accueillir le corps de ce roi anglais, pour des obsèques solennelles, après lesquelles son convoi fut dirigé par Rouen et Abbeville sur Calais. Le corps mis sur un chariot à quatre chevaux, en haut duquel était couchée l’effigie du roi en cuir bouilli et peint, portant la couronne et le sceptre, fit ce long voyage accompagné d’un grand cortège de princes, de chevaliers, avec des prêtres qui, nuit et jour, chevauchant, cheminant ou s’arrêtant, chantaient sans cesser l’office des morts.
Charles VI suivit de très près Henri V au tombeau, il décéda le 22 octobre 1422, à l’hôtel Saint-Paul. Il était mort abandonné de la reine Isabeau, délaissé de tous; sa dépouille s’en alla reposer à Saint-Denis après le service à l’église Notre-Dame, accompagnée des gens de sa maison, de l’Université, du Parlement, des bourgeois et du populaire de Paris en grande multitude, mais sans aucun prince français, et conduite seulement par le duc de Bedford, régent de France.
A Saint-Denis le roi d’armes accompagné de plusieurs hérauts et poursuivants, ayant crié sur la fosse: «Dieu veuille avoir pitié et merci de l’âme de très haut et très excellent prince Charles, roi de France, sixième de ce nom,» ajouta aussitôt: «Dieu donne bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre, notre souverain seigneur!»
Le peuple de Paris qui souffrait depuis si longtemps des calamités sans nombre amenées par la folie de Charles VI, des malheurs publics engendrés par le malheur du roi, pleurait pourtant au passage de ce funèbre cortège, qui semblait le convoi des funérailles de la monarchie française.—«Très cher prince, disaient les bonnes gens, jamais nous n’en aurons vu si bon! nous n’aurons plus jamais que guerre puisque tu nous as laissés, tu vas au repos, nous demeurons en tribulations et douleur!»
Quelle misère pourtant dans ces dernières années pour ce malheureux peuple! La guerre partout, les ravages et les déprédations des troupes et des routiers de {89} tous les partis par les campagnes, les discordes et les haines dans la ville, avec leurs excès, leurs explosions de rage meurtrière. Et par une suite naturelle, la famine, venant s’ajouter à tous ces maux! Le blé était monté à un prix inabordable aux pauvres gens, le pain, le vin manquaient. «Il y avait si très grant presse à l’huys des boulangers, que nul ne le croirait qui ne l’auroit veu. Les malheureux mangeoient ce que les pourceaux ne daignaient manger, ils mangeaient trognons de choux sans pain et sans cuire, les herbettes des champs sans pain et sans sel.»
Pour comble on avait eu le très grand hiver de 1420, durant lequel il avait gelé et neigé jusqu’après Pâques, ajoutant le supplice du froid à celui de la faim, et apportant un surcroît de maladies à toutes celles qu’engendre la misère.
Pendant ces années de souffrances horribles, les maladies tuent par centaines, tous les jours, ces pauvres gens tombés au dernier degré de la désespérance. L’épidémie a des repos, des sommeils, puis des réveils soudains aux mauvaises saisons, aux grands froids, aux grandes chaleurs; elle enlève, dit-on, jusqu’à cinquante mille personnes en 1418.
Paris allait rester Anglais une quinzaine d’années. Il est vrai qu’après ces lugubres temps de la fin du lugubre règne de Charles VI, il y eut une accalmie dans les malédictions qui l’accablaient, une amélioration dans l’existence matérielle {90} et que sous la domination anglaise les factions cessèrent de s’entre-déchirer. La guerre se continuait en province, sans grande vigueur, tantôt éloignée, tantôt tournant assez près de Paris, mais Paris en était préservé.
Charles VII, le troisième des fils de Charles VI qui eût porté le titre de Dauphin, deux étant morts avant leur vingtième année, venait de se faire sacrer à Poitiers et, simple roi de Bourges, se maintenait difficilement, dans quelques provinces à lui, soutenant fort mollement une cause en perdition que beaucoup croyaient bien désespérée.
Paris, après son accès de tristesse aux funérailles de Charles VI, parut prendre son parti du changement de dynastie et accepter le roi Anglais. Le régent Bedford reçut, en assemblée solennelle, le serment de fidélité à Henri VI des présidents et conseillers du Parlement, de l’évêque de Paris et de l’Université, des prévôts, des échevins et des notables bourgeois, et ce même serment de fidélité dut ensuite être prêté entre les mains du prévôt de Paris et du prévôt des marchands, par tous les habitants de la ville convoqués à la maison municipale.
Il faut dire, pour expliquer cette acceptation de la domination anglaise, que ce roi Henri VI, un enfant de quelques mois, était le petit-fils de Charles VI, né de Catherine de France, la sœur du Dauphin, mariée en exécution du traité de Troyes, et par conséquent presque un fils de France. On pouvait aussi l’opposer au Dauphin, qui donnait alors peu d’espérance, prince léger, peu aimé et surtout très calomnié.
Puis la vie si longtemps comprimée, redevenue plus facile, reprit son cours; avec la tranquillité relative dans la France coupée en deux, pendant la période de presque inaction du Dauphin, le travail reprend, le commerce renaît. On fait au régent, quand il revient de ses voyages dans les provinces du Nord, des réceptions solennelles comme jadis aux sires des fleurs de lis; ce sont mêmes tapisseries aux rues jusqu’à Notre-Dame, mêmes harangues des échevins, mêmes divertissements sur le parcours des cortèges, mêmes représentations de mystères au Châtelet.
Le duc de Bedford, régent de France, s’établissait à l’hôtel des Tournelles en face de l’hôtel Saint-Paul. Il avait d’abord occupé le Palais de la Cité, puis considérant l’état de choses comme définitif, comptant bien garder Paris, il achetait des terrains autour des Tournelles, faisait bâtir, et agrandissait considérablement l’hôtel destiné à devenir plus tard la demeure de Charles VII.
La reine Isabeau s’était figuré qu’elle allait continuer pendant la minorité du jeune prince cette existence d’intrigues si longtemps menée pour le malheur de tous; mais le régent Bedford, très courtoisement, mais très nettement, mit bien vite l’ancienne amie de côté et la laissa dans son hôtel essayer d’oublier les jours de sa puissance. L’âge était venu, avec l’obésité qui empâte la taille et gâte les attraits de jadis; Isabeau restait galante et continuait, imperturbable au milieu des événements, à inventer des modes nouvelles, des robes merveilleuses et des coiffures extravagantes.
Cependant, tout à coup, ce dauphin Charles qu’on méprisait avait secoué son {91} inertie; il avait réuni des armées qui s’avançaient, conduites par de rudes capitaines, entraînées par la vaillante bergère de Lorraine, la sainte guerrière, archange féminin que l’excès des malheurs de la France avait suscité, et qui relevait l’oriflamme abaissée.
Ce Paris anglais de Bedford et d’Henri VI apprit tout à coup les défaites des Anglais sous Orléans, l’étonnante succession de victoires de Jeanne d’Arc et la marche sur Reims, où Charles VII dans tout l’appareil de sa puissance nouvelle, entouré de son armée victorieuse, se faisait sacrer et oindre de la sainte ampoule dans les formes traditionnelles, au milieu de l’enthousiasme général des peuples réveillés.
De Reims, Jeanne d’Arc et Charles VII marchaient sur Paris, enlevant toutes les places. Les Parisiens surpris par cette marche triomphale, ébranlés peut-être par ces miraculeux coups de fortune, virent à la fin d’août 1429 se déployer dans la plaine, sous Montmartre et Saint-Denis, l’armée de Charles VII. On ne sait trop quel revirement le succès d’un brusque assaut aurait pu produire dans la grande ville, où pourtant l’Université, le Parlement, le corps de ville et les vieux partisans de Bourgogne restaient fidèles au roi anglais.
L’échec de l’attaque des Français à la porte Saint-Honoré, la blessure de Jeanne d’Arc firent renoncer Charles VII et les capitaines à l’entreprise jugée pour le moment trop grosse et trop difficile, et l’armée se retira.
Peu après, la fortune étant revenue aux Anglais, avec la prise et le martyre de Jeanne d’Arc, le duc de Bedford amena le jeune roi anglais à Paris pour répondre au sacre de Charles VII par le couronnement solennel du roi Henri VI, qui était alors un enfant de neuf ans.
L’entrée se fit le 2 décembre 1431 dans les formes accoutumées, par la porte Saint-Denis décorée selon l’usage et couverte presque entièrement par un immense écu aux armes de la ville. Le prévôt des marchands et les échevins vêtus de rouge reçurent le jeune roi, et portèrent le dais au-dessus de lui quand, les discours entendus, il se mit en marche le long de la rue Saint-Denis splendidement parée.
En tête du cortège le populaire admirait neuf chevaliers et neuf dames figurant les neuf preux et les neuf preuses; après eux venaient des hérauts d’armes et des trompettes; quatre évêques entourant le petit roi et enfin quantité de seigneurs. A la fontaine de la Trinité: «syrènes s’esbattant sous un lys qui jetait du vin et du lait par ses fleurs et ses boutons, combat d’hommes sauvages, ensuite échafauds sur lesquels les confrères de la Trinité représentèrent le mystère de la nativité du Christ, avec la fuite en Égypte et le massacre par le cruel roy Hérode de sept vingt quatre milliers d’enfants mâles». Autre spectacle au Châtelet, spectacle allégorique où l’on voyait un enfant de la taille du jeune roi, avec deux couronnes sur la tête, entouré d’un côté par princes et seigneurs de France et de l’autre par seigneurs d’Angleterre.
Tout le long de la route les porteurs du dais changeaient, les échevins le laissaient aux drapiers, il passait ensuite aux épiciers, aux changeurs, aux orfèvres, aux merciers, aux pelletiers, aux bouchers, etc...
{92} Quinze jours après, le petit roi vint processionnellement du Palais à Notre-Dame où il fut sacré par son oncle le cardinal de Winchester. Après le sacre il y eut festin en la Grande salle. Jamais festin ne fut plus mal ordonné, même celui donné par Charles VI en la même salle pour l’entrée d’Isabeau, où la cohue finit en bousculade.
Cette fois, on avait laissé la foule pénétrer dès le matin dans la Grande salle, «le commun de Paris y était entré, les uns pour voir, les autres pour gourmander, les autres pour piller ou dérober viandes ou autre chose». Les larrons s’y trouvaient en nombre et profitaient largement du désordre. Quand le petit roi et les seigneurs furent assis à la grande table, cette foule, irrespectueuse et malveillante, ne put ou ne voulut s’ouvrir pour les membres de l’Université et du Parlement, pour les échevins qui, au milieu des cris et du tumulte, recevaient des poussées si violentes, qu’ils tombaient l’un sur l’autre par quatre-vingts ou cent à la fois. «Et là besoingnoient les larrons.» Quand ces invités parvinrent aux tables qui leur étaient réservées, il leur fallut disputer la place à des savetiers, moutardiers ou aides-maçons, qui mangeaient tranquillement le festin à leur place et à peine parvenait-on à en faire lever un ou deux, qu’il s’en asseyait six ou huit d’un autre côté...
Et encore la cuisine à ces tables laissait-elle à désirer, la «plupart des viandes ayant été cuites le jeudi auparavant», dit le Bourgeois de Paris. Et il ajoute que les malades de l’Hôtel-Dieu dirent qu’ils «n’avaient jamais vu plus pauvres reliefs que ceux qu’on leur envoya».
Ce Bourgeois de Paris se fait l’écho du mécontentement qui commence à poindre. Il se plaint que le sacre n’ait point fait aller le commerce autant que l’on s’y attendait. Les Anglais ne se sont pas mis en dépenses, les orfèvres, les batteurs d’or et gens de tous joyeux métiers, ont vendu plus maintes fois à l’occasion de mariages bourgeois, qu’en ces journées du sacre. Enfin, pour achever de mécontenter Paris, les Anglais firent peu de largesses et le petit roi quitta la {93} ville sans faire aucuns biens, «comme délivrer prisonniers, faire cheoir maltôtes, impositions, gabelles, etc.».
Le duc de Bedford mourut en septembre 1435, et dix jours après trépassa la reine Isabeau. A son tour la vieille reine, qui avait été pour une si grosse part dans les malheurs du pays, finissait abandonnée et méprisée, dans cet hôtel Saint-Paul, où s’était si lamentablement traînée l’existence de Charles VI. Les Anglais, qu’elle avait si bien servis, ne se mirent pas en frais de funérailles pour elle. Ce n’était plus, pour eux, depuis longtemps, qu’un instrument inutile. Après un service à Notre-Dame, on la déposa sans façon dans un bateau qui descendit lentement la Seine. La barque s’arrêta sous les tours de la Conciergerie, le cercueil passa la nuit dans ce palais, témoin des fêtes de son entrée solennelle, puis reprit la rivière au petit jour et sortit de Paris, dirigé sur Saint-Denis avec quelques serviteurs seulement. On n’avait pas pris la route de terre par crainte des partis français qui couraient déjà la campagne en Ile-de-France. En vue de Saint-Denis, la barque toucha terre; quelques moines prirent le cercueil et le portèrent aux caveaux de l’abbaye aux royales sépultures.
Juste en ce moment, le roi Charles VII, dont les armées faisaient tous les jours de nouveaux progrès dans la reconquête du royaume, venait, par le traité d’Arras, de faire sa paix avec la Bourgogne, le fils de Jean Sans Peur, «mû par sa pitié pour {94} le pauvre peuple du royaume,» abandonnait l’alliance anglaise,—moyennant toutefois d’importants avantages et en imposant d’assez dures et humiliantes conditions.
Paris aussi peu à peu se détachait du parti anglais, la misère était revenue avec son cortège de maladies. Plus de blé dans les campagnes ravagées par les soldats des deux partis, et après les soldats par les bandes d’écorcheurs, de tard-venus et de pillards sans drapeau. La famine sévissait; on repassait par toutes les horreurs des pires époques. Des bandes de loups couraient les champs; la nuit, ils osaient pénétrer dans Paris, par les berges de la Seine pour enlever des chiens ou même des enfants. Une maladie pestilentielle ravageait villes et campagnes; dans Paris seulement, en trois années, de 1435 à 1438, elle emorta 50,000 personnes.
Maintenant Paris tournait ses regards vers les armées de Charles VII; le duc Philippe ayant fait sa paix avec le roi des fleurs de lis, les vieux partisans de Bourgogne n’avaient pas de raison pour être plus Bourguignons que lui. Les vieilles haines s’apaisaient ou se tournaient contre l’Anglais, qui se faisait plus oppresseur et plus dur en constatant le changement. Se sentant trop peu nombreux pour garder une ville hostile, les Anglais cherchaient à s’assurer la sécurité par tous les moyens, en accrochant aux potences ceux qu’ils soupçonnaient d’intelligences avec les armées françaises, et en exigeant des magistrats et des bourgeois de nouveaux serments de fidélité.
Cependant, quelques-uns des plus hardis de ces bourgeois s’étaient déjà mis en rapport avec le roi, offrant de lui remettre sa capitale s’il accordait à tous amnistie complète et oubli des sanglantes séditions. Charles VII promit l’oubli absolu du passé, et ces Parisiens, à la tête desquels était un riche marchand nommé Michel de Lallier, s’entendirent avec le connétable de Richemont, qui réunit rapidement le plus de troupes possible pour surprendre les Anglais.
Le connétable, Dunois, le seigneur de l’Isle-Adam arrivèrent au jour convenu, 15 avril 1436, près la porte Saint-Jacques, escaladèrent le rempart avec des échelles qu’on leur passa. Ils tenaient enfin Paris! Ils ouvrirent à leurs troupes cette porte Saint-Jacques, sur laquelle ils arborèrent la bannière royale, et se répandirent par la ville aux cris de: Ville gagnée!
Il y eut peu de tentatives de résistance par les rues; le peuple s’armait, prenait la croix blanche et, conduit par les capitaines de quartier, se jetait sur les Anglais. Ceux-ci abandonnèrent tous les postes et firent retraite sur la Bastille, où tout aussitôt ils furent investis.
Cette entrée fut une marche triomphale. Le connétable, qui s’était attendu à plus de difficultés, remercia vivement les gens de Paris et prit rapidement des mesures pour éviter tout pillage et toute avanie aux bourgeois, ce à quoi il était assez urgent de pourvoir, car beaucoup de l’armée, par âpreté de vengeance ou désir de gain, se flattaient de l’espoir de piller un peu cette ville si difficile à tenir. Quatre jours après, les Anglais de la Bastille, manquant de vivres, remettaient la forteresse au connétable et s’en allaient la vie sauve, emmenant avec eux les fonctionnaires, créatures et instruments de l’Angleterre, l’évêque de Thérouanne, {95} chancelier, les prévôts et quelques autres, détestés des Parisiens, qui leur eussent fait volontiers mauvais parti.
Charles VII ne fit son entrée dans la capitale reconquise qu’au mois de novembre de l’année suivante; ce fut la même fête que six ans auparavant pour l’entrée du petit roi Henri VI d’Angleterre; les mêmes divertissements, les mêmes dais purent resservir. Mais l’entrée eut un caractère militaire; Charles VII marchait armé de toutes pièces, sauf le casque, à la tête de tous ses capitaines: le connétable, Dunois, le comte de Vendôme. Celle qui avait tourné la fortune, Jehanne seule, qu’on avait abandonnée au bûcher de Rouen, manquait à ce grand jour. Le futur Louis XI, le Dauphin, alors âgé de dix ans, marchait à côté de son père, revêtu d’une armure à sa taille.
«Quand le roy fut devant l’Hôtel-Dieu, ou environ, dit le Bourgeois de Paris, on ferma les portes de l’église de Notre-Dame, et vint l’évesque de Paris, lequel apporta un livre sur lequel le roi jura, comme roi, qu’il tiendrait loyalement et bonnement tout ce que bon roy devait.
«Après furent les portes ouvertes et entra dedans l’église et se vint loger au Palais pour celle nuit; et fist-on moult grande joie celle nuit, comme de bucciner, de faire feux emmy les rues, danser, manger et boire et de sonner plusieurs instruments.»
Le populaire pouvait bien, par quelques joyeuses fêtes, essayer d’oublier des souffrances qui devaient durer quelques années encore. L’épidémie continuait ses ravages, les loups, et les écorcheurs plus loups qu’eux, désolaient encore les environs, et la famine persistait.
Les Anglais, chassés de Paris, n’étaient pas loin, ils tenaient Meaux et de là s’efforçaient d’affamer la capitale en coupant la route à tous les arrivages de l’est, comme leurs garnisons de Normandie empêchaient à l’ouest toute arrivée de subsistances. Meaux ne fut pris qu’en 1438; les vivres purent passer; l’épidémie s’éloignait aussi vers le même temps, et Charles VII, avec son terrible connétable de Richemont, allait, à force de pendaisons, purger le sol de tous les routiers et brigands qui l’infestaient, réformer le système militaire pour arriver à créer, à la place des milices de la chevalerie féodale, une armée régulière permanente.
Charles VII, qui voulait être un roi réformateur, s’empressa de rétablir et de réorganiser le Parlement de Paris, auquel il avait réuni son petit Parlement de Poitiers. La grande chambre compte alors trente conseillers, quinze laïques et quinze ecclésiastiques; la chambre des enquêtes en a quarante. Il institue pour les affaires criminelles la chambre de la Tournelle, qui siégeait dans la Tournelle, bâtiment accolé à la tour Bon-Bec, où se donnait la question. Ces offices étaient soldés, les conseillers étaient appointés, la justice se rendait gratuitement quant aux juges, à qui les plaideurs devaient seulement quelques présents en nature, bouteilles de vins, pains de sucre, épiceries, les fameuses épices, qui finirent par se convertir en espèces sonnantes.
La puissance du Parlement allait grandir considérablement dans ce palais que {96} les rois devaient lui céder complètement; son double caractère de corps judiciaire et administratif allait se préciser et s’accentuer.
Dans l’ordre judiciaire, il décidait en appel de toutes les causes des tribunaux royaux, seigneuriaux, ecclésiastiques et universitaires, et il jugeait des causes spéciales, celles des pairs de France et du domaine royal, et les grandes affaires spécialement portées devant lui.
Dans l’ordre administratif, les édits et ordonnances du roi devaient, pour avoir force de loi, être enregistrés au Parlement. Ce fut d’abord seulement un usage, qui s’était établi fort simplement. Un conseiller, nommé Jean de Montluc, sous Philippe le Bel, avait pris l’habitude de tenir registre des édits ou des jugements importants, ainsi que des événements mémorables de son temps. Comme on eut l’occasion plus d’une fois, pour vérifier des faits douteux, de recourir à ce registre du vieux conseiller, on sentit la nécessité de le continuer officiellement et régulièrement.
Jadis, au combat de Frêteval, Philippe-Auguste avait perdu son chartrier, l’ensemble de ses chartes, archives, registres, terriers, etc., qu’il avait avec lui dans ses bagages, ayant été pillé par les soldats de Richard Cœur de Lion. Cette perte avait amené la création d’un dépôt régulier de toutes les pièces d’archives dans la sacristie de la Sainte-Chapelle appelée ainsi, nous l’avons vu, le trésor des Chartes. On prit l’habitude, avant d’y envoyer tous les édits et actes royaux, de les faire inscrire sur le registre du Parlement, et bientôt l’usage, simple habitude de précaution, devint une formalité indispensable pour qu’édits et ordonnances eussent force de loi.
En outre de cette formalité d’enregistrement indispensable qui forçait à compter avec lui, le Parlement s’était octroyé le droit de remontrances, par lequel il pouvait manifester son opposition à une décision ou ordonnance quelconque, à un traité avec une puissance étrangère, et ce qui est assez particulier, il commença à exercer ce droit de remontrance sous un monarque autoritaire, sous {97} Louis XI, alors que ce roi, pour les nécessités de sa politique, jugea à propos d’abolir la Pragmatique sanction de Charles VII, qui avait réglé les rapports de l’Église de France avec le Pape et supprimé nombre d’abus sur les bénéfices ecclésiastiques, les annales, les réserves et les expectatives, par lesquelles la cour de Rome tirait de la France plus d’un million de ducats chaque année.
Le roi Louis XI, qui généralement usait d’une justice expéditive et peu formaliste, chargea son Parlement de juger un connétable de France convaincu de trahison. C’était le comte de Saint-Pol, lequel, pour arriver à se créer une {98} souveraineté indépendante dans ses fiefs à cheval sur les frontières de France et des pays flamands des Etats de Bourgogne, trahissait à la fois France et Bourgogne, Louis XI et le Téméraire, s’efforçait d’entretenir les vieilles querelles par ses intrigues, et cherchait à réveiller la guerre anglaise.
Ses trames et trahisons découvertes, devenu l’ennemi de tous, il avait cherché refuge à Mons sur les terres de Bourgogne. «Revenez sans crainte, lui écrivit Louis XI, je suis accablé de tant d’affaires que j’ai bien besoin d’une bonne tête comme la vôtre.»
Comme le connétable se doutait bien de ce que le roi voulait faire de sa tête, il se gardait de se mettre entre ses mains, mais Charles le Téméraire le fit prendre et le livra. Il fut jeté à la Bastille pendant que le Parlement instruisait diligemment son procès.
Il tombait de haut ce dangereux seigneur, riche, puissant, possesseur de fortes places, villes et châteaux bien pourvus de gens de guerre; il n’avait fallu rien moins pour l’abattre que l’entente de Louis XI, de Charles le Téméraire et d’Edouard d’Angleterre. «Il faut bien dire que cette tromperesse fortune l’avoit regardé de son mauvais visage,» dit Commines. Le connétable, depuis qu’on lui avait mis sous les yeux ses propres lettres, livrées à Louis XI par le duc de Bourgogne et le roi d’Angleterre, n’espérait plus guère.
Le 19 décembre 1475, rapporte Jean de Troyes, on vint réveiller le prisonnier dans son cachot pour l’amener au Palais. On le fit monter à cheval entre messire de Saint-Pierre chargé de sa garde depuis la Flandre et le chevalier Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, et on l’amena sous bonne escorte jusqu’à la cour du May.
Le connétable fut conduit droit à la chambre criminelle du Parlement, où il trouva le chancelier qui, par un discours l’exhortant à la constance, lui enleva sa dernière espérance; puis le président Jehan de Popincourt prit la parole: «Monseigneur, vous savez que par l’ordonnance du roy, vous avez été constitué prisonnier, pour raison de plusieurs cas et crimes à vous mis sus et imposez. Auxquelles charges avez respondu et esté ouy en tout ce que vous avez voulu dire, et sur tout avez baillé vos excusations, et, tout veu à bien grande et mure délibération, je vous dis et déclare, que par arrest d’icelle cour vous avez esté crimineux de crime de lèze-majesté, et comme tel estes condamné par icelle cour à souffrir mort dedans le jour d’huy. C’est à savoir que vous serez décapité devant l’ostel de cette ville de Paris, et toutes vos seigneuries, revenues et aultres héritaiges et biens déclarez acquis et confisquez au Roy nostre sire.»
Sans plus tarder, le connétable fut remis aux mains de quatre docteurs en théologie pour être préparé à la mort; il lui fut chanté une messe, et vers une heure de l’après-midi on le fit remonter à cheval pour s’en aller subir sa peine devant l’Hôtel de ville «contre lequel il y avoit un grand eschaffault dressé et au joignant d’iceluy on venoit par une allée de bois à un aultre petit eschaffault là où il fut exécuté».
—«Trop avoir et trop savoir m’ont mis là où je suis!» dit le connétable en {99} soupirant. Il entra au Bureau de la ville, fit son testament, reçut les consolations de son confesseur, et s’en alla ensuite se mettre en oraisons sur le petit échafaud, tourné vers l’église Notre-Dame, «longue oraison, en douloureux pleurs, et grant contrition» à la vue d’une foule immense. Enfin le connétable ayant dit deux mots au peuple pour se recommander à ses prières se mit à genoux sur un carreau de laine aux armes de la ville et «incontinent petit Jehan, le bourreau, saisit son espée dont il fist voller la teste de dessus les espaules».
Deux ans après, le Parlement eut à instruire le procès d’un autre grand seigneur, comblé de biens par Louis XI et qui maintes fois l’avait trahi aussi, ne rentrant en grâce que pour préparer de nouvelles trahisons. Quand la coupe fut pleine, Louis XI se montra impitoyable, il pesa sur le Parlement, et le duc de Nemours, condamné, sortit de sa cage de fer à la Bastille pour aller subir la décapitation sur l’échafaud des halles. Celui-ci ne fut pas amené au palais. Messire Jehan le Boulengier, premier président au Parlement, accompagné du greffier de la cour criminelle, vint à la Bastille signifier sa condamnation au patient.
On ne vit point sous Louis XI de ces réceptions de souverains et de ces festins à la table de marbre, comme le Palais en compte tant dans ses annales sous les règnes précédents. Louis XI n’est pas un roi de Paris, c’est un roi de Tours où il habite son château de Plessis-lès-Tours le bien gardé, plus souvent que les Tournelles de Paris.
A la Sainte-Chapelle, où il ne manquait pas de venir prier dans ses passages à Paris, il fit, pour être un peu plus chez lui, construire le petit oratoire que l’on voit entre deux contreforts du flanc méridional.
Dans la Grande salle en 1477, «le roy ayant en singulières recommandations les saincts faits de sainct Louis et sainct Charlemaigne, ordonna que leurs deux imaiges de pierre pieça mis et assis en deux des pilliers de la grant salle, du rang des aultres roys de France, fussent descendus, et voulut iceulx estre mis et posez au bout de la dite grant salle, au long de la chapelle estant au bout», c’est-à-dire sur le côté de l’autel placé au fond de la Grande salle, du côté donnant sur la rue de la Barillerie.
Aussitôt après la mort de Louis XI, dans la réaction qui s’ensuivit, la Conciergerie du Palais reçut quelques-uns des conseillers du feu roi, entre autres le principal instrument de ses vengeances et basses œuvres, le fameux Olivier le Daim, ou le Diable comme le peuple l’appelait, redouté et détesté de tous du vivant de son maître.
Il avait commencé par être le barbier de Louis; entré dans la confiance du roi et devenu son conseiller, celui-ci l’avait fait comte de Meulan. La roue avait tourné. Poursuivi par les princes longtemps comprimés, on lui fit son procès en Parlement et l’on trouva très suffisamment de prétextes pour le condamner.
Olivier le Daim pour qui la vie d’un homme avait toujours pesé très peu et qui avait tant fait pendre, gehenner ou noyer dans sa vie, accueillit la sentence de mort avec philosophie.
{100} —Puisqu’il plaît ainsi à ces messieurs, dit-il, c’est bien, baillez-moi confesseur!
Il monta en charrette dans la cour du palais et prit le long chemin de Montfaucon. En route il fit arrêter le cortège, on crut qu’il voulait faire quelques déclarations, mais il s’agissait seulement de petites dettes qu’en homme régulier il voulait déclarer au greffier. Et bientôt il était accroché à la Justice de Paris, à côté d’un de ses subordonnés condamné avec lui.
Sous Charles VIII, il fut travaillé à une restauration du pignon de la Sainte-Chapelle, modification complétée au temps de son successeur par le grand degré à rampe douce accolé au flanc méridional.
Le Palais sous le roi Louis XII reçut de nombreux embellissements, on donna à la Grande chambre la magnifique décoration qu’elle conserva jusqu’à la Révolution; des bâtiments s’élevèrent sur les côtés du vieux logis royal de saint Louis, enfin la cour de la Sainte-Chapelle, déjà si belle, reçut un ornement de plus, le magnifique édifice de la chambre des Comptes.
C’était au fond de la cour juste en face de la grande porte du palais, une façade composée de trois pavillons irréguliers, présentant au-dessus du rez-de-chaussée un étage de grandes et belles fenêtres séparées par des statues dans des niches, un étage supérieur à hautes lucarnes magnifiquement couronnées et reliées par une balustrade à fleurs de lys, au-dessous d’immenses combles brandissant de grands et superbes épis de faîtage.
Le pavillon de l’aile gauche possédait sur l’angle une jolie et fine tourelle à deux étages; le pavillon de droite au comble moins haut ouvrait au premier étage une large loggia à deux arcades surbaissées, aux piliers décorés de statues, loggia surmontée d’une superbe lucarne plus belle encore que les autres, soutenue latéralement par de légers contreforts dessinant un pignon ajouré, orné de pinacles et de crochets.
Toute la façade était revêtue d’une riche décoration, dais ciselés, écussons, frises de fleurs de lis et de dauphins alternés.
{101} Les statues représentaient, avec leurs attributs traditionnels, la Tempérance tenant une horloge et des lunettes, la Prudence un miroir et un crible à la main, la Justice avec une épée, le Courage tenant une tour et étouffant un serpent.
Pour compléter cette belle façade d’un si heureux dessin, silhouettant de très hauts toits ardoisés et d’énormes cheminées, au pavillon de la loggia venait aboutir un grand escalier extérieur, ou plutôt une grande rampe couverte à quatre arcades du même style. Un charmant petit porche en plein cintre se surmontait d’un gable élégant, au centre duquel était sculpté l’écu de France ayant deux {102} cerfs ailés pour supports, avec le porc épic de Louis XII au-dessous. A la balustrade pleine, comme à celle du reste de l’édifice, des L couronnées alternaient avec les dauphins.
Fra Giocondo, Joconde l’architecte italien amené par Charles VIII, à qui l’on s’est longtemps plu à attribuer tant de choses, a travaillé à cette chambre des Comptes. Quel fut au juste son rôle dans la construction, on l’ignore, mais ce qui est certain c’est que ce charmant édifice, vraie merveille de grâce, une des dernières créations de l’art purement français, n’est aucunement son œuvre, et d’ailleurs était commencé avant son arrivée.
On eut à la Cité, à peu de distance l’une de l’autre, deux entrées royales avec les cérémonies traditionnelles à Notre-Dame et au Palais.
La première le 6 novembre 1514 était l’entrée de la princesse Marie d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, jeune et superbe princesse de seize ans, épousée par le quinquagénaire Louis XII peu de mois après la mort d’Anne de Bretagne, sa bretonne tant aimée dont la mort avait été pour lui un si rude coup qu’il n’avait fait «huit jours durant que larmoyer».
Les rues où le convoi d’Anne en janvier avait passé, virent en novembre la belle Marie, en triomphant cortège, se diriger vers Notre-Dame, pour de là s’en aller festoyer dans la Grande salle du Palais. A ces noces royales à la table de marbre, quatre divertissements ou «entremets» coupaient le repas; le premier était un phénix sur son bûcher, le second monseigneur saint Georges à cheval combattant le dragon, le troisième un porc épic et un léopard soutenant l’écu de France et le quatrième le combat d’un coq, d’un mouton et d’un lièvre.
La seconde entrée royale fut trois mois après celle du roi chevalier François Ier
Le roi Louis XII, dont la santé était assez précaire au temps de son remariage n’avait pas longtemps résisté à l’existence de fêtes et de plaisirs que lui fit mener la jeune princesse. Le 1er janvier 1515, il était allé rejoindre Anne de Bretagne à Saint-Denis.
Le nouveau roi, François Ier, fit son entrée joyeuse le 15 février suivant, «laquelle fut moult honorable et triomphante». Cette entrée eut ceci de particulier qu’elle se fit aux flambeaux, la nuit ayant pris le cortège dans la rue Saint-Denis. On admira beaucoup le jeune roi vêtu tout de blanc d’argent, monté sur un magnifique destrier qu’il faisait continuellement caracoler «en sorte que chacun s’en émerveillait, comme des princes et seigneurs qui l’accompagnaient en gros nombre et multitude de gens grandement accoutrez d’orfèvreries à leurs devises. Et en bel ordre de marche le dit seigneur et sa compagnie allèrent jusqu’à Notre-Dame de Paris et de là au Palais où il fut faict de par ledit seigneur, en la manière accoutumée, un gros et somptueux souper aux dicts princes et seigneurs. Et y soupèrent et eurent leurs tables, le prévôt et les échevins et aucuns notables personnages de la ville.»
Le Palais sous François Ier.—Semblançay.—Le procès du connétable de Bourbon.—Le cartel de l’empereur.—Charles-Quint au palais.—La Réforme.—Processions et supplices.—La tour de Montgommery.—La très sainte Ligue.—Assassinat du président Brisson.—Jean Chastel et Ravaillac.—Le palais envahi par le duc d’Epernon.—Premier incendie du Palais.
Sur ce point de la Cité, la justice est tout à fait chez elle; le Palais de la Cité au XVIe siècle a cessé d’être, même temporairement, Palais royal; cédé complètement au Parlement et à l’administration financière du royaume, il est le Palais de Justice.
Son histoire maintenant est celle du Parlement lui-même, histoire très mouvementée par moments, au temps des querelles religieuses et dans les périodes de luttes entre le droit populaire et le droit royal.
Le Palais désormais, au cours de ces luttes religieuses et civiles, va plus que {104} jamais continuer à subir le contre-coup des événements et rester le théâtre orageux des grandes manifestations politiques.
Citadelle d’opposition, le plus souvent d’opposition bourgeoise, raisonnable et sérieuse, qui combat lentement pour les libertés nationales avec les armes du légiste,—citadelle brutalisée quelquefois par l’émeute, par la sédition violente ou accablée par la toute-puissance royale aux jours triomphants de la monarchie absolue.
Le Palais ne recevra plus la visite des rois que fort rarement, seulement aux grandes occasions, pour les lits de justice, ou bien lorsqu’il sera nécessaire que le roi donne de sa personne pour imposer un édit.
A la fin du XVIe siècle, après cinquante ans de vie régulière, le Palais reverra les jours tragiques de la terrible période qui va d’Etienne Marcel au triomphe de Charles VII. Bien des péripéties émouvantes du grand drame de la Ligue se dérouleront dans le vieux Palais, où les parlementaires à longue barbe essaieront de lutter contre les fureurs religieuses déchaînées et contre la tyrannie populacière.
La vénalité des charges au Parlement apparaît sous François Ier. Dans un pressant besoin d’argent pour les armées, le chancelier Duprat créa vingt charges nouvelles de conseillers au Parlement qui furent mises à l’encan, malgré les remontrances du Parlement d’abord, et son opposition ensuite à la réception des nouveaux conseillers.
L’un de ceux-ci était un commis du surintendant des finances Semblançay, nommé Genti, qui dans l’intrigue tramée contre Semblançay par le chancelier et la duchesse d’Angoulême, mère du roi, avait été leur agent et leur avait livré des papiers justificatifs volés au surintendant, probablement le fameux reçu de la duchesse d’Angoulême des sommes extorquées au trésor, des quatre cent mille écus destinés à être envoyés à Lautrec, pendant les guerres d’Italie, pour la solde des Suisses.
Semblançay s’était tiré des premiers assauts, mais pendant la captivité de François Ier, les haines du chancelier et de la duchesse devenue régente, trouvèrent l’occasion bonne pour l’attaquer de nouveau. Semblançay fut jeté à la Bastille et on ouvrit contre lui un grand procès pour concussions et malversations. Le chancelier afin de rendre certaine la perte du surintendant chargea du procès, non le Parlement, mais une commission tirée du Parlement et choisie parmi ses créatures, particulièrement parmi les nouveaux conseillers acquéreurs des charges créées par lui.
Ces commissaires rendirent l’arrêt qu’on attendait d’eux et un jour, le 12 août 1527, Jacques de Beaune Semblançay âgé de soixante-douze ans, «atteint et convaincu de larcins, faussetés, abus, malversations et male administration des finances du roi, condamné à être pendu et étranglé à Montfaucon—tous ses biens meubles et héritages confisqués—» monta sur une mule amenée dans la cour de la Bastille, et prit le chemin du gibet en passant par la porte Baudet, le {105} Châtelet et la rue Saint-Denis. On connaît les vers de Clément Marot sur le supplice du surintendant:
Après la dernière station aux Filles-Dieu, le cortège arriva vers une heure de l’après-midi à Montfaucon. Le roi durant le procès était rentré de captivité; Semblançay, ne pouvant croire qu’il le laisserait mourir, obtint de Maillard qu’on différât l’exécution pour attendre la grâce. Le malheureux vieillard dans les angoisses de la mort espéra cette grâce au pied du gibet pendant toute l’après-midi; elle ne vint pas et après six heures d’une terrible agonie il fallut laisser faire le bourreau.
Plus tard l’instrument de cette mort, le conseiller Genti, devenu président au parlement, se trouva poursuivi pour faits de concussion et fut condamné par le parlement même. A son tour, après dégradation, il vint à Montfaucon finir où avait fini sa victime.
Presque en même temps se terminait un autre procès fameux, celui du connétable de Bourbon, autre victime de la duchesse d’Angoulême et du cardinal chancelier Duprat, poussé à la trahison par leurs persécutions. Jeune et beau, magnifique seigneur et capitaine renommé, il n’eût tenu qu’au connétable de devenir le beau-père de François Ier en épousant en secondes noces Louise de Savoie, mais il repoussa les avances de la duchesse et les propositions directes qui lui furent faites. Il se créa ainsi une vindicative et cruelle ennemie qui, liguée avec le chancelier, autre ennemi de Bourbon, jura sa perte.
L’attaque ne se fit pas attendre. Charles de Bourbon, veuf de Suzanne de Bourbon sa cousine germaine, étant par contrat de mariage héritier de tous ses biens, la duchesse alors régente du royaume fit intenter au connétable un procès en Parlement pour obtenir la nullité de la donation.
Il s’agissait pour le connétable de la presque totalité de ses biens qui devaient, {106} s’il perdait sa cause, revenir les uns à d’autres héritiers, les autres à la couronne. Une première partie du procès fut perdue, le comté de la Marche fut enlevé au connétable et Duprat obtint la mise sous séquestre du reste des biens.
Le cœur ulcéré, se voyant déjà ruiné, le connétable ne respira plus que vengeance. Travaillé par des émissaires de Charles-Quint, il rêva de concert avec l’Empereur l’écrasement de François Ier. Dans le démembrement de la France qui devait s’ensuivre, une part devait lui être faite qui viendrait s’ajouter à ses possessions territoriales, pour constituer à son profit un royaume indépendant, ressuscitant l’antique royaume d’Arles.
Pendant que François Ier s’acheminait avec son armée vers l’Italie où son connétable devait venir le rejoindre, celui-ci tout à coup levait le masque et, pour s’en aller se mettre à la tête des armées de Charles-Quint, s’enfuyait déguisé en valet, seul avec un gentilhomme; montés sur des chevaux ferrés à l’envers, ils gagnaient la frontière par une chevauchée haletante à travers l’Auvergne et le Dauphiné. L’an d’après, sur le champ de bataille de Pavie, le roi et le connétable devaient se retrouver.
Le procès de Bourbon dura des années: on jugea d’abord à Loches ses confidents qui furent condamnés à mort, mais non exécutés. Parmi eux se trouvait le sire de Saint-Vallier, père de Diane de Poitiers.
Condamné à mort par le parlement, le comte de Saint-Vallier fut tiré de la Conciergerie un matin, et conduit à la Table de marbre pour y entendre la lecture de son arrêt. Mis sur un cheval avec un archer en croupe derrière lui, on le conduisit en Grève pour y subir sa peine. Déjà il avait la tête sur le billot, lorsqu’un courrier de Blois apportant sa grâce, put fendre la foule assez à temps pour arrêter la hache déjà levée. La légende qui lui fait devoir sa grâce à la beauté de sa fille est détruite par ce fait que Diane était alors toute jeune enfant.
Quelques pairs réunis au Parlement et présidés par le roi lui-même commencèrent le procès de Bourbon en 1523, mais la défaite de Pavie vint bientôt l’interrompre, et dans le traité de Madrid qui termina la captivité de François Ier, il fut stipulé que le connétable rentrerait dans tous ses biens et honneurs.
Ce traité, François Ier n’avait pas l’intention de l’exécuter; aussitôt de retour en sa capitale, il réunit au Palais en séance solennelle le Parlement, les grands du royaume, les cardinaux, des archevêques et évêques, des députés des Parlements de province et le corps de ville de Paris pour s’en faire imposer en quelque sorte la non-exécution. La guerre allait se rallumer. Le 5 mai 1527, à la prise de Rome, un coup d’arquebuse, bientôt vengé dans l’effroyable sac de la ville éternelle, renversait dans le fossé le connétable de Bourbon, connétable de Charles-Quint, maintenant chef d’une armée de routiers féroces, et achevait misérablement ses destins si brillamment commencés.
Le procès du connétable défunt était aussitôt repris à la Grande chambre du Parlement et, le 16 juillet suivant, le roi, les pairs et les Parlements réunis rendaient un arrêt qui condamnait et abolissait sa mémoire à perpétuité et prononçait la confiscation de tous ses biens.
{107} A défaut du prince, l’hôtel de Bourbon, voisin du Louvre sur la berge de la Seine, paya pour lui et subit symboliquement la peine réservée aux traîtres et rebelles; on décapita ses tourelles à «hauteur d’infamie» et les écussons et armoiries, les sculptures des portes et fenêtres furent barbouillés d’ocre jaune par la main du bourreau.
Le vieux Palais fut peu de jours après témoin d’une étrange scène, d’un curieux épisode du grand drame aux tragiques péripéties, joué de champ de bataille en champ de bataille par les deux souverains qui se disputaient la suprématie européenne, le roi et l’empereur. Ce refus d’exécuter le traité, ce manquement à la parole jurée que François se faisait imposer par ses sujets, avait exaspéré Charles-Quint qui déclarait le roi traître et parjure. Les deux souverains, faisant une querelle personnelle de la lutte engagée entre les nations, échangeaient par hérauts d’armes, comme aux temps chevaleresques, des défis solennels.
François Ier chargea son héraut Guyenne de porter son défi en Espagne à Charles-Quint, lequel en retour, envoya le héraut Bourgogne remettre son cartel à Paris. François Ier voulut le recevoir dans la Grande salle du Palais avec un grand cérémonial. On avait préparé pour le roi, devant la Table de marbre, un trône élevé de quinze marches. A la droite du roi étaient assis le roi de Navarre, le duc d’Alençon, le comte de Foix, le duc de Vendôme et autres princes, à sa gauche le légat du pape, le chancelier, quelques cardinaux et archevêques. Les membres du Parlement avaient pris place plus bas, sous les princes, et les ambassadeurs des diverses puissances sous les sièges des prélats. On ne pouvait apporter plus de solennité à cette réception.
Le héraut Bourgogne, qu’une garde d’archers et de gentilshommes avait été chercher au logis à lui assigné dans le cloître Notre-Dame, fut introduit au Palais et conduit devant le trône royal. Aussitôt qu’il eut salué le roi et la noble assemblée, il voulut commencer son harangue: «Sire, dit-il, la très sacrée majesté de l’empereur...» Mais François Ier, l’interrompant brusquement, lui déclara d’un ton de colère qu’il n’avait point à haranguer, mais à remettre tout simplement la sûreté du champ, c’est-à-dire l’indication du champ clos avec les conditions du combat.
Le héraut prétendait, avant toute chose, dire ce que l’empereur l’avait chargé de dire, exposer les sujets de plainte de Charles-Quint et les motifs du combat personnel entre les deux princes, avant d’en venir au cartel lui-même. Le roi transporté de colère ne le laissa pas parler; par des sorties violentes il lui imposait silence chaque fois qu’il essayait de remplir sa mission comme on le lui avait ordonné, si bien que le héraut dut se retirer en remportant son cartel.
Une autre fois, une dizaine d’années plus tard, François Ier étant encore en guerre avec Charles-Quint, fit citer l’empereur à comparaître à sa chambre des pairs, comme son vassal pour les comtés de Flandre et d’Artois; ce fut l’occasion d’une nouvelle cérémonie. Le roi vint avec les pairs au Palais du Parlement, requit contre l’empereur et décida qu’on l’ajournerait à son de trompe à la frontière, ce qui fut fait dans les formes anciennes par des huissiers du Palais. {108} Ensuite, l’empereur n’ayant naturellement point comparu, un arrêt du Parlement prononça la confiscation de la Flandre et de l’Artois, lesquelles provinces, malgré cet arrêt tout platonique, restèrent entre les mains de l’empereur.
Ceci se passait en 1537; trois ans après, en 1540, la paix étant faite, cet empereur inutilement cité à comparoir fit pourtant sa visite au Parlement, mais ce fut en souverain ami, reçu avec force cérémonies, arcs triomphaux, décorations de fleurs, draperies et tapisseries, riches présents et belles harangues. L’empereur traversait Paris pour aller rétablir son autorité sur les Gantois révoltés.
Il fit son entrée le 1er janvier en grand cérémonial par l’abbaye et la porte Saint-Antoine, accompagné par l’université, des délégations des corporations, les prévôts et le corps de ville, le Parlement, les grands officiers de la couronne, les gentilshommes de la maison royale et les princes, sous l’escorte des lansquenets suisses marchant enseignes déployées.
Le Parlement s’était assemblé dans la cour du may d’où il était parti à cheval pour recevoir l’empereur, les présidents en robes et manteaux d’écarlate, coiffés du chapeau de velours brodé d’or, les conseillers en robes écarlates et chaperons. Les présidents furent admis à faire leur compliment à l’empereur, après quoi tous prirent leur place dans le cortège.
En route on eut le divertissement des mystères joués sur des échafauds dressés aux Tournelles, à la porte Baudoyer et ailleurs, pendant qu’incessamment tonnait le canon de la Bastille. Charles-Quint fit une station en l’église Notre-Dame où l’on chanta un Te Deum, puis se dirigea vers le Palais où François Ier, entouré d’une cour brillante, le reçut en bas du grand perron.
A la Grande salle l’attendait le festin traditionnel à la Table de marbre, après quoi la reine Marguerite, fille du roi, arriva avec les princesses, pour terminer la fête par danses et divertissements. A l’occasion de son entrée Charles-Quint, de par l’antique privilège des souverains, délivra des prisonniers de la Conciergerie, {109} fort probablement des gens choisis, retenus seulement pour affaires de peu d’importance.
En ces temps venait de s’allumer la grande querelle religieuse qui devait gorger ce siècle d’horreurs et de sang, et pendant si longtemps partager le pays en deux camps ennemis aux passions surexcitées. Les premiers troubles avaient commencé, et Paris venait d’assister à quelques premiers brûlements d’hérétiques. {110} On avait jeté au bûcher d’abord des livres, on commençait à y envoyer des hommes.
Dans leur ardeur pour les nouvelles doctrines, les protestants s’attaquaient parfois aux images, faisaient une guerre incompréhensible aux statues révérées par les catholiques, et ceux de ces iconoclastes qui étaient pris payaient cher leur audace. La mutilation d’une image de la Vierge placée sur une maison de la rue des Rosiers, excita particulièrement la fureur des Parisiens contre les réformés.
Pour racheter le sacrilège, François Ier fit faire une vierge en argent qu’il alla lui-même placer en grande cérémonie dans une niche grillée. Une immense procession se déroula dans les rues de Paris à cette occasion; on vit défiler tout le clergé des paroisses, tous les moines des couvents, les chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, des évêques en nombre. Après eux des trompettes et des hérauts d’armes annonçaient la Cour, une foule de nobles personnages le cierge à la main escortant la Vierge d’argent portée par l’évêque de Lisieux en habits sacerdotaux, puis le roi seul, avec un grand cierge, ensuite d’autres seigneurs, les ambassadeurs, les présidents et conseillers du Parlement avec leurs greffiers, le prévôt des marchands, les échevins et les notables...
La Vierge d’argent si solennellement mise en place ne resta pas longtemps dans sa niche, elle fut volée quelques années plus tard, remplacée encore, par une vierge en bois cette fois, que les protestants brûlèrent une nuit.
A la suite des imprudences de quelques luthériens qui, emportés par leur zèle, avaient affiché des placards attaquant l’Eucharistie, une autre procession, plus solennelle encore, eut lieu en 1535, en expiation des nouvelles doctrines. On revit un cortège semblable marcher lentement à travers la ville, portant les châsses et toutes les reliques des églises.
Toute la ville était en rumeur, on avait fermé de barrières gardées par des archers les carrefours où devait passer cette procession.
Le clergé des paroisses s’était réuni à Notre-Dame pour aller de là chercher le roi et la cour à Saint-Germain l’Auxerrois. La reine prit la tête de la procession montée sur une haquenée blanche, suivie de toutes les princesses et des dames de la cour, avec un grand nombre de gentilshommes, de pages et d’écuyers à pied ou à cheval. Le clergé des paroisses et les ordres religieux, les suisses et les archers marchant à grand bruit de tambours, trompettes et fifres, le chapitre de la Sainte-Chapelle et sa musique, l’évêque de Paris, sous un dais porté par des princes, précédaient le roi vêtu de noir, un cierge à la main, suivi des archers de sa garde et des officiers de la couronne, des membres du Parlement et de la Chambre des comptes, des prévôts et des échevins.
Le roi entendit une messe solennelle à Notre-Dame, puis il s’en alla dîner à l’évêché. Après le dîner, la cour, les échevins et les membres du Parlement étant assemblés dans la grande salle de l’évêché, François Ier leur fit un grand discours pour démontrer la nécessité de procéder avec énergie à l’extirpation de la dangereuse hérésie. Après ce discours et les réponses du Parlement et des prévôts, proclamant leur zèle pour la défense de la religion attaquée, l’assistance rentra à {111} Notre-Dame. Le roi et la cour s’avancèrent sous le portail où, pour conclusion, six malheureux réformés venaient d’être amenés en charrette, pieds nus et une torche à la main pour faire amende honorable sur le parvis.
Six bûchers avaient été préparés, à côté des reposoirs, en six endroits différents déjà parcourus par la procession, pour l’édification des divers quartiers de la ville. On y mena les condamnés. Au-dessus de chaque bûcher se dressait une sorte de potence compliquée, munie d’une poutre supérieure mobile formant bascule. C’était l’estrapade; on attachait le patient par les bras à cette poutre supérieure, le malheureux hissé à une certaine hauteur était aussitôt descendu dans la flamme du bûcher, d’où on l’enlevait pour le laisser retomber encore. C’était le bûcher lent, cruelle aggravation du supplice du feu. Ainsi périrent ces six malheureux, estrapadés et brûlés à la Croix du Trahoir, au cimetière Saint-Jean, à la Grève et aux Halles.
Et plus d’une fois ensuite se renouvelèrent ces processions solennelles accompagnant des supplices d’hérétiques, horribles fêtes pendant lesquelles les métiers chômaient, les boutiques se fermaient, chacun courant au spectacle des superbes défilés, avec leur affreux épilogue aux bûchers des endroits consacrés.
Deux chambres du Parlement, avaient été chargées de connaître des crimes d’hérésie, la Grande Chambre et la Tournelle. De temps en temps quelques malheureux s’en allaient périr sur le bûcher pour l’intimidation des réformés; d’autres pourrissaient dans les cachots, et cela n’empêchait pas les nouvelles doctrines de progresser, et de recruter dans toutes les classes de la société des adhérents qui bravaient les persécutions. Le trouble était profond, les haines et les fureurs s’aiguisaient, qui devaient aboutir avant peu aux longues guerres civiles.
Le Parlement parut gagné même; quelques membres osèrent montrer l’indignation que leur causaient ces supplices et dans une délibération pour l’enregistrement d’un édit d’Henri II prononçant la peine de mort contre les protestants et leurs complices, ils parlèrent contre ces cruautés et firent appel à la modération.
Leur opposition fut dénoncée au roi. Le lendemain, au moment où l’on s’y attendait le moins, Henri II arriva au Palais accompagné de son chancelier et de quelques grands officiers de la couronne. Le Parlement délibérait au sujet de l’édit, le roi voulut que l’on continuât et des conseillers osèrent exposer la nécessité de la réforme des mœurs et de la tolérance religieuse; le conseiller Anne du Bourg fut plus hardi encore, il attaqua devant le roi les mœurs de la cour, y montra le scandale et la licence régnant parmi les grands, le vice et le crime tout-puissants et honorés, tandis qu’on livrait aux bourreaux des hommes qui servaient leur roi selon les lois du royaume et Dieu selon leur conscience.
Ainsi bravé en face, Henri II ordonna au connétable de faire saisir sur-le-champ Anne du Bourg et les autres conseillers qui avaient montré leur sympathie pour les réformés. Anne du Bourg, jeté à la Bastille, fut traité avec la plus grande sévérité et l’on mena vivement son procès.
Il avait demandé, en vertu du privilège des membres du Parlement, à être {112} jugé par les chambres, mais le Parlement par zèle catholique ne le réclama pas. Les juges ecclésiastiques le condamnèrent à être «pendu et guindé à une potence plantée en la place de Grève devant l’hôtel de ville de Paris, au dessoubz de laquelle sera fait un feu dedans lequel le dit Dubourg sera gecté, ars, brûlé et consumé en cendres».
Toutes ces persécutions et ces supplices n’empêchaient point la Réforme de faire de grands progrès. Peu à peu les réformés constituèrent un parti puissant et nombreux, serré autour de quelques princes, comme les catholiques se serraient autour des princes de la maison de Lorraine, et bientôt d’échauffourée en échauffourée, les guerres civiles commencèrent.
Paris depuis longtemps voyait sans cesse les querelles éclater entre protestants et catholiques, des bagarres et des désordres se produire, et le sang couler dans des petits égorgements qui pouvaient faire présager les terribles excès prochains. Les politiques qui s’efforçaient de tenir la balance entre les deux partis, les modérés qu’indignaient tant de supplices, de bûchers et de bannissements, devaient fatalement se trouver débordés par le parti de la violence.
{114} La nuit de la Saint-Barthélemy, quand on en vint au massacre général depuis longtemps rêvé, prédit, prêché, le signal devait partir du Palais. C’était la cloche de la tour de l’Horloge qui devait lancer sur la ville endormie tous les massacreurs réunis par les soins de Guise, de la reine Catherine et des échevins de la ville. Mais dans l’impatience que donnaient aux meneurs les irrésolutions de Charles IX, Catherine de Médicis fit hâter le moment et envoya au plus près, à Saint-Germain l’Auxerrois, mettre en branle le tocsin. Celui du Palais lui répondit aussitôt, pendant que le massacre commençait dans le Louvre même. Les égorgeurs recrutés se mirent à la besogne, bientôt rejoints par la populace fanatisée, et par les misérables qu’à toutes les commotions on trouve toujours disposés pour les sanglantes boucheries, comme pour les pillages qui s’ensuivent.
Le troisième jour de ce massacre qui dura toute une semaine, quand la terreur dominait la ville parcourue par les tueurs cherchant leur proie, le roi accompagné de la reine-mère, de ses frères et de toute la cour, se rendit au Palais et vint déclarer au Parlement réuni qu’une grande conspiration de l’amiral Coligny et d’autres scélérats huguenots avait été découverte, dont le but était de le tuer, avec la reine sa mère, ses frères et même le roi de Navarre, pour donner la couronne au prince de Condé, et qu’en ce péril imminent il n’avait pas trouvé d’autre remède que de «prévenir l’attaque des huguenots et d’en finir avec ceux qui troublaient l’État depuis si longtemps, et qu’ainsi la chose s’était faite par son ordre».
On fit semblant de trouver le prétexte plausible; le premier président «loua en public la sagesse du roi qui avait pu cacher un si grand dessein; mais en particulier, il remontra fortement au roi que si cette conspiration était véritable il fallait commencer par en faire convaincre les auteurs, pour ensuite les punir dans les formes, et non pas mettre les armes entre les mains des furieux ni faire un si grand carnage dans lequel se trouvaient enveloppés indifféremment les innocents et les coupables».
Le roi commanda alors qu’on fît cesser le massacre, mais il ne fut pas possible d’arrêter si vite les égorgeurs qu’on avait lancés, et la tuerie, les violences et le pillage continuèrent encore quelques jours.
Le mois suivant Coligny que l’on s’acharnait à transformer en conspirateur fut, quoique mort depuis plusieurs semaines, condamné à être traîné sur la claie et accroché aux fourches de Montfaucon.
En 1574 Catherine de Médicis put enfin assouvir la haine qu’elle avait vouée au meurtrier involontaire de son mari Henri II, au fatal tournoi des Tournelles. Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, depuis le commencement des guerres civiles, était devenu un redoutable chef de bandes huguenotes, courant les campagnes de Normandie, enlevant villes et châteaux, battu parfois, se réfugiant en Angleterre, reparaissant toujours, rendant tuerie pour tuerie, saccage pour saccage, du mont Saint-Michel à Cherbourg. Finalement cerné avec les débris de ses bandes dans la petite forteresse de Domfront, il fut après maints assauts acculé au donjon et forcé par le manque de vivres et de munitions de se rendre aux troupes royales. Livré, malgré la capitulation, à la haine de Catherine de Médicis, on l’amena à Paris pour l’enfermer à la Conciergerie, dans le gros donjon qui garda ensuite son nom et s’appela la tour Montgommery.
{115} Catherine ne le fit pas languir. Un arrêt du Parlement condamna Montgommery atteint et convaincu du crime de lèse-majesté à avoir la tête tranchée, confisquant ses biens, le dégradant de sa noblesse, déclarant vilains intestables et non capables d’offices les neuf garçons et les deux filles du condamné.
Après avoir souffert la question extraordinaire, Montgommery fut, le 26 Juin, tiré de la Conciergerie, mis en un tombereau, les mains attachées derrière le dos et conduit à la Grève. Il n’avait pas voulu se confesser à l’archevêque de Narbonne qui s’était présenté à lui en son cachot; il ne voulut pas davantage entendre le prêtre, qui le suivit, malgré lui, jusque sur l’échafaud. Avant de poser la tête sur le billot, Montgommery, d’après d’Aubigné, dit aux assistants: «Je requiers deux choses de vous: l’une de faire savoir à mes enfants qui ont été déclarés roturiers, que s’ils n’ont la vertu des nobles pour s’en relever, je consens à l’arrêt; l’autre point plus important, dont je vous conjure sur la révérence qu’on doit aux mourants, c’est que, quand on vous demandera pourquoi on a tranché la tête à Montgommery, vous n’alléguiez ni ses guerres ni ses armes, ni tant d’enseignes arborées, mentionnées en mon arrêt, qui seraient louanges frivoles aux hommes de vanité; mais faites-moi compagnon en cause et en mort de tant de simples personnes selon le monde, vieux et jeunes, et pauvres femmelettes qui, en cette même place, ont enduré les feux et les couteaux.»
Il récita ensuite le symbole des apôtres, fit sa prière, dit adieu à l’un de ses amis, Fervacques, qu’il aperçut dans la foule, et se remit au bourreau sans vouloir qu’on lui bandât les yeux.
Sa tête resta suspendue, pour quelques jours, à un poteau de la place, «par le commandement de la reine, qui assista à l’exécution, dit l’Estoile, et fut à la fin vengée comme dès longtemps elle le désirait, de la mort du roy Henry son mary, encore que le pauvre comte n’en pût mais».
De secousse en secousse, de guerre civile en guerre civile, après de courtes pacifications, les grandes journées de la Ligue arrivent, l’entrée du duc de Guise à Paris, la journée des Barricades, la fuite du roi, puis le coup de vengeance d’Henri III à Blois.
Dès que se répand à Paris la nouvelle du meurtre d’Henri de Guise et de son frère le cardinal, c’en est fini du peu qui restait encore de respect apparent pour l’autorité royale. Paris est en pleine révolution. On emprisonne les royaux et les politiques. Le Parlement est saisi d’une requête de la mère des Guises contre les assassins.
Le 1er janvier 1589, le curé Lincestre, dans l’église Saint-Barthélemy, en face du Palais, monta en chaire et réclama de ses paroissiens le serment d’employer jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour venger la mort des princes lorrains. Le président de Harlay, suspect aux Seize et à la populace, était assis au banc d’œuvre, le curé Lincestre l’interpella particulièrement: «Levez la main, monsieur le président, levez-la bien haut; encore plus haut, s’il vous plaît, afin que le peuple vous voie!»
A la journée des Barricades, le président avait tenu tête au duc de Guise, qui {116} essayait de le gagner ou de l’intimider, et lui avait dit: «C’est grand pitié quand le valet chasse le maître; au reste, mon âme est à Dieu, mon cœur est au roi et mon corps entre les mains des méchants.» Mais là, au milieu de ce peuple forcené, il dut céder et jurer comme les autres.
Il y avait encore au Parlement, outre le président de Harlay, un certain nombre de membres douteux, politiques modérés; le parti violent allait procéder à l’épuration. Le 16 janvier au matin, comme le Parlement, toutes chambres assemblées, délibérait, la grande chambre fut envahie par Jean le Clerc, dit Bussy le Clerc, ex-procureur de la cour du Parlement, enragé ligueur, devenu capitaine de son quartier et gouverneur de la Bastille pour les Seize.
Bussy le Clerc marchait à la tête d’une trentaine d’hommes cuirassés, le pistolet en main. Il interpella le premier président de Harlay, les présidents de Thou et Pothier et leur ordonna de se lever: «Suivez-moi à l’Hôtel de Ville, on y a quelque chose à vous dire!» Comme le président de Harlay lui demandait «de par qui il faisoit cet exploit», Bussy lui répondit de se hâter d’obéir sans le contraindre à user de la force, dont il pourrait se mal trouver.
Les trois présidents, avec cinquante ou soixante conseillers suspects, furent ainsi enlevés. A la sortie du Palais, ils prirent par le pont au Change, enfermés entre deux haies de hallebardes par les hommes de Bussy le Clerc. Il était six heures du matin. Bussy mena ses prisonniers, en robes rouges et faisant bonne contenance, à travers des rues aux boutiques fermées, ayant l’aspect des mauvais jours, remplies de peuple en armes, qui invectivait les parlementaires et «les lardait de mille brocards et villenies».
Les prisonniers voulurent s’arrêter à l’Hôtel de Ville, mais Bussy les força à passer outre et les conduisit à la Bastille. Après les avoir écroués, il repartit encore chercher dans leurs maisons les membres du Parlement qu’il n’avait pas trouvés au Palais.
Ce Bussy le Clerc, qui était devenu une puissance, s’entendait à tirer de l’argent de ses prisonniers à la Bastille dont il était gouverneur, et il avait ce goût des {117} perquisitions fructueuses, qu’ont eu bien des personnages de sa sorte dans toutes les révolutions. Il aimait, nous dit l’Estoile en son journal, à fourrager les meilleures maisons de la ville, principalement celles où il savait qu’il y avait des écus, «tous de bonne prise, parce qu’ils étaient royaux».
Le Parlement comptait alors environ cent quatre-vingts membres. Sur ce nombre il y en eut cent vingt-six qui prêtèrent serment à la Ligue et jurèrent de poursuivre la vengeance de la mort des Guises. Le même serment fut exigé des greffiers, avocats, procureurs et notaires au nombre de trois cent vingt-six.
Ainsi épuré, le Parlement continua l’exercice de la justice. Le président Barnabé Brisson fut contraint de remplir les fonctions de premier président. Pour se couvrir en cas de triomphe des royaux, il fit dresser par deux notaires une protestation secrète contre tout ce qu’il pourrait faire ou dire contre les intérêts du roi. Et le 30 janvier, de concert avec l’Université, aussi violemment ligueuse que lui, le Parlement prononçait la déchéance d’Henri III et relevait le peuple du royaume du serment de fidélité et obéissance.
Les passions étaient si montées alors, que nombre de ligueurs frénétiques se tiraient du sang pour en signer le serment de poursuivre implacablement la {118} vengeance de la mort des Guises; un conseiller du Parlement nommé Baston demeura estropié de la main qu’il avait saignée pour cela.
Toute l’année 1589 se passa dans les troubles, on poursuivait, on emprisonnait, on pendait les gens soupçonnés d’être du parti royal. Les Seize trouvèrent bientôt le Parlement trop tiède, trop modéré.
Le président Brisson, qui essayait de tenir la balance entre les deux partis et de se prémunir pour le cas où la cause royale reprendrait le dessus, devint bientôt suspect. Une affaire où il refusa de condamner le procureur Brigard, accusé de correspondre avec les troupes royales courant alors les environs de Paris, décida sa perte.
C’était pendant une absence du duc de Mayenne; les tendances démagogiques des Seize se dessinaient. Poussés par les assemblées réunies chez les curés, ou même dans les églises, qui furent les clubs de cette Révolution, comme les processions faites à tout propos, et même la nuit, furent les manifestations, les meneurs venaient de créer une sorte de comité de salut public chargé des mesures violentes, en tête duquel se trouvait un Sainct-Yon, de la famille de ces bouchers fameux dans les troubles des siècles précédents.
Le 15 novembre, ce conseil vota la mort du président Brisson et de deux conseillers modérés: Tardif et Larcher. Immédiatement, Bussy le Clerc et Hamilton, curé de Saint-Côme, se partagèrent la besogne. Bussy le Clerc arrêta Brisson sur le pont Saint-Michel comme il s’en allait au Parlement; le curé de Saint-Cosme, à la tête d’une troupe armée, s’en alla saisir dans son lit le conseiller Tardif, alors malade et qui venait d’être saigné.
Brisson fut conduit au Petit Châtelet, que gardaient des affidés du parti violent, et aussitôt arrivèrent quelques-uns des Seize, tous armés et cuirassés. Ces gens aux façons expéditives forcèrent le président à se mettre à genoux et lui lurent, sans autre forme de procès, la sentence qui le condamnait à mort.
Le légiste se réveilla dans le président épouvanté; il voulut batailler, protestant contre cette condamnation sans formes, demandant à discuter les accusations et à être confronté avec ses accusateurs, mais on ne lui répondit que par un grand éclat de rire. Alors, renonçant à discuter, il implora longuement ses assassins, suppliant que l’on différât l’exécution, consentant à ce qu’on le mît entre quatre murs, au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’au moins il eût terminé un ouvrage de jurisprudence qu’il avait commencé. Les Seize rirent davantage, et pour toute réponse, firent entrer le bourreau mis en réquisition.
Comme celui-ci ne voulait rien faire sans ordonnance de justice, on le menaça de le pendre lui-même. Pour s’échapper, le bourreau prétexta alors qu’il n’avait pas de corde; on en envoya acheter. Le pauvre Brisson se lamentait pendant ces discussions; quand enfin l’exécuteur lui eut attaché les mains, sa dernière pensée fut pour son livre; il pria que l’on fît dire à un avocat, son secrétaire, d’avoir soin de ne pas brouiller son œuvre, puis la corde lui fut passée au cou, et son cadavre se balança à une poutre du plafond.
A ce moment arrivait le conseiller Larcher, vieillard septuagénaire que l’on {119} avait arrêté au Palais même. Quand il aperçut le corps de Brisson accroché à la poutre, il vint de lui-même, sans lamentations inutiles avec ces scélérats, se placer au-dessous, et fut aussitôt pendu à côté. Le curé de Saint-Cosme amenait, ou plutôt traînait le conseiller Tardif malade; sans plus de formalités, un troisième cadavre alla bientôt rejoindre les deux autres à la même poutre.
Le lendemain, les trois victimes dépendues furent portées en place de Grève. Ce fut une scène macabre. A quatre heures du matin, deux cents hommes des bataillons organisés par les Seize s’en vinrent au Châtelet. Ils avaient avec eux trois crocheteurs avec leurs crochets; on attacha debout, sur ces crochets, les cadavres des suppliciés, en chemise, chacun avec un écriteau au col, et le funèbre cortège se mit en marche.
En avant venaient plusieurs centaines d’hommes armés d’arquebuses et de hallebardes, le nez enfoncé dans leurs manteaux et portant des lanternes. A quinze pas derrière ceux-ci marchaient les crocheteurs avec leur fardeau sinistre, ces trois corps blancs et raides qui se balançaient au-dessus de la foule. Venaient ensuite l’exécuteur et ses valets, et à quinze pas encore en arrière, une seconde troupe des milices parisiennes, avec des lanternes qui faisaient briller dans le noir des rues l’acier des hallebardes et des arquebuses. Des postes gardaient tous les carrefours du Petit Châtelet à la Grève; le peuple, réveillé par le bruit, se mettait aux fenêtres ou descendait troublé, mais ne disait mot, effrayé ou désapprouvant. Et, devant l’hôtel de ville, l’exécuteur rependit les trois cadavres aux potences plantées à demeure sur la Grève, où ils restèrent suspendus deux jours.
Bien d’autres exécutions devaient suivre, le conseil des Seize avait dressé ses listes de suspects, où les noms étaient marqués d’un C, d’un D ou d’un P, ce qui signifiait: chassé, dagué, pendu. Heureusement, les chefs de la garnison étrangère, des troupes du roi d’Espagne alliées de la très sainte Ligue, s’opposèrent au massacre et Mayenne prévenu revint à Paris.
Il se hâta de prendre ses mesures pour empêcher cette révolution d’aller plus loin qu’il ne l’entendait. Rapidement, il cassa le conseil des Seize et enleva le gouvernement de la Bastille à ce misérable Bussy le Clerc, qui put se mettre à l’abri ou qu’on laissa échapper de Paris. Ensuite Mayenne envoya saisir chez eux quatre des plus enragés parmi les Seize, de ceux qui avaient trempé dans l’assassinat du président Brisson. Amenés au Louvre, ces hommes furent traités comme ils avaient traité Brisson et immédiatement pendus par le bourreau même qu’ils avaient forcé d’exécuter les trois conseillers; en outre un certain nombre de leurs complices, recherchés aussi, étaient dépêchés sans plus de cérémonie et quand tout fut fini, quand le bourreau eut cessé d’opérer, on le pendit lui-même à son tour.
Si la Ligue avait son Parlement, dont ces exécutions assuraient la docilité, le parti royaliste avait aussi le sien qui rendait arrêts et décrets opposés à ceux du Parlement de la Ligue. Chacun de ces Parlements faisait brûler par la main du bourreau les arrêts de l’autre. Ainsi fut-il fait à Paris au bas du perron de la cour du May pour certains actes des Parlementaires de Tours.
{120} Pendant le siège, quand les Parisiens affamés n’avaient pour se nourrir que les chaudières de mauvaise bouillie que l’ambassadeur d’Espagne mettait au coin des rues, que des herbes recueillies où il en pouvait pousser, ou bien le pain de madame de Montpensier fait de poussière d’os et de son, alors que les sermons, dit l’Estoile, étaient la seule chose qui fût à bon marché dans Paris, il y eut quelques émeutes de misère devant le palais. On y venait réclamer la paix et du pain.
L’une de ces émeutes occasionna un tumulte plus grave. Comme les milices du quartier cherchaient à dissoudre le rassemblement, le quartenier Le Gois qui les commandait, reçut une blessure mortelle. Aussitôt, comme on craignait que la sédition ne cachât une entreprise des royalistes, des forces arrivèrent, on ferma les portes du Palais et l’on saisit tous ceux que l’on trouva en armes, sur lesquels quelques-uns pour l’exemple furent pendus le lendemain.
Les États généraux, convoqués en 1593 par la Ligue ne se tinrent pas au Palais, mais dans une salle du Louvre. Le Parlement avait émis la prétention d’y paraître et d’opiner avec les trois ordres, mais sa prétention fut repoussée. Les Etats siégèrent pendant six mois, cherchant un roi au milieu de mille intrigues, de pourparlers et de négociations de toutes sortes. Ils étaient, pour en finir, sur le point de donner la couronne à l’un des princes lorrains, sous l’obligation pour celui-ci d’épouser une infante d’Espagne, ce qui donna lieu à un arrêt de protestation du Parlement, déclarant de nul effet et sans valeur toute élection de princesse ou prince étrangers.
Henri IV agissait et négociait aussi de son côté. Ayant retiré par son abjuration tout prétexte à l’opposition des catholiques, son triomphe définitif ne fut plus qu’une affaire de temps et l’an 1594 vit enfin le terme de cette longue et sanglante période des guerres religieuses.
Henri IV, maître de Paris, assis enfin sur ce trône qu’il avait mis quatre années à conquérir, ayant au jour de son triomphe proclamé une amnistie générale et {121} voyant venir à lui, gagnés, résignés ou achetés, les grands seigneurs de la Ligue, reçut la soumission de cette Université qui avait tant travaillé contre lui, et celle du Parlement qui maintenant révoquait, cassait, annulait tous les édits, tous les arrêts rendus pendant les mauvais jours pour la très sainte Ligue.
Le roi réorganisait ce corps désorganisé et amputé, il fit rentrer au vieux Palais de Paris les membres du Parlement royaliste de Tours, que les présidents et un grand nombre de conseillers de Paris allèrent recevoir à la porte Saint-Jacques.
Après tant d’années, Paris respirait enfin, tandis que le roi travaillait à l’achèvement de son œuvre, la pacification du reste du royaume et l’expulsion des Espagnols.
Peu de mois après l’entrée de Henri IV, le 27 décembre 1594, eut lieu l’attentat de Jean Chatel qui put approcher le roi au Louvre même, parmi la foule des gens de la cour, et le frappa d’un coup de couteau.
Jean Chatel était fils d’un marchand drapier de la Cité, dont la maison était située à l’angle des rues de la Vieille-Draperie et de la Barillerie, juste devant la porte du Palais, donnant sur la cour du May.
L’émotion fut considérable; les jésuites, chez qui l’assassin avait étudié, furent impliqués dans l’affaire ainsi que quelques vieux ligueurs endurcis. Par arrêt du Parlement, empressé de montrer son zèle, les jésuites furent expulsés; on pendit {122} l’un d’eux parce que, parmi ses papiers saisis, dans un ouvrage écrit par lui aux jours les plus furieux de la Ligue, il se trouva quelques maximes autorisant le régicide, et Chatel périt écartelé en Grève.
L’arrêt ordonnait en outre que la maison du père de Chatel serait rasée; sur son emplacement on érigea, en 1597, un monument expiatoire composé d’un soubassement carré supportant une pyramide flanquée de statues allégoriques aux quatre coins. Sur chaque face de redondantes inscriptions latines et françaises reproduisaient l’arrêt du Parlement et expliquaient longuement la raison de ce monument érigé par «le sénat et le peuple parisien, très dévoués à Sa Majesté, à l’extermination de la faction pestiférée d’Espagne, à l’heureuse conservation des jours du roi, à la punition du parricide...».
«Passant, étranger ou habitant de Paris, écoute-moi, sur le lieu où tu me vois élevée en forme de pyramide, fut la maison de Chatel, maison dont le Parlement, vengeur du crime, ordonna la démolition, etc..... Passant, retire-toi, je ne puis, pour l’honneur de notre ville, t’en apprendre davantage...»
«La pyramide dont le nom signifie pur feu décorait jadis les villes des nations antiques. Elle sert ici non de décoration, mais d’autel expiatoire du crime. Tout se purifie par l’eau ou par le feu, mais le Parlement a voulu élever cet insigne monument de sa piété en mémoire de la conservation de la vie du roi,... etc...»
Le monument ne demeura là que peu d’années; en 1605, dans un but d’apaisement, le roi le fit démolir et sa place resta vide.
Le Parlement eut à instruire en 1602 le procès en trahison du maréchal duc de Biron, vieux serviteur de Henri IV, compagnon de ses chevauchées aux temps difficiles, mais brouillon déterminé, orgueilleux et bouillant, qui se retournait par ambition personnelle contre le roi et avait lié partie avec le duc de Savoie et l’Espagne.
Arrêté à Fontainebleau, après avoir été presque supplié par le roi de tout avouer à l’ancien ami qui lui eût fait grâce comme il l’avait fait une fois déjà, le maréchal s’obstina par orgueil à ne rien dire. Envoyé à la Bastille, il comparut devant le Parlement toutes chambres assemblées, et fut convaincu de conspiration; les membres présents, au nombre de cent vingt-sept, prononcèrent à l’unanimité la peine de la décapitation, que le maréchal subit dans la cour de la Bastille le 31 juillet 1602.
En 1604, Henri IV, pressé par les besoins d’argent, établit l’hérédité des offices du Parlement et de la Chambre des Comptes, moyennant une taxe qu’on appela la Paulette, du nom du financier Paulet qui avait suggéré l’idée à Sully. Cette taxe payée annuellement donnait aux magistrats le droit de transmettre leurs charges à leurs héritiers pour en disposer à leur volonté.
Ce que Chatel avait manqué réussit avec un autre criminel, et le couteau de Ravaillac arrêta brusquement le règne réparateur de Henri IV, mettant à néant les grands projets du Béarnais. Ravaillac fut jugé par le Parlement.
Enfermé dans la grosse tour de Montgommery, il subit toutes les gehennes que put inventer l’imagination des juges, des bourreaux, et même des particuliers qui {123} dans l’horreur de son crime venaient proposer pour lui des tourments inconnus. Les criminels, détenus en même temps que lui à la Conciergerie, eux-mêmes, le voulaient déchirer quand il quitta sa prison pour s’en aller en Grève mourir dans les horreurs d’un supplice épouvantable. On voulait absolument lui trouver des complices, il jura jusqu’à la fin qu’il n’en n’avait point. Dans l’opinion des contemporains cependant, il en avait, il devait en avoir, c’était le cri public; d’étranges rumeurs couraient, et l’on disait que le Parlement avait tout fait pour ne point trouver ces complices, refusant de regarder assez haut pour cela.
A ce moment le Parlement ne siégeait pas au Palais en raison des préparatifs que l’on y faisait pour la réception de Marie de Médicis, qui venait d’être sacrée à Saint-Denis. Paris pavoisé, enguirlandé, avait arboré ses atours des journées joyeuses, quand l’événement terrible vint jeter sur tous ces préparatifs un voile de deuil. Sur tout le parcours habituel des entrées solennelles, de la rue Saint-Denis à Notre-Dame et au Palais, des arcs triomphaux, des décorations, des tribunes, des théâtres avaient été préparés.
Le Parlement avait été demander l’hospitalité aux Augustins, une partie de ses membres jugeait une affaire civile lorsque arriva la nouvelle de l’assassinat. Le président de Harlay quoique malade se fit, aussitôt informé, porter aux Augustins et presque en même temps arriva le duc d’Epernon, qui s’était trouvé dans le carrosse du roi si peu d’instants auparavant. Le duc pénétra dans la salle, laissant des soldats aux portes pour intimider le Parlement, et il imposa avec des menaces peu déguisées la nomination de Marie de Médicis comme Régente, pour le petit roi Louis XIII qui n’avait pas neuf ans. Ainsi moins de deux heures après que le roi eut été frappé rue de la Ferronnerie, tout était réglé, le Parlement rendait un arrêt proclamant Marie de Médicis «Régente de France, pour avoir l’administration des affaires pendant le bas âge du roi son fils, avec toute puissance et autorité».
Le lendemain, 15 mai, fut tenu dans la grande salle des Augustins un lit de justice destiné à solenniser l’établissement de la Régence. A dix heures du matin le petit roi monté sur une haquenée blanche, la reine dans son carrosse arrivèrent, suivis des princes, ducs et grands officiers de la couronne. Une délégation du Parlement les reçut dans la rue, gênée par la multitude du peuple, que la cour eut grand’peine à traverser.
Après les harangues et la déclaration officielle de la régence, le jeune roi s’en fut à Notre-Dame entouré de ses gentilshommes au milieu des flots de populaire, bien des gens criant: Vive le roi, les larmes aux yeux.
Le duc d’Epernon, figure du XVIe siècle, cet ancien mignon de Henri III devenu un puissant et orgueilleux seigneur menant train de prince, redouté et détesté, habile intrigant ayant avec un insolent bonheur trempé depuis la Ligue dans toutes les trames politiques, sans y laisser de son sang comme les autres, en tirant au contraire à chaque occasion quelque avantage personnel, quelque bonne seigneurie, quelque gouvernement à ajouter à tous ceux qu’il tenait déjà, eut au moment des états généraux de 1614 maille à partir avec le Parlement.
{125} Voici quelle fut l’occasion de la querelle: deux soldats du régiment des gardes s’étaient battus en duel sur le territoire de l’abbaye de Saint-Germain. L’un d’eux resta sur le carreau, l’autre arrêté aussitôt fut incarcéré dans la geôle abbatiale, tandis que le bailli de Saint-Germain commençait l’instruction de l’affaire. A cette nouvelle le duc d’Epernon, colonel général de l’infanterie française, courroucé de cette prétention des moines de maintenir leur droit de justice sur leur territoire pour une querelle de soldats, envoya sur l’heure réclamer le prisonnier et le cadavre du garde tué. Le bailli de Saint-Germain refusa de les rendre. Sans balancer, d’Epernon fit marcher deux compagnies du régiment des gardes, qui brisèrent les portes de la prison de l’abbaye et enlevèrent le soldat prisonnier.
Le Parlement saisi d’une plainte du bailli cita aussitôt à sa barre d’Epernon en personne pour répondre de cet attentat au droit de justice de l’abbaye.
D’Epernon ne déclina pas la citation. Au jour dit, le 19 novembre, il arriva au Palais furieux et arrogant, à la tête de cinq ou six cents de ses gentilshommes bottés et armés, la mine aussi menaçante que le duc lui-même. Ce fut un envahissement du Palais, on crut un instant que d’Epernon allait tout y massacrer.
Le Parlement devant l’attitude des survenants leva la séance en protestant contre cette nouvelle violence. Comme les juges un peu effarés quittaient en hâte le Palais, les compagnons du duc de plus en plus arrogants ajoutèrent l’insulte à la violence; ils obligèrent les magistrats à défiler au milieu de leurs groupes serrés, et s’amusèrent, avec des sarcasmes et des menaces, à les presser et bousculer, déchirant les robes avec leurs éperons et faisant choir quelques-uns de ces vieux parlementaires les uns par-dessus les autres.
Cette insulte faite à la justice en son prétoire eut un retentissement énorme et le Parlement refusa de reprendre ses séances avant d’avoir obtenu une réparation éclatante.
La régente se trouvait fort embarrassée entre le Parlement dont elle avait {126} besoin et le duc qu’elle était obligée de ménager, aussi chercha-t-elle un moyen d’arranger l’affaire. Une lettre royale ordonna au Parlement de surseoir à l’information contre le duc d’Epernon, et à d’Epernon de présenter ses excuses au Parlement pour le malentendu regrettable.
Huit jours après son algarade, le duc d’Epernon retourna donc au Palais aussi bien accompagné que la première fois. Il prononça son amende honorable avec une ironie de Gascon presque insolente encore. «Messieurs, dit-il pour tout discours, je vous prie d’excuser un pauvre capitaine d’infanterie qui s’est plus appliqué à bien faire qu’à bien dire!» Et sur ce le Parlement dut se déclarer satisfait.
D’ailleurs les affaires se gâtaient et l’édifice royal rebâti par Henri IV allait se lézardant chaque jour sous les coups de sape des grands seigneurs qui se disputaient la régente et la régence, mettaient le trésor à sac, et rallumaient les vieilles guerres civiles éteintes avec tant de peine vingt ans auparavant.
La France, pendant cette régence tiraillée entre les prétentions des grands seigneurs et les intrigues des divers favoris de la régente ou du jeune roi, prenait tout doucement le chemin de retourner à l’anarchie d’où le Béarnais l’avait tirée avec si grande peine. Le duc d’Epernon, le prince de Condé, le maréchal d’Ancre, Luynes s’arrachaient successivement le pouvoir.
A la suite du coup de théâtre de l’assassinat de Concini, la Chambre criminelle du Parlement eut à juger sa veuve Léonora Galigaï, la favorite de Marie de Médicis, cruellement poursuivie par les ennemis de son mari, traitée en criminelle, condamnée comme sorcière, sur des imputations ridicules, à être décapitée puis brûlée en place de Grève.
Une terrible catastrophe allait frapper le Palais. Dans la nuit du 5 au 6 mars 1618 éclata l’incendie qui détruisit la fameuse Grande salle du Palais et faillit entraîner la perte du vieux Palais tout entier.
Le feu prit vers trois heures du matin à la Grande salle, voûtée comme on sait en carène de navire, de magnifiques lambris de chêne peints, dorés et vernis; de l’autre côté de la rivière une sentinelle du Louvre aperçut la flamme et donna l’alarme. En peu d’instants toute cette charpente bien sèche flamba comme un bûcher, les flammes sortirent par toutes les ouvertures; poutres et solives embrasées tombèrent sur les boutiques des marchands et les bancs des procureurs.
Dans tout le Palais, depuis longtemps, ces marchands s’étaient introduits, garnissant les galeries, les passages, les cours de leurs échoppes et boutiques, amenant avec eux la foule empressée. Les clients en quête de tous les colifichets de la mode ou des livres nouveaux, les flâneurs venus aux nouvelles, se mêlaient partout dans ce Palais bruyant et grouillant de vie, aux gens de justice et aux plaideurs.
La catastrophe provint-elle d’une imprudence d’un de ces marchands, ayant laissé du feu dans sa boutique, l’incendie fut-il allumé criminellement, on ne sait. On parla d’une boule de feu, d’un bolide aperçu au-dessus de Paris et tombé sur la Grande salle, mais on se raconta aussi tout bas que l’incendie du Palais était {127} l’œuvre de gens intéressés à faire disparaître les pièces du procès de Ravaillac, les preuves cachées de la complicité de hauts et puissants seigneurs—on accusait d’Epernon et la reine elle-même—preuves qui dormaient depuis huit ans dans le greffe, mais qui pourraient sortir un jour et apporter une terrible lumière sur les trames et complots ayant abouti à l’assassinat du grand Henry.
Cependant les marchands étaient accourus et tentaient de sauver leurs marchandises sous la pluie de feu qui tombait des voûtes. Le prévôt Defunctis organisait les secours avec ses archers, deux mille travailleurs puisaient à la rivière et apportaient l’eau dans des seaux, des chaudrons et tous les récipients possibles. Faibles moyens! L’embrasement devenait général, favorisé par le vent qui soufflait les flammes dans les galeries, les faisait s’engouffrer dans les couloirs avec un grondement de volcan et gagner par l’intérieur ou par les toits la partie du Palais donnant sur la rivière.
Bientôt les greffes furent atteints, tous les registres, tous les sacs de procédure brûlèrent sauf quelques-uns sauvés à grand’peine. Le comble de la Grande chambre flamba, le vent du sud porta des ardoises jusqu’à l’église Saint-Eustache. Quand le comble s’effondra il y eut comme une éruption de brandons et de flammèches qui s’en allèrent mettre le feu au clocheton de la Tour de l’Horloge, mais on put heureusement préserver cette tour en démolissant sa couverture.
Dans une sorte de canal bordé de fumier très épais, l’eau puisée à la Seine était envoyée jusque dans la cour du Palais, transformée bientôt en un lac, ce qui permit d’inonder plus facilement les locaux menacés par les flammes. L’immense brasier de la Grande salle élevait à une telle hauteur les tourbillons flamboyants que les villageois des environs apportant leurs denrées aux Halles, surpris par cette aube inattendue, pensaient que le soleil «s’était levé plus tôt que de coutume».
La Grande chambre elle-même put être sauvée ainsi que la galerie aux Merciers, mais pour la Grande salle le désastre était complet, irréparable, les piliers brisés, calcinés, s’écaillaient et s’écroulaient, les statues des rois qui décoraient ce majestueux double vaisseau gisaient dans les décombres, en débris informes rongés par le feu. Enfin la grande table de marbre si fameuse dans les annales du Palais, siège de la juridiction des maréchaux de France, de l’amirauté, de la maîtrise des eaux et forêts, la table des grands festins royaux était détruite, brisée, émiettée parmi les tas de pierres calcinées. Les flammes étaient arrivées jusqu’à la Conciergerie, une tourelle brûlait, une fumée noire sortait du greffe envahissant tout; les prisonniers effrayés, craignant d’être brûlés vifs dans leurs cachots, poussaient des clameurs violentes et tentaient de briser leurs portes; on voulut devant le péril imminent les transférer au Châtelet, quelques-uns profitèrent de l’occasion et, dans le tumulte de ce transfèrement, réussirent à se perdre dans la foule.
Le lendemain fut publié à son de trompe et lu au prône des paroisses, un arrêt du Parlement concernant les liasses de papiers, les sacs de procédure, les registres ou autres pièces sauvés du feu, transportés çà et là ou restés entre les {128} mains des sauveteurs; l’arrêt ordonnait expressément de tout remettre au greffier de la cour et défendait aux épiciers, merciers ou apothicaires d’acheter aucun papier sous peine de punition et amende.
Un quatrain du poète Théophile courut la ville au lendemain de ce malheureux incendie de l’illustre et à jamais regrettable Grande salle:
Les épices c’étaient les cadeaux de confitures, vins fins ou épiceries, offerts aux juges par les plaideurs selon la vieille coutume. Après Charles VII les épices furent converties en bel et bon argent mais le nom resta; ces épices étaient parfois bien considérables dans les causes importantes, et nonobstant la vieille et générale réputation d’intégrité des magistrats du Parlement, on les accusait de peser parfois sur la conscience de certains d’entre eux. Elles pesaient dans tous les cas sur le cœur des plaideurs et donnaient lieu à mille quolibets contre les gens du Palais.
Dès que les ruines de la Grande salle eurent été déblayées, l’architecte {129} Jacques de Brosse fut chargé de sa reconstruction. C’était l’architecte du portail de Saint-Gervais, ce placage d’ordres antiques superposés, alors tant admiré et qui influença désastreusement l’architecture des deux derniers siècles. A la même époque de Brosse construisait aussi le Palais du Luxembourg pour Marie de Médicis.
La nouvelle Grande salle fut reconstruite sur les substructions et dans les dispositions de l’ancienne, en deux nefs partagées par une rangée de fort piliers carrés à pilastres, réunis par un entablement. A la place des voûtes de bois Jacques de Brosse établit deux berceaux de pierre en plein cintre comme toutes les arcades.
Aux deux pignons plus de beaux fenestrages découpés, mais de grands demi-cercles tout nus. Hélas! le temps n’est plus des belles architectures gothiques si splendidement ouvragées, des lignes grasses et pleines, puissantes et légères, des aspects grandioses et gracieux à la fois, enrichis de mille détails d’une si exubérante fantaisie, architectures chaudes et vivantes, que vont remplacer, dès que les premiers artistes de la Renaissance encore imbus des traditions du vieil art français auront disparu, les imitations froides de l’antique, les glaciales bâtisses classiques. On fait encore du grandiose ici, à la Grande salle du Palais de Justice, mais du grandiose sévère et bien lourd.
Droits et privilèges du royaume de la Basoche.—Montres générales de la Basoche au pré aux Clercs.—Expédition des basochiens en Guyenne sous Henri II.—La plantation du mai.—Les jeux dramatiques sur la Table de Marbre.—La basoche du Châtelet.—Le plaidoyer de la Cause grasse.—Le haut et souverain empire de Galilée.—Les échoppes autour du Palais et dans le Palais.—Boutiques et marchands.—Les libraires de la Grande salle.—Le perron de la Sainte-Chapelle.—La galerie marchande.—Procureurs et clercs.—La vieille magistrature.
Ce noble palais du moyen âge va se modifier profondément à partir de l’incendie de la Grande salle, et continuer, dans le cours des siècles suivants, à dépouiller l’un après l’autre les traits essentiels de sa vieille physionomie gothique,—nombre de ses plus belles parties vont tomber peu à peu, en même temps que disparaîtront les antiques coutumes de ses habitants. Il convient, avant d’en arriver au Palais moderne, de parler un peu de ces us et coutumes du vieux Palais des rois devenu le palais de Dame Thémis.
Lorsque s’établit régulièrement, sous {131} Philippe le Bel, le Parlement de Paris, cohabitant pour quelque temps au Palais avec les rois, les clercs de ce Parlement, les nombreux scribes employés dans les greffes des diverses chambres, se constituèrent en communauté, officiellement reconnue en l’an 1302, suivant la tradition, par Philippe le Bel. La corporation, pourvue de nombreux privilèges, prit la qualification de Royaume de la Basoche et son chef le titre de Roi.
Ces rois de la Basoche avaient constitué l’administration de leur royaume à l’imitation de l’administration des rois de France, leurs voisins dans le Palais. Ils avaient, comme leurs voisins, chancelier et vice-chancelier, maître des requêtes, grand aumônier, procureur général, sans compter les greffiers et les huissiers. Leur tribunal, connaissant souverainement de tous les différents litiges entre les clercs et de toutes les actions contre eux intentées, tenait, deux fois par semaine, ses assises dans la Grande Chambre. La Basoche de Paris était suzeraine des basoches de province, et dans les grandes villes, les prévôts ou princes de la Basoche devaient foi et hommage au roi de la Basoche du Palais de Paris, absolument comme les possesseurs des grands fiefs au roi de France.
Et même, suivant la tradition, le roi de la Basoche battait monnaie comme un monarque sérieux, une monnaie particulière qui n’avait cours que parmi les clercs ou chez les marchands leurs fournisseurs, c’est-à-dire qui ne devait être qu’une médaille représentative à échanger en vraies espèces sonnantes.
Le royaume possédait naturellement des armoiries, trois écritoires d’or sur champ d’azur, écusson parlant, ayant pour supports deux figures de femmes nues, et fièrement surmonté d’un heaume. Pour alimenter ses finances, la Basoche tirait quelques bribes des amendes prononcées par les chambres du Parlement et percevait des contributions de bienvenue sur les béjaunes, les nouveaux clercs entrant au Palais.
Toujours comme un véritable monarque, le roi de la Basoche, à certains jours, convoquait ses sujets en armes pour une revue ou montre générale. C’était à la fois une revue, une cavalcade un peu carnavalesque, et une fête à divertissements variés. Elle avait lieu généralement à la fin de juin de chaque année, mais les préparatifs occupaient les clercs longtemps auparavant. Primitivement les Basochiens, organisés par compagnies de cent hommes qui nommaient leurs capitaines, lieutenants et porte-enseignes, se contentaient d’aller aux montres dans leurs costumes ordinaires plus ou moins militarisés. Plus tard, quand la montre prit surtout le caractère d’une cavalcade joyeuse, les basochiens adoptèrent des costumes différents par chaque compagnie, tous aux couleurs de la corporation, bleu et jaune, plus la couleur du capitaine de la compagnie. Grosse affaire alors pour les officiers, de choisir le titre de la compagnie et l’accoutrement que leurs hommes devaient revêtir sous peine d’une forte amende.
Le jour venu, tous les basochiens s’assemblaient en un lieu désigné, proche du Palais, et se rangeaient sous la bannière de leurs compagnies, les uns à cheval, les autres à pied. Au bruit des tambours et buccines, des fifres et hautbois, les cohortes basochiennes s’ébranlaient et marchaient sur le Palais où elles faisaient {132} leur entrée par la cour du Mai, défilant devant le roi de la Basoche et ses suppôts.
Après quelques aubades de politesse au président de la Grand’Chambre, au procureur général du Parlement, les basochiens à travers les flots de peuple accourus pour la fête se dirigeaient vers le pré aux Clercs, le roi marchant en tête en grand costume, suivi des hauts dignitaires de sa cour et de l’étendard aux trois écritoires sur champ d’azur. «Oh! dit Mercier qui vit les derniers jours de la Basoche, expirant en 89 avec le Parlement et bien d’autres choses, oh! quel fleuve dévorant, semblable aux noires eaux du Styx, sort de ces armes parlantes pour tout brûler et consumer sur son passage!» Oui, quel fleuve d’encre est sorti de ces écritoires, depuis des siècles, fleuve jamais tari et qui coulera toujours. Quand l’institution se fut bien développée on pouvait, à ces revues de la Basoche, compter de six à huit mille hommes sur lesquels sept ou huit cents à cheval.
Et il faut dire pour expliquer ce chiffre qu’aux montres générales prenaient part les clercs de la Basoche du Châtelet. Cette petite confrérie constituée sur le modèle de la grande, ayant ses solennités et ses montres particulières, était comme la vassale du royaume de la Basoche du Palais, mais n’entretenait pas toujours de bons rapports avec celle-ci. Jalousie de métiers, jalousie de privilèges, donnant lieu parfois à des procès ou à des collisions violentes. Malgré cette rivalité et cette hostilité, la Basoche du Châtelet figurait aux montres générales et peut-être aussi les milices de l’empire de Galilée dont nous aurons à parler également.
Au XVIe siècle ces montres générales, grand sujet d’esbaudissement parmi les Parisiens, étaient devenues un spectacle si curieux, que par deux fois en 1528 et en 1540, François Ier s’en offrit le divertissement. A la montre de 1528, l’un des capitaines de la Basoche avait composé sa compagnie de femmes et de jeunes clercs habillés en femmes; cette compagnie carnavalesque marchant avec les autres obtint un succès considérable, mais l’official de Paris se scandalisa de cette fantaisie et poursuivit le capitaine. Le roi de la Basoche intervint alors au nom de ses privilèges et prérogatives, et non seulement déchargea le capitaine de ces poursuites, mais encore il fit comparaître devant son tribunal particulier un clerc qui avait contrevenu à l’ordre de son capitaine et refusé de prendre le costume féminin pour marcher avec sa compagnie, et le clerc fut condamné à faire amende honorable sans préjudice de la peine pécuniaire.
Au pré aux Clercs, le jour de la montre, on avait représentation d’un mystère, d’une farce ou d’une sottie, pièce satirique se rapportant souvent à quelque aventure du Palais, puis les Basochiens achevaient joyeusement la fête par des danses.
Il arriva une fois que cette armée pour rire se transforma en armée sérieuse, et s’en alla guerroyer pour de bon, autrement que sur le papier timbré des plaideurs, et fort loin du Palais.
En 1548, la première année du règne de Henri II, une sédition terrible éclata en Guyenne et Angoumois, causée par une augmentation abusive des gabelles; le peuple déchaîné massacra le lieutenant du roi à Bordeaux et jeta les receveurs des gabelles dans la Charente à Angoulême. Une expédition partit pour punir les {133} malheureux révoltés contre les exactions du fisc. A cette occasion le roi de la Basoche offrit au roi de France un corps de six mille basochiens, lesquels prirent part à la campagne de représailles dirigée par le connétable de Montmorency et François de Guise. En récompense des bons services de l’armée de la Basoche dans cette {134} campagne, Henri II leur accorda la pleine propriété du pré aux Clercs, que cependant les Basochiens ne paraissent pas avoir voulu enlever aux Ecoliers; d’ailleurs écoles et basoche vivaient en parfaite intelligence, et depuis longtemps les écoliers laissaient les clercs s’établir, pour les fêtes de la montre générale, dans ce pré si jalousement défendu contre les empiètements des moines de Saint-Germain des Prés.
Le roi à cette donation ajoutait certains avantages pécuniaires, parties d’amendes ou autres, la permission officielle d’installer les échafauds pour leurs jeux dramatiques sur la table de marbre de la Grande salle, ce qui se faisait déjà depuis longtemps, et enfin le droit d’aller couper chaque année dans la forêt de Bondy, trois chênes dont l’un devait être planté le 1er mai dans la grande cour du Palais au bas du perron, et les deux autres vendus au profit de la corporation.
La réception et la plantation du May se faisaient en grande cérémonie. Préalablement la musique de la Basoche, ses timbaliers, hautbois et trompettes, avec le chancelier et quelques fonctionnaires, donnaient quelques aubades aux autorités du Palais, aux présidents, aux procureurs et avocats généraux, aux officiers des eaux et forêts. Ces aubades qui revenaient assez souvent à certaines dates et pour nombre de cérémonies, étaient quelquefois des sérénades, puisqu’un arrêt du Parlement du 31 décembre 1562 sanctionnait le droit des basochiens «à passer et repasser par les rues, soit de nuit soit de jour, avec flambeaux et torches pour les aubades».
Le dimanche fixé pour le voyage à la forêt de Bondy, les officiers de la Basoche en grand costume, partaient à cheval, avec de nombreux clercs. A l’entrée de la forêt ils étaient reçus avec un grave cérémonial par les officiers des eaux et forêts à cheval aussi; les basochiens haranguaient, puis les deux troupes déjeunaient gaîment ensemble. A l’issue du déjeuner les officiers des eaux et forêts s’enfonçaient dans le bois jusqu’à un endroit convenu; les basochiens se mettaient en marche peu après, envoyant en avant un huissier en guise de héraut d’armes prévenir de leur approche. Alors réception nouvelle, cérémonie, fanfares de trompettes et nouvelles harangues, après lesquelles on choisissait et on marquait les arbres que devait venir enlever le charpentier de la Basoche.
La plantation de ce May au bas du perron de la grande cour se faisait le dimanche suivant avec autant de cérémonie, devant toute la Basoche assemblée, au bruit des musiques et des joyeuses acclamations. Le vieux May était abattu, on élevait l’autre tout enguirlandé, enrubanné de bleu et de jaune et garni d’écussons aux armes de la Basoche, et pour achever la fête s’ensuivaient bien entendu des jeux dramatiques et des danses.
Pendant longtemps, à ces grands jours, soit en plein air, au pré aux Clercs, soit dans la cour du May, soit sur la table de marbre, les basochiens représentèrent leurs mystères ou leurs moralités comiques. Ils montraient dans ces spectacles un penchant déterminé à la satire, et ne se gênaient pas pour se permettre des allusions à des événements politiques, ce que faisaient d’ailleurs les confrères {135} de la Passion à la Trinité, et les Enfants sans Souci aux Halles; ils osaient parfois mettre à la scène de grands personnages et des membres du Parlement eux-mêmes.
Dulaure rapporte plusieurs arrêts du Parlement qui nous montrent la lutte ouverte de longue date pour cause de licences dramatiques, entre les gens du Palais et les audacieux basochiens leurs subordonnés. En 1476, le Parlement, par un arrêt du 15 mai, supprima tout simplement les jeux dramatiques au Palais ou au Châtelet, défendit de jouer publiquement «farces, sotties, moralités sous peine de bannissement et de confiscation des biens des contrevenants».
Le Parlement ne voulait plus en entendre parler, il défendit même qu’à l’avenir on vînt lui demander permission de jouer ces farces. Les basochiens se disposaient pourtant à braver la prohibition, car un second arrêt le 19 juillet 1477 vint à la rescousse, et défendit aux clercs et notamment «à Jean l’Eveillé se disant roi de la Basoche» de jouer sous peine d’être battus de verges par les carrefours de Paris et ensuite bannis du royaume.
Cette fois les basochiens se le tinrent pour dit et rentrèrent leur verve comique, pour quelques années du moins, car on les voit s’y remettre bientôt et jouer le 1er mai 1486 une farce satirique où quelques flèches tombaient sur les choses et les gens de la cour. Charles VIII se fâcha et fit mettre au Châtelet cinq basochiens acteurs ou auteurs, les nommés Baude, Regnaut, Savin, Duluc et Dupuis. Ces basochiens furent transférés ensuite à la Conciergerie, puis réclamés comme ses justiciables par l’évêque de Paris. On jugea la punition suffisante par cet emprisonnement et on les relâcha.
Après une nouvelle interruption, les jeux de la Table de Marbre reprirent sous Louis XII en toute liberté. Le roi laissait se développer librement le penchant du théâtre à la satire, et les basochiens, se sentant la bride sur le cou, comme aussi les confrères de la Passion, ne retenaient point leur verve et se donnaient toutes les licences. Le roi laissait faire avec bonhomie et leur permettait de s’attaquer aux grands personnages et aux choses de la cour, pourvu que l’on ne touchât point à la reine Anne de Bretagne.
A la mort de Louis XII on s’empressa de rogner un peu ces libertés laissées au théâtre, et le Parlement fit défense aux basochiens et aux écoliers des collèges de «jouer farces ou comédies dans lesquelles il serait fait mention de princes et princesses de la cour».
Il paraît ensuite par un arrêt ultérieur, que les basochiens pour obtenir la permission de continuer leurs divertissements, durent s’astreindre à soumettre leurs pièces au Parlement avant de les jouer. Cet arrêt du 23 janvier 1538 établit nettement cette censure, il dit que les basochiens pourront jouer leurs pièces à la Table de Marbre «ainsi qu’il est accoutumé, en observant d’en retrancher les choses rayées». D’autres arrêts revinrent plusieurs fois sur cette obligation à laquelle la Basoche essayait toujours de se soustraire.
En janvier 1552, une de ses pièces ayant été interdite par le procureur général du Parlement, la Basoche, qui avait fait de grands frais pour la monter, protesta {136} contre la défense et ouvrit une instance devant le Parlement, qui maintint la défense mais accorda aux basochiens une indemnité de 80 livres.
Ces représentations de la Table de Marbre si chères à toute la population de clercs et de scribes du Palais qu’elles mettaient en liesse, sujet d’ennui parfois pour les graves magistrats, n’étaient point un spectacle fermé ni gratuit. Un public payant remplissait ces jours-là l’immense salle et l’argent récolté servait à solder les frais des représentations, y compris ceux d’un festin qui suivait pour les acteurs et les dignitaires de la Basoche. Le reste s’en allait à la caisse basochiale.
La Basoche au temps de la Ligue se brouilla, elle aussi, avec Henri III. Sans doute elle risqua quelques attaques contre ce roi attaqué, satirisé, vilipendé par tous en sa bonne ville de Paris, par les satiristes, par les bourgeois, par le populaire, par les prédicateurs surtout, la chaire prenant avec lui plus de licence que n’en aurait pu prendre le théâtre le plus libre.
Les représentations de la Grande salle cessèrent; d’ailleurs à côté de ce qui se disait en chaire sur Henri et son gouvernement, ou de ce qui s’imprimait contre lui, les satires théâtrales de la Basoche eussent paru bien pâles. Dans ces temps d’effervescence et de passions violentes recourant très vite aux épées et aux arquebuses, les représentations eussent facilement fait naître des bagarres et des tueries.
Le roi de France par un simple édit supprima son confrère le roi de la Basoche; cela passa plus facilement que plus tard la suppression du duc de Guise. A partir de ce temps le royaume de la Basoche subsista, mais sans monarque, comme une sorte de république gouvernée par un simple chancelier.
La décadence commençait, la montre générale fut supprimée également. Seule la Basoche du Châtelet conserva la coutume de la cavalcade corporative de la montre, qu’elle continua à faire à cheval et en grands costumes jusqu’à la Révolution.
L’institution de la Basoche du Palais, attaquée à la tête, voyait ainsi se perdre {137} tous ses us et coutumes. Il n’y avait plus lieu de reprendre les vieux divertissements dramatiques, le théâtre régulier était né alors, avec les comédiens de métier remplaçant les anciens confrères de la Passion, à l’hôtel de Bourgogne et ailleurs.
Des anciennes traditions de la Basoche il ne restait plus, à l’entrée du XVIIe siècle, que la plantation du May et le plaidoyer de la cause grasse. Ce plaidoyer hérita de la faveur générale, et ce fut là seulement désormais que la verve des enfants de la chicane, leur penchant aux joyeusetés satiriques purent se donner carrière. Ce fut la soupape de sûreté laissée par les graves parlementaires à la gaieté de la population jeune et remuante du Palais.
Tous les ans, le jeudi de la semaine de carnaval, le jour de Carême-prenant, se plaidait solennellement au Palais, avec tout l’appareil des tribunaux réels, devant des basochiens enrobés faisant fonctions de magistrats, ce qu’on appelait la cause grasse, c’est-à-dire une cause scandaleuse, une affaire burlesque réservée dans l’année pour la circonstance, ou bien, lorsque manquait la cause suffisamment grivoise, une affaire fictive, imaginée à propos de quelque événement, de quelque aventure galante, et qui mettait sur la sellette sous des noms supposés, {138} très clairs pour le monde du Palais, des personnages réels, parfois même des gens de justice, des gens du Châtelet surtout, sur lesquels on aimait à dauber.
«Le sujet de la cause solennelle ou cause grasse, dit M. Victor Fournel dans son étude sur la basoche, était choisi de longue date, ainsi que les jeunes clercs ou aspirants avocats à la langue bien pendue, juges, demandeurs et défendeurs, qui devaient faire assaut de joyeusetés dans leurs réquisitoires et plaidoiries, au milieu des éclats de rire de l’assistance, de la gaîté malicieuse et narquoise soulevée par tous les traits piquants décochés à des personnalités connues de tous, joyeuse humeur que portait au comble à la fin le jugement prononcé par la cour basochiale, avec un air de gravité comique à dérider le vieux juge le plus renfrogné, arrêt assaisonné de tous les attendus et tous les considérants burlesques possibles.»
Supprimée à certaines époques en raison de sa trop forte gauloiserie, rétablie ensuite sur les réclamations des clercs qui promettaient de montrer plus de retenue, mais retombaient bien vite dans la grivoiserie dévergondée, le plaidoyer de la Cause grasse fit jusqu’au XVIIIe siècle retentir des éclats d’une gaîté souvent trop épicée les voûtes graves du Palais. Le XVIIIe siècle licencieux s’offusqua des licences de la Basoche et abolit définitivement la Cause grasse.
Des anciens usages de la Basoche vieillie, dépouillée de ses antiques privilèges, il ne subsista que la plantation du May. Puis le pauvre arbre, dont la verdure enrubannée égayait la vieille cour, au bas du perron fameux par tant de scènes dramatiques, disparut à son tour, peu avant la Révolution. En 1772, à la démolition du Perron, de la galerie aux Merciers et du trésor des Chartes, il était encore là. Sans doute, il ne cadrait plus avec le pédantisme classique des nouvelles constructions, car on abolit le May, gracieux et naïf symbole des antiques coutumes en train de disparaître.
De nouveau la Révolution allait donner des spectacles tragiques à la cour du Palais; si le May avait vécu quelques années de plus, il aurait pu voir, pendant des mois, les condamnés du tribunal révolutionnaire sortir par une porte basse à droite du perron, et monter juste à son pied dans les charrettes fatales.
Au commencement de la Révolution, la Basoche en fermentation forma un bataillon particulier de la garde nationale, à l’uniforme rouge avec épaulettes et boutons d’argent; mais à la suppression des corporations ce corps particulier dut disparaître et ses hommes furent versés dans d’autres bataillons parisiens.
Aux siècles du moyen âge, dans le Palais même, à côté du royaume de la Basoche, florissait un autre État, l’Empire de Galilée, nom arboré par la communauté des clercs de la Chambre des comptes, fondée probablement vers la même époque que celle des clercs du Palais.
Le haut et souverain Empire de Galilée tirait son nom d’une petite rue tournant dans l’enclos du Palais, à côté des rues de Nazareth et de Jérusalem. Ces appellations bibliques n’avaient pas pour origine un ghetto, comme certains l’ont pensé, elles étaient un souvenir des croisades, et venaient de bâtiments construits ici par saint Louis pour loger des pèlerins de Terre Sainte.
{139} Sous Henri II, pour réunir à la cour des comptes quelques bâtiments annexes, on édifia au-dessus de la rue la jolie arcade de Nazareth, pavillon de style Renaissance décoré d’élégantes sculptures, de consoles à mascarons et de figures de Jean Goujon. Après la disparition de la cour des comptes, l’arc de Nazareth fut une des entrées de la préfecture de police; à la démolition de la préfecture et de tout ce qu’elle recélait encore de vieux débris du Palais, l’arc fut transporté à l’hôtel Carnavalet où il est maintenant réédifié dans le Jardin.
L’empereur de Galilée possédait des attributions semblables à celles du roi de la Basoche, il était le chef de la corporation, le juge souverain avec ses suppôts, de toutes les affaires de la communauté. L’empire de Galilée, de même que le royaume de la Basoche, avait ses solennités et ses grands jours. La veille et le jour des Rois, les sujets de l’empire de Galilée s’organisaient en bandes bruyantes et se mettaient en marche, derrière leur souverain entouré de sa cour et de ses gardes, drapeaux flottants, musiques en tête, pour s’en aller porter le gâteau des Rois chez tous les membres de la cour des comptes, régalant les assistants de danses morisques, de divertissements divers et d’aubades.
L’empereur de Galilée tomba du même coup qui supprima le roi de la Basoche sous Henri III, et fut remplacé lui aussi par un simple chancelier. L’empire survécut et parvint, caduc et déchu, dépouillé de ses privilèges, jusqu’à la Révolution qui lui porta le dernier coup.
Au temps de Louis XIII, quand Salomon de Brosse a terminé la reconstruction de la Grande salle détruite par le grand incendie de 1618, le Palais a pris une nouvelle physionomie qu’il va garder pendant cent cinquante ans, jusqu’aux grands changements de la fin du dernier siècle, préludes des transformations et reconstructions de notre temps.
Il n’a plus l’aspect purement féodal de sa grande époque, c’est un assemblage pittoresque d’édifices et de bâtiments de toutes sortes, enchevêtrés les uns dans les autres, juxtaposés et superposés. L’ensemble est confus; la pointe ouest de l’île de la cité, le château de proue du vaisseau de Lutèce, n’a plus ses grandes et nobles lignes d’autrefois, mais l’entassement de tous ces bâtiments qui sont venus peu à peu s’accoler aux grosses tours, s’accrocher en parasites aux belles architectures, prendre possession de tous les recoins libres, constitue au vieux Palais une physionomie grouillante et compliquée tout à fait curieuse.
A l’extrême pointe, l’ancien jardin du roi a disparu, et aussi la maison des Etuves, vers 1605, au moment de l’achèvement du Pont-Neuf et de la création de la place Dauphine, triangle de maisons symétriques en pierre et briques. De l’autre côté du Palais, tout le long de la rue de la Barillerie qui va du Pont au Change et de Saint-Barthélemy au pont Saint-Michel, l’ancienne enceinte fortifiée du Palais a été coupée par endroits ou chargée de maisons, montrant une ligne irrégulière de pignons serrés, au milieu desquels s’ouvrent les deux portes du Palais. La plus importante, flanquée de deux tours, au débouché de la rue de la {140} Calandre, donne au pied de la Sainte Chapelle, devant la Chambre des Comptes; l’autre, décorée de deux tourelles en encorbellement, s’ouvre sur la cour du May, en face de la rue de la Vieille-Draperie.
Un reste de rempart crénelé réunit les tours de la grande porte au pignon de la petite chapelle Saint-Michel; de l’autre côté, vers le Pont au Change, des bâtiments divers se pressent sous le double pignon de la Grande salle, avec des tourelles de différentes formes, des toits de toutes tailles, dominés par la haute tour de l’Horloge. De plus, en avant de tout cela, une ligne cahotante d’échoppes, de petites bicoques parasites s’accroche au rez-de-chaussée des maisons, des poternes du palais, des remparts et des tours. Ces échoppes ne s’arrêtent pas à la tour de l’Horloge, elles tournent sur le quai des Morfondus nouvellement achevé.
Jusqu’en 1580, une berge irrégulière, un talus herbeux plus ou moins haut, avait bordé la Seine sous les tours du Palais; on commença sous Henri III les travaux du quai en même temps que l’on travaillait au Pont-Neuf, mais ils ne furent terminés qu’en 1611. Ce quai de l’Horloge, exposé au nord, balayé par les brises de l’hiver, fut gratifié du surnom expressif de quai des Morfondus, par les gens qui le traversaient en soufflant sur leurs doigts ou en s’enveloppant jusqu’au nez dans leurs manteaux. Plus tard, en raison des commerçants, lunettiers, ou {141} opticiens, qui occupaient les boutiques vers le Pont-Neuf, on l’appela aussi quai des Lunettes.
De la tour de l’Horloge à la Conciergerie et à la Tournelle le bas des vieux murs du Palais disparaît de même sous les constructions parasites; les tours de la Conciergerie et la tour Bonbec en sont ceinturées jusqu’à mi-corps. Au-dessous se poursuit la ligne d’échoppes, de petites boutiques largement ouvertes pour des étalages que protègent les larges auvents.
Pénétrons maintenant dans la grande cour du Palais, que la Sainte-Chapelle {142} subdivise en deux parties: cour du May et cour de la Sainte-Chapelle. Sur le revers de l’enceinte du Palais, bordant la rue de la Barillerie, on voit l’autre face de la longue ligne de maisons coupées de tours et de tourelles, plus pittoresques encore de ce côté que de l’autre, et garnies de même des petites échoppes collées et tassées au bas des pignons. En face, au pied du grand perron, les petites boutiquettes se pressent et montent sur les côtés du degré; elles sont plus serrées encore sous le Trésor des Chartes dont elles cachent la base, elles tournent autour de la Sainte-Chapelle, incrustées entre les piliers.
Le côté méridional de la Sainte-Chapelle est longé par le grand degré couvert montant à la chapelle supérieure, ou escalier de Louis XII, ruiné par la chute de la flèche incendiée avec le comble en 1630. On s’est contenté de refaire assez grossièrement les voûtes effondrées de cet escalier; à l’entrée du degré les débris tronqués des anciens piliers de Louis XII semés de fleurs de lis sculptées, donnent encore une idée de la beauté de l’œuvre détruite. Les échoppes, les petites maisonnettes arrivent au bas des marches, emboîtent les piliers ruinés et grimpent le long de la rampe extérieurement et intérieurement pour aller se rattacher aux boutiques qui garnissent à l’intérieur la galerie aux Merciers.
On trouve dans ces échoppes tous les petits commerces possibles, et certains petits métiers comme les horlogers et les barbiers. Les boutiques sont très achalandées; la foule circulant perpétuellement dans les galeries, dans toutes les parties du Palais, comme dans un établissement marchand analogue aux galeries du Palais-Royal, se presse devant les étalages sous les larges auvents.
Les libraires et les marchands d’articles de modes, surtout, sont nombreux sur l’escalier de la Sainte-Chapelle et resteront fidèles au Palais jusqu’à la Révolution; leurs boutiques sont le rendez-vous des oisifs. Les dames et les beaux cavaliers se pressent chez la marchande de modes, examinant dentelles pour le cou, pour les manchettes ou pour les bottes, collets et grandes fraises, rubans, éventails, gants, masques pour les dames, etc., toutes les dernières créations de la mode. Les lettrés feuillettent les livres nouveaux, les grands romans de Mlle de Scudéry, les rébarbatifs bouquins de droit, de théologie ou d’histoire, les pesants volumes des graves écrivains ou les petits recueils des poètes.
Dans ses curieuses estampes Abraham Bosse nous montre ces élégants chalands courant les boutiques du Palais, en quête de la mode fraîchement éclose et des bruits du jour, nouvelles des armées venues par les derniers courriers, échos des petits ou grands événements de la cour, menus cancans de la ville. C’est la gazette parlée qui se fait là, on vient recueillir aux petites réunions chez la modiste ou chez le libraire les nouvelles que l’on répandra ensuite à la promenade, sous les arcades de la place Royale ou dans les Ruelles du beau monde.
Un jour de Mardi-Gras on avait vu le roi Henri III avec de jeunes seigneurs, en train de courir la ville et de faire les mille folies autorisées par le carnaval, arriver masqués à cheval dans la cour du Palais. L’un d’eux, raconte Brantôme, étant sur son cheval Real «monta de course, car ainsy le fallait, par le grand degré du Palais (cour du May), cas estrange, estant aussi roide, entra dans la {143} galerie et grande salle du Palais, fit ses tours, promenades, courses et folies, et puis vint descendre par le degré de la Sainte-Chapelle sans que le cheval jamais bronchast, et rendit son maître sain et sauf dans la basse-cour...»
Le degré «du perron antique» était moins raide que le perron de marbre de la cour du May. Boileau dans son poème comique en fait le champ de bataille des chanoines mettant à sac la boutique du libraire Barbin pour se jeter à la tête les lourds bouquins.
La barrière oblique dont parle Boileau était une barrière placée en avant du perron, barrière en quelque sorte emblématique de juridiction, qui se plaçait devant les hôtels des princes ou des grands officiers de la couronne, du doyen des maréchaux de France, des chanceliers, etc. L’édifice de la Chambre des comptes était précédé d’une barrière aussi et aucune échoppe ne s’y adossait comme aux autres bâtiments du Palais.
Boileau, qui nous esquisse çà et là dans le Lutrin quelques croquis du Palais, était né dans cette cour même de la Sainte-Chapelle, dans une des maisons des chanoines. Onzième enfant de Gilles Boileau, greffier du Parlement, il était du Palais presque autant que les pierres du monument elles-mêmes puisque, paraît-il, les Boileau étaient là depuis saint Louis peut-être, depuis Charles V assurément, ce roi ayant eu pour confesseur Hugues Boileau, trésorier de la Sainte-Chapelle. Un des frères de Boileau fut chanoine de la Sainte-Chapelle.
{144} Le poète avait été de la Basoche; après avoir grossoyé chez son beau-frère Dongeois, greffier aussi au Parlement, il se fit recevoir avocat, et plaida au moins une fois au Palais, avec, par bonheur, un insuccès si complet qu’il dut tout de suite renoncer à l’espoir d’obtenir jamais le moindre sac à procès de la confiance des procureurs.
Enfin en sa vieillesse revenu au gîte, à l’île de la Cité et à son vieux Palais, il fut enterré sous les dalles de la Sainte-Chapelle. On ne peut donc être plus du Palais que le poète qui a chanté dans le Lutrin la grande dispute des chanoines de la Sainte-Chapelle, à propos d’un lutrin placé dans le chœur par le trésorier de la Sainte-Chapelle, grand dignitaire du chapitre.
La déesse Discorde assise au pied du May contemple le temple de la Chicane son empire:
A un autre endroit Boileau parle du pilier des consultations, dans la grande salle, un pilier particulier devant lequel procureurs et gens de loi attendaient les plaideurs pour les consultations pressées, comme, dans la précédente grande salle gothique, plaideurs et avocats affairés se groupaient devant les quatre grandes cheminées, ou sur les bancs d’embrasure entre les arcatures,
A rapprocher d’un croquis précédent de maître François Villon:
Au pied du perron de la cour du May avait été établi un montoir de pierre, pour aider les vieux conseillers et les graves magistrats à descendre de leurs mules, quand ils arrivaient le matin de très bonne heure, dans leur modeste équipage, se mettre à la besogne dans les diverses «chambres».
Certaines familles se perpétuaient dans les charges judiciaires, le Palais voyait {145} les générations se suivre et se remplacer; aux vieux conseillers du XVIe siècle à longues barbes, à la mine austère qui avaient siégé aux difficiles époques sous la menace des hallebardes de la Ligue, succédaient les conseillers à moustaches et à barbiche à la royale du temps de Louis XIII. Leurs petits-fils allaient être ces magistrats à menton glabre, à lourdes perruques du grand règne. Les longues barbes avaient longtemps persisté au Palais; pour quelques vieux parlementaires, elles symbolisaient la gravité professionnelle, et jusqu’au temps de la Fronde ils les arborèrent comme une protestation, parmi les jeunes magistrats à moustaches trop cavalières.
L’exceptionnelle fortune de quelques familles de magistrats, parvenues aux plus hautes fonctions de l’Etat, leur permit de bâtir quelques-uns des grands hôtels du Marais, mais les pères de ceux-ci, comme tous les autres parlementaires, {146} avaient mené une vie des plus simples, en de modestes logis de la Cité ou des quartiers environnants, particulièrement sur le quai des Augustins.
Investis de la terrible mission de juger, chargés de la redoutable responsabilité d’appliquer des lois arbitraires et confuses, en ce temps où Thémis a la main dure, ces magistrats ont en général une réputation d’intégrité bien établie. Sur la gravité des mœurs et la simplicité des habitudes des vieux conseillers, des indications abondent dans l’histoire, et spécialement dans la chronique parisienne. Saint-Foix, dans ses essais sur Paris, rapporte que Gilles le Maître, premier président du Parlement sous Henri II, propriétaire d’une petite terre près Paris, stipulait dans le bail de ses fermiers «qu’aux quatre bonnes fêtes de l’année et au temps des vendanges ils lui amèneraient une charrette couverte et de la paille fraîche dedans pour y asseoir sa femme et sa fille, et qu’ils lui amèneraient aussi un ânon ou une ânesse pour monture de leur chambrière». Et dans ce rustique équipage, la famille de notre président s’en allait faire sa petite partie de campagne, le président marchant en tête sur sa mule, accompagné de son clerc à pied.
Quand s’introduisit l’usage des carrosses, le premier président de Thou, fort gêné par la goutte, en eut un, probablement quelque caisse bien lourde et bien massive, mais sa femme pour ses courses dans Paris s’en allait à cheval en croupe derrière un domestique.
Peu de luxe donc chez ces magistrats menant l’existence tranquille de la petite bourgeoisie, venant au Palais à pied ou sur leur mule, quelquefois à deux sur la même monture. Ce qui fait tout le long des siècles l’universelle clameur des plaideurs se plaignant d’être écorchés vifs dans la maison de dame Thémis, c’est l’âpreté des procureurs, de la foule des gens de chicane embusqués aux détours de cette maison, et qui s’entendent parfaitement à exprimer des sacs de procédure tout le suc qu’ils peuvent contenir.
Aux graves conseillers descendant de leurs mules au Grand Perron, sous le may de la Basoche, se mêlent les robes noires des procureurs et des avocats, la foule bigarrée et souvent râpée des basochiens, des commis des greffes, des clercs des études chargés de sacs à procès, foule remuante et turbulente, et tous les flâneurs de Paris, les laquais et les pages des gens en quête de nouvelles ou d’achats aux boutiques de la cour et des galeries. Les pauvres basochiens sont nourris et logés chez leurs patrons, logés aux galetas, sous les toits, et nourris souvent assez mal par madame la procureuse, comme en témoignent bien des traits des comédies de ces temps.
Revenons aux échoppes et au commerce du Palais. A l’intérieur comme à {147} l’extérieur, comme dans les cours, les boutiques se pressaient dans la grande salle tout le long des galeries, utilisant tous les coins, tous les passages, même les plus étroits.
Le livre de Gilles Corrozet, le premier historiographe parisien: La fleur des Antiquitez, Singularitez et Excellences de la plusque noble et triomphante ville et cité de Paris, se vendait «au premier pillier en la grant salle du Palais» chez Denis Janot, en 1532, de qui plus tard Corrozet lui-même, devenu le gendre de son éditeur, reprit la «boutique».
Les boutiques étaient surtout serrées dans la galerie Marchande ou des Merciers, centre du Palais bruyant et affairé, où elles formaient deux rangées entre lesquelles la circulation devenait difficile. Le Paris élégant flânait aux étalages où chaque boutiquier appelait les chalands et s’efforçait d’attirer leur attention en vantant ses marchandises. Les jolies mercières du Palais ont aux XVIIe et XVIIIe siècles une réputation de coquetterie bien méritée, car pour faire connaître les modes nouvelles elles se parent de superbes dentelles, des grands collets montés ou rabattus, des grandes manchettes des élégantes et «galantisent» sur les coiffures.
Il en était encore de même avant la Révolution; Mercier, qui a vu la fin du Palais d’autrefois, appuie sur le contraste des robes noires des légistes voisinant avec les coquetteries et les futilités des boutiques de la galerie, sur cette opposition violente des minois souriants des marchandes avec les grimaces disgracieuses des vieux procureurs, qu’il traite de sangsues, et de tous les suppôts de la chicane sur lesquels il semble être de l’avis de Louis XII, qui disait avec toute l’irrévérence qu’un roi pouvait se permettre: «La plus laide bête à voir passer, c’est un chicanous chargé de ses sacs.»
Malaise intérieur général.—Premières protestations du Parlement.—Mazarin et la Cour.—L’enlèvement de Broussel, les barricades.—M. le Coadjuteur.—Marche du Parlement à travers l’émeute.—La guerre de la Fronde.—Princes et ducs.—La cavalerie des portes cochères et le régiment de Corinthe.—Jeune Fronde et vieille Fronde.—Le Palais champ de bataille.—Le combat du faubourg Saint-Antoine.—Émeute de la paille.—Massacre de magistrats et conseillers à l’hôtel de ville.—Louis XIV.—Docilité du Parlement.—Les difficultés de la Régence.—Incendie de la cour des Comptes.—Orages parlementaires du XVIIIe siècle.
Après quarante années de tranquillité au sortir des terribles journées de la Ligue, le Palais allait rentrer dans la politique active et entendre encore gronder les révolutions.
{149} Ce fut le Parlement lui-même, cette fois, qui fit jaillir la première étincelle des troubles de la Fronde pendant la minorité de Louis XIV. Ces nouveaux troubles, qui furent très près de prendre la même tournure que la Révolution d’Angleterre au même moment, éclatèrent alors que la France se trouvait victorieuse au dehors, quand Mazarin, continuateur de Richelieu mais trop ami de la reine Anne d’Autriche, semblait devoir recueillir le bénéfice des succès remportés par les armées françaises à Nordlingen, à Crémone, à Lens. Mais les lauriers sont une maigre compensation à la misère et à la famine, Paris et les provinces affamés et ruinés par de longues dilapidations les dédaignaient.
Des exactions de maltôtiers, de mauvaises opérations fiscales aggravaient cette misère et faisaient s’élever de partout des clameurs de protestation. Le Parlement s’était ému déjà de ce cri général, lorsque, fort maladroitement, le surintendant des finances Emeri, Italien comme Mazarin, en quête de ressources pour le trésor embarrassé et ne trouvant plus rien ni personne à pressurer, chercha à tirer de l’argent du Parlement lui-même, en créant des charges nouvelles et en retenant par emprunt forcé les gages de la magistrature.
Ces expédients mirent le feu aux poudres; cette fois le Parlement touché au vif, réunissant toutes ses chambres, prit franchement position contre la cour et non seulement refusa d’enregistrer tous les édits financiers, mais encore se {150} lançant à corps perdu dans la pure politique, dans l’opposition violente, entreprit tout à coup de réclamer une réforme générale de tous les systèmes d’administration gouvernementale, quelque chose presque comme une refonte des institutions.
L’action était engagée entre le Palais et la cour; les esprits s’échauffaient, le Parlement, enflammé par la popularité que lui valaient ses réclamations et ses propositions de réformes, menait une guerre à coups d’arrêts contre les agents financiers du pouvoir, contre les intendants exécrés. Le pays se trouvait divisé en deux factions, les mazarins et les frondeurs; et la Fronde, s’obstinant et s’enhardissant chaque jour dans sa lutte contre la cour, s’essayait tout doucement à devenir une révolution.
Mazarin avait tenté de diviser les divers corps du Parlement pour en venir plus facilement à bout; le 13 mai 1648, les quatre cours souveraines, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des aides et le Grand conseil, réunies à la grand’chambre, lui répondirent par l’arrêt d’union «pour servir le public et le particulier et réformer les abus de l’Etat». Le ministère eut beau casser cet arrêt d’union, le Parlement méprisa sa décision et persista dans son attitude.
La guerre de chansons et de quolibets contre le Mazarin étant commencée, l’arrêt d’ougnion ou d’ognion, comme prononçait le cardinal, fut l’occasion d’une quantité de plaisanteries et de pamphlets, comme La dernière soupe à l’ognon pour Mazarin ou Ballet dansé devant le roy, et la reine régente sa mère, mazarinade née avec une infinité d’autres, dans la grande levée de plumes de tous les petits poètes et littérateurs tiraillant en avant des grands parlementaires, contre la cour et le cardinal.
Toutes les manœuvres de Mazarin se brisaient devant la fermeté du Parlement; le premier président Molé, l’avocat général Omer Talon osaient parler très net, et réclamaient hautement pour le Parlement un droit de contrôle sur toutes les affaires de l’Etat et sur les décisions royales. Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêque de Paris Pierre de Gondi, son oncle, s’était posé en adversaire résolu de Mazarin et de la cour. Esprit remuant, audacieux, fait pour l’intrigue et les conspirations, prélat galant et bretteur qui se battait en duel comme un mousquetaire, il s’efforçait d’entretenir la fermentation populaire où il frétillait d’aise.
On mena le petit roi au Palais tenir un lit de justice, afin d’en imposer à ces magistrats lancés dans l’opposition, et de restaurer, s’il était possible encore, l’autorité royale atteinte; mais les beaux discours du chancelier et les injonctions n’y firent rien, le Parlement persévéra dans son attitude. C’était une puissance nouvelle qui s’élevait en face de la puissance royale, et qui semblait d’autant plus menaçante que l’on voyait, précisément au même moment, la lutte du Parlement d’Angleterre contre le roi Charles Ier, aboutir à une complète révolution préparant le procès et le supplice du roi.
Le parti de la cour, attendant impatiemment l’occasion de tenter un coup de force, la crut trouver dans la victoire remportée à Lens par le duc d’Enghien, {151} prince de Condé; il se sentit assez fortifié par ce triomphe des armées royales pour briser violemment l’opposition du Parlement en faisant enlever trois des principaux meneurs de la résistance aux volontés du pouvoir, et en procédant à ces arrestations avec éclat, au grand jour.
Le 26 août 1648, pour le grand Te Deum d’actions de grâces à Notre-Dame, tout Paris était sur pied, les rues depuis le Palais-Royal, ex-Palais Cardinal, jusqu’à Notre-Dame étaient bordées de soldats du régiment des gardes, entre lesquels défilèrent la reine et la cour et soixante-treize drapeaux pris à l’ennemi, portés à la cathédrale par les Suisses.
«Le Parlement va être bien fâché!» avait dit le jeune roi quand la nouvelle de la victoire de Lens était arrivée à la cour. La reine et Mazarin se préparaient à donner l’humiliation du Parlement pour conclusion à ce défilé triomphal au milieu des acclamations. Leurs mesures étaient prises. Le Te Deum achevé, la cour reprit le chemin du Palais-Royal; la reine avant de s’éloigner fit un signe à M. de Comminges, lieutenant de ses gardes et lui dit deux mots: «Allez, et que Dieu vous assiste!»
Comminges resta dans l’église avec une partie de ses hommes et quand les flots des assistants se furent un peu dissipés, il sortit à son tour avec sa troupe au milieu de l’inquiétude éveillée par sa manœuvre insolite.
Il n’avait pas à aller bien loin. A gauche du parvis Notre-Dame, dans la rue Saint-Landry, demeurait le conseiller Pierre Broussel, devenu par son attitude au Parlement une idole populaire. C’était un vieux magistrat de soixante-dix-huit ans, de très mince fortune, très digne et très austère, que l’on voyait tous les jours, quelque temps qu’il fît, s’acheminer à pied vers le Palais pour s’y mettre au travail.
Comminges avait envoyé quelques-uns de ses hommes arrêter le président Charton, lequel averti à temps put s’échapper, et le conseiller Blancmesnil qui fut pris sans difficulté. Il s’était réservé l’enlèvement de Broussel comme la partie la plus délicate et la plus difficile de l’opération, en raison de l’extrême popularité venue au vieux conseiller que le peuple appelait son «père». L’opération pour réussir devait être menée énergiquement et rapidement; il ne fallait pas laisser à Broussel la velléité d’appeler le populaire du voisinage à son secours et à ses voisins le temps de s’attrouper. En quelques minutes Comminges arriva rue Saint-Landry, le conseiller était au logis, à table, Comminges brusqua l’entrée et, sans laisser même le temps au pauvre homme de prendre son manteau, l’enleva de table en pantoufles.
—Mes enfants, dit le conseiller à sa famille atterrée, recevez ma bénédiction, je n’espère plus vous revoir jamais, je ne vous laisse point de biens mais un peu d’honneur, ayez soin de le conserver!
Cependant les fils de Broussel essayaient de parlementer avec l’officier, une vieille servante ouvrait la fenêtre et criait au secours, déjà des rumeurs montaient de la rue où les gardes s’efforçaient de maintenir les gens accourus au bruit. Comminges, sans rien entendre, entraînait son prisonnier et au milieu des {152} murmures, des cris et des menaces, dans le tumulte grossissant, il le poussa dans un carrosse qu’il avait amené et fit signe à ses gens de fendre la foule en hâte. Le carrosse eut beaucoup de peine à démarrer, on tentait déjà de couper les rênes, on se colletait avec les gardes, on courait chercher des armes et sonner le tocsin de Saint-Landry. Du port Saint-Landry tout proche les gens criaient aux bateliers du port de la Grève en face d’accourir bien vite: «On arrête Broussel!» Et ces mariniers à ce cri se jetaient dans leurs barques, armés de crocs et de tout ce qui leur était tombé sous la main.
Le carrosse, à peine en route au milieu des vociférations des gens courant derrière lui, faillit culbuter au milieu de la rue des Marmousets; des clercs d’une étude de notaire l’attendaient au passage et soudain jetaient dans les jambes des chevaux les bancs de bois de l’étude.
Le cocher, à force d’adresse, put franchir l’obstacle, et les chevaux des gardes firent de même. Toujours suivi par une troupe hurlante où commençaient à se voir des hallebardes et de vieilles colichemardes de la Ligue, le carrosse arrive par la rue de la Juiverie et le Marché-Neuf au quai des Orfèvres. Là une roue s’en va ou un essieu se casse, le carrosse verse; Comminges en tire Broussel, en même temps que ses gardes arrêtent un autre carrosse qui passait, et en font descendre une dame. Une foule inquiète et hostile entourait la petite troupe, elle ne savait pas au juste de quoi il s’agissait, mais la populace armée arrivait. Comminges pousse encore Broussel dans le carrosse de la dame, s’installe l’épée à la main à côté de lui, et le cocher fouette les chevaux. Il peut encore fendre la foule et prendre le galop sous la grêle des pierres et des injures; le Pont-Neuf est traversé, puis en peu de minutes la porte de la Conférence franchie.
Le coup avait réussi. Comminges, hors d’affaire, galopait sur la route de Saint-Germain avec son prisonnier, mais derrière lui l’émotion populaire se changeait en sédition et tout Paris courait aux armes. Les soldats qui rentraient de Notre-Dame, et dont la présence au Pont-Neuf avait probablement sauvé Comminges, se trouvèrent en un clin d’œil entourés par l’émeute et le maréchal de la Meilleraye eut grand’peine à les en tirer. Il courut les plus grands dangers sur le Pont-Neuf et à l’Arbre-Sec, et sans l’aide du coadjuteur qui s’était lancé dans la bagarre au premier bruit de l’événement, il y fût probablement resté.
{153} Toute la journée se passa en bagarres dans la rue, en négociations avec la cour. Le cri des Parisiens: «Vive le roi, liberté à Broussel!» retentit jusqu’au soir sous les fenêtres du Palais, puis tout s’éteignit, les Parisiens rentrèrent souper en leurs logis.
Anne d’Autriche, qui avait dit avec fureur en entendant le bruit de l’émeute: «Rendre Broussel! Je l’étranglerais plutôt avec ces deux mains!» et qui s’était résignée ensuite à entendre les propositions du coadjuteur, reprit toute son assurance au retour du calme. La cour crut tout fini et le grand feu apaisé. Se figurant avoir gagné la première manche, elle voulut poursuivre l’exécution de son plan. Le lendemain, à la première heure, des troupes devaient marcher, occuper différents points entre le Palais-Royal, la porte de Nesle, le Pont-Neuf et le Palais; puis le Parlement serait mis en interdit et exilé à Montargis, on mettrait la main sur un certain nombre de meneurs et sur le coadjuteur lui-même que la reine avait pris en abomination pour son rôle dans l’affaire.
Mais de leur côté les frondeurs ne s’endormaient pas. Averti du plan de la cour par des amis, le coadjuteur avait fait appeler Myron, maître des comptes et colonel du quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois; tous deux devant l’imminence du péril se mirent résolument en mouvement pour réveiller l’ardeur des Parisiens.
A la pointe du jour Paris, dans le plus grand calme, semblait sortir du plus {154} innocent sommeil. Des compagnies de Suisses se montrèrent du côté de la porte de Nesle, en marche vers les points à occuper; en même temps, suivant les instructions de la reine, le chancelier Pierre Seguier partit en carrosse avec une escorte de gens de justice et de hoquetons pour aller signifier au Palais la fermeture du Parlement.
Le chancelier ne passait point pour un brave et tremblait assez, dit-on, de se risquer ainsi dans les rues de Paris. Outre son frère l’évêque de Meaux qui le voulut suivre, sa fille la duchesse de Sully, «belle, jeune et courageuse,» s’était jetée dans son carrosse malgré lui pour l’accompagner dans sa dangereuse mission.
Le coadjuteur donna le signal. Subitement, ce Paris si endormi fut sur pied; les tambours des quartiers firent rage, les gens sautèrent sur hallebardes et mousquets, les rues se remplirent, et en un moment l’émeute fut dans son plein, mieux qu’au plus fort des bagarres de la veille.
«Ce fut comme un incendie subit et violent qui prit du Pont-Neuf à toute la ville, raconte le coadjuteur dans ses Mémoires. Tout le monde sans exception prit les armes. Il y eut dans Paris en moins de deux heures plus de cent barricades bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le malentendu de deux officiers du quartier dans la rue Neuve-Notre-Dame, je vis, entre autres, une lance traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ans, qui était assurément de l’ancienne guerre des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de curieux, M. de Brissac me fit remarquer un hausse-col sur lequel était gravée la figure du jacobin qui tua Henri III, il était de vermeil doré avec cette inscription: Saint Jacques Clément. Je fis une réprimande à l’officier qui le portait et je fis rompre le hausse-col publiquement à coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria: «Vive le Roy,» mais l’écho répondit: «Point de Mazarin.» Et Gondi ajoute avec plaisir qu’on ajoutait à ce cri: «Vive le coadjuteur.» Il ne fut pas fâché de le faire savoir à la reine qui l’avait bafoué la veille.
Au même instant, les bourgeois, avec des gens de guerre, chargeaient les Suisses vers la porte de Nesle, et le chancelier qui était parti avec assez de tranquillité était attaqué sur le Pont-Neuf, poursuivi sur le quai des Augustins et manquait d’être assommé par la populace. Il put se jeter dans l’hôtel de Luynes que les émeutières mirent aussitôt à sac; le chancelier qui déjà se confessait à son frère l’évêque de Meaux, ne s’en tira que grâce à ce pillage. Au moment où la populace allait mettre le feu à l’hôtel, le maréchal de la Meilleraye arrivait avec quelques compagnies de gardes françaises et le dégageait après quelques angoisses. On remit le chancelier dans un carrosse avec sa fille la duchesse de Sully et son frère l’évêque, on réunit ceux que l’on put retrouver des gens de justice disparus et tout le convoi, carrosse avec des hommes le pistolet au poing à la portière, magistrats et troupes, se mit en retraite par le Pont-Neuf à travers l’émeute déchaînée.
{155} Au Pont-Neuf, le péril augmenta. Plus moyen de passer. Dans la bagarre le maréchal, d’un coup de pistolet malheureux, tua une bonne femme des Halles prise dans la foule, la hotte sur le dos, et à son exemple les soldats tirèrent quelques mousquetades. Ces décharges ouvrirent le passage, mais aussitôt des coups de fusil nombreux ripostèrent des maisons de la place Dauphine et de tous côtés; le carrosse galopant sous le feu fut percé en cinq ou six endroits, il y eut des morts, le lieutenant du grand prévôt de l’hôtel fut tué raide dans ce carrosse à côté du chancelier, dont la fille fut blessée légèrement d’une balle au bras.
La populace se jeta sur les boutiques des ferrailleurs du quai de la Mégisserie pour trouver des armes, les barricades s’élevèrent, toutes les chaînes des rues furent tendues, renforcées par un double rang de barriques pleines de terre, de pierres et de fumier. Au Pont-Neuf une grande barricade derrière laquelle fourmillait un peuple hérissé de toutes les armes possibles était, suivant les mazarinades qui chargent peut-être la note comique, commandée par un charlatan arracheur de dents de la place Dauphine nommé Carmeline.
Le Parlement s’assemblait; suivant ses habitudes matinales, il était déjà au Palais avant le premier tumulte. Pendant qu’une multitude immense défilait incessamment du Palais au Pont-Neuf et du Pont-Neuf au Palais-Royal en criant: «Broussel! Broussel!» il rendit un arrêt décrétant Comminges de prise de corps, défendant à tous gens de guerre sous peine de la vie de prendre des commissions pareilles, et ordonnant qu’on irait en corps au Palais-Royal réclamer les prisonniers.
Sur l’heure même le Parlement descendit dans la rue. Ils étaient cent soixante-dix conseillers en robe, se frayant passage à travers la foule tumultueuse, franchissant les chaînes des barricades au milieu d’applaudissements et d’acclamations frénétiques. Au Palais-Royal, place de guerre de la cour, le Parlement fut assez mal reçu par la reine, et le premier président Molé, qui exposa la situation de Paris «armé et enragé» et formula ses réclamations, ne tira de la reine que des paroles de colère: «Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville, mais vous m’en répondrez, messieurs du Parlement, vous, vos femmes et vos enfants!»
Le Parlement, après quelques essais de négociations avec Mazarin et une nouvelle tentative auprès de la reine, dut s’en retourner sans avoir rien obtenu.
Le populaire enflammé l’attendait aux premières barricades; comme à l’attitude des magistrats on voyait qu’ils n’apportaient point ce qu’ils étaient allés chercher, les acclamations se changèrent d’abord en sourds murmures. Le mécontentement comme une traînée de poudre courait en avant des parlementaires, leur passage à la deuxième barricade fut plus difficile, ils durent, pour apaiser les criailleries qui s’élevaient, parler vaguement de promesses de satisfaction données par la reine. A la troisième barricade, à la croix du Trahoir, les gens se fâchèrent tout à fait et, par un revirement soudain, s’en prirent au Parlement de sa propre déconvenue.
On barra le passage, deux cents furieux, la pertuisane ou l’escopette au poing se jetèrent sur les conseillers; un rôtisseur prit le premier président Mathieu Molé {156} au collet et lui appuyant sa hallebarde sur le ventre, il lui cria: «Tourne, traître! et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otages!» Injuriés, menacés, poussés sur les pavés, les parlementaires étaient pris de panique; des présidents, une vingtaine de conseillers cherchèrent à se perdre dans la foule, seul le président Molé fit tête à l’orage et osa parler d’une voix ferme à ceux qui le menaçaient: «Quand vous m’aurez tué, dit-il, il ne me faudra que six pieds de terre!»
Cette intrépidité en imposa aux émeutiers, les armes se baissèrent, mais force fut pourtant au Parlement de rebrousser chemin et de retourner au Palais-Royal, accompagné d’un vacarme de menaces et de vociférations qui dut parvenir jusqu’aux oreilles de la reine. Cette fois la cour céda. La reine demeurait inflexible quoique le président lui parlât aussi hardiment que tout à l’heure aux séditieux de la croix du Trahoir, mais les instances de Mazarin jointes aux conseils de la reine d’Angleterre, chassée récemment par une révolution semblable à celle qui menaçait le trône d’Anne d’Autriche, obtinrent enfin de celle-ci son acquiescement aux volontés des Parisiens si violemment exprimées.
Cette fois le Parlement put franchir les barricades en montrant la lettre de cachet ordonnant la libération de Broussel et de Blancmesnil. Toute la journée et {157} toute la nuit la ville resta en armes, le peuple veillant aux barricades en attendant le retour de Broussel qu’on se hâtait d’aller tirer du château de Saint-Germain.
Le lendemain matin, le Parlement siégeant à la Grande Chambre entendit tout à coup s’élever, puis grossir en se rapprochant, une tempête d’acclamations: c’était l’idole populaire qu’on ramenait, avec Blancmesnil l’autre conseiller, sous l’escorte des bandes émeutières, au bruit de tous les tambours de Paris.
Le Parlement reçut les prisonniers en grande cérémonie, les félicita sur leur heureuse délivrance, puis rendit un arrêt ordonnant aux Parisiens de démolir leurs barricades, de lever les chaînes et de rentrer leurs armes; des officiers s’en furent par tous les quartiers publier à son de trompe cet arrêt de désarmement qui fut immédiatement obéi. Sauf à la porte Saint-Antoine où l’on eut une alerte sur le bruit que des troupes arrivaient pour mettre la ville à la raison, les barricades disparurent vite et les boutiques se rouvrirent.
Ce calme ne pouvait être que momentané, car la prison ou la liberté de Broussel {158} ne changeaient rien à la situation. La lutte, après des transactions et des accords bientôt rompus, reprenait entre la cour et le Parlement.
La Fronde continuait sa guerre de chansons et de libelles contre Mazarin et contre la reine, tous deux injuriés et vilipendés. Le Pont-Neuf, à mi-chemin entre le Palais de Justice et le Palais-Royal, entre alors dans l’histoire. C’est là, entre les deux palais rivaux, qu’accourent les badauds en quête d’émotions, et que les attroupements commencent autour des péroreurs et des meneurs; les chansons frondeuses dont on bombarde Anne d’Autriche et son ministre partent de là. Il n’eût pas fait bon à M. de Mazarin de se hasarder sur le Pont-Neuf, sorte de quartier général de ses ennemis, où faute de mieux ceux-ci le pendirent un jour en effigie près du Cheval de bronze.
Enfin la reine se décida à une nouvelle rupture violente avec le Parlement: le 6 janvier 1649 elle s’enfuit de Paris et se réfugia au château de Saint-Germain avec ses enfants, avec Mazarin, Gaston d’Orléans et le prince de Condé qu’elle avait réussi à mettre de son côté.
La guerre de la Fronde commençait, guerre de princes maintenant, car à la lutte entre le pouvoir royal et le parti populaire soutenu par le Parlement, princes et seigneurs se mêlaient, cherchant des avantages particuliers et amalgamant singulièrement les intérêts et les prétentions, ou même les fantaisies aristocratiques, aux réclamations du peuple appauvri et maltraité.
Les princes et princesses de la Fronde qui vont donner un nouveau caractère à la lutte, ce sont d’abord le frère du prince de Condé, M. le prince de Conti, général des Parisiens comme Condé l’est des troupes réunies par la reine à Saint-Germain, le duc de Beaufort, petit-fils d’Henri IV, le roi des Halles, le beau seigneur à la moustache blonde dont tout Paris raffole; puis le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de Longueville, la duchesse de Longueville, sœur de Condé; la duchesse de Montbazon, la duchesse de Bouillon et enfin Mademoiselle, la fille de Gaston d’Orléans, celle qui devait faire tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales et perdre de cette façon l’espoir de partager un jour le trône de Louis XIV.
Cette guerre capricieuse et galante, faite en riant, où les chansons et les gentillesses alternent avec les arquebusades, commence par le blocus de Paris, Condé avec huit mille soldats entreprend de bloquer la grande ville et de l’affamer en supprimant tous les arrivages.
Le Parlement, après quelques dernières tentatives de conciliation, se résolut à soutenir la guerre. Ces chambres de légistes étaient comme une fourmilière bouleversée, remplies d’agitations, débordantes d’une fébrile activité. Le Parlement se transforma en un grand conseil de guerre, il fit des levées de troupes, établit des taxes de guerre, donna au prince de Conti le titre de généralissime, avec les ducs d’Elbeuf, de Bouillon et le maréchal de la Mothe-Houdancourt pour lieutenants-généraux, chacun ayant son jour de commandement. Les titulaires de vingt charges nouvelles créées par le cardinal de Richelieu, longtemps à peu près mis en quarantaine par leurs confrères, durent fournir 15,000 livres chacun, achetant {159} à ce prix leur acceptation définitive au Palais. Tous les corps du Parlement, la Chambre des comptes, les enquêtes, les requêtes, la Cour des aides, etc., se taxèrent suivant les grades, les uns à 800 livres, les autres à 500; l’Université elle-même fournit de l’argent. On en tira de partout, même au moyen de saisies des maisons des partisans de la cour, ce qui donna encore 1,200,000 livres.
Chaque maison à porte cochère dut payer 50 écus ou fournir un homme et un cheval. Les rieurs, qui avaient baptisé les conseillers à 15,000 livres les Quinze-Vingts, appelèrent la cavalerie réunie de cette façon la cavalerie des portes cochères. Le coadjuteur leva tout un régiment à ses frais; comme il était évêque de Corinthe, sa troupe reçut le nom de régiment de Corinthe.
Dès le 13 janvier, la Bastille, qui n’était occupée que par vingt-deux soldats sans munitions, commandés par le sieur du Tremblay, frère de l’ancienne Eminence grise de Richelieu, se rendit après deux coups de canon; la forteresse fut occupée par les troupes du Parlement, lequel en nomma gouverneur le vieux conseiller Broussel suppléé par son fils.
Les hostilités commencèrent très vite. Bloquant avec ses 8,000 soldats une immense ville où plus de 200,000 hommes, régiments levés ou milices bourgeoises, traînaient des armes, le prince de Condé tenait les routes, empêchait les arrivages de Poissy et d’ailleurs. Les vivres manquèrent donc vite et pour en trouver il fallut sortir, se heurter aux postes de Condé, aux soldats aguerris qui en faibles troupes culbutaient outrageusement les unes sur les autres les compagnies bourgeoises.
«Les troupes parisiennes, dit le cardinal de Retz dans ses Mémoires, étaient composées d’artisans et de gens de boutique qui au premier coup de tambour sortaient mal armés des maisons, les uns à pied, les autres à cheval, et suivaient le drapeau ou le quittaient à volonté. A leur tête marchaient cependant des soldats mieux disciplinés, mais en petit nombre, que les généraux avaient fait venir des garnisons qui dépendaient d’eux. C’étoit à l’Hôtel de Ville que les jeunes officiers alloient prendre les marques de leurs dignités des mains des duchesses de Longueville et de Bouillon, et c’étoit aux pieds de ces héroïnes qu’ils venoient déposer les trophées de leurs victoires. Le mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons dans les salles, le bruit des tambours et le son des trompettes dans la place donnoient un spectacle qui se voit plus dans les romans qu’ailleurs.»
Ces troupes sortaient à grand fracas de tambours, à grand bruit de chansons frondeuses, ripaillaient tant qu’elles pouvaient dans les cabarets des villages et des faubourgs, mais se faisaient ramener très vite, jouant des jambes et criant à la trahison jusque dans Paris, où la populace les recevait avec des huées et des quolibets.
A sa première sortie, le régiment de Corinthe, ayant à soutenir la retraite, fut assez maltraité; les rieurs sans pitié appelèrent cet échec la première aux Corinthiens.
Le coadjuteur se donnait beaucoup de mouvement, on le voyait au Parlement laissant passer ostensiblement de sa poche un poignard à la garde {160} enrubannée—bréviaire de M. le coadjuteur, disait-on.—Il assistait aux revues, suivait les grandes opérations dans l’état-major des généraux, monté sur un grand cheval avec des pistolets à l’arçon de sa selle.
Il y eut un combat sérieux à Charenton, où s’était fortifié un petit corps de frondeurs qui se défendit bravement et fut écrasé sous les yeux des généraux de l’armée parisienne. Ceux-ci n’osèrent risquer la bataille, quoiqu’ils eussent derrière eux les milices rassemblées pour une grande sortie, trente mille hommes échelonnés de la place Royale à Vincennes.
Deux jours après, une sortie commandée par le duc de Beaufort poussa jusqu’à Montlhéry pour aller au-devant d’un convoi de blé et de bestiaux venant d’Étampes. Une charge du maréchal de Grammont mit la sortie en débandade, mais Beaufort, à la tête d’une troupe de ses gens, tint ferme et put sauver le convoi, qu’il amena dans Paris. Un convoi de farine passa peu après de la même façon, les troupes parisiennes attaquant avec ardeur furent encore culbutées tout de suite par la cavalerie royale, mais un corps d’élite en réserve donnant à son tour put faire passer les farines.
Alors eut lieu la fameuse affaire dite du pain de Gonesse. Le prince de Condé avait résolu, pour empêcher le ravitaillement de Paris, de jeter à l’eau toutes les {161} farines de Gonesse et des environs, mais le maréchal de la Mothe-Houdancourt le prévint et tomba sur Gonesse pendant que l’armée parisienne déployait ses bataillons dans la plaine. Toutes les farines et tout le pain qui se trouvaient à Gonesse purent être ramassés et amenés dans Paris, cette fois sans aucune perte d’hommes.
Au bout de quelque temps cependant, la situation restant à peu près stationnaire, sans que la victoire parût pencher d’un côté plutôt que de l’autre, chacun des deux partis sentit la nécessité de négocier. Pendant que les officiers s’égayaient, que les milices bourgeoises paradaient sous le harnais militaire, les intrigues s’ourdissaient, la cour faisait travailler le Parlement dans des conférences tenues à Rueil.
On finit par se mettre d’accord: les princes, ayant vendu leur soumission, se retiraient de la Fronde, le Parlement licenciait ses troupes, rendait l’Arsenal et la Bastille, la reine promettait amnistie et oubli de tout le passé. Mais la populace ne désarmait pas et ne voulait entendre parler de la paix: «Point de paix, point de Mazarin!» criait-elle sur le passage des négociateurs. Quand on apprit que le traité, loin de mentionner le renvoi de Mazarin, portait même sa signature, il y eut une explosion de colère. Le Palais de Justice fut envahi le 13 mars; des furieux armés forcèrent l’entrée de la Grande Chambre, voulant qu’on leur livrât les négociateurs pour les assommer. Les fureurs s’échauffant encore dans le tumulte, peu {162} s’en fallut que ces forcenés ne missent leurs menaces à exécution. Le président Molé lutta courageusement, et, le pistolet sur la gorge, s’efforça de leur faire entendre raison. Il dut leur céder la place, mais refusa de s’en aller comme on le lui proposait par un passage détourné: «Je ne commettrai pas cette lâcheté, dit-il, qui ne servirait qu’à donner de la hardiesse aux séditieux; ils me trouveraient bien dans ma maison, s’ils croyaient que je les eusse appréhendés ici!»
Le coadjuteur était aussi au Palais ce jour-là ainsi que le roi des Halles, usant de toute leur popularité pour calmer maintenant cette foule qu’ils avaient naguère mise en branle, cajolant les uns, suppliant les autres, s’épuisant à commander et menacer.
Ce furent Gondi et Beaufort qui, profitant d’un instant de calme relatif, firent sortir le Parlement assiégé, en tenant l’un et l’autre les présidents Molé et de Mesmes embrassés et en les couvrant de leurs corps, pendant que les huissiers en tête fendaient la foule. «Ce jour-là, raconte le coadjuteur, au milieu des clameurs du peuple, nous entendîmes quelques voix qui criaient: République!»
Le traité remanié ne fut définitivement signé que le 1er avril. Au Te Deum chanté à Notre-Dame en réjouissance de la paix, la presse était si grande que, du portail à l’entrée du chœur, le Parlement mit plus d’une heure à traverser la foule.
Paris rentra dans la vie régulière, marchands et artisans abandonnèrent le mousquet et se remirent au travail. La reine bouda la ville quelque temps et ne rentra qu’en août avec Mazarin que les Parisiens purent apercevoir dans le carrosse du roi.
La Fronde n’était pourtant pas morte, la campagne de chansons et de libelles continuait contre le Mazarin, ainsi que les menées des princes toujours mécontents. Le prince de Condé, le vainqueur des Parisiens, à son tour, entrait en lutte avec Mazarin, tandis que celui-ci, habile stratégiste en intrigues, s’efforçait de semer la division parmi ses ennemis.
On ferraillait assez volontiers entre mazarins et frondeurs, entre princes même, on se tirait aussi des coups d’arquebuse, il y eut des meurtres sérieux et aussi des tentatives d’assassinat simulées. Pour essayer de rallumer les troubles, quelques frondeurs, on dit même le coadjuteur, organisèrent un faux attentat sur la personne d’un conseiller du parti, et aussitôt des gens apostés s’en vinrent crier jusqu’au Palais: «Aux armes! Trahison de Mazarin!»
Une embuscade fut tendue en plein jour sur le Pont-Neuf au prince de Condé. Celui-ci, averti qu’on le voulait tuer, chargea l’un de ses gentilshommes, nommé Violard, de s’assurer du bien-fondé de l’avis. Violard accepta la mission, fit monter quelques laquais dans le carrosse du prince et partit avec eux, mais eut grand soin de descendre à l’entrée du pont. Le carrosse arrivait à peine au Cheval de bronze qu’une fusillade éclata; l’un des laquais fut tué raide.
L’affaire fit un bruit énorme, le prince de Condé accusait le coadjuteur Gondi, le duc de Beaufort et même le vieux Broussel. C’était probablement Mazarin qui avait ourdi l’affaire pour mettre ses ennemis aux prises.
{163} Devant le Parlement, saisi d’une requête de Condé, comparurent le coadjuteur et Beaufort. Chacun avait amené des troupes d’amis armés; la Grande salle était déjà remplie d’une cohue bruyante où l’on échangeait injures et menaces, où des rixes même s’engageaient. Quant au Parlement, chacun de ses membres était venu avec un poignard dans sa poche.
L’affaire traîna en longueur. Un coup de théâtre la termina le 16 janvier 1650. La reine et Mazarin faisaient arrêter au Louvre le prince de Condé, ancien général de l’armée royale, le prince de Conti, ancien généralissime des Parisiens et le duc de Longueville, aussitôt conduits à Vincennes sous bonne escorte. Paris, au premier moment, croyant que les prisonniers étaient Beaufort et le coadjuteur, recommençait la sédition faite pour Broussel, mais Beaufort et Gondi triomphants se hâtèrent de parcourir la ville pour se faire voir en cavalcade aux flambeaux, et les Parisiens, aussitôt satisfaits et calmés, de pousser des acclamations et d’allumer des feux de joie par tous les carrefours.
Maintenant la Fronde entre dans une nouvelle phase, c’est la guerre des partisans des princes en province. Paris n’y prend point part, il se contente de continuer contre Mazarin sa campagne de chansons. Le coadjuteur, à qui la cour avait promis le chapeau de cardinal pour le détacher de la Fronde, et qui ne voit pas venir ce chapeau, se retourne contre Mazarin et attend l’occasion de reprendre la lutte autrement.
Toute l’année 1650 se passa ainsi. Au commencement de l’année 1651, à force de libelles et d’intrigues, les choses avaient assez tourné pour qu’on vît la Fronde, battue en province, renaître à Paris et le Parlement avec les anciens frondeurs réclamer la liberté du prince de Condé, leur ancien ennemi. En même temps, le Parlement fulminait contre Mazarin; le 9 février 1651, un arrêt du Palais ordonnant au cardinal, à sa famille et à ses serviteurs étrangers de vider le royaume dans la quinzaine, fut publié à son de trompe dans la ville et causa des transports de joie. Le cardinal était déjà parti à Saint-Germain, la reine se préparait à le rejoindre avec le jeune roi. C’est alors que, sur le bruit de cette fuite, le soir du 10 février, le peuple se porta sur le Palais-Royal et l’envahit pour s’assurer de leur présence.
Mazarin, par un autre coup de théâtre, mit les princes en liberté. Il reprenait {164} sa tactique de mettre les adversaires aux prises entre eux, avec l’espoir qu’ils s’entre-déchireraient. La lutte s’ouvrait alors entre le prince de Condé et le coadjuteur, c’est-à-dire entre la grande Fronde, le parti du coadjuteur et des vieux frondeurs, et la petite Fronde, le parti de Condé. On laissait ainsi Mazarin dans une paix relative, les libellistes du Pont-Neuf étant occupés à défendre ou attaquer Gondi ou Condé.
En août, la lutte était devenue si vive entre les deux Frondes qu’elle fut bien près d’amener une bataille rangée dans le Palais même, champ clos des partisans de l’une et de l’autre, où le Parlement, qui rendait arrêt sur arrêt contre Mazarin et ordonnait la vente de ses meubles, avait en outre à s’occuper des réclamations des princes et des accusations portées contre eux, et de toutes les intrigues au milieu desquelles on se débattait, sans plus voir où l’on allait, ni savoir ce que l’on voulait.
Les chefs des deux Frondes, Gondi et Condé, arrivaient au Palais à la tête d’escortes de plus en plus nombreuses. A la grande séance du 21 août, Condé devait prononcer un discours pour se disculper de l’accusation de lèse-majesté portée par la reine et d’entente avec l’Espagne; le prince se présenta conduisant une véritable armée de gentilshommes, de pages et de laquais armés.
Dès la veille, Gondi s’était prémuni et, comme un général préparant son champ de bataille, avait assigné des postes à ses partisans. Il en mit partout, remplit les salles de grosses troupes, plaça du monde dans tous les locaux du Parlement, dans les passages, dans les escaliers. Les uns devaient, si la lutte s’engageait, combattre de front les partisans de Condé, les autres les prendre en flanc ou par derrière. La reine, de qui Gondi, par un nouveau revirement, était devenu le champion, avait, sur sa demande, renforcé sa troupe de soldats de sa garde et de chevau-légers. Il existait au Palais des buvettes où les magistrats pouvaient trouver des rafraîchissements et même des repas à l’occasion; les armoires de ces buvettes furent, dit-on, remplies ce jour-là de grenades au lieu de victuailles. Comme dans une place de guerre, les gens de Gondi avaient un mot d’ordre: Notre-Dame, pour se reconnaître.
Quant aux magistrats du Parlement, tous, dans la presque certitude d’une lutte, portaient épées et poignards sous leur robe.
Le prince de Condé, à la tête de ses partisans, arriva quand tous les postes de Gondi étaient disposés. Sa troupe était moins nombreuse, mais se composait surtout d’officiers et de gentilshommes aguerris auxquels il avait donné Saint-Louis pour mot de ralliement.
Ayant pris sa place à la Grande Chambre, Condé déclara qu’il ne pouvait assez s’étonner de voir le Palais en cet état, ressemblant plutôt à un camp qu’au temple de la justice, avec des postes et des mots de ralliement; il ajouta qu’il ne concevait pas qu’il y eût dans le royaume des gens assez insolents pour lui disputer le pavé.
Le coadjuteur après une grande révérence lui répondit sur le même ton: «Sans doute je ne crois pas qu’il y ait personne assez audacieux pour disputer le haut du {165} pavé à Votre Altesse, mais il y a des gens qui ne peuvent et ne doivent, par leur dignité, quitter le pavé qu’au roi!
—Je vous le ferai quitter! s’écria Condé.
—Il ne sera pas aisé, répondit le coadjuteur.»
Ainsi commencée, l’affaire menaçait de se gâter tout de suite, la moindre étincelle pouvait mettre le feu à la mine.
Les épées frémissaient dans l’assemblée, de tous côtés on se lançait des regards menaçants. Les membres de la Chambre des enquêtes applaudirent le coadjuteur, mais quelques vieux conseillers s’interposèrent. Le président Molé conjura les chefs des deux partis «au nom de saint Louis, par le salut de la France, de suspendre leur animosité et de ne point ensanglanter le temple de la justice». Sur les objurgations véhémentes du président, Condé et Gondi, après des tergiversations, consentirent tous deux à faire sortir leurs partisans du Palais.
Le prince de Condé chargea M. de La Rochefoucauld de passer dans la Grande salle pour la faire évacuer par ses amis, et le coadjuteur se leva pour aller donner le même ordre aux siens. Mais à peine Gondi eut-il quitté la Grande Chambre qu’il se vit assailli par cinq ou six laquais de Condé l’épée à la main criant: «Au Mazarin!» Il y eut là une bousculade qui faillit tourner tout de suite au tragique, on vit en un instant quatre mille épées tirées, des pistolets brandis aux cris de Vive le Roi et Vivent les princes!
On allait s’entr’égorger, un seul coup de feu tiré et la bataille était engagée. {166} Cependant les amis du coadjuteur parvinrent à se jeter entre lui et les gens de Condé et le repoussèrent vers la Grande Chambre pendant que le marquis de Cressan s’interposait entre les furieux: «Que faisons-nous là! criait-il, nous allons faire égorger M. le prince et M. le coadjuteur... Honte à qui ne remettra pas l’épée au fourreau!»
Gondi rentrant à la Grande Chambre, parvint à la porte que retenaient en dedans M. de La Rochefoucauld et quelques autres; il fit effort pour passer, ses amis poussaient de leur côté, mais il ne put introduire que sa tête dans la salle, et fut là quelque temps en grand péril d’être étranglé, les gens de l’intérieur poussant plus fort: «Qu’on le tue! criait La Rochefoucauld. Tuez-moi ce b..... là, qu’on le poignarde!» Le moment était critique pour le coadjuteur, ayant ainsi le haut du corps dans la Grande Chambre et le reste de l’autre côté, entre deux bagarres violentes où amis et ennemis se colletaient. Il allait finir étranglé ou poignardé, lorsque, du côté de la Grande salle, d’Argenteuil, un de ses amis, arracha le manteau d’un prêtre qui se trouvait là, et le jeta sur les épaules du coadjuteur pour cacher son rochet et son camail. Par derrière, du côté de la Grande Chambre, des poignards étaient levés sur Gondi, lorsque enfin ses amis purent repousser La Rochefoucauld et dégager la porte.
Au milieu des provocations et du bruit, le Parlement leva la séance, les chefs firent avec peine évacuer la Grande salle et le Palais, et au profond étonnement de chacun la journée se termina sans malheur. Le Palais, comme Gondi, l’avait échappé belle. Et «il ne fallait qu’une mousquetade pour embraser la ville», du Palais la bataille se fût continuée dans les rues, tout le monde s’y préparait, bourgeois et ouvriers ayant fourbi leurs armes, remplissaient la rue dans l’attente de l’événement.
Un certain apaisement, après réflexions, résulta de cette chaude alarme. Une quinzaine de jours après cette séance mémorable, le 7 septembre, le jeune Louis XIV, entrant dans sa quatorzième année, fut déclaré majeur et vint tenir un lit de justice en la Grande Chambre. Une pompeuse cavalcade partit du Palais-Royal et se dirigea vers le Palais de Justice, à travers une multitude de peuple remplissant les rues aux maisons pavoisées, chargées de spectateurs jusque sur les toits. Sept ou huit cents gentilshommes, les chevau-légers de la reine, les cent-Suisses, ouvraient la marche précédant les grands officiers de la couronne, le maître des cérémonies, le grand maître de l’artillerie, le grand écuyer, les maréchaux de France. Le jeune roi, vêtu d’un habit tout brodé d’or, s’avançait monté sur un cheval isabelle couvert d’une housse semée de fleurs de lys. Il était entouré de ses écuyers et de ses gardes du corps à pied et à cheval, et suivi d’un brillant escadron de princes, de ducs et pairs, après lesquels venait le carrosse de la Reine, avec d’autres équipages de princesses.
Le roi s’en alla d’abord entendre la messe à la Sainte-Chapelle, puis entra au Parlement écouter quelques harangues; il remercia ensuite en quelques mots la reine-mère du soin qu’elle avait eu de ses Etats et déclara vouloir en prendre lui-même le gouvernement. Le premier président avec tous les autres présidents, à {167} genoux devant le siège royal, témoignèrent l’espérance d’un règne heureux, et assurèrent le roi du zèle et de la fidélité de son Parlement.
Le cortège royal quitta le Palais au bruit des acclamations, du canon du Palais-Royal et de la Bastille; des feux de joie et des illuminations terminèrent les réjouissances le soir. Le Parlement semblait triompher; il y avait au ministère Châteauneuf et Molé, Mazarin était toujours exilé.
De nouveaux arrêts plus solennels ordonnèrent de lui courir sus partout où il se trouverait, défendirent de lui donner passage ou retraite, et prescrivirent qu’il serait prélevé sur la vente de sa bibliothèque et de ses meubles une somme de 50,000 écus pour récompenser celui qui le livrerait mort ou vif. Le Parlement voulant faire les choses avec régularité, avait compulsé ses registres et cherché des précédents; ayant découvert que sous Charles IX un arrêt promit cette somme pour la tête de l’amiral Coligny, il avait mis celle de Mazarin au même taux.
Juste au même moment Mazarin qu’on voulait avoir mort ou vif, resté d’intelligence avec la cour, quittait Cologne et rentrait en France, mais à la tête d’une armée. Autre coup de théâtre, le roi partit pour le rejoindre et mit en interdit le Parlement, avec injonction à tous ses membres de se rendre à Pontoise. Quatorze conseillers obéirent et allèrent s’y organiser en petit Parlement tandis que celui de Paris continuait à fulminer des arrêts contre Mazarin, et aussi contre l’armée royale qui s’avançait.
La confusion des partis apparut alors au comble, le Parlement se déclarait contre le prince de Condé dont l’armée guerroyait contre l’armée royale; Gaston d’Orléans levait des troupes que sa fille, la duchesse de Montpensier, allait tourner contre le roi. Plusieurs fois le roi, la reine-mère et Mazarin, en passe d’être pris, furent sauvés par Turenne, ex-frondeur aussi.
Après six mois de courses et de manœuvres, l’armée royale et l’armée de la Fronde se rencontrèrent enfin, en juillet 1652, sous les murs de Paris pour la suprême bataille. Depuis longtemps Paris en avait assez, les bourgeois ne devaient plus se reconnaître dans le chassé-croisé des partis; les princes avaient perdu l’affection des Parisiens, le roi des Halles lui-même n’était plus tout à fait l’idole populaire de jadis, il n’y avait que la vieille haine contre Mazarin qui n’avait pas désarmé. Le désordre régnait par la ville, souvent en proie à l’émeute, livrée aux excès de gens de sac et de corde. Peu de journées se passaient sans attroupements ou bagarres; on se battait et on s’assassinait.
N’avait-on pas vu un jour au Palais même la populace s’en prendre aux archers de la ville, les assommer quelque peu, ainsi que les échevins qu’ils escortaient, et jeter les hallebardes des archers dans la cour de la Conciergerie, aux détenus qui s’empressèrent de les saisir pour forcer leurs gardiens à les laisser s’échapper, évasion en plein jour et à force ouverte de cent trente-huit prisonniers!
Le Parlement, au Palais, et Gondi, devenu le cardinal de Retz, à l’archevêché, attendaient les événements. L’armée de Turenne écrasa l’armée de Condé à la très sanglante bataille du faubourg Saint-Antoine; malgré l’ordre du roi qui défendait à la ville d’ouvrir ses portes à la fin de la bataille, Mademoiselle, appuyée {168} par la foule qu’émotionnait le désastre de la Fronde accompli sous ses yeux, put obtenir l’accès de la ville aux débris de l’armée de Condé, acculés aux murailles.
Mademoiselle a dépeint elle-même, dans ses Mémoires, l’aspect horrible de la rue Saint-Antoine à l’entrée des blessés de l’armée de Condé, et dit les tristes rencontres qu’entre l’Hôtel de Ville et la Bastille elle fit d’amis ou de gens de connaissance ramenés en état affreux de la bataille.
«C’était M. de La Rochefoucauld qui avait un coup de mousquet qui entrait par un coin de l’œil et ressortait par l’autre, de sorte que les deux yeux étaient offensés; il semblait qu’ils lui tombassent, tant il perdait de sang, tant son visage en était plein; et il soufflait sans cesse, comme s’il eût eu crainte que celui qui lui entrait dans la bouche ne l’étouffât. Son fils le tenait par une main et Gourville par l’autre, car il ne voyait goutte, il étoit à cheval et avoit un pourpoint blanc aussi bien que ceux qui le menoient, qui étaient tout couverts de sang comme lui; ils fondaient en larmes, car à le voir en cet état je n’eusse jamais cru qu’il en pût échapper. Je m’arrêtai pour parler à lui, mais il ne répondit pas; c’était tout ce qu’il pouvait faire que d’entendre.—Un gentilhomme de M. de Nemours vint dire à Madame sa femme qu’il avait été blessé légèrement à la main et que ce ne serait rien, et qu’il s’était détourné de peur de l’effrayer parce qu’il était tout en sang; elle me quitta aussitôt pour l’aller trouver... Je trouvai à l’entrée de la rue Saint-Antoine Guitaut à cheval, sans chapeau, tout déboutonné, qu’un homme aidait parce qu’il n’eût pu se soutenir sans cela, il était pâle comme la mort. Je lui criai: «Mourras-tu?» Il me fit signe de la tête que non, il avait pourtant un grand coup de mousquet dans le corps; puis je vis Vallon qui était en chaise, qui s’approcha de mon carrosse, il n’avoit qu’une contusion aux reins: comme il est fort gras il fallut l’aller panser promptement. Il me dit: «Hé bien! ma bonne {169} maîtresse, nous sommes tous perdus.» Je l’assurai que non. Il me dit: «Vous me donnez la vie, dans l’espérance d’avoir retraite pour nos troupes.» Je trouvai à chaque pas que je fis dans la rue Saint-Antoine des blessés, les uns à la tête, les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied et sur des échelles, des planches, des civières et des corps morts.»
L’héroïne de la Fronde se donne beaucoup de mouvement et joue un rôle important dans cette journée, elle va, court, donne des ordres, s’occupe des bagages de l’armée, trouve des quartiers pour les soldats, des ambulances pour les blessés, dispose des mousquetaires au bastion de la porte Saint-Antoine, essaie de réveiller le vieux zèle frondeur des bourgeois. Le combat avait repris dans le faubourg où l’on s’acharnait à défendre, à prendre et reprendre de fortes barricades construites par les frondeurs.
Turenne enlève tout à la fin. Alors Mademoiselle monte sur les tours de la Bastille, dont le gouverneur est le sieur de la Louvière, fils du conseiller Broussel. Mademoiselle fait pointer les canons sur l’armée royale, elle suit les opérations avec une lunette et peut apercevoir sur les hauteurs de Charonne les carrosses du roi et de Mazarin suivant de leur côté la marche des affaires. Et quand la défaite des frondeurs est bien complète, trois volées des canons de la Bastille, tirées par son ordre, arrêtent la poursuite.
—Ce canon-là vient de tuer son mari! dit Mazarin, faisant allusion à l’espérance qu’avait Mademoiselle d’épouser le jeune roi.
Le prince de Condé, pour lutter contre les mauvaises dispositions de la bourgeoisie et de la partie raisonnable de la population parisienne fatiguée de quatre années de troubles et affamée par la guerre, avait déchaîné la populace. Un grand conseil réunissant les conseillers du Parlement, de la Chambre des comptes, les échevins et les notables, devait être tenu à l’hôtel de ville. Condé voulut par une bonne émeute peser sur ses décisions; on imagina alors d’imposer à tous les bons frondeurs un nœud de paille au chapeau comme signe de ralliement. Les Parisiens {170} en temps de révolution ont toujours aimé les cocardes improvisées; cette cocarde de paille eut un succès fou, et personne ne put bientôt sortir sans l’arborer, même les moines, même les chevaux de carrosse. Le jour du grand conseil, l’émeute commença place Dauphine et gagna bientôt la place de Grève. Le prince de Condé, après une orageuse discussion, quitta l’hôtel de ville, disant qu’il n’y avait rien à attendre de cette assemblée uniquement composée de «mazarins». Il ne fut pas besoin d’un autre signal pour lancer l’émeute à l’attaque de l’hôtel de ville, que les compagnies bourgeoises n’osèrent défendre et abandonnèrent. En peu d’instants, les fenêtres furent criblées de balles, et la grande porte incendiée à force de bois et de paille pris par les émeutiers aux bateaux de la Grève.
L’hôtel de ville était envahi; au milieu des tourbillons de fumée, des flammes qui gagnaient les salles basses et allaient tout y dévorer pendant vingt-quatre heures, les envahisseurs faisaient main basse sur tous les conseillers et notables qu’ils trouvaient, et les massacraient à l’aveuglette sans chercher à distinguer s’ils étaient frondeurs ou mazarins. Un certain nombre de membres du Parlement, cependant excellents frondeurs pour la plupart, et parmi lesquels le maître des requêtes Miron qui prépara la journée des barricades avec le coadjuteur, n’ayant pu se cacher dans les combles, ou prendre des déguisements, furent ainsi assassinés.
Le coadjuteur pendant ces massacres prenait ses précautions, mettait son archevêché en état de résister, avec une garnison de quatre cents hommes payés par lui, et se préparait aussi, pour le cas où il y serait forcé, une retraite dans les tours Notre-Dame, bien garnies de provisions et de munitions.
Pour toute réparation, deux des massacreurs de l’hôtel de ville, sur lesquels le Parlement put mettre la main, furent pendus un mois après dans la cour du Palais, sans bruit, de peur d’une nouvelle émeute.
L’excès du mal annonçait la fin. L’anarchie régnait de plus belle dans Paris, les princes eux-mêmes ne s’entendaient plus, Beaufort tuait en un combat de cinq contre cinq son beau-frère Nemours. Pendant trois mois encore la situation resta la même ou à peu près, les armées manœuvrant autour de Paris, les désordres continuant dans la ville en proie à la disette, la bourgeoisie et le Parlement, fort embarrassés, se demandant comment tout cela pouvait finir.
Cela finit pourtant en octobre par la retraite définitive de Condé et par la soumission de la ville et du Parlement. Le 19 octobre 1652, le roi rentrait dans sa capitale. Dans un lit de justice tenu au Louvre il accordait amnistie générale, sauf pour quelques ducs et princes et onze membres du Parlement, et par une solennelle déclaration il interdisait au Parlement de prendre à l’avenir connaissance des choses de l’Etat et de la direction des finances, de s’occuper des affaires des princes et des grands, et d’avoir en aucune façon rapports quelconques avec eux. L’humiliation était complète pour le Parlement abandonné de tous et chansonné à son tour. Le peuple des barricades, heureux maintenant de voir ces conseillers et avocats bafoués et humiliés, les accablait de sarcasmes, se montrait indifférent aussi à l’arrestation du cardinal de Retz, et se préparait à recevoir bientôt avec {171} applaudissements et feux de joie le cardinal Mazarin, qu’il aurait de si bon cœur mis en pièces peu de semaines auparavant, s’il l’avait pu tenir.
Le 3 février 1652, le cardinal entrait à Paris. Le roi était allé au-devant de lui jusqu’à deux lieues de la ville; on vit les gens de qualité, d’anciens frondeurs, se confondre en bassesses devant cette Eminence tant ridiculisée et si longtemps combattue. Peu après, le prévôt des marchands et les échevins lui donnèrent un superbe festin à l’hôtel de ville. Pendant le concert qui suivit le repas, le cardinal, accueilli aux fenêtres par des acclamations, fit jeter des pièces de monnaie à la populace. Et le Parlement, qui mettait naguère sa tête à prix, s’efforçait de rentrer dans ses bonnes grâces et condamnait à mort par contumace le prince de Condé resté seul à continuer, de concert avec les Espagnols, la campagne en Artois.
Bien peu après ces années agitées, le Parlement, en 1655, essaya de montrer quelques dernières velléités d’indépendance au sujet de certains édits que le roi était venu faire enregistrer en lit de justice, et contre l’enregistrement desquels les magistrats voulaient protester. Louis XIV apparut pour la première fois ce qu’il devait être pendant son long règne. Il chassait à Vincennes lorsqu’on lui apprit ce qui se passait au Palais. Laissant aussitôt la chasse, il partit sur un autre gibier, galopa jusqu’au Palais et tout à coup, dans la Grande chambre, apparut en habit de chasse, en grosses bottes et le fouet à la main, et s’asseyant avec autorité, il fit aux magistrats stupéfaits ce bref discours: «Chacun sait, messieurs, les malheurs qu’ont produit vos assemblées, j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir ces assemblées et à pas un de vous de les demander!»
Le Parlement se le tint pour dit. Pendant soixante années, après les quatre années orageuses de la Fronde, le Palais vécut tranquille. Le Parlement soumis n’intervenait dans la politique royale que lorsque le roi le voulait et dans les limites strictes qu’il lui avait tracées. Les grands jours du Palais ne furent alors que les jours où le roi venait tenir quelque lit de justice.
Le 2 septembre 1715, le roi étant mort la veille, le Parlement se réveilla et sans tergiverser, aussitôt éteinte la volonté despotique qui pesait sur lui depuis si longtemps, se vengea de l’omnipotence de Louis en cassant son testament. Il agissait d’accord avec le duc Philippe d’Orléans et celui-ci avait pris ses précautions pour la grande journée; le régiment des gardes occupait toutes les avenues du Palais, les officiers avec des soldats d’élite étaient disposés à l’intérieur. Il se trouvait deux partis parmi les ducs et pairs, dont beaucoup tenaient pour le conseil de régence tel que l’instituait le testament, mais le duc d’Orléans avec l’aide des parlementaires brusqua un peu la situation, étouffa pour ainsi dire le testament, à peine lu et à voix basse, et se fit proclamer régent.
Le Parlement s’était flatté, sur les promesses du duc d’Orléans, de retrouver ses vieilles prérogatives et de reprendre sa part d’influence dans la conduite des affaires par l’exercice du droit de remontrances, mais il vit bientôt qu’il avait été joué. Le conflit avec le pouvoir éclata, comme toujours, pour des affaires de finances.
{172} La régence avait trouvé les finances de la France dans le plus déplorable état, et, acculée presque à la banqueroute, cherchait les remèdes dans les folies du système de Law. «C’était, a dit Voltaire, un charlatan à qui on donnait l’Etat à guérir, qui l’empoisonnait de sa drogue et s’empoisonnait lui-même.»
Le Parlement dans cette affaire essaya plus d’une fois de faire entendre la voix de la raison, mais les «sages avis et remontrances» sollicités par le duc d’Orléans, le jour de l’institution de la Régence, furent très mal reçus. La lutte s’engagea. Aux édits de la Régence, le Parlement répondait par des arrêts, en décrétant même de prise de corps le sieur Law; mais dans la nuit du 28 au 29 août 1718, le régent fit enlever de leurs logis un président et deux conseillers parmi les plus récalcitrants, et le banquier écossais triomphant put continuer ses opérations.
Deux ans après ce fut autre chose, en pleine décadence du Système, le Palais refusant d’enregistrer des édits favorables aux combinaisons de la Compagnie des Indes aux abois, le régent, par un coup d’autorité, exila le Parlement entier à Pontoise. Le 10 juillet 1720, chaque membre du Parlement reçut une lettre de cachet particulière lui ordonnant de partir pour cette ville. Pour couper court à toute tentative de résistance des magistrats et les empêcher de siéger, le Palais fut occupé militairement. Les mousquetaires s’installèrent dans la Grande Chambre et pour occuper leurs loisirs s’amusèrent à contrefaire une séance de la Cour: «installés sur les fleurs de lys», ils firent le procès d’un chat qui fut, après réquisitoire et plaidoiries, condamné à mort.
Les Parisiens chansonnaient tout alors, ils ne firent aucune barricade pour réclamer leur Parlement, qui ne revint que six mois après, en consentant à enregistrer la bulle Unigenitus, autre sujet de troubles et de querelles alors, entre les jésuites et les ultramontains d’un côté, les jansénistes et les gallicans de l’autre.
Ces discussions devaient fort longtemps durer, compliquées de l’affaire des convulsionnaires au tombeau du diacre Paris et de querelles ecclésiastiques. Le {173} Parlement qui menait la lutte contre les prétentions ultramontaines, brava et subit de nombreux désagréments, comme de nouveaux exils à Pontoise, des embastillements de conseillers envoyés quelques-uns au mont Saint-Michel, au château de Caen, au château de Ham, et même aux îles Sainte-Marguerite.
A un moment, en 1754, dans l’affaire des billets de confession et des refus de sacrements, la lutte devint telle qu’après un lit de justice tenu par le roi à peu près tout le Parlement démissionna, sauf une quinzaine de membres.
L’attentat de Damiens fut une conséquence de ces querelles religieuses qui deux siècles auparavant auraient mis la France en feu. L’effervescence qui pendant toute cette période de lutte entre la magistrature et le clergé régnait au Palais dans la Grande salle pleine de disputes, jeta le trouble dans le cerveau du malheureux exalté; après le coup de canif donné à Louis XV, non pour le tuer, mais seulement pour lui montrer ce qu’il avait à craindre de l’indignation publique, Damiens transféré de Versailles à Paris fut enfermé dans la tour dite de Montgommery, le gros donjon du Palais où jadis l’avait précédé Ravaillac.
{174} La Grande Chambre, incomplète d’une grande partie de ses membres, réunie aux ducs et pairs et à une commission nommée par la cour, instruisit le procès qui se termina par le plus horrible des supplices pour le malheureux fou. Dans le public il y avait deux partis: les uns accusaient le Parlement d’avoir provoqué le crime par son attitude dans la querelle religieuse, les autres rejetaient l’accusation sur les Jésuites. On eût été fort heureux de pouvoir impliquer quelques membres du Parlement dans l’affaire, et les interrogatoires de Damiens à la question s’efforcèrent, mais en vain, d’arriver à compromettre quelques parlementaires.
Toutes ces luttes, compliquées de plus en plus d’autres affaires et d’intrigues de cour, reprenaient plus vives après les périodes d’accalmie. Elles devaient durer jusqu’à la fin définitive du Parlement, jusqu’au grand naufrage de la monarchie. Elles faisaient naître peu à peu un besoin de réformes, un désir de refonte gouvernementale qui devait aboutir à la réunion des Etats généraux, réclamée par tous comme un remède à tous les maux politiques dont l’organisme social se sentait atteint.
En 1737, l’incendie avait fait perdre à l’ensemble de l’édifice formé par le Palais de Justice un de ses plus beaux joyaux. Dans la nuit du 27 octobre, à deux heures du matin, la cour de la Sainte-Chapelle fut tout à coup éclairée par les flammes jaillissant des fenêtres de la Chambre des comptes. Le magnifique bâtiment construit par Louis XII aux premières années du XVIe siècle brûlait. Les secours furent très lents à arriver, il fallut bien du temps pour que le lieutenant de police pût rassembler le guet, la petite compagnie de pompiers nouvellement formée et bien mal pourvue encore de moyens pour lutter contre le feu, et les capucins, qui précédemment avaient été les seuls pompiers organisés.
Lorsque pompiers, moines et soldats purent commencer l’attaque de l’incendie, le feu avait déjà fait d’énormes progrès. Les superbes bâtiments à grands combles d’ardoises brûlaient du haut en bas, les hautes lucarnes de pierre sculptée s’écroulaient dans le brasier, la flamme activée par un vent violent gagnait les bâtiments annexes et menaçait de dévorer tout le Palais.
Pour comble de malheur, le Parlement était en vacances, tout était fermé, les présidents se trouvaient dispersés à la campagne. Ils ne purent donc se trouver là pour diriger le sauvetage des archives, des innombrables et très importants registres et dossiers des comptes. Il était impossible de songer à sauver le bâtiment principal embrasé jusqu’aux combles, c’était la part du feu. Tous les efforts furent dirigés sur les bâtiments de droite et de gauche pour empêcher les flammes de gagner à gauche l’hôtel du premier président et à droite les édifices touchant à la galerie Mercière.
«Messieurs de la Chambre des comptes, dit le journal de Barbier, se plaignent de M. Hérault (le lieutenant de police) qui le premier jour employait les deux tiers des pompes à empêcher la communication du feu chez M. le premier président où il n’était question que de murs et de bâtiments, au lieu de songer entièrement aux bâtiments de la chambre à cause des papiers et pour donner le {175} temps de les faire sortir, au lieu que ç’a été une confusion épouvantable. Indépendamment de tous les titres qui ont été brûlés entièrement ou à moitié, la grande chaleur du feu a fait retirer si fortement les registres de parchemin qu’il ne sera plus possible d’en faire usage.»
La confusion était donc extrême devant l’effrayant brasier, parmi ceux qui luttaient pour l’éteindre et ceux qui essayaient d’enlever aux flammes les registres non atteints encore. A six heures du matin la plus grande partie des titres et des papiers étaient brûlés avec le bâtiment; il pleuvait des liasses de papiers en feu ou à moitié brûlés dans la Seine, aux alentours, et jusque rue Montmartre et dans le jardin du Palais-Royal. Les murailles de l’édifice s’écroulaient sur les sauveteurs, il y eut nombre d’ouvriers, de soldats et de moines blessés et quelques-uns périrent écrasés sous les décombres.
Il fallut trois jours pour étouffer les dernières flammes. Les registres et papiers tirés du feu avaient été portés place Royale sous des tentes que les échevins avaient fait installer. Deux maîtres des comptes, deux auditeurs et deux procureurs, relevés toutes les heures, fouillant dans le formidable tas de papiers, de liasses et registres mouillés, salis ou à moitié brûlés, travaillaient à en tirer ce qui pouvait être conservé et classé. Les papiers ainsi sauvés plus ou moins endommagés furent transportés aux Jacobins de la rue Saint-Jacques et aux Grands-Augustins, où s’installa la Chambre des comptes en attendant la reconstruction de son édifice.
Cette reconstruction fut achevée en peu d’années et la Chambre des comptes revint habiter sous la Sainte-Chapelle où elle resta jusqu’en 1842. A cette époque elle émigra dans le grand édifice du quai d’Orsay incendié par la Commune de 1871, dont les ruines subsistent encore aujourd’hui et par leurs ouvertures béantes laissent déborder les ronces et les verdures d’une petite forêt sauvage en plein Paris, poussée sur les décombres calcinés. Des archives, ce qui fut encore une fois sauvé alors alla s’entasser dans les caves du Palais-Royal où tout se trouve encore.
Quant aux bâtiments de la Chambre des comptes reconstruits en 1740, ils furent affectés à la préfecture de police, avec l’hôtel du premier président, édifice du XVIe siècle qu’habitèrent Achille de Harlay, Mathieu Molé, Lamoignon. Dans la cour de cet hôtel se voyaient des médaillons peints représentant des magistrats et des personnages illustres des siècles précédents. Tous les bâtiments de l’ancienne préfecture ont disparu, démolis pour la grande reconstruction entreprise, ou incendiés par la Commune. Des bâtiments ajoutés à l’ancien Palais vers la fin du XVIe siècle il ne subsiste qu’un corps de logis à grandes fenêtres, à hauts combles, surmontés d’une forêt de cheminées, derrière la galerie marchande, sur le côté gauche du portail de la Sainte-Chapelle.
En 1776, dans la nuit du 10 au 11 mai, l’incendie encore une fois ravagea le Palais, le feu prit dans la galerie des prisonniers, dans la partie centrale du parloir, entre la Conciergerie et la galerie marchande; quand on s’en aperçut tout brûlait déjà aux alentours de cette galerie des prisonniers, sous la tour Montgommery et la Conciergerie. Les secours cette fois arrivèrent avec promptitude; les soldats, les pompiers, les moines des ordres mendiants qui continuaient encore à cette époque leur service de pompiers, parvinrent à force de travail à concentrer le feu dans la partie si rapidement embrasée et à sauver le reste du Palais que, encore une fois, on avait cru perdu.
Cette double cour, dont la Sainte-Chapelle formait le milieu, perdit alors ce qui lui restait des belles façades de l’ancien Palais. L’incendie de 1730 avait fait tomber l’édifice de la Cour des comptes, les élégants pavillons du fond de la cour de gauche ou de la Sainte-Chapelle; l’incendie de 1776 et les démolitions qui suivirent firent disparaître le fond non moins grandiose de la cour de droite ou du May; c’était fini du superbe décor gothique. On démolit alors la galerie marchande, le beau bâtiment à grandes fenêtres ogivales et le fameux perron qui avait vu se dérouler tant de dramatiques événements depuis le temps d’Enguerrand {177} de Marigny. Tout cela fut remplacé par le lourd bâtiment à dôme central porté par quatre colonnes doriques; pour compléter l’œuvre on abattit la sacristie de la Sainte-Chapelle, le charmant petit édifice du trésor des Chartes, et l’on masqua la Sainte-Chapelle par une aile parallèle à la grande salle. De ce côté tout était changé, le Palais se trouvait considérablement enlaidi. La tour de Montgommery survivait encore, mais pas pour longtemps.
Dans les dernières années de son règne, Louis XV avait, pour en finir avec l’opposition du Parlement, supprimé complètement ce Parlement. Dans la nuit du 19 janvier 1771, 169 magistrats avaient été réveillés chacun par deux mousquetaires leur apportant des injonctions royales auxquelles il fallait répondre par un oui ou un non signés. Les mousquetaires ne recueillirent à peu près que des non. Immédiatement le roi fit signifier la confiscation des charges et envoya les magistrats en exil, pendant que le chancelier Maupeou organisait un parlement nouveau et plus docile.
On sait comment l’opinion publique accueillit ce Parlement Maupeou, raillé, chansonné et vilipendé.
{178} Un des premiers actes de Louis XVI fut, après le renvoi des ministres de Louis XV, la suppression du Parlement Maupeou. L’ancien Parlement était rétabli, mais comme on craignait l’esprit d’opposition de la vieille magistrature, ses attributions furent quelque peu limitées.
Une explosion de joie populaire et quelques désordres accueillirent la chute du Parlement Maupeou. La basoche du Palais, reprise de turbulence sur ses vieux jours, voulut montrer sa satisfaction en allant pendre à la justice de Sainte-Geneviève deux mannequins costumés et emperruqués portant chacun au cou, afin que nul n’en ignorât, un écriteau à son nom: Maupeou chancelier, et l’abbé Terray, contrôleur des finances, abhorré de tous pour ses mesures financières, les augmentations de tailles, les réductions opérées sur les rentiers. Il y eut des désordres, des bagarres avec le guet, plusieurs soirs de suite sur le Pont-Neuf et autour du Palais.
Le 12 novembre 1774, le roi Louis XVI, au milieu des acclamations du peuple qui se faisait la main ainsi avec quelques «émeutes de satisfaction», vint réinstaller les magistrats de l’ancien Parlement. Il entendit la messe à la Sainte-Chapelle, puis alla tenir son lit de justice en la Grande Chambre avec les ducs et pairs. Le soir le Palais fut illuminé. Tout était à la joie. Louis XVI était le père du peuple, le digne successeur de Henry le Grand. Les dames de la Halle manifestèrent singulièrement leur sympathie en allant, chez chacun des membres du Parlement réinstallé, débiter un compliment de circonstance accompagné de danses et de chants.
Cette lune de miel du nouveau règne ne devait pas durer longtemps, après les quelques années des ministères de Turgot et de Necker, des difficultés croissantes compliquées de maladresses et de lamentables intrigues allaient peu à peu conduire à la crise si difficile, que l’on crut dénouer par la convocation des Notables d’abord, puis par celle des Etats généraux.
Auparavant la lutte reprise entre le gouvernement et le Parlement amena quelques arrestations de parlementaires. Il y eut notamment l’arrestation en pleine séance des conseillers Goislard de Montsabert et d’Eprémesnil, une scène semblable à l’expulsion de Manuel sous la Restauration. C’était en mai 1788, le Parlement siégeait en séance de nuit; le marquis d’Agoult, major des gardes françaises, envahit le Palais et pénétra dans la Grande Chambre en demandant les deux conseillers.
«La cour va en délibérer, dit le président.—Il n’y a pas à délibérer, les ordres du roi veulent être exécutés sans délai!» Et le marquis d’Agoult somma les magistrats de lui désigner les deux conseillers: «Nous sommes tous d’Eprémesnil et Montsabert,» lui répondit-on.
Au petit jour cependant, après force discussions, pendant que d’Agoult fort embarrassé attendait, d’Eprémesnil lui demanda si, en cas de résistance, il avait ordre d’employer la force. Sur la réponse affirmative du major, d’Eprémesnil et Montsabert se nommèrent, déclarant qu’ils cédaient à la violence pour ne pas exposer le sanctuaire des lois à une profanation plus grande. On les mit sur-le-champ {179} en voiture et ils furent expédiés l’un à Pierre-Encise près de Lyon, l’autre aux îles Sainte-Marguerite.
Le mécontentement, la désaffection augmentaient avec les difficultés aggravées par les souffrances du terrible hiver. Le mot fatidique: convocation des Etats généraux fut enfin prononcé, on ne voyait plus d’autre remède à la crise menaçante, aux embarras financiers, aux troubles commencés.
L’an 89 allait s’ouvrir.
Le dernier jour du Parlement.—Le Palais sous la Terreur.—Massacres de septembre.—La Conciergerie encombrée.—La rue de Paris.—Le tribunal révolutionnaire dans la salle de la Liberté, ancienne Grande Chambre, et dans la salle de l’Egalité, ancienne Tournelle.—Fouquier-Tinville et ses jurés.—Les grands procès.—Charlotte Corday, Danton, Marie-Antoinette, les Girondins.—Le cachot de la reine.—La prison des Girondins.—Fin de Robespierre.—Transformations après la Révolution.—Les conspirateurs sous l’Empire.—Les prisonniers de la Restauration.—Le palais incendié.
Voici l’heure des grandes convulsions, du naufrage corps et biens de l’ancienne société. Avec l’ère nouvelle qui commence par l’immense drame de la Révolution destiné à promener l’incendie dans l’édifice du passé, par toute la France d’abord, à prendre ensuite pour terrain l’Europe entière, des jours {181} terribles vont venir pour le vieux Palais d’où les premières étincelles étaient parties, des jours plus terribles que tous ceux qu’il a traversés dans les commotions sanglantes d’autrefois.
Comme toutes les institutions du passé attaquées l’une après l’autre, l’organisation judiciaire, antique décor majestueux mais vermoulu, va tomber aussi; le vieux Parlement aux attributions confuses et indéterminées, corps judiciaire prétendant aussi être législatif et régenter à la fois peuple et monarque, va s’écrouler et mourir définitivement, tué précisément par l’enfant qu’il avait mis au monde. Il avait résisté à bien des assauts jadis, lutté contre les rois, triomphé d’eux par la force ou la souplesse, pliant sous les rois forts pour se redresser plus haut ensuite avec les autres; il s’écroule d’un seul coup, brisé par un simple décret de l’Assemblée nationale. Il avait tué la monarchie en déchaînant la Révolution, la Révolution l’écrasait sous les premiers débris de l’édifice royal.
Le 13 novembre 1790, le maire de Paris, à la tête de quelques bataillons de gardes nationaux, se présenta au Palais, rangea ses hommes dans la cour du May et le long de la rue de la Barillerie, et monta mettre les scellés sur les papiers et archives parlementaires. Tout était fini. La vieille organisation si compliquée, la Grande Chambre, les trois Chambres des enquêtes, la Chambre des requêtes et nombre de juridictions accessoires, tout sombrait en même temps d’un seul coup, presque sans bruit ni protestations, pendant que l’Assemblée nationale procédait à l’élaboration d’une nouvelle organisation judiciaire.
La Révolution suit son cours. Tout se passe en dehors du Palais, à Versailles, aux Tuileries, à l’Hôtel de Ville. Le vieux Palais qui ne joue plus aucun rôle actif ne va cependant pas s’endormir. Dans le grand bouleversement, les prisons {182} anciennes ou nouvelles, vieilles chartres ou cachots provisoires, se remplissent de tout ce qui faisait ou semblait faire obstacle à la marche du char révolutionnaire. La Conciergerie se trouve bientôt bondée de détenus comme jamais en aucun temps elle ne l’a été.
En 92, la guillotine n’avait pas encore pris son fonctionnement régulier, ce roulement par fournées au lieu où le citoyen Sanson opérait, faisant de la place chaque matin pour de nouveaux prisonniers. Au moment de la grande surexcitation causée par l’entrée des Prussiens en France, par la prise de Verdun, les fureurs calculées de Danton, la frénésie de Marat réclamant chaque matin dans l’Ami du Peuple du sang d’aristocrate, lancèrent les sans-culottes exaltés et enragés sur les malheureux enfermés dans les prisons de Paris, comme jadis les Cabochiens fanatiques sur les Armagnacs emprisonnés.
La vieille Conciergerie avait déjà vu en 1413, elle revit le 2 septembre 1792 les bandes affamées de carnage, qui avaient commencé la tuerie au carrefour Buci et dans la cour de l’abbaye de Saint-Germain et la continuaient à la prison de l’abbaye, au couvent des Carmes. Une bande de massacreurs arriva le soir du 2 septembre au Châtelet, expédia deux cent cinquante prisonniers à coups de sabre, à coups de fusil, puis se jeta sur la Conciergerie où elle eut bientôt fait d’égorger une centaine de prisonniers, parmi lesquels quelques officiers des Suisses, dont l’un, le major Berchman, étant condamné à mort, fut excepté du massacre et réservé pour l’échafaud.
Le tribunal révolutionnaire, institué le 18 août, était entré en fonctions le 19, et dès le 21 août la guillotine, transportée par le peuple lui-même de la Grève à la place Louis XV devant les Tuileries, avait commencé à en exécuter les arrêts. Le jour du massacre, dans la Grande Chambre, au-dessus même des préaux où travaillaient les massacreurs, le tribunal siégeait et jugeait au bruit des clameurs de l’égorgement. Il allait continuer pendant des mois, dirigé dans son effrayante et régulière besogne par l’accusateur public Fouquier-Tinville.
Le tribunal, dit extraordinaire d’abord puis révolutionnaire, comptait aux jours de son grand fonctionnement seize juges, un accusateur public et cinq substituts, soixante jurés; il était divisé en quatre sections, deux sections s’occupaient de l’instruction des procès pendant que les deux autres jugeaient. Ces deux sections siégeaient dans deux salles du Palais, l’une dans la salle de la Liberté, l’ancienne Grande Chambre du ci-devant Parlement, l’autre dans la salle de l’Egalité, jadis chambre de Saint-Louis ou Tournelle criminelle, dans le grand bâtiment qui suivait la tour Bon-Bec, bâtiment démoli depuis. Dans cette salle disparue ont été jugés Charlotte Corday, Danton, et aussi un jour Marat, lequel par exemple fut trouvé bon citoyen par le sanglant jury, sortit en triomphateur du Palais et fut aussitôt entouré par une foule d’énergumènes à bonnets rouges et de tricoteuses, accablé de palmes civiques et porté sur les épaules jusqu’à l’Assemblée.
«Les fenêtres de cette salle, dit M. Dauban, donnaient sur le quai de l’Horloge; c’est là que Danton, défendant sa vie, fit éclater le tonnerre de sa voix qu’entendit la foule entassée sur le quai jusqu’au Pont-Neuf.»
{183}
La salle dite de la Liberté subsiste, c’était l’ancienne Grande Chambre, la belle salle gothique refaite par Louis XII, dont les magnifiques plafonds à caissons et pendentifs, les sculptures peintes et dorées avaient été impitoyablement supprimés. Cette salle où siégeait le Parlement en chambres assemblées, où tant de fois, au temps des splendeurs de la monarchie, les ducs et pairs s’étaient réunis, où les rois venaient tenir leur lit de justice, était alors divisée en deux parties, la plus petite pour le public entassé jusque dans les embrasures des fenêtres; le reste, séparé par un couloir de service également bondé, pour jurés, gendarmes et accusés. Sur ces murailles jadis d’une décoration si magnifique, alors nettes comme l’acier, aucun ornement que de froides moulures avec les bustes espacés de Brutus, Lepeletier et Marat, et les Tables de la loi au-dessus du président. C’était assez pour l’antichambre de la guillotine, simple lieu de passage entre la prison et la charrette du bourreau.
Dans cette salle restaurée aujourd’hui et devenue première chambre du tribunal civil, furent condamnés Marie-Antoinette, les Girondins et plus tard, après Thermidor, Fouquier-Tinville lui-même, avec un certain nombre de ses juges et jurés. L’implacable Fouquier-Tinville, un parent de Camille Desmoulins à qui celui-ci avait, par Robespierre, procuré la place, venait chaque matin, sinistre employé fidèle à son bureau, avec la régularité d’un rouage donnant le premier déclenchement au couteau de la guillotine, sans passion comme sans pitié, insensible à tout, sans, ne disons pas remords, mais seulement souci—sans souci ni souvenir des condamnations de la veille, qui lui laissaient seulement la satisfaction de la besogne faite et déjà oubliée, se remettre à son siège d’accusateur public avec une provision de dossiers et demander tranquillement à ses jurés, ardents robespierristes, horribles et réguliers dispensateurs de la mort, plus monstrueux que les massacreurs des prisons, ses trente ou quarante têtes quotidiennes.
Les malheureux, destinés à passer bientôt devant le tribunal révolutionnaire, étaient transférés des diverses prisons à la Conciergerie, où on les entassait dans {184} le grand guichet, dans la rue de Paris, travée de la grande salle inférieure dite salle Saint-Louis, séparée du reste par des grilles. Deux rangs de cachots avaient pu être aménagés pour recevoir cette provision du tribunal révolutionnaire, les prisonniers logeant sous leurs juges.
Chaque matin, au jour levant, l’huissier du tribunal descendait avec sa liste et faisait l’appel des malheureux destinés à la fournée du jour; gendarmes et geôliers lui réunissaient son gibier, conduit ensuite par unités ou par groupes pour la rapide formalité du jugement, devant ces juges qui prononçaient si peu d’acquittements. Que de noms célèbres dans le martyrologe de la Conciergerie, que de victimes ont vécu leurs derniers jours sous ces voûtes sombres. Le maire de Paris Bailly, les Girondins, Camille Desmoulins, Danton; Malesherbes, le défenseur de Louis XVI; André Chénier, Fabre d’Églantine, Charlotte Corday, la reine, Mme Du Barry, Mme Roland, etc...
Charlotte Corday avait tué Marat le 13 juillet 1793; elle fut transférée le 16 de l’Abbaye à la Conciergerie et condamnée le 19 au matin. Une heure et demie après, elle partait pour le supplice, revêtue de la chemise rouge des parricides.
Marie-Antoinette demeura soixante-seize jours à la Conciergerie. Amenée du Temple où l’on craignait qu’elle ne fût enlevée,—des royalistes se dévouant courageusement et organisant complot sur complot pour son évasion—elle habita d’abord une chambre précédemment occupée par le général Custine, mais, après une tentative d’évasion qui faillit réussir, tentative dite affaire de l’œillet, organisée par le chevalier de Rougeville, on transféra la reine dans la pharmacie, petite pièce sombre et basse, que l’on transforma hâtivement en cachot en bouchant les jours et en établissant une double et solide porte munie de fortes serrures.
{185} Le cachot, pavé en briques posées en arêtes de poisson, divisé en deux parties éclairées chacune par une petite fenêtre, avait pour tout mobilier un lit de sangle garni de deux matelas et un ou deux sièges. Une partie du cachot était occupée par les deux gendarmes, séparés de la prisonnière par un vieux paravent tout percé. Dans ce funèbre réduit, sous cette si étroite surveillance, la malheureuse reine passa donc plus de deux mois en proie à toutes les angoisses, avec tous les bruits sinistres de la prison pour accompagnement à ses pensées, à deux pas des juges qui l’attendaient. Elle se levait à 7 heures et se couchait à 10. Elle ne voyait, outre ses gendarmes, que deux personnes pour le service du cachot, une femme de ménage et un voleur nommé Barassin, condamné à quatorze ans de fer. La Commune lui avait interdit le travail, sauf le raccommodage de ses vêtements, qui en avaient grand besoin, mais elle put lire quelques livres mis à sa disposition: le Voyage du jeune Anacharsis et les Révolutions d’Angleterre.
Le 14 octobre, «la veuve Capet» comparut devant le tribunal révolutionnaire, présidé par Herman. Pendant deux longues et mortelles séances, le premier jour de 9 heures du matin à 11 heures du soir, le second jour de 9 heures du matin au lendemain 4 heures du matin, la reine lutta; ses courageux défenseurs, Chauveau-Lagarde et Tronson-Ducoudray, essayèrent en vain d’arracher sa proie à {186} Fouquier-Tinville. A l’aube de la deuxième nuit de ce dramatique procès, tout était fini.
A 4 heures et demie du matin, la condamnation prononcée, la reine fut conduite dans la chambre des condamnés, pratiquée dans le Grand guichet, où les victimes du tribunal révolutionnaire passaient les quelques heures séparant la condamnation de l’exécution.
Quoique à demi morte de fatigue, elle put écrire une longue lettre à Mme Elisabeth, lettre qui fut confisquée par Fouquier, et se jeta tout habillée sur un lit de sangle pour prendre quelques heures de repos avant le moment fatal. Elle dormit un instant et prit, vers 7 heures, quelque nourriture. Un peu avant 11 heures arriva le bourreau pour la suprême toilette. Elle fut bientôt prête; ses cheveux tombèrent, il ne lui resta que des cheveux courts tout blancs sur le sommet de la tête. Vêtue d’une jupe blanche sur un jupon noir et d’une longue camisole blanche, coiffée d’un affreux bonnet, comme nous le montre un croquis d’un réalisme cruel, tracé par David d’une fenêtre sur le passage de la charrette, elle sortit de la Conciergerie, les mains attachées derrière le dos, et monta dans la charrette qui allait accomplir le long voyage de la place de la Révolution, en passant par le Pont-au-Change et la rue Saint-Honoré.
Le cachot de la reine existe encore, mais la Restauration, au lieu de lui laisser son aspect, l’a, par un vandalisme pieux, transformé en chapelle, en changeant même les dispositions. Dans l’angle a été élevé un monument en forme d’autel avec inscriptions tirées du testament de la reine.
A côté de la grille séparant le Grand guichet de la galerie appelée rue de Paris, se voit la porte étroite et basse donnant sur l’étroit escalier que devait suivre la reine pour monter au tribunal révolutionnaire. C’était par là que passaient {187} les malheureux conduits au farouche tribunal; ils avaient peu de chemin à faire et ne pouvaient être vus des autres détenus.
Tout à côté du cachot de la reine, et séparé seulement par un mur, se trouve le local où furent enfermés les Girondins. C’était la chapelle, une salle assez vaste à voûtes surbaissées, sur laquelle, au fond, donnent des ouvertures garnies par des espèces de cages grillées.
Les Girondins étaient depuis de longs jours emprisonnés dans les greniers des Carmes; ils furent amenés en octobre à la Conciergerie et livrés au tribunal révolutionnaire. Sept jours durant, ils se défendirent pied à pied, sans que l’on pût rien trouver d’à peu près alléguable pour motiver la condamnation voulue d’avance.
Pour en finir, il fallut faire venir à la rescousse les Jacobins, qui coururent demander à l’Assemblée le terrible décret portant «qu’après trois jours de débat, le jury pouvait se dire éclairé». Aussitôt le décret obtenu, le président arrêta les débats au milieu des cris de fureur des condamnés. Tout est fini, le jury se déclare éclairé et il envoie les vingt et un de la Gironde à la guillotine.
Le soir, après les séances du procès, les Girondins, surexcités par la lutte, {188} s’amusaient dans leur prison à des parodies funèbres et terribles du tribunal révolutionnaire, chacun d’eux jouant son rôle dans l’affaire et passant à son tour devant ses amis transformés en jurés. L’accusé s’avançait avec son défenseur; il essayait, sous les interruptions violentes du tribunal, de balbutier quelques paroles, puis l’accusateur l’écrasait sous une argumentation féroce; le défenseur, à son tour, tentait de se faire entendre, le tribunal se disait éclairé et prononçait la peine de mort. On passait alors à la parodie de l’exécution dans tous ses détails: une planche de lit sur une chaise représentant la guillotine avec la bascule. Les condamnés exécutés, venait enfin le tour de l’accusateur, jugé et condamné comme il avait condamné les autres. Après avoir passé à la guillotine, son spectre arrivait, couvert d’un drap de lit, poussant des cris lamentables et dépeignant à ses jurés les horreurs de l’enfer où il était plongé et où ils devaient venir le rejoindre...
Le soir de leur vraie condamnation, après les débats étouffés, il y eut un moment d’émotion terrible. Valazé se perça le cœur quand il entendit la sentence, et la stupeur des gendarmes fut si grande que les condamnés auraient pu se précipiter sur leurs juges. Il allait être minuit. Après que le tribunal révolutionnaire eut décidé que le cadavre de Valazé serait mené à la guillotine sur la même charrette que les autres, les Girondins furent reconduits à leur chapelle. «Les morts et les vivants, dit Michelet, redescendirent dans les ténèbres de la Conciergerie. Pour faire connaître leur condamnation aux autres détenus de la prison qui veillaient et attendaient, ils chantaient sous les sombres voûtes:
La légende du banquet envoyé par un ami proscrit n’est pas certaine; quelques-uns des Girondins passèrent leur dernière nuit à boire du punch, à causer tristement. Les autres se jetèrent sur leurs grabats pour prendre des forces dans un dernier sommeil.
Au matin d’un jour triste et pluvieux, le 30 octobre, ils quittèrent la Conciergerie. Les charrettes, tous les jours, venaient dans l’angle de droite de la cour du May sous le perron, à l’arcade basse qu’on voit encore, recevoir la fournée quotidienne destinée à la guillotine. Cinq charrettes attendaient les hommes de la Gironde, des gendarmes avaient peine à maintenir la foule des sans-culottes, des sanguinaires habitués du tribunal révolutionnaire, groupés pour jouir de leur triomphe devant la grille de l’arcade ou sur les marches du grand perron.
{189} Les condamnés, tête nue, les cheveux coupés, le col découvert et les mains attachées derrière le dos, montèrent dans les charrettes en chantant:
De temps en temps, pendant le trajet, ils reprenaient le funèbre chant que, sur la place de la Révolution, les derniers à passer sous le couteau entonnaient encore, le chœur diminuant au fur et à mesure que le fer tranchait une tête. L’un d’eux, dit-on, Ducos, l’ami de Fonfrède, jeune, vaillant, spirituel, eut la force de rire au dernier moment. Il cria, la tête dans la lunette: «Il est temps que la Convention décrète l’inviolabilité des têtes!»
Les victimes se suivent rapidement. En quelques jours, après les Girondins, la Conciergerie voit passer Mme Roland, Philippe-Égalité, Barnave, Mme Dubarry; puis c’est le tour d’Hébert le père Duchène, de Danton et de Camille Desmoulins, ouvriers de la Révolution, dévorés par le Moloch révolutionnaire. Autre victime, pure celle-ci de toute participation aux holocaustes précédents, André Chénier vient de Saint-Lazare pour être jugé et condamné, pour s’en aller à la guillotine {190} avec les dernières charrettes de la Terreur, deux jours avant le 9 thermidor, la révolution non de la clémence, mais du haut-le-corps de Paris revenant de l’épouvantable soûlerie de sang.
La Terreur dans ses derniers mois, en six semaines, avait envoyé 1.400 personnes à la guillotine. On avait usé avec l’échafaud le sol de plusieurs places qui ne pouvait plus absorber le sang. Paris, comme la terre, en avait assez. Un cri général s’élève contre ces horreurs, contre celui qui semble incarner le système, c’est la lutte entre la Convention, dont chaque membre voit le couteau suspendu sur sa tête, et la Commune de Paris.
La Convention décrète d’accusation l’homme terrible; Robespierre est arrêté à la Convention même et avec lui Lebas, Couthon et Saint-Just. On croit que c’en est fini de l’échafaud, le bourreau lui-même pensait s’arrêter, et cependant, ce matin même du 9 thermidor, la machine à condamnations du tribunal révolutionnaire marche encore, elle fonctionne, elle livre à la guillotine sa fournée quotidienne, et quelle fournée, quarante-cinq têtes à couper! Quarante-cinq condamnés sortent de l’arcade terrible de la cour du May, ils montent en charrette pour gagner la place du Trône où l’échafaud avait émigré.
Des cris de grâce accueillent les charrettes sur tout le parcours du faubourg Saint-Antoine, les condamnés espèrent, des hommes sautent même à la tête des chevaux, mais Henriot arrive avec ses gendarmes, sabre la foule, et les quarante-cinq têtes tombent.
Robespierre était gardé à l’administration de la police, la préfecture, c’est-à-dire au Palais, mais la Commune le soir l’a délivré et l’a amené à l’Hôtel de Ville, quartier général du parti terroriste qui va tenter un suprême effort. Le tocsin sonne pour soulever les sections sans-culottes.
La Convention, sentant le danger de la situation, brusque les événements; les sectionnaires anti-robespierristes des Gravilliers envahissent à 2 heures du matin l’Hôtel de Ville, et tout se décide par le coup de pistolet du gendarme Méda. Robespierre est blessé, Lebas se brûle la cervelle, Robespierre jeune se jette par une fenêtre et se brise sur le pavé de la Grève. Les cadavres, les blessés, sont traînés de la Grève au comité de Salut public, de là à l’Hôtel-Dieu, et enfin à la Conciergerie où le général Hoche, prisonnier, attendant son tour de comparaître devant Fouquier, les voit apparaître et comprend que la roue a tourné.
Cette machine à tuer du tribunal révolutionnaire fonctionne encore si bien pourtant, que c’est à elle, à Fouquier et à ses jurés pourvoyeurs infatigables de la guillotine, que l’on donne à juger Robespierre. Et la machine condamne. En l’honneur de Robespierre, on a reporté l’échafaud place de la Révolution. Robespierre, Saint-Just, Couthon, les morts et les blessés, sanglants, hagards, assis et attachés pour ne pas tomber aux barreaux des charrettes, font le long trajet de la Conciergerie à la guillotine, par les rues Saint-Denis, de la Ferronnerie et la rue Saint-Honoré, sous le poids de la malédiction universelle, sous les cris de la foule attendant les charrettes, et les huées des gens aux fenêtres, ouvertes ce jour-là et louées comme pour un défilé joyeux.
{191} Ce ne fut que dix mois après, en mai 1795, que Fouquier-Tinville à son tour passa devant le tribunal réorganisé, sur le banc où tant de victimes l’avaient précédé; après six semaines de débats où il eut tout le temps de se défendre et d’ergoter sur tous les points, il fut condamné avec quinze de ses anciens jurés, une petite fournée de son temps.
En ces jours de la Révolution où le sombre Palais prend cette physionomie sinistre d’antichambre de la mort, il a encore extérieurement quelques-uns des traits de sa physionomie pittoresque. Les maisons accrochées à son enceinte sur la rue de la Barillerie, les deux portes et la chapelle Saint-Michel ont disparu peu auparavant, pour être remplacées en partie par la grande grille monumentale de la cour du May, posée en 1787, mais il reste encore des échoppes sur le quai de l’Horloge. Toute la façade de ce côté, entre la tour de l’Horloge et celle de la Conciergerie, présente encore une ligne de bâtiments de haute taille avec un avant-corps d’échoppes que domine le toit de la grande salle.
La tour de l’Horloge a bien souffert. Depuis l’incendie du Pont au Change en 1621, son comble a été modifié, l’étage de créneaux a disparu. Plus bas, des fenêtres ont été percées pour des étages intermédiaires pratiqués à l’intérieur, enfin le rez-de-chaussée est loué en boutique. Au commencement du siècle, jusque vers 1840, cette boutique fut occupée par l’ingénieur opticien Chevalier, qui avait installé en haut de la tour, dans le petit campanile, un observatoire où l’on montait admirer le panorama de Paris.
Au retour des Bourbons, des travaux importants furent entrepris tant au Palais qu’à la Conciergerie. La Grande salle de Jacques de Brosse donnait des inquiétudes, les piliers de la Grande salle supérieure reconstruite au XVIIe siècle ne correspondaient qu’imparfaitement avec ceux de la salle gothique inférieure, de sorte qu’en plusieurs endroits les voûtes menaçaient de s’effondrer. En 1812, une de ces voûtes s’était crevée sous les pas d’un magistrat qui ne dut son salut qu’à la résistance du carrelage. Il fallut donc reprendre les voûtes en sous-œuvre. En consolidant le dernier pilier de la salle Saint-Louis, quelques squelettes furent mis à découvert: on supposa alors {192} que c’étaient les restes de quelques Templiers, mis à mort au temps du grand procès.
A la Conciergerie on fit disparaître les dernières échoppes, on modifia ou démolit tous les bâtiments entre les tours circulaires et la tour carrée de l’Horloge et l’on établit, pour peu de temps heureusement, un bâtiment assez laid, qui englobait dans ses maçonneries les cuisines dites de Saint-Louis. De vieux cachots gothiques disparurent dans ces remaniements, ainsi que ceux que l’on avait pratiqués sous la Révolution.
Depuis le temps de la Terreur, quelques prisonniers de marque ont encore passé par la vieille prison. L’audacieuse conspiration de Georges Cadoudal, venu à Paris avec un certain nombre de chouans et de conspirateurs pour enlever ou tuer Bonaparte au centre de sa puissance, amena dans ces cachots le terrible chouan et quelques royalistes de marque. Georges et deux de ses complices n’y entrèrent que pour aller ensuite à la guillotine.
On sait que l’Empire ne manquait pas de prisons d’Etat où il jetait conspirateurs royalistes ou républicains, et aussi simples mécontents, qui restaient détenus souvent sans le moindre jugement aussi longtemps que sa police ombrageuse les trouvait dangereux. La Conciergerie n’était toujours qu’une prison de passage pour ceux que les juges attendaient. On y incarcéra entre autres le général Mallet, dont l’étonnante entreprise faillit, d’une seule secousse, ébranler l’édifice colossal de cet empire maçonné avec la chair et le sang. Mallet et ses complices y restèrent peu de jours, avant d’aller tomber sous les balles dans la plaine de Grenelle.
La Restauration, à son tour, confie à ses solides cachots le général Labédoyère, fusillé le 19 août 1815, le maréchal Ney, celui-ci avant d’être transféré au Luxembourg pour y être jugé par la chambre des pairs; La Valette, directeur des postes sous l’Empire, coupable d’avoir repris ses fonctions pendant les Cent-Jours. {193} L’évasion de celui-ci, condamné à mort par la cour d’assises est célèbre. C’était le 20 décembre 1815, veille du jour fixé pour l’exécution. Sa femme avait obtenu pour toute grâce la permission de venir lui faire ses adieux avec sa fille. Mme de La Valette employa bien le temps de cette entrevue suprême: elle habilla le condamné avec sa robe et ses fourrures, le coiffa de son chapeau et, pendant qu’elle se dissimulait derrière un paravent, La Valette, donnant la main à sa fille, un mouchoir sur sa bouche comme pour étouffer ses sanglots, put traverser les couloirs et les corps de garde sans être reconnu, et gagner la porte. Il devait monter dans la chaise à porteurs qui avait amené sa femme, la chaise se trouvait bien là devant la Conciergerie, mais les porteurs étaient allés boire. Moment d’angoisse terrible, à deux pas de la prison, où d’un moment à l’autre l’évasion pouvait être découverte. Enfin on trouva d’autres porteurs, puis à quelque distance La Valette fut recueilli par un cabriolet qui le conduisit rue du Bac, dans une maison où, à l’insu du portier, on put le loger dans une mansarde; il y resta caché quelques {194} semaines bravant toutes les recherches jusqu’au jour où il parvint avec un passeport d’officier anglais à franchir la frontière.
En 1820, Louvel, l’assassin du duc de Berry, fut enfermé à la Conciergerie. Deux ans après éclata l’affaire dite des quatre sergents de la Rochelle, conspiration du carbonarisme qui amena 25 accusés à la Conciergerie et sur les bancs de la cour d’assises. Raoulx, Pommier, Bories et Goubin, sergents au 45e de ligne où ils avaient recruté un grand nombre d’affiliés, furent condamnés à mort et guillotinés en place de Grève.
Sous Louis-Philippe, vers 1840, commença le grand travail de transformation du vieux Palais de justice, qui devait durer de longues années et donner au Palais sa forme actuelle, après avoir, pour quelques jours, retrouvé bien des restes du vieux Palais gothique, arrivés jusqu’à nous dissimulés dans la masse des constructions disparates surajoutées.
C’est à ce moment seulement que disparurent les dernières boutiques de la galerie marchande, où l’on vendait de la cordonnerie, des livres et de menus {195} objets. Peu avant la Révolution il y avait encore dans la grande salle des librairies entourant les gros piliers de leurs rayons de livres.
On restaura la tour de l’Horloge, son étage supérieur fut rétabli dans l’ancienne forme, ainsi que la belle horloge si joliment encadrée sous Henri III, depuis longtemps dans un triste état de dégradation. Les architectes Duc et Daumet élevèrent, dans un beau caractère sur le côté de la tour, les bâtiments de la rue de la Barillerie et du quai de l’Horloge, au-dessus des cuisines de Saint-Louis. Dans les fouilles exécutées dans la cour de la Sainte-Chapelle, la pioche rendit au jour des fragments de tous les âges, des murailles du moyen âge sur des restes d’édifices romains. La restauration continuait à tourner autour du vieux Palais. Sous l’Empire les bâtiments occupés par la Préfecture de police tombèrent l’un après l’autre, vieux débris du Palais des Rois ou du logis des présidents du Parlement aménagés en bureaux, en locaux quelconques, remaniés bien des fois, au hasard des utilisations. Une partie des maisons de la place Dauphine subissait le même sort pour dégager la nouvelle façade du Palais, l’énorme masse gréco-égyptienne qui charge si considérablement la proue du vaisseau de Lutèce. Alors la tour Bonbec, pour ne pas être écrasée par la façade en retour sur le quai de l’Horloge, dut être remontée d’un étage.
Arrivèrent la guerre de 1870 et la Commune, pendant que ces travaux se poursuivaient.
La terrible semaine de mai 1871 se termine par l’incendie de Paris, faisant tourbillonner dans le ciel les flammes de vingt brasiers gigantesques. Encore une fois le Palais de justice brûle. La grande salle reconstruite par Jacques de {196} de Brosse après l’incendie de 1618, est détruite encore une fois; des bâtiments nombreux, la Préfecture de police périssent aussi, une des tours de la Conciergerie a son comble détruit. Encore une fois la flamme tournoie autour de la Sainte-Chapelle de Saint-Louis, mais celle-ci par miracle est préservée. Les flammes s’éteignent, la grande salle n’est plus qu’un monceau de débris, tout le palais est ravagé, mais la Sainte-Chapelle est toujours debout, intacte, étincelante dans la jeunesse de sa récente restauration.
La Conciergerie, que le feu avait bien menacée, s’était auparavant, comme aux mauvais jours, remplie de prisonniers: suspects, prêtres, sergents de ville, ou gendarmes, arrêtés comme otages par la Commune. Le Palais revoyait les jours sombres d’autrefois, les otages qualifiés de Versaillais remplaçaient les aristocrates de 93 et les Armagnacs de 1413.
Les souvenirs sanglants d’autrefois pouvaient faire craindre le renouvellement des terribles tragédies qui accompagnent les grandes commotions populaires. Les prisonniers, au milieu des horreurs qui se commettaient, enveloppés de tous côtés par la flamme, échappèrent pourtant au sort qui les menaçait, ils échappèrent à la fusillade comme à l’incendie, les troupes de l’armée régulière ayant pu arriver à temps.
L’amende honorable du comte de Toulouse.—Saint-Louis au départ pour la Croisade.—Les Etats généraux de 1304.—Les Templiers.—La statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.—Isabeau et les Anglais.—Couronnement de Henri VI d’Angleterre.—Reprise de Paris.—Les vainqueurs à Notre-Dame.—Le XVIe siècle.—Reposoirs et bûchers.—Le mariage du roi de Navarre.—La Ligue.—Les Suisses au Marché-Neuf.—La grande procession de la Ligue.—Le siège.—Notre-Dame caserne des troupes des Seize.—Prise de Paris.—Henri IV à Notre-Dame.
Notre-Dame, l’église cathédrale qui depuis sept siècles plane majestueuse sur la vieille île des Parisiens, sur la noble et illustre Cité, occupant l’emplacement où l’église mérovingienne de saint Etienne {198} et l’église romane dédiée à la Vierge succédèrent à un temple gallo-romain, fut commencée en 1163 par Maurice de Sully et terminée vers 1235, sauf modifications qui devaient venir ultérieurement. Alors la façade était comme nous la voyons, les tours étaient achevées et n’attendaient plus que les flèches projetées primitivement, dit-on, mais qu’elles n’eurent jamais. Le chœur et les transepts seuls furent modifiés pour la construction des chapelles absidales de 1257 à 1320.
A partir de ce moment, la cathédrale est complète; dans le chœur terminé, les pompes religieuses peuvent se déployer parmi les richesses d’une ornementation merveilleuse, autels splendides, jubé superbe, clôture de chœur en dentelle de pierre ornée de groupes sculptés par les ymaigiers Jehan Ravy et Jehan le Bouteiller. Il n’y aura plus guère alors, pour toucher à l’œuvre parfaite, que les déprédateurs, les démolisseurs révolutionnaires ou les Vandales embellisseurs des siècles classiques, plus redoutables encore, qui s’en donneront malheureusement à cœur joie.
«Si les piliers de Notre-Dame avaient une voix, a écrit Viollet-le-Duc, ils raconteraient toute notre histoire depuis le règne de Philippe-Auguste. De combien d’événements n’ont-ils pas été les témoins! Mariages, baptêmes, obsèques, serments et vœux éternels, bientôt démentis par d’autres vœux et d’autres serments; fêtes populaires et fêtes royales; chants d’allégresse ou de deuil; apologies et anathèmes, oraisons funèbres pour les rois ou pour les morts à l’attaque de la Bastille.»
Un des premiers grands événements dont les murs de Notre-Dame furent les témoins, au temps de la construction même, se rattache aux terribles guerres contre les Albigeois. Ce fut l’humiliation de Raymond, comte de Toulouse, après les effroyables croisades contre les Albigeois qui, durant vingt années, avaient fait couler des torrents de sang, ravagé le midi, ruiné Béziers, Carcassonne, Toulouse et nombre d’autres villes.
Les deux alliés dans les guerres politiques et religieuses, l’Église et le roi, triomphaient: l’Église étouffait l’hérésie, et le roi établissait la suzeraineté de la couronne sur les provinces du Midi. Raymond VII, comte de Toulouse, définitivement abattu et perdant toute espérance, traita avec la reine Blanche de Castille et abandonna au roi de France toutes ses possessions du Languedoc, à l’exception de Toulouse et de quelques terres qu’il constitua en dot à sa fille Jeanne, âgée de neuf ans, fiancée à Alphonse, comte de Poitiers, frère du roi, s’engageant à raser les murs de Toulouse et de trente autres villes et châteaux, à indemniser les églises de ses pays et à poursuivre et punir désormais impitoyablement ses sujets qui persévéreraient dans l’hérésie.
Le 12 avril 1229, après avoir juré toutes les clauses du traité devant les portes de Notre-Dame, le dernier des comtes de Toulouse, jadis si puissants, fut dépouillé de ses vêtements et, nu-pieds, en chemise et chausses, entra humblement dans l’église pour faire amende honorable de l’hérésie contre laquelle il avait toujours protesté pourtant,—et se faire décharger de l’excommunication prononcée à tant de reprises contre lui par l’Église.
{199} Rome avait vaincu: le cardinal de Saint-Ange, légat du pape, entouré de la foule des évêques, prêtres et clercs, attendait le malheureux comte de Toulouse au pied du maître-autel, savourant l’orgueil du triomphe et la joie de mettre le pied sur la tête de l’Albigisme terrassé, après tant de sang répandu, et aussi tant de bûchers allumés, dont la torche, brandie par le farouche saint Dominique, restait aux mains de l’Inquisition établie par le pape Grégoire IX.
Après son amende honorable, le vaincu se remit aux mains des gens du roi et fut conduit prisonnier à la Grosse Tour du Louvre, où il resta enfermé jusqu’à ce que sa fille eût été remise aux commissaires royaux, que les murailles de Toulouse eussent été rasées et quelques-uns de ses châteaux livrés comme gages de sa foi. Il put alors retourner en sa ville, en s’engageant à s’en aller servir cinq années en Terre Sainte, seul article du traité qu’il n’exécuta pas.
En 1245 il advint au roi Louis IX une grave maladie, «dont il fut à tel meschief, dit Joinville, que l’une des dames qui le gardaient lui voulait traire le drap sur le visage et disait qu’il était mort». Tout à coup le moribond releva la tête et recouvra la parole pour dire qu’il venait de faire vœu d’aller combattre en Terre Sainte. En dépit de tous les efforts de sa mère et de ses conseillers, malgré les dangers que pouvait courir son royaume pendant le temps de cette expédition, il persista dans sa résolution. Les préparatifs de la croisade furent très longs et demandèrent plusieurs années, Louis IX ayant voulu d’abord prendre toutes les mesures propres à assurer la tranquillité dans ses États. Un parlement réuni à Paris interdit toutes guerres particulières pour cinq ans, décida que les dettes des croisés seraient suspendues pendant trois ans et que le clergé paierait la dîme de ses revenus pour les frais de la Croisade. Pour plus de précaution, Louis IX entraînait en son ost le duc de Bourgogne, le comte de la Marche et d’autres grands vassaux.
Le 12 juin 1248, le roi, accompagné de ses frères Robert, comte d’Artois, et Charles, comte d’Anjou, alla prendre en solennité l’oriflamme à l’abbaye de Saint-Denis, et reçut des mains du cardinal de Châteauroux le bourdon et la pannetière des pèlerins; quelques jours plus tard, Notre-Dame de Paris le vit arriver pieds nus, le bourdon à la main, vêtu en pèlerin, avec de nombreux et illustres croisés vêtus comme lui, au milieu d’un immense cortège de soldats et de peuple. Le roi et les croisés, après avoir entendu pieusement la messe, se mirent en route aussitôt, conduits par des processions jusqu’à l’abbaye de Saint-Antoine des Champs. Tout le peuple de Paris était là, suivant au milieu des chants religieux ce roi très aimé et très sage qui s’en allait,—et pour combien de saisons et d’années, avec ses frères, avec sa femme Marguerite qui avait tenu à l’accompagner,—se jeter dans les dangers d’une guerre aux pays d’outre-mer.
De Saint-Antoine des Champs, le roi gagna Corbeil, première étape du long voyage. Cinquante mille hommes partirent d’Aigues-Mortes avec lui, que des désastres terribles attendaient sur la redoutable terre sarrasine, où les trois quarts des croisés devaient rester, tués par le cimeterre ou par le climat de l’Égypte et la peste.
{200} Ce fut seulement six ans après, que le roi et la reine, ayant échappé à mille périls, débarquèrent en France avec ce qui restait des croisés valides épargnés par la guerre et tirés des prisons du sultan d’Égypte. Et il était temps que le roi revînt, la reine Blanche, sa mère, à qui la régence avait été confiée, était morte un an auparavant, et le pays se trouvait en de graves embarras.
Louis, non découragé par tant de désastres, devait pourtant retourner en Orient une quinzaine d’années après pour une nouvelle croisade, malgré l’état précaire de sa santé. La maladie l’attendait sous les murs de Tunis dès les premières opérations, et Notre-Dame de Paris allait voir revenir son corps rapporté d’Afrique, pour les obsèques solennelles avant l’enterrement à l’abbaye de Saint-Denis.
En 1302, autres événements et autres cérémonies dans la cathédrale de Paris. C’est le temps de la lutte acharnée du roi Philippe le Bel contre le pape Boniface VIII, lutte de deux puissances rivales qui se disputent la suprématie: le pape se mettant au-dessus des rois et des princes et déniant à ceux-ci le droit d’intervenir en quoi que ce fût dans l’administration des biens de l’Église en leurs domaines; le roi de son côté prétendant maintenir les églises et les clercs du royaume dans sa juridiction pour le temporel, et surtout, ce qui importait fort à Philippe toujours pressé d’argent, être en droit de tirer des subsides du clergé et d’user des régales, c’est-à-dire de percevoir les revenus des églises, des abbayes et des bénéfices vacants, entre le moment de la mort du titulaire et la nomination du successeur.
Le roi se sentait soutenu par toute la nation, par la noblesse, par le populaire et même par le clergé français, qui ne voulaient pas de l’intervention du pape dans les affaires du royaume. Philippe le Bel, pour en finir avec les prétentions de Boniface et bien montrer que la volonté de la nation concordait avec la sienne, prit le parti de convoquer à Paris un conseil général des délégués des barons du royaume, des prélats, des évêques, abbés et doyens des églises, des maires et échevins des communes, c’est-à-dire les Etats Généraux de la nation assemblés pour la première fois.
C’est au printemps de l’an 1302 que les délégués, barons, prélats et gens des communes se réunirent en l’église Notre-Dame de Paris. Le roi Philippe, qui déjà avait fait brûler solennellement des bulles pontificales, fit lire des lettres du pape, vraies ou fausses, réclamant du roi foi et hommage pour son royaume, et soumission à l’Église pour le temporel comme pour le spirituel. Les Etats protestèrent avec indignation, le roi demanda aux prélats et abbés de qui ils reconnaissaient tenir leur temporel, aux chevaliers de qui ils reconnaissaient tenir leurs fiefs. La réponse n’était pas douteuse, tous déclarèrent qu’ils avaient tenu et qu’ils tenaient terres, fiefs et bénéfices de lui et des rois ses prédécesseurs, et qu’ils déclaraient vouloir continuer à les tenir fidèlement.
Le pape fut violemment attaqué par les orateurs des Etats, on dénia sa légitimité, on le traita d’intrus, de faux pape et d’hérétique. Puis noblesse, clergé et communes, après délibérations, écrivirent des lettres séparées au collège des {201} cardinaux, lettres de protestation énergique contre les agissements du pape, accusant de tous les troubles de la chrétienté son âpreté à tirer argent de la collation des bénéfices, des abbayes, évêchés et archevêchés. Le tiers état, en cette assemblée à Notre-Dame, parla nettement: «A vous très noble prince, dirent les gens des Communes, supplie et requiert le peuple de votre royaume que vous gardiez la souveraine franchise de cet Etat qui est telle que vous ne recognoissiez de votre temporel souverain en terres, fors Dieu!»
Il y eut même une curieuse consultation de l’avocat Pierre Dubois, qui par des motifs de droit comme s’il parlait d’une affaire privée, exposa toutes les raisons qu’avait Philippe pour repousser les prétentions des papes à une sorte de tutelle sur les rois, montrant que si ce droit avait jamais existé, il serait depuis longtemps éteint par prescription, comme s’éteignent tous les droits dont on n’use pas, etc... Pierre Dubois allait même jusqu’à dire que si le pape arguait contre la prescription, l’argument pourrait se retourner contre lui puisque sans la prescription, l’empereur de Constantinople qui lui a donné tout son patrimoine pourrait comme donateur, ou l’empereur d’Allemagne comme subrogé à sa place, révoquer cette donation et réduire ainsi la papauté à la pauvreté des temps antérieurs à Constantin.
Aussitôt après les premiers Etats, après les seconds, convoqués l’année suivante non plus à Notre-Dame mais au Louvre, la lutte entre le pape et le roi prit un caractère plus violent, à coups de bulles du côté de Boniface, avec des armes temporelles plus effectives du côté du roi. Il y eut la prise d’Anagni et l’enlèvement du pape par Nogaret, petit-fils d’un Albigeois mort sur le bûcher; puis survinrent la mort de Boniface et celle de son successeur Benoît XI qui ne porta {202} la tiare que peu de mois. Le roi voulut, pour en finir, un pape de sa main: il procura la tiare à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui paya son élévation en sacrifiant l’ordre du Temple, trop riche et trop puissant au gré du roi, jaloux d’abattre cette puissance et de mettre la main sur cette richesse. La papauté quittait Rome et s’installait en 1308 en la ville d’Avignon, où elle devait rester près de soixante-dix ans.
A la destruction des Templiers, la cathédrale de Paris gagna, dit-on, son portail occidental construit par Pierre de Chelles, de 1313 à 1320, avec quelques bribes des richesses confisquées sur l’ordre.
En 1304, pour venger les désastres d’une première expédition en Flandre, le massacre de Bruges, la journée des Eperons d’or de Courtrai, où la chevalerie, par sa fougue inconsidérée, s’était fait écraser comme elle devait le faire plus tard encore à Crécy, à Azincourt, à Poitiers, Philippe le Bel marcha sur la Flandre avec une forte armée qui se heurta à Mons-en-Puelle contre 60.000 rudes compagnons mis en ligne par les villes de Flandre. Après de longues heures passées sous un soleil torride à escarmoucher, à tâter les Flamands enfermés derrière un immense rempart de chariots dans lequel ils avaient ménagé trois portes pour les sorties, les Français crurent la journée finie et commencèrent à se désarmer et à camper en face de l’ennemi. Subitement, les Flamands, en trois divisions, sortirent de leur forteresse et tombèrent sur le camp français. Le quartier du roi eut à soutenir le plus terrible choc: la trombe des Flamands renverse, écrase; la chevalerie, qui déjà se trouvait à demi désarmée, est rompue et mise en débandade. Tout semblait perdu: le roi, qui allait se mettre à dîner au moment de l’attaque, avait failli être tué ou pris, il put heureusement sauter sur un cheval et rallier autour de lui un gros de combattants.
Les assaillants, se croyant victorieux, pillaient déjà les tentes et les bagages; la chevalerie française, revenue de sa surprise, profita de leur faute et les chargea avec fureur. Le combat se rétablit, continua malgré la nuit venue et se termina par la déroute des Flamands.
Mais le péril avait été grand un instant pour le roi; il avait fait vœu, s’il sortait victorieux de l’affaire, d’offrir à Notre-Dame son harnais de guerre, qu’il n’avait pu endosser qu’incomplètement pour combattre. En conséquence de ce vœu, un jour de l’automne de 1304, le roi, accompagné d’une foule de seigneurs ayant été avec lui aux champs de Mons-en-Puelle, entra à cheval dans l’église en fête, poussa jusqu’au chœur et s’en vint faire solennellement hommage à la Vierge Marie de son armure de guerre.
Jusqu’à la Révolution, une statue équestre de Philippe le Bel figura dans la nef, sur un soubassement porté par quatre colonnes, au dernier pilier de droite avant le chœur. Cette image du roi était revêtue de l’armure portée à la bataille, armure offerte à Notre-Dame avec le destrier royal. Probablement le corps de la statue revêtu de cette armure fut refait dans le cours des siècles, il y a des obscurités dans les traditions, et peut-être l’attitude même fut légèrement changée, car on aperçoit certaines différences dans les quelques représentations qui nous {203} en restent. Celle qui se trouve dans le recueil de Montfaucon paraît être la plus fidèle, mais on ne peut distinguer au juste si le monument est une statue en armure ou revêtue d’une armure, comme cela dut être aux premiers temps.
Il y eut, au siècle dernier, de longues discussions à propos de cette statue: les uns prétendaient qu’elle représentait Philippe VI de Valois, qui à la bataille de Cassel en 1328, s’était trouvé un moment dans le même danger que Philippe le Bel à Mons-en-Puelle et avait de la même façon triomphé des Flamands. L’écrivain Saint-Foix s’appuyant sur certains documents, sur d’anciennes chroniques, soutenait que c’était Philippe VI qui était entré à cheval dans la cathédrale pour faire l’offrande de ses armes à la Vierge; le président Hénault et le chapitre de Notre-Dame tenaient pour Philippe le Bel. La confusion venait de ce que les deux rois, en reconnaissance des victoires de Mons et de Cassel, avaient fait tous deux quelques donations à Notre-Dame de Paris, à Notre-Dame de Chartres et à différentes autres églises. Dans la nef de Chartres, on voyait aussi la statue d’un roi armé et à cheval. Il y était aussi de tradition que Philippe de Valois était venu offrir son cheval et son armure en don à la Vierge, rachetant son destrier par une somme de mille livres. Un harnais de guerre composé d’un heaume, d’une cotte de mailles et de différentes pièces, conservé aujourd’hui au musée de Chartres, est indiqué comme provenant de Philippe le Bel ou de son fils. Peut-être est-il moins ancien et provient-il d’autres princes qui ont jadis fait des dons du même genre à Notre-Dame de Chartres. Les deux rois portaient tous deux le même nom, ils avaient vaincu tous deux en Flandre, à vingt ans de distance, en août, l’un le 18, l’autre le 23; on pouvait confondre, et les anciens bréviaires de Notre-Dame, paraît-il, étaient eux-mêmes tombés dans cette confusion. Peut-être encore Philippe de Valois dans le même péril que son prédécesseur a-t-il répété le même vœu et après la victoire renouvelé l’acte de Philippe le Bel.
Le doute subsiste, mais que ce soit Philippe IV ou Philippe VI, dans tous les cas quelle scène grandiose sous les voûtes de la superbe église, quel spectacle bien fait pour exalter ces âmes guerrières, ces cœurs vaillants revêtus de fer, que ce roi entrant tout armé et à cheval, en harnais de la bataille, suivi d’une foule nombreuse de barons et de soldats, pour présenter ses actions de grâce, et reçu à l’autel par le clergé de la cathédrale, avec toutes les pompes du culte, au milieu des hymnes et des musiques roulant douces ou éclatantes par-dessus toutes les têtes, dans l’immense nef en fête.
Saint-Foix dans sa dissertation à ce propos, tout en réclamant, à tort ou à raison, le changement de l’inscription de la statue qui portait: Rex Philippus Pulcher, en Rex Philippus Valesius, ajoute, pour ceux qui s’étonnaient que le roi fût entré dans une église à cheval «qu’au service fait à Saint-Denis en 1389 pour le connétable Bertrand Duguesclin par l’ordre de Charles VI, les chevaliers qui menaient le deuil entrèrent à l’église sur des chevaux caparaçonnés de noir et que l’évêque qui célébrait la messe descendit de l’autel après l’Évangile, et que s’étant placé à la porte du chœur, il reçut l’offrande des chevaux en leur mettant la main sur la tête».
{204} La statue votive de Philippe le Bel était encore à Notre-Dame en 1792. Des fédérés marseillais venus à Paris peu de jours avant le 10 août, pour coopérer au décisif assaut qui se préparait contre la royauté, visitaient la cathédrale, que l’on ne songeait point encore à consacrer à la déesse Raison. Pendant que l’on chantait les vêpres à l’autel, ils se précipitèrent sur l’effigie royale pour se faire la main, la chargèrent à coups de sabre et finirent par la mettre en pièces. Ainsi périt cette statue d’un intérêt historique si considérable, précieuse aussi comme spécimen, ou comme représentation, d’un harnais de guerre princier du commencement du XIVe siècle.
Le 14 août 1357, eut lieu à Notre-Dame l’offrande solennelle par le prévôt des marchands Etienne Marcel et les échevins, de la Grande Chandelle annuelle, dont nous avons parlé, c’est-à-dire du cierge de cire molle de la longueur des remparts, en exécution du vœu fait par des bourgeois de Paris après la bataille de Poitiers. Les troubles allaient entrer dans la période grave.
Après la fin du drame parisien par le massacre d’Etienne Marcel, après les deux années de guerres qui suivirent, tant contre les bandes du roi de Navarre que contre celles d’Edouard III d’Angleterre, le roi Jean, délivré par le traité de Brétigny, revint en France. Sa captivité avait duré un peu plus de quatre années. La France espérait enfin repos et tranquillité. Paris fit une belle réception à ce roi dont l’absence avait donné lieu à tant des troubles; le roi Jean vit toute la population sur son passage et des réjouissances comme aux entrées après les Sacres, tout le long de la rue Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame, où il vint prier et rendre grâces solennelles pour sa délivrance.
En 1389, à l’entrée solennelle de la reine Isabeau dans Paris, entrée qui nous représente bien le modèle typique le plus brillant de ces solennités, le cortège arrêté par des jeux et cérémonies à tous les carrefours depuis la porte Saint-Denis, n’arriva sur le parvis Notre-Dame qu’à la nuit tombée. La jeune reine Isabeau descendit de sa litière et fut conduite par les ducs de Berry, de Bourgogne, de {205} Touraine et de Bourbon au grand portail où la reçut l’évêque avec tout son clergé, lesquels «chantant haut et clair à la louange de Dieu et de la Vierge Marie,» dit Froissart, conduisirent la reine, les princes et toutes les nobles dames jusqu’au grand autel où se firent les oraisons. Puis la reine offrit au Trésor la couronne que les petits angelets descendant du Paradis de la porte Saint-Denis lui avaient posée sur la tête, et en reçut une plus riche que l’évêque et les quatre ducs lui «assirent sur le chef».
La reine et les dames, en quittant Notre-Dame, furent remises en litière et le cortège prit le chemin du Palais, aux flambeaux, au milieu de plus de cinq cents cierges. Beaux commencements d’un règne qui devait être si malheureux, si fécond en désastres, en douleurs pour le pays qu’attendaient les guerres civiles, l’invasion anglaise, égorgements, ruines et massacres... Cette reine reçue avec tant d’allégresse et si joyeusement fêtée, si elle ne portait pas toutes ces calamités dans les plis de sa robe, devait cependant entrer pour une bonne part comme cause effective dans le déroulement des sombres événements.
Et quarante-six ans après, le 25 septembre 1435, le cadavre d’Isabeau morte à l’hôtel Saint-Paul, alliée des Anglais, chargée des malédictions générales et abandonnée de tous, même des Anglais dont elle avait aidé à fortifier la domination, était présenté à Notre-Dame, sans pompe aucune, puis envoyé à Saint-Denis par la rivière sous la garde de quelques serviteurs seulement.
Plusieurs fois dans l’intervalle, on vit le malheureux roi Charles VI, quand il échappait pour un temps à sa démence, venir entendre une messe d’actions de grâces à Notre-Dame. Après la catastrophe de l’hôtel Saint-Paul, dite du Bal des Ardents, où quatre sur cinq des pauvres jeunes seigneurs qui faisaient avec le roi {206} «la mascarade des hommes sauvaiges» périrent brûlés vifs sur la place «avec une telle pestilance et horribleté que c’était hideur et pitié de l’ouïr et du voir», le roi préservé du feu par la duchesse de Berry qui l’avait couvert de sa robe, vint à Notre-Dame à cheval accompagné de ses oncles marchant à pied, pour rendre grâce au ciel d’avoir pu par miracle échapper au feu.
Vers la fin de cette longue période de malheurs, en 1431, l’Anglais est si bien le maître dans Paris que le jeune Henry VI, roi d’Angleterre, est couronné roi de France comme héritier de son grand-père naturel Charles VI, en l’église Notre-Dame. C’est l’année de la mort de Jeanne d’Arc, brûlée six mois auparavant. Depuis onze ans, Paris s’est habitué à la domination anglaise ou plutôt à l’idée de la légitimité des prétentions du roi d’Angleterre sur la couronne de France.
«Le 16 décembre 1431, dit le Bourgeois de Paris, un dimanche, vint ledit roi Henry du Palais Royal (palais de Justice) à Notre-Dame de Paris; c’est à savoir à pied, bien matin, accompaigné des processions de la bonne ville de Paris qui tous chantoient, moult mélodieusement; et en ladite église avoit un échafaud qui avoit bien de long et de large et montoit sus à bien grants degrés larges, que dix hommes et plus y pouvoient de front; et quand on estoit dessus on pouvoit aller par dessous le crucifix, autant dedans le chœur comme on avoit fait par dehors, et estoit tout peint et couvert d’azur, et là fut sacré de la main du cardinal de Vincestre...»
Le sacre fut suivi d’un banquet dans la grande salle du palais, dont nous avons raconté, d’après le Bourgeois de Paris, les désordres et aussi la parcimonie, ce dont se plaignait fort ledit Bourgeois.
Les armées du Dauphin, privées de la pauvre Jehanne, continuaient à guerroyer dans les provinces avec des succès divers; elles devaient mettre encore bien des années à enlever définitivement le royaume aux Anglais. Paris enfin fut repris dans l’année 1436.
Paris craignait quelques représailles des troupes royales si mal reçues en 1429, lors de la tentative de Jeanne d’Arc sur la Porte Saint-Antoine. Aussi pendant que le connétable de Richemont, aux cris de «Ville gagnée!» rabattait la garnison anglaise sur la Bastille, «les gens de Paris, aucuns bons chrestiens et chrestiennes, se mirent dans les églises et appelaient la glorieuse Vierge Marie et M. Saint-Denis qui apporta la foi en France, qu’ils voulsissent prier à Notre-Seigneur qu’il ostât toute la fureur des princes et de leur compaignie. Et vraiment fut bien apparent que M. Saint-Denis avait été advocat de la cité par devers la glorieuse Vierge Marie et la glorieuse Vierge Marie par devers Notre-Seigneur Christ, car quand ils furent entrés dedans, ils furent si mus de pitié et de joie qu’ils ne se purent oncques tenir de larmoyer. Et disait le connétable aux bons habitants de Paris: Mes bons amis, le bon roy Charles vous remercie cent mille fois et moi de par lui, de ce que si doulcement vous lui avez rendu sa maîtresse cité de son royaume; et si aulcun de quelque estat qu’il soit, à mesprins par devers monsieur le Roy, soit absent ou autrement, il lui est tout pardonné».
Et le connétable de Richemont s’étant assuré des principales positions marcha {207} vers Notre-Dame, suivi de ses capitaines et des seigneurs de son armée. Au milieu du tumulte joyeux, au bruit des canons qui tiraient sur les Anglais enfermés dans la Bastille Saint-Antoine, le connétable et ses capitaines descendirent de cheval sur le parvis de la cathédrale et entrèrent tout armés dans la nef pour y faire chanter un Te Deum d’actions de grâces.
En 1450, la victoire remportée à Formigny annonce le jour très proche où les derniers lambeaux du territoire de la France seront arrachés aux Anglais; la ville de Paris célébra cet heureux événement par une grande procession des enfants des écoles âgés de sept à dix ans. Quatorze mille de ces enfants marchant deux à deux, chacun un cierge à la main, partirent de l’église des Innocents accompagnés d’un nombreux clergé et de châsses contenant des reliques vénérées, et s’en furent à Notre-Dame où les attendait l’Evêque de Paris. Une messe solennelle d’actions de grâces fut chantée, après laquelle la procession reprit le chemin de l’église des Innocents.
Ensuite pendant un siècle le cours régulier des choses est repris; à Notre-Dame alternent les messes solennelles pour les entrées des rois après le Sacre, des reines après le mariage, et les obsèques de ces rois et de ces reines, cérémonies joyeuses ou funèbres entre lesquelles il y a place pour des Te Deum, en actions de grâces pour des victoires ou autres événements heureux.
Une de ces entrées royales se fit de façon particulière et par un chemin inaccoutumé, ce fut celle de la reine, femme de Louis XI, en 1467. La Chronique de Jean de Troyes raconte cette entrée exceptionnelle d’une façon très pittoresque:
«Et le mardy premier jour de septembre, la Royne aussi arriva à Paris en bateaulx par la rivière de Seine, et vint arriver au terrain de Nostre-Dame, et illec à l’arrivée qu’elle fist trouva tous les présidens et conseillers de ladicte court de parlement, l’évesque de Paris, et plusieurs aultres gens de façon, tous honnestement vestus et habillez. Et à l’entrée dudit terrain y avoit fait de moult beaulx personnaiges, illec richement mis et ordonnez de par la ville de Paris: et si est assavoir que avant que ladicte Royne se mist esdits bateaulx pour venir à Paris, furent au devant d’elle et pour la recepvoir les conseillers et bourgeois de ladicte ville en grant et notable nombre, aussi tous en bateaulx, qui estoient tous richement couvers de belle tapisserie et draps de soye. Et dedans iceulx estoient les petits enfans de chœur de la Saincte Chapelle; qui illec disoient de beaulx virelais, chançons et aultres bergerettes moult mélodieusement. Et si y avoit aultre grant nombre de clarons, trompettes, chantres, haulx et bas instruments de diverses sortes, qui tous ensemble jouoyent chascun endroit soy moult mélodieusement, à l’eure que ladicte Royne, ses dames et damoiselles entrèrent en leur basteau dedans lequel par lesdits bourgeois de ladicte ville luy fut présenté ung beau cerf fait de conficture, qui avoit les armes d’icelle noble Royne pendües au col: et si y avoit plusieurs aultres beaulx drageouers tous plains d’espiceries de chambre, belles confictures, grant quantité aussi y avoit de fruicts nouveaulx de moult de sortes, violettes fort odorans gettées et semées tout parmy le basteau, et vin à tous venans y fut baillé et distribué, tant que on en vouloit avoir et prendre. Et après {208} qu’elle eut faicte son oraison à Notre-Dame de Paris, elle se rebouta en son basteau et s’en vint descendre à la porte devant l’église des Célestins, où aussi elle trouva dessus ladicte porte de moult beaulx personnaiges, et elle descendit à terre, monta et ses dames et damoiselles sus chevaulx, belles hacquenées et parlefrois qui illec l’attendoient, et puis s’en ala jusques en l’ostel du Roy aux Tournelles. Et devant la porte dudit hostel trouva aultres moult beaux personnaiges.
«Et icelle nuit furent faits à Paris les feux par les rües d’icelle, et illec mises aussi tables rondes et donné à boire à tous venans.»
A cette époque et pour plusieurs siècles encore, l’administration, pour ainsi parler, de Notre-Dame est partagée entre la juridiction du chapitre exercée par un official, un promoteur, un greffier pour les affaires ecclésiastiques, et la Barre du chapitre, juridiction pour la temporalité, exercée par un bailli laïque, avec lieutenant, procureur fiscal, greffier et huissier, de laquelle ressortent toutes causes civiles, criminelles, de police et de droits seigneuriaux dépendant de la censive du chapitre.
Les audiences de ces juridictions se tenaient à l’auditoire dans le cloître.
Accessoirement on trouve encore la juridiction du chantre de Notre-Dame sur les petites écoles de la ville, cité, université et faubourgs, souvenir des premières écoles du cloître nées aux âges précédents au pied de la cathédrale.
Le XVIe siècle est le siècle des processions, à aucune époque la cathédrale n’en vit autant, ni de plus pittoresques, ni de plus étranges parfois, ni de plus tristes aussi: processions pour demander au ciel la fin des calamités publiques, processions pour l’extirpation de l’hérésie, lesquelles se terminaient souvent par des brûlements d’hérétiques, processions armées de la très sainte Ligue, etc., toutes faisant défiler par les étroites rues de la Cité d’immenses cortèges où parmi le clergé des paroisses, les théories de moines de toutes les couleurs, prenaient place les prévôts, échevins et notables, les membres du Parlement et de la cour des comptes, les corporations et associations, et quelquefois aussi grands seigneurs et grandes dames de la cour, et le roi lui-même.
Au retour de la captivité de François Ier, le 14 avril 1526, le peuple de Paris fit au roi chevalier une réception plus belle que celle faite jadis au roi Jean en même circonstance.
Tout Paris était sur pied. Le prévôt et les échevins, tout le corps de ville avec archers et arquebusiers, étaient allés au-devant du roi jusqu’à la chapelle Saint-Denis. Quand la tête du cortège, marchant processionnellement avec les moines {209} des couvents en avant-garde, et nombre d’ecclésiastiques, croix et bannières nombreuses, fut signalée, le Parlement se présenta à cheval en dehors de la porte Saint-Denis pour haranguer le roi, tandis qu’en dedans des murs l’attendaient le chapitre de Notre-Dame et le clergé des paroisses avec l’Université.
D’autres processions, à quelques jours de distance, eurent encore lieu pour rendre grâce au ciel de l’heureuse délivrance et elles recommencèrent au retour des deux fils du roi, livrés à Charles-Quint comme otages de la rançon de François Ier. Il y eut Te Deum à Notre-Dame et quelques jours après, procession du Parlement, du corps de ville et du clergé de la Sainte-Chapelle apportant la châsse de la sainte Croix.
En 1547, le 21 mai, François Ier revenait encore à Notre-Dame; la cathédrale célébrait le service solennel pour les obsèques du roi et de ses fils François et Charles, morts l’un en 1534 et l’autre en 1536. Le cortège des obsèques fut un des plus imposants que vit jamais la cathédrale. Tout le clergé de Notre-Dame reçut sur le parvis plus de quarante évêques ou archevêques, tous à cheval, avec chapes et mitres, avec plusieurs cardinaux montés de même, et nombre de princes et seigneurs à cheval également, menant les trois corps, suivis du Parlement, des échevins, et d’une foule de notables portant des torches, qui reprirent après le service solennel les cadavres royaux pour les conduire à l’abbaye de Saint-Denis.
Sous Henri II les grandes processions ne furent pas moins nombreuses que {210} sous François Ier; on continua à les agrémenter de supplices d’hérétiques. Les terribles querelles religieuses prenaient chaque jour une gravité plus grande, le trouble était plus profond, les esprits montés trouvaient maintenant tout simple d’ajouter le bûcher au reposoir, et de faire, des carrefours où l’on brûlait les malheureux réformés, une station obligée des processions.
Une des cérémonies les plus belles, mais celle-là sans horrible complément, fut la grande procession d’actions de grâces ordonnée par le roi Henri II pour l’heureuse terminaison du siège de Metz et la retraite désastreuse de la grande armée de cent mille hommes amenée en Lorraine par Charles-Quint. Le 8 janvier 1553 Henri II avec toute la cour, les plus grands seigneurs, les ambassadeurs, portant cierges de cire blanche, les chevaliers de Saint-Michel en grand costume, nombre de cardinaux et de prélats, la reine et les princesses, allèrent prendre à la Sainte-Chapelle les croix de victoire et les reliques, et les suivirent processionnellement jusqu’à Notre-Dame où fut chanté un Te Deum.
On voit quelques fêtes de mariages aussi à Notre-Dame, en ces temps où les passions religieuses se font de plus en plus vives.
C’est d’abord en 1558, le 24 avril, le mariage de la jeune reine d’Ecosse Marie Stuart, qui allait sur ses seize ans, fleur de charme et de beauté à peine éclose, avec le petit dauphin François tout juste âgé de quinze ans. Marie Stuart avait été élevée à la cour de France où elle émerveillait tout le monde par sa beauté qui commençait à paraître, dit Brantôme, comme la lumière du soleil en plein midi, par ses grâces, par son savoir qu’elle prouvait en prononçant des discours latins devant la cour assemblée, par son goût pour la poésie et les lettres. A Notre-Dame la jeune reine salua son époux du titre de roi d’Ecosse, aux acclamations des seigneurs écossais présents à la cérémonie; le roi Dauphin et la reine Dauphine, pauvre couple promis à de tristes ou terribles destins, l’un qui devait si peu vivre, l’autre qui devait si longtemps souffrir, furent en outre qualifiés de roi et reine d’Angleterre et d’Irlande. Elisabeth devait s’en souvenir plus tard.
En 1572 eurent lieu les noces d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, prologue de la tragédie, à la veille de la Saint-Barthélemy. La grande souricière à huguenots était tendue, Catherine de Médicis y avait mis sa fille comme appât. Tentative de conciliation ou piège longuement et savamment préparé, l’histoire ne sait trop et doute dans la complication des intrigues; peut-être l’affaire du mariage envisagée d’abord comme gage d’apaisement fut-elle ensuite considérée comme une occasion d’en finir avec les chefs protestants qu’elle mettait sous la main de la cour et du parti catholique.
Après les fiançailles au Louvre le 16 août, le mariage fut célébré le 18 à Notre-Dame. La différence de religion avait nécessité des dispositions particulières; on avait construit sous le grand portail de la cathédrale un vaste échafaud somptueusement paré de drap d’or, réuni à travers la nef par une longue galerie à balustrade également parée, à une tribune élevée devant le chœur d’où partaient deux degrés, l’un pour descendre dans le chœur, l’autre pour sortir de l’église par le transept sud et gagner l’Évêché.
{211} Marguerite, la reine Margot, merveilleusement habillée, constellée de pierreries ayant couronne, garde-corps d’hermine, et grand manteau bleu à quatre aunes de queue portée par trois princesses, et le huguenot Henri de Navarre qui pour la circonstance avait quitté le deuil de sa mère morte depuis deux mois, furent mariés sous le porche de l’église par le cardinal de Bourbon, le futur Charles X de la Ligue; puis les deux époux pénétrèrent dans l’église et traversant toute la nef remplie de la plus noble assistance par la galerie préparée gagnèrent la tribune du transept. Ici l’on se sépara, la reine Marguerite descendit au chœur pour la messe, Henri de Navarre suivi de tous les Huguenots prirent l’autre degré et gagnèrent la cour de l’évêché où ils attendirent en se promenant que la messe fût dite.
La messe terminée, le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral Coligny et les seigneurs huguenots rentrèrent dans l’église. Henri de Navarre prit sa femme par la main pour la mener dîner à l’évêché. On soupa le soir des noces en grand appareil dans la grande salle du Palais, pour commencer la série des fêtes et divertissements qui devaient avoir un si terrible lendemain.
«Nous estant ainsi mariez, dit la reine Marguerite en ses Mémoires, la fortune qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains changea bientôt cet heureux estat de triomphe et de nopces en un tout contraire.»
Le successeur de Charles IX, le troisième des fils de Catherine qui se succédèrent sur le trône de France, Henri III aimait fort à processionner, on le sait, et à courir les sermons d’une paroisse à l’autre, plaisirs pieux que ce roi, étrange en tout, entremêlait de mascarades profanes et de courses aux mauvais lieux, avec sa bande de mignons qui le suivait fidèlement dans ses fringales de dévotions comme dans ses folies de carnaval. En 1583, alors que la Ligue grandissante lui créait de sérieux embarras et lui donnait de cruels soucis, Henri III eut encore une fantaisie qui lui sembla propre à donner une haute idée de sa dévotion au peuple de Paris, si porté vers la très sainte Ligue et que toutes les processions royales n’avaient encore pu édifier suffisamment. Il avait pris en Avignon, à son retour de Pologne, quelque goût aux confréries de pénitents flagellants auxquelles il s’était fait affilier avec la reine.
Après avoir largement fêté le carnaval de 1583 de façon à se faire admonester {212} en chaire par les prédicateurs,—le roi, dit l’Estoile, avec ses mignons furent en masques par les rues de Paris, où ils firent mille insolences; et la nuit allèrent rôder de maison en maison, faisant vilenies et lascivités avec ses mignons frisés, bardachés et fraisés, jusqu’à six heures du matin du premier jour de carême... Henri III, déposant les masques, ouvrit le carême avec autant d’ardeur que les bals, en fondant au couvent des Augustins la congrégation des pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame ou des Pénitents Blancs. Il y fit entrer avec lui ses mignons et d’autres gentilshommes de sa cour, ainsi que quelques-uns «des plus apparents» du Parlement et de la chambre des Comptes, avec bon nombre de notables bourgeois, et le 25 mars la nouvelle confrérie fit sa première et solennelle procession des Grands Augustins à Notre-Dame. Les pénitents, tous enfouis en un sac ou cagoule de toile blanche, avec un capuchon cousu au collet par derrière, percé de deux trous pour les yeux par devant, marchaient deux par deux, tous les rangs confondus. «Le cardinal de Guise, dit l’Estoile, portait la croix; le duc de Mayenne, son frère, était maître des cérémonies, le frère Edmond Auger, jésuite, bateleur de son premier métier et un nommé du Peyrat chassé de Lyon pour crimes divers marchaient en tête.
«Les chantres du roi couverts du même sac chantaient les litanies en faux bourdon. Arrivée au parvis Notre-Dame, toute la confrérie se mit à genoux, entonna le Salve Regina en très harmonieuse musique, et ne les empêcha la grosse pluye qui dura tout le jour, de faire et achever avec leurs sacs percés et mouillés leurs cérémonies commencées.»
Les pénitents se flagellaient à coups de discipline tout le long de la route et très sérieusement, «même des mignons auxquels on voyait le pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se portaient; ils recommencèrent aux flambeaux le soir du jeudi saint, allant toute la nuit d’église en église et en grand magnificence de luminaire et de musique excellente, faux bourdonnée».
Cela n’empêchait point les gens de Paris de railler le roi et ses «vraies mômeries» même à la cour, où les pages du Louvre s’amusaient à parodier les pénitents en chantant des chansons de lansquenets, ce pourquoi le roi en fit fouetter plus de cent.
{213} Sur ces processions et ces parodies religieuses il courait des chansons et des épigrammes, entre autres celle-ci:
Il faut noter, avant de continuer le chapitre des processions, parmi les grandes cérémonies que vit Notre-Dame, le service solennel fait pour le repos de l’âme de Marie Stuart, reine d’Ecosse, nièce de messieurs de Guise, veuve du petit roi François II et de Bothwell, décapitée dans sa prison à l’âge de quarante-cinq ans, {214} le 8 février 1587. La malheureuse Marie, beauté fatale à beaucoup, comblée par la nature de tous les dons de l’esprit, pour qui les peuples s’étaient égorgés et tant de beaux seigneurs assassinés, avait été tenue captive pendant dix-huit années par la terrible Elisabeth. Quand le bourreau d’Elisabeth montra au peuple cette tête où tant de passions avaient passé, «en cette montre, dit l’Estoile, sa coiffure chut en terre, on vit que l’ennui et la fâcherie avaient rendue toute blanche et chenue cette pauvre reine qui vivante avait emporté le prix des plus belles femmes du monde».
Le service en l’honneur de la reine d’Ecosse eut lieu le 13 mars à la cathédrale, le duc de Mayenne et tous les princes de la maison de Lorraine y assistaient en longs manteaux de deuil; le Parlement, la chambre des Comptes, le Châtelet, le prévôt des marchands et les échevins étaient également en robes de deuil le chaperon sur les épaules. Il y eut de grandes démonstrations de douleur, Paris n’avait point assez de larmes pour cette victime de la politique, que le parti de la Ligue voulait transformer en martyre catholique, morte uniquement pour sa foi, et tous les jours les prédicateurs s’efforçant d’attiser les haines populaires «dextrement la canonisaient dans leurs sermons».
De processions en mascarades, d’intrigues en négociations, les années passaient, la situation de plus en plus s’embrouillait et s’aggravait dans la confusion des partis au-dessus desquels grandissait la puissance de la Ligue, poussée par la maison de Guise. Enfin toutes les mines éclatèrent par la révolution de 1588 qui chassa le roi de Paris et livra pour cinq ans la capitale aux Guises et à l’Espagne.
La matinée de la grande journée des Barricades fut employée par les troupes du roi, les gardes suisses et françaises occupant différents points de la ville, et par les émeutiers à échanger des menaces, et à se regarder de travers par-dessus les tas de pavés qui s’amoncelaient sous la direction de gentilshommes et de soldats envoyés par le duc de Guise, pour échauffer le zèle ligueur et former un fond solide aux rassemblements populaires.
Les chaînes tendues et les barricades terminées un peu partout, la bataille commença dans la Cité, au moment où le roi venait d’ordonner aux troupes de se rabattre sur le Louvre. Les arquebuses ligueuses entamèrent le feu vers le petit Pont et le Marché-Neuf, et en même temps les pavés et les pierres commencèrent à pleuvoir de toutes les fenêtres sur les compagnies de Suisses cernées de tous côtés.
Bientôt le combat devint furieux sur le Marché-Neuf au pied de l’église Saint-Germain le Vieux, et les Suisses se mirent en retraite par la rue Neuve-Notre-Dame. Leurs chefs, les seigneurs d’O et Corse essayèrent de parlementer pour obtenir le passage, mais les assaillants ne s’en montraient que plus ardents et plus furieux. L’arquebusade augmentait; écrasés par les pavés des fenêtres, les pauvres Suisses semèrent des cadavres tout le long de la rue Neuve-Notre-Dame, les uns jetaient leurs armes, criaient à mains jointes montrant leurs chapelets: «Bons catholiques!» et «Miséricorde!» M. de Brissac en sauva une partie qui se rendit en {215} criant: Vive Guise; il les fit désarmer et les enferma en une boucherie du Marché-Neuf. Les autres purent passer le pont Notre-Dame et regagner le Louvre, mais les seigneurs d’O et Corse, échappés de la tuerie, confessèrent «qu’ils n’avaient jamais eu tant de peur que cette heure-là». Pendant ce temps on creusait une grande fosse au milieu du Parvis Notre-Dame, et l’on y jetait les cadavres laissés sur le terrain par les Suisses.
Paris était tout aux Guises et à la Ligue, et le lendemain le roi, menacé dans son Louvre par la révolution triomphante, s’échappait par les Tuileries, galopait jusqu’à Saint-Cloud où quatre mille soldats suisses et français venaient le rejoindre.
En décembre 1588, à Blois, le roi prend sur le duc de Guise sa revanche de la journée de mai. Aux Etats réunis à Blois et composés en majorité de ligueurs, il jette le cadavre du duc de Guise, tué dans l’antichambre royale par quelques-uns des quarante-cinq Gascons de sa garde particulière, et celui du cardinal de Guise dépêché ensuite à coups de hallebarde.
Quand, la veille de Noël, arrive la nouvelle de ces meurtres, Paris entre dans un vrai délire de douleur et de fureur, que les chefs ligueurs, les Seize, les curés des paroisses et les prédicateurs s’efforcent d’entretenir par tous les moyens. Le Parlement rend un arrêt contre les «meurtriers et assassinateurs de messieurs le cardinal et duc de Guise», la Sorbonne va proclamer la déchéance d’Henri III, «le perfide tyran, l’Hérode turc, allemand, anglais et polonais par le corps et diable par l’âme» des prédicateurs de la Ligue.
La ville de Paris voulut tenir sur les fonts du baptême, par les mains de ses magistrats, un enfant dont la duchesse de Guise accoucha en janvier, un mois après la mort de son mari. Ce fut une journée magnifique où les capitaines, les quarteniers et dizainiers de Paris marchaient deux à deux, portant flambeaux de cire blanche et suivis des archers, arbalétriers et arquebusiers de la ville, tous avec mêmes flambeaux, au bruit des canons tonnant sur la Grève.
Le 30 janvier eut lieu à Notre-Dame une imposante cérémonie funèbre en l’honneur du duc et du cardinal de Guise, en présence des cours diverses du Parlement et du corps de ville, au milieu d’un concours de peuple tel, dit l’Estoile, «que si c’eussent été des funérailles d’un roy»; après laquelle cérémonie commencèrent des processions allant de paroisse en paroisse, faisant des stations aux portraits des deux princes défunts, ou à leurs effigies de cire percées de grands coups de poignards, exposés partout. Dans ces processions, hommes et femmes, petits garçons et petites filles, au nombre quelquefois de cinq ou six cents, marchaient à demi nus en signe de désolation, avec des quantités de religieux et de prêtres nu-pieds ou même vêtus seulement d’une sorte de sac de toile blanche. On vit même avec une dramatique mise en scène une procession générale d’enfants des deux sexes, en nombre immense; ils portaient tous des cierges allumés qu’à un moment donné ils éteignirent sous leurs pieds en disant: «Dieu permette qu’en bref la race des Valois soit entièrement éteinte!»
Et ce peuple était «si enragé de processions» que revenant à peine des {216} processions de la journée, il retournait dans la nuit réveiller ses curés et les forçait à reprocessionner, les traitant de politiques et d’hérétiques s’ils tentaient de faire quelques objections à leurs paroissiens pour ce zèle intempestif. Le processionisme était, avec les sermons, la folie de cette révolution si dévotieuse; ces processions à tout propos nous représentent les fameuses manifestations des révolutions de notre temps, de même que nous pouvons voir nos clubs et nos Réunions publiques dans les églises où déclamaient les enragés prêcheurs de la Ligue. En 1588, tout commençait et se poursuivait par prédications et par processions. Cette rage de dévotions n’empêchait pas la licence d’être grande, même dans les églises, où, à la faveur de la nuit, certains de ces zélés catholiques ne se gênaient point pour rire et muguetter au grand scandale de ceux qui processionnaient de bonne foi.
En juillet de l’année suivante, les troupes réunies d’Henri III et du roi de Navarre étant venues mettre le siège devant Paris, lequel malgré processions et sermons n’eût alors pas été en état de résister bien longtemps, le coup de poignard du moine Jacques Clément exécutant Henri III au milieu de son armée, en son camp de Saint-Cloud, assouvit les haines des guisards et des ligueurs et sauva la ville aux abois.
Le Jacobin assassin devint saint Jacques Clément, un martyr de la foi; on le voulait faire canoniser, et en attendant il fut proposé de lui élever une statue dans Notre-Dame.
Henri IV durant quatre années encore devra chevaucher l’épée au poing pour conquérir son royaume morceau par morceau, tournant autour de sa capitale et cherchant à l’enlever par de brusques attaques. Le parti de la Ligue s’est fortifié, {217} Paris pendant des années est une grande place de guerre, les Parisiens constamment sous les armes, en exercice sur les places, de garde en leurs quartiers, aux remparts et boulevards nouvellement élevés, sont devenus peu à peu des soldats, tous portant l’arquebuse ou la hallebarde pour l’Union catholique.
Même les moines des couvents étaient enrégimentés et quelques-uns se distinguèrent aux escarmouches, comme les quelques jésuites qui, de garde une nuit aux remparts du côté du faubourg Saint-Jacques, repoussèrent une tentative d’échellade des troupes royales. Ces moines formaient ainsi des bataillons casernés que l’on pouvait avoir sous la main à toute heure en cas de besoin.
Outre toutes les milices bourgeoises, toujours assez longues à rassembler par les tambours des quartiers, les Seize avaient organisé quelques compagnies ou bandes régulières, véritables soldats entièrement à leurs ordres, qu’ils logeaient où ils pouvaient.
Chaque révolution voit naître ainsi des corps formés de la partie jeune et remuante des milices bourgeoises, imbue plus violemment des passions du temps, par exemple certaines compagnies des sections de 93, la mobile de 48, ou les compagnies de guerre et les corps francs de 70-71.
{218} A cette époque, les galeries hautes de Notre-Dame servirent au logement de ces compagnies. La cathédrale fut alors comme une caserne guisarde. Dans la grande restauration de l’édifice entreprise de nos jours on a retrouvé bien des traces de ce casernement. «En enlevant les anciens carrelages des galeries, dit Viollet le Duc, on a trouvé meubles brisés, vêtements, fragments d’ustensiles de cuisine; tout avait été jeté pêle-mêle dans les reins des voûtes à la dernière heure de la tyrannie des chefs de la Ligue.»
Aux voûtes de Notre-Dame étaient suspendus de nombreux drapeaux enlevés, disait-on, aux troupes royales. Quelques-uns peut-être étaient vrais et avaient été rapportés par les reîtres de Mayenne, qui d’ailleurs en avaient laissé bien davantage aux mains des royaux aux journées d’Arques et d’Ivry; les autres étaient de la fabrication de la duchesse de Montpensier ou des Seize, qui ne reculaient point devant les plus grossières supercheries pour exciter le zèle des Parisiens et les encourager à la résistance.
En janvier 1590 était arrivé un légat envoyé par le pape Sixte-Quint pour fortifier le parti de la Ligue, «opérer la réunion de tous les Français à la loi romaine et concourir à l’élection d’un roi catholique»; c’est-à-dire au fond pour veiller aux intérêts du Saint-Siège et travailler à l’élection du prince, soit de la maison de Lorraine, soit d’Espagne, qui offrirait le plus de garanties.
Le cardinal Gaetano, légat du pape, accompagné d’une suite nombreuse de moines et de prédicateurs fameux venant renforcer ceux que Paris renfermait déjà, fit une entrée solennelle le 20 janvier. Le cardinal de Gondi, évêque de Paris, plusieurs évêques des provinces et les principaux de l’Union, avec dix mille bourgeois allèrent à sa rencontre à la porte Saint-Jacques. Seize bataillons de milice bourgeoise rendaient les honneurs. Après la harangue du prévôt des marchands La Chapelle-Marteau, qui l’assura de la soumission des Parisiens au Très Saint-Père, le légat monté sur une mule fut placé sous un dais et marcha en grande pompe jusqu’à Notre-Dame pour entendre un Te Deum solennel, après lequel il fut conduit à l’évêché qui avait été magnifiquement préparé pour lui servir de résidence pendant son séjour.
Le surlendemain de son arrivée, le légat alla au Parlement escorté d’un grand nombre de seigneurs et de ligueurs marquants; il parut en la Chambre dorée où les cours étaient assemblées et s’avança pour se placer dans l’angle où était le siège du roi pour les lits de justice, mais le président Brisson le retint et «le prenant par la main comme voulant lui faire honneur, le fit asseoir sur le banc au-dessous de lui». Quelque temps après, le légat officiant pontificalement, assisté de plusieurs évêques et prélats, fit prêter au prévôt des marchands, aux échevins, colonels, capitaines, lieutenants, et enseignes de tous les quartiers et dizaines de Paris, le serment d’employer leurs vies pour la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine, et de ne prêter jamais obéissance à un roi hérétique quel qu’il fût, lequel serment les colonels et capitaines devaient ensuite faire jurer au peuple, chacun en son quartier.
La guerre se poursuivait en province, Mayenne se faisait battre à Arques et à {219} Ivry. En mai 1590, le Béarnais poussa une pointe sur Paris pour tâter la capitale, mais il n’était pas temps encore, une attaque sur les faubourgs du nord échoua, La Noue, toujours en avant, ayant été blessé grièvement près de Saint-Laurent. Les royaux s’emparèrent des ponts de Charenton et de Saint-Maur, brûlèrent les moulins de Belleville pour affamer la ville. Henri IV dirigeait les opérations du haut de Montmartre, où il s’était logé dans l’abbaye, pour les beaux yeux de l’abbesse, disait-on. L’attaque de vive force n’ayant pas réussi «à amollir la dureté de ce peuple», les troupes royales s’établirent pour un investissement en règle.
Mayenne, de retour d’Ivry, s’était échappé pour courir en Flandre solliciter des secours des Espagnols, laissant la direction des affaires à son frère le duc de Nemours, grandement secondé par la remuante Mlle de Montpensier.
Paris investi, entendant journellement le canon et les mousquetades aux faubourgs et commençant à ressentir les effets de la disette, recourait de plus belle aux prédications et aux processions. Le 3 juin fut une des plus curieuses journées de ces temps si extraordinaires; c’est le jour de la fameuse procession des couvents en armes, dite Procession de la Ligue. C’était une revue plutôt qu’une procession, une montre des religieux et des écoliers, convenue la veille aux Augustins entre le gouverneur, les abbés et les docteurs de la Sorbonne.
Étrange spectacle pour la foule accourue de tous les points de la ville, massée sur les places, sur le parvis Notre-Dame, le long des étroites rues de la Cité et des ponts, penchée à toutes les fenêtres. Des hymnes religieuses entonnées pour chant de marche, quelques salves tirées par des moines plus enthousiastes qu’expérimentés, ce qui n’allait point sans un certain danger, comme faillit s’en apercevoir monsieur le légat lui-même, un grand bruissement de ferraille, annoncèrent l’arrivée dans la Cité de l’armée monacale, conduite par l’évêque de Senlis {220} Rose, commandant général, avec un certain nombre d’ecclésiastiques pour capitaines.
L’évêque Rose s’avançait fièrement en tête, un crucifix d’une main, une pertuisane de l’autre; le prieur des Chartreux, armé de même, conduisait ses religieux marchant quatre par quatre; venait le prieur des Feuillants ensuite avec ses moines, un ordre nouvellement fondé et très populaire à Paris, les quatre ordres mendiants, puis les Capucins et les Minimes. Tous ces moines, robes retroussées, portaient le casque en tête, parfois le corselet d’acier, et brandissaient la longue pique ou la hallebarde, d’autres marchaient l’arquebuse sur l’épaule, la fourchette et la mèche à la main, avec la bandoulière en sautoir, le crucifix à la ceinture et de longues colichemardes au flanc. Entre chaque bataillon de moines marchait une compagnie d’écoliers, armés de la même façon, conduits par les professeurs.
Sur les flancs de la colonne qui comptait environ treize cents hommes, on voyait courir comme des sergents de bataille, très affairés à faire serrer les rangs et ordonner les manœuvres les fameux curés ligueurs, Le Pelletier, curé de Saint-Jacques la Boucherie, Hamilton, curé de Saint-Cosme, enragés guisards casqués, cuirassés et armés comme les autres, dom Bernard de Montgaillard, dit le petit Feuillant, fameux prédicateur, et quelques meneurs de quartier parmi lesquels un avocat tout armé à blanc de cuirasse, brassards et cuissards, une bourguignote surmontée d’un grand panache sur la tête.
Curés et prieurs toujours en mouvement, tantôt arrêtaient leurs moines pour chanter des hymnes, tantôt faisaient presser le pas, ou ordonnaient des évolutions {221} et commandaient des salves, ce qui n’allait pas toujours bien. Ce Paris si moqueur d’ordinaire ne riait pas et se montrait au contraire très sérieusement édifié; les politiques venus en curieux se gardaient bien de sourire et de laisser paraître des sentiments dont il eût pu leur cuire grandement.
M. le légat vint passer les bataillons en revue dans les rues devant Notre-Dame; il était en carrosse avec le cordelier Panigarole, le jésuite Bellarini et quelques ecclésiastiques, tous Italiens. Comme la colonne retraversait la Cité par le pont Notre-Dame pour gagner le quartier de l’Université par le Petit-Pont, il faillit arriver près du pont Notre-Dame un grave accident au légat. La colonne s’arrêtant pour recevoir la bénédiction du prélat, on voulut sur l’ordre du chef présenter les armes et répondre à la bénédiction par une salve en l’honneur du légat; toute l’armée monacale tira les épées, haussa hallebardes et piques dans un beau désordre, les arquebusiers et mousquetaires chargèrent leurs armes et tirèrent en l’air.
{222} Cette escopetterie fit beaucoup de bruit et même un peu de besogne, car certains de ces soldats novices avaient chargé à balle. Quelques coups portèrent, un domestique de l’ambassadeur d’Espagne fut blessé et le légat vit un de ses officiers tomber mort à ses côtés dans son carrosse. Il n’en demanda pas davantage.
—Mes amis, dit-il, effrayé, le soleil de juin est trop chaud, il m’incommode!... Et il se hâta d’achever sa bénédiction, écourta ses félicitations et regagna l’évêché.
Le bon peuple d’alors ne trouvait pas l’ecclésiastique tué si fort à plaindre, criant au contraire tout haut qu’il était très «fortuné» d’être tué en une si sainte occasion, et les moines, en continuant leur marche, ne se firent pas, pour si peu, faute de saluer par d’autres salves sur leur route les maisons des notables de la Ligue.
En témoignage de l’impression que cette étrange procession fit sur les contemporains, il nous est resté quelques tableaux et un certain nombre d’estampes françaises ou étrangères, reproduisant le défilé de tous ces frocards enrégimentés dans les rues devant Notre-Dame ou sur la place de Grève.
Des recherches ordonnées au commencement du siège avaient trouvé deux cent vingt mille Parisiens dans la ville et tout au plus des grains pour nourrir pauvrement tout ce monde pendant un mois. Henri IV, avec douze mille hommes de pied et trois mille chevaux, bloquait la ville et coupait tous les arrivages, ainsi donc bien peu de vivres purent entrer, et cependant Paris affamé, souffrant d’horribles maux, ayant dévoré tous ses chiens et ses chats et jusqu’à l’herbe des fossés, tint pendant trois longs mois. Tous les couvents, il est vrai, avaient emmagasiné des vivres pour plusieurs trimestres de consommation, mais dès la fin du premier mois les Seize mettaient la main sur une partie de ces provisions. A la fin d’août, les lansquenets «mourant de malerage de faim, commencèrent à chasser aux enfants comme aux chiens et en mangèrent trois»...
Pour faire prendre patience à ces affamés, on continuait à faire «d’infinies» processions, M. le légat répandait largement les pardons et indulgences, et les prédicateurs, du haut de la chaire, annonçaient tous les jours des secours prochains et la délivrance sous huitaine.
Mais juste comme la ville agonisante allait être acculée à la reddition, l’armée lorraine-espagnole du prince de Parme et de Mayenne arriva sous Meaux et le Béarnais fut obligé de lever le siège pour ne pas risquer une bataille sous les murs de la ville. Le matin du 30 août Paris se trouva débloqué.
Le jour même un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame devant M. le légat, M. de Nemours, les principaux seigneurs et la foule des Parisiens, joyeux comme des ressuscités.
Te Deum plus tard pour l’échec de l’échellade empêchée par les jésuites du quartier Saint-Jacques en septembre 1590. Te Deum pour l’échec d’une tentative des royaux sur la porte Saint-Honoré, faite par des soldats déguisés en meuniers, tentative dite journée des Farines; grandes processions pour tous les motifs possibles, avec promenade des châsses des églises.
Les Parisiens souffrant énormément des maux de la guerre interminable {223} processionnaient et reprocessionnaient. Pour les maintenir dans les sentiments ligueurs, les curés du parti se livraient à des prédications de plus en plus exaltées. Si les sermons n’avaient suffi pour entretenir l’esprit de résistance, les Seize étaient là, appuyés sur la garnison espagnole et sur leurs bandes soldées composées en grande partie de gens de sac et de corde, qu’on appelait les minotiers parce qu’ils recevaient chaque semaine un écu et un minot de blé.
Le parti des politiques, de ceux qui voyaient en quel gouffre cette anarchie précipitait la France, gémissait de la tyrannie des Seize, mais pour éviter les pendaisons, les exécutions sommaires, il était obligé de dissimuler. Alors dans le logis de Jacques Gillot, dans une petite maison de l’enceinte du Palais sous la Sainte-Chapelle, sept de ces politiques, juristes ou poètes se consolaient des tristesses du temps en flagellant et ridiculisant dans la Satire Ménippée les ambitions hypocrites, les déloyautés, les folies et les fureurs des meneurs outranciers de la très Sainte Ligue.
En janvier 1593, les états généraux de la Ligue, dont la réunion avait été longtemps entravée par la guerre, purent se réunir à Paris, convoqués à l’effet d’élire un roi catholique que les uns entendaient bien être le roi d’Espagne, les autres le duc de Mayenne ou un autre prince de la maison de Lorraine. Les députés étaient venus à grand’peine et souvent par des chemins très détournés, de toutes les villes tenant pour l’union. Le dimanche 24 janvier eut lieu à Notre-Dame en grande pompe la communion générale de ces députés, après une procession et un beau sermon de l’archevêque d’Aix.
Ces États devaient discourir longtemps sans pouvoir arriver à rien naturellement, travaillés de mille intrigues, aux prises avec mille difficultés, tiraillés entre l’Espagne et les divers candidats au trône, Mayenne, Nemours, ou leur neveu le jeune duc de Guise, cependant que le Béarnais travaillait à abaisser les barrières qui le séparaient encore de ce trône, en consentant à se laisser instruire dans la religion catholique,—pour rassurer ceux de la Ligue qui pouvaient craindre sincèrement pour les catholiques de France, sous un roi hérétique, les persécutions que souffraient alors les catholiques d’Angleterre,—puis en prononçant son abjuration solennelle le 25 juillet 1593 à l’église abbatiale de Saint-Denis et en se faisant sacrer à Chartres le 27 février 1594.
Les Espagnols, les Seize et les ligueurs endurcis continuant à peser sur cette ville, qui désabusée peu à peu se détachait de la Ligue et aspirait au repos sous le roi légitime converti au catholicisme, ne devaient cependant pas si bien la garder qu’enfin n’arrivât le jour prévu et appelé par tant de gens, de l’entrée des troupes royales.
Les voûtes de la cathédrale, en ce grand jour du 22 mai 1594, vont encore retentir du bruissement des armures, du claironnement des trompettes et du fracas des piques sonnant sur le pavé. C’est encore une procession armée, mais une procession de soldats en costume de bataille, accompagnant le roi Henri venant militairement ouïr la messe et remercier Dieu de la réduction de sa capitale, opérée presque sans férir le moindre coup d’épée.
{224} Dans la nuit, à trois heures du matin, en exécution de conventions passées avec le roi, le duc de Brissac, gouverneur de Paris pour la Ligue, le prévôt des marchands Lhuillier, l’échevin Langlois et quelques capitaines de quartier, déjouant la surveillance inquiète des Seize, s’étaient saisis de la porte Saint-Denis et de la Porte-Neuve située sur le quai entre le Louvre et les Tuileries. Vers quatre heures, les soldats royaux se présentèrent, franchirent ces portes et se glissèrent immédiatement par les remparts jusqu’à la porte Saint-Honoré, dont les canons furent retournés contre la ville vers le débouché des grandes voies. Le roi avec une forte troupe s’acheminait vers le Pont-Neuf par le quai de l’Ecole, où un corps de garde de lansquenets, essayant de résister, fut rapidement culbuté, passé au fil de l’épée ou jeté à l’eau. Henri IV était en simple pourpoint, quand il entendit le bruit fait par la tentative de résistance des lansquenets, il se fit boucler sa cuirasse et coiffa une salade, mais bientôt il vit, à l’attitude du peuple de Paris, que la précaution était superflue.
Ce vieux Paris ligueur se réveillait stupéfait, se frottait les yeux à la vue des écharpes blanches, mais montrait une humeur favorable. Tout se fit dans le {225} meilleur ordre, les Seize avertis des négociations ouvertes, avaient été envoyés par Brissac lui-même, veiller dans le quartier de l’Université qu’on prétendait devoir être livré au roi, les troupes espagnoles et wallonnes furent bloquées en leurs logis, des bourgeois gagnés à la cause royale prirent l’écharpe blanche, sortirent en armes au petit jour, se saisirent du Pont Saint-Michel et du petit Châtelet, tandis que les troupes royales occupaient avec célérité les ponts et le Palais, le grand Châtelet et le Louvre, où le roi entra un instant.
Les Parisiens criaient: la paix! la paix! ou vive le Roi! Deux ou trois obstinés ligueurs seulement sortirent en armes dans la cité, mais personne ne les suivit et ils furent aussitôt jetés morts sur le pavé. Le curé Hamilton, dans le quartier de l’Université, prit la pertuisane aussi pour soulever ses paroissiens, mais convaincu bientôt de l’inutilité de ses efforts, il rentra vite à son presbytère.
Restaient les Espagnols, enfermés assez penauds dans les postes qu’ils tenaient encore.
Henri IV fit porter au duc de Feria la proposition de se retirer avec armes {226} et bagages sur la Flandre à la condition qu’il ne risquerait aucune tentative de défense inutile. Cette capitulation fut, dans la mauvaise situation où se trouvait la garnison étrangère, acceptée aussitôt, et s’exécuta dans l’après-midi du jour même, les Espagnols sortant par la porte Saint-Denis «drapeaux déployés, tambours battants, les armes sur l’épaule et la mèche éteinte».
Tout étant ainsi réglé, le roi enleva sa salade et recoiffa son feutre. Le peuple en proie depuis six ans à l’anarchie, ayant souffert tous les maux imaginables, entourait ce roi qu’il avait tant de fois maudit, qu’il avait, en tant d’occasions, voué à toutes les colères du ciel; les gens se pressaient autour de son cheval et acclamaient joyeusement le roi légitime, le sauveur annonçant la fin des séditions, des famines et des guerres.
Enfin, toutes les mesures prises pour s’assurer la possession tranquille de sa capitale, ayant pourvu à tout et fait partir des cavaliers accompagnés de hérauts et de trompettes pour annoncer une amnistie générale par tous les quartiers, et semer en outre des billets imprimés la veille à Saint-Denis, promettant l’oubli des choses «passées et advenues» depuis les troubles, défendant la recherche de quelque personne que ce fût, même des Seize, pour tous faits de guerre civile, et portant l’engagement du roi de vivre dans la religion catholique, Henri IV se dirigea vers la cathédrale avec un certain nombre de gentilshommes marchant autour de lui, les uns à pied, les autres à cheval au milieu de la multitude accourant de toutes les rues.
En avant du groupe royal, pour fendre la foule, marchait une troupe de cinq ou six cents gendarmes qu’on avait fait descendre de cheval, armés de toutes pièces, c’est-à-dire avec cuirasses, brassards et cuissards, le pot en tête, traînant la pique basse «en signe de victoire consentie volontairement» disent les Mémoires historiques de Palma Cayet.
Seuls, dans cette foule traversée par le cortège guerrier, quelques vieux ligueurs restaient silencieux, n’en pouvant croire ni leurs yeux, ni leurs oreilles. Était-ce bien le Béarnais maudit qui marchait en maître dans la citadelle de l’Union, dans la ville encore idolâtre des Guises si peu de temps auparavant, était-ce lui qui s’avançait vers la vieille cathédrale d’où si souvent de solennelles prières pour son anéantissement s’étaient élevées vers le ciel?
Quand cette superbe troupe déboucha sur le parvis au son des trompettes et clairons, les grosses cloches et le bourdon de Notre-Dame ébranlaient les airs de leur formidable carillon d’allégresse, dominant toutes les acclamations et le bruit des trompettes et des clairons.
Au grand portail, le roi mit pied à terre. Il n’y avait là, pour le recevoir, aucun des grands dignitaires de l’Église, l’évêque de Gondi, le doyen et les principaux chanoines étaient loin de Paris; les prélats, les abbés et les moines qui, naguère, défilaient à la place des piquiers royaux, la cuirasse sur le froc et la hallebarde en main, se tenaient enfermés en leurs couvents. L’archidiacre Dreux, lequel dans la nuit mourut subitement des suites du saisissement ressenti, dit-on, et quelques prêtres vinrent au-devant du roi, le crucifix en main et le haranguèrent {227} avec un reste de mauvaise humeur, souhaitant que «Dieu le rendant bon roi, il pût avoir un bon peuple».
—Je rends grâces et loue Dieu infiniment des biens qu’il me fait, répondit le roi, en baisant la croix que les prêtres lui présentaient, les reconnaissant en si grande abondance, principalement depuis ma conversion à la religion catholique, apostolique et romaine, en laquelle je proteste, moyennant son aide, de vivre et de mourir. Quant à la défense de mon peuple, je m’y emploierai toujours et jusqu’à la dernière goutte de mon sang et dernier soupir de ma vie. Quant à son soulagement, j’y ferai tout mon pouvoir et en toutes sortes, dont j’appelle Dieu et la Vierge sa mère à témoin.
Le roi entra dans l’église et pénétra dans le chœur jusqu’au grand autel devant lequel on le vit s’agenouiller et se recueillir quelque temps dans un grand silence.
Enfin, il était à Paris! Quelles réflexions devaient traverser la tête de ce soldat qui, après tant de fatigues et de dangers, se trouvait aujourd’hui vraiment le maître de ce royaume si chaudement disputé, après tant de ruines accumulées, de cadavres amoncelés, de changements et de bouleversements parmi les choses, les hommes et les sentiments!
Ces réflexions les assistants, devant la grandeur du spectacle et l’importance de l’événement, entrevoyant la fin des luttes religieuses, les faisaient également, et aussi la foule qui s’amassait dans l’église et sur le parvis, à travers laquelle des bruits de prodiges couraient déjà. La prière silencieuse du roi terminée, soudain éclatèrent les chants et les orgues pour le Te Deum d’actions de grâces qui acheva de remuer tous les cœurs.
Quand le roi sortit de Notre-Dame, il eut, pour gagner le Louvre, à traverser une foule encore plus serrée qu’à l’arrivée, tout Paris descendant à la Cité pour le voir. On n’apercevait partout qu’écharpes blanches; toutes les fenêtres sur le passage, du haut en bas des maisons, étaient garnies de gens de toute qualité poussant les mêmes acclamations joyeuses.
Le roi avait encore à faire en cette heureuse journée, il avait à veiller au départ des Espagnols, suivant la capitulation consentie; ce qu’il fit avec une courtoisie gouailleuse en allant avec ses gentilshommes les regarder partir d’une fenêtre de la porte Saint-Denis.
—Recommandez-moi à votre maître, mais n’y revenez plus! dit-il en rendant le salut au duc de Feria.
Le curé Boucher, quelques-uns des Seize, des prédicateurs de la Ligue, n’osant pas se fier au pardon accordé par ce roi tant vilipendé par eux, marchaient au milieu des compagnies espagnoles et les suivirent jusqu’en Flandre.
Henri IV, une fois les Espagnols mis sur la route des Flandres, avait à recevoir les présidents du Parlement, les échevins de la ville, à pourvoir à bien des choses, comme à rassurer, par exemple, la duchesse de Montpensier et la duchesse de Nemours, lesquelles dames se trouvaient bien «déconfortées», Mme de Montpensier ayant eu, au premier bruit de l’événement, un accès de terreur fortement mélangée de furieuse colère. Il y avait à rassurer encore le cardinal de Plaisance, {228} légat du Pape et aussi le cardinal de Pellevé, mais celui-ci, déjà au lit et fort malade, préféra tomber en fièvre chaude à l’hôtel des archevêques de Sens, à la nouvelle de l’entrée du roi, et mourir le lendemain.
Une procession annuelle fut instituée en mémoire de la reddition de Paris. Au jour anniversaire du grand événement, la cour, le Parlement, le bureau de la ville se réunissaient à Notre-Dame et suivaient la procession aux Grands-Augustins.
Les fureurs religieuses n’étaient pas complètement éteintes et le roi se sentait encore en butte à la haine secrète de bien des prêtres obstinément fidèles aux idées de la Ligue. Le 27 décembre de cette même année, eut lieu l’attentat de Jean Châtel qui se souvenait trop des prédications de la Ligue. Condamné le 29, Jean Châtel fut exécuté le même jour aux flambeaux. Il fut amené à la nuit tombée sur la place du parvis Notre-Dame pour y faire amende honorable devant le grand portail, «nu, en chemise, une torche de cire ardente du poids de deux livres à la main, après quoi, suivant les termes du jugement, il fut remis en son tombereau, et conduit à la Grève pour y subir son arrêt».
Le soir même de l’attentat, comme le peuple était en grande rumeur, en grande inquiétude sur la blessure du roi, et menaçait de s’en prendre aux débris du vieux parti ligueur, le roi, pour rassurer ce peuple inquiet, alla sur les huit heures du soir avec toute la cour à Notre-Dame où un Te Deum fut chanté, en {229} outre duquel, peu de jours après, fut faite une grande procession d’actions de grâces, de la cathédrale à l’abbaye Sainte-Geneviève. Le roi venu à Notre-Dame en carrosse suivit ensuite la procession à pied, accompagné de toute la Cour, avec les gardes et les archers, avec le Parlement et tous les corps constitués. Bourgeois et gens du peuple se pressaient aux fenêtres sur le parcours, ou remplissaient les rues tapissées et décorées.
Nombreux Te Deum encore à Notre-Dame. Le 21 octobre 1597, au retour du roi, après la campagne où il avait été forcé de se remettre à faire le roi de Navarre pour reprendre Amiens aux Espagnols, réception solennelle du roi victorieux et Te Deum d’actions de grâce à la cathédrale.
Le 12 juin 1598, des feux de joie furent allumés par la ville, les cloches carillonnaient; à l’Hôtel de Ville, dix mille pains étaient distribués aux pauvres et dix futailles de vin défoncées pour la soif du peuple. Les autorités diverses, le Parlement en robes noires se rendaient à Notre-Dame pour assister au Te Deum chanté pour la publication du traité de paix signé à Vervins avec l’Espagne et la Savoie, par l’entremise du cardinal de Médicis, légat du Pape.
Huit jours après, le dimanche 21, autre et plus imposante cérémonie à Notre-Dame. Le roi et les ambassadeurs espagnols jurent solennellement la paix signée à Vervins. L’église pour la circonstance est toute tendue de tapisseries, des estrades sont préparées dans le chœur pour les grands officiers de la couronne, les seigneurs et les dames de la cour. Le roi était placé sous un dais avec le légat du pape, des évêques et les ambassadeurs autour de lui.
Après avoir entendu une messe solennelle, le roi et le légat vinrent se placer devant le grand autel ainsi que les ambassadeurs Espagnols; le chancelier et le secrétaire d’Etat s’avancèrent et firent lecture des articles de la paix qu’ensuite le roi, la main sur les évangiles tenus par un clerc, jura d’observer et de faire observer en son royaume.
Après révérences et salutations des ambassadeurs espagnols et achèvement des cérémonies, le cortège royal, au bruit de mille acclamations, quitta la cathédrale et se rendit à l’évêché où l’attendait un magnifique festin en l’honneur du légat et des ambassadeurs espagnols.
Le 28 septembre 1601, pour la naissance du Dauphin, le futur Louis XIII, Te Deum chanté à Notre-Dame, en même temps que dans toutes les églises de Paris. Henri IV qui avait des enfants de ses maîtresses, de Gabrielle d’Estrée en particulier, qu’il aurait épousée sans les oranges empoisonnées de Zamet, possédait un héritier légitime pour son trône, et toutes les églises de Paris carillonnaient enfin sa joie.
Dix ans après, les 29 et 30 juin 1610, une cérémonie lugubre ramenait Henri IV à Notre-Dame. Assassiné le 14 mai, ses obsèques retardées par différentes circonstances avaient lieu un mois et demi après sa mort. Le 29, au milieu d’un immense concours de peuple le cortège des funérailles suivait les rues tendues de noir du Louvre à Notre-Dame. A la levée du corps le jeune roi Louis XIII avait un manteau de deuil à cinq queues portées par les princes chargés de conduire {230} le deuil, le prince de Conti, le comte de Soissons, le duc de Guise, le prince de Joinville et le chevalier de Guise, revêtus aussi de manteaux de deuil à grandes queues portées par des gentilshommes.
Le premier jour des funérailles, les vêpres des morts furent seules chantées, le corps resta en chapelle ardente; le lendemain le cortège funèbre reparut, entendit la grand’messe des morts et accompagna la dépouille mortelle du Béarnais jusqu’aux caveaux royaux de Saint-Denis.
Les cérémonies sous Louis XIII.—Bagarres dans l’église.—Parlement et Chambre des Comptes.—Le vœu de Louis XIII.—Dévastation du chœur sous Louis XIV.—L’ancien chœur, le jubé et la clôture historiée.—Les étendards ennemis.—Pompes joyeuses et cérémonies funèbres.—Marie-Antoinette.—Bénédiction des drapeaux de la Garde Nationale.—La dernière amende honorable au Parvis.—Suite des dévastations.—Le trésor.—La déesse Raison.
En différentes circonstances, pour des Te Deum, pour des entrées solennelles, les cérémonies à Notre-Dame furent nombreuses aussi sous Louis XIII. C’en était fini des grandes scènes dramatiques que la cathédrale avait vues pendant le siècle troublé et passionné qui venait de se clore; au XVIIe siècle, Notre-Dame devait seulement servir de cadre à des pompes joyeuses ou tristes, toujours fastueuses, entremêlées seulement parfois de querelles ridicules pour des questions d’étiquette. Les passions étaient éteintes ou fatiguées, les caractères apaisés ou refroidis; le siècle nouveau, à part la secousse de la Fronde, révolution avortée précisément en raison de ce rapetissement, devait être un temps régulier et ordonné.
{232} Il faut, dans le nombre de ces solennités à la cathédrale sous le successeur de Henri IV, mettre à part l’étrange réception du cardinal Barberini, légat du pape, le 10 mai 1625, le Te Deum chanté à l’occasion de la prise de la Rochelle le 4 novembre 1628 et la cérémonie du 15 août 1638.
La réception du légat fut l’occasion de querelles entre les échevins et les représentants des corporations, de disputes sur le cérémonial entre le légat et les évêques et archevêques appelés à figurer dans la réception. Chacun y mit une parfaite mauvaise grâce et tout alla le plus mal possible dès la porte Saint-Jacques, si mal qu’en arrivant au Marché-Neuf, de querelle en querelle, les horions se mirent de la partie et que le légat tombé de sa mule blanche, vit déchirer en morceaux le dais sous lequel il marchait, et fut tout heureux de trouver Notre-Dame comme un refuge.
Au Te Deum chanté en présence de la reine et de la cour pour la chute de la ville huguenote, une question d’étiquette faillit mettre aux prises, dans la cathédrale même, les conseillers du Parlement et les conseillers d’Etat. Les membres du Parlement prétendaient occuper dans le chœur les premières places sous le siège épiscopal; des conseillers d’Etat s’y trouvant installés déjà, une dispute violente s’éleva. Gravement le Parlement groupé dans le chœur délibéra comme au Palais et rendit un arrêt ordonnant aux conseillers d’Etat de céder la place. Les conseillers d’Etat, sans se troubler, arguèrent de vice de forme et déclarèrent l’arrêt nul et non exécutoire. Et la dispute de ces robes noires et rouges continua au grand scandale de tous, couvrant parfois les chants religieux jusqu’à ce que la Reine impatientée, s’étant informée, envoya l’ordre aux conseillers d’Etat de quitter la place, ce qui ne se fit pas sans de grands murmures et sans troubles répercutés de rang en rang dans l’assistance.
Au 16 août 1638, à la première cérémonie en exécution du vœu de Louis XIII, ce fut bien autre chose et un plus grand scandale encore, et de même pour une question de préséance.
Les cours supérieures, le corps de ville assistaient bien entendu à cette solennité. L’étiquette admise voulait que dans les cérémonies où devaient paraître les diverses cours souveraines, le Parlement prît la droite et la Chambre des comptes la gauche, les deux présidents s’avançant de front. A Notre-Dame le Parlement occupait dans le chœur les stalles de droite à la place des chanoines, et la chambre des comptes celles de gauche; pour l’entrée dans l’église l’étiquette était moins rigoureuse mais la sortie devait s’effectuer dans l’ordre admis.
Comme d’habitude au moment de quitter le chœur pour la procession dans la nef, le premier président du Parlement marchant le premier, le premier président de la Chambre des comptes voulut le suivre, mais les présidents à mortier se portant en avant obstruèrent le passage pour l’empêcher de défiler en son rang.
Le président des comptes, homme grand et vigoureux, ne se laissa point intimider, il empoigna sans hésiter un président à mortier et le jeta à terre. A son exemple les autres présidents des comptes entamèrent la lutte, chacun d’eux {233} s’attaquant à un président à mortier. En peu d’instants la mêlée fut générale. Dans le chœur tous les Parlementaires se bousculaient, se gourmaient vigoureusement, à coup de poing, à coup de pied, présidents contre présidents, conseillers contre conseillers, en ordre hiérarchique; les bonnets carrés volaient sur les dalles, les robes étaient déchirées et naturellement les coups n’allaient pas sans bonnes injures, sans vociférations extra-parlementaires, et ce tumulte mettait en émoi toute l’église qui voyait le combat sans en discerner les causes.
Pour séparer ces enragés, il fallut que le duc de Montbazon et bon nombre de gentilshommes missent l’épée à la main, et que les archers accourussent; enfin à force de cris, de rappels à la bienséance, un peu de calme revint; on sépara les combattants rouges de colère, vêtements en désordre et coiffures de travers, et les cours sortirent non sans échanger encore des menaces et sans faire craindre que la bataille ne reprît sur le parvis de l’église.
Une pareille affaire entre gens de robe ne pouvait passer sans procès-verbaux, {234} informations et arrêts. Les deux partis aussitôt rentrés au Palais, domicile commun, mirent leurs officiers, clercs et greffiers en branle.
Tout le Palais de dame Thémis est en rumeur et les plumes de courir sur le papier et les deux cours de se jeter les arrêts à la tête! Beau sujet de poème épique, comme le Lutrin, pour Boileau si Boileau avait déjà rimé; mais il avait alors deux ans à peine et devait tout juste rentrer de nourrice chez son père Gilles Boileau, greffier du Parlement.
Le roi pour faire cesser la guerre contre les deux cours intervint, cassa tous les arrêts déjà rendus, et décida que dorénavant le Parlement sortirait de la cathédrale par la grande porte et la Cour des comptes par la petite.
La solennité à l’occasion de laquelle se produisit cette collision entre les cours, était la première procession faite en exécution du fameux vœu de Louis XIII qui eut de si désastreuses conséquences pour la cathédrale.
Louis XIII déjà, au moment de l’invasion de la Picardie par les Espagnols, avait fait vœu d’offrir à Notre-Dame une lampe en argent du poids de 320 marcs. A la nouvelle de la reprise de la ville de Corbie qui lui parut due à l’intercession de la Vierge, il résolut de placer sa personne et son royaume sous la protection spéciale de la mère du Christ.
Les lettres patentes qui proclamaient officiellement le vœu du roi, après avoir exposé les motifs de reconnaissance particulière pour les marques nombreuses de «l’évidente protection qui avait couvert le roi et l’Etat, pendant tout le cours du règne, dans les conjonctures difficiles de la minorité, au moment des rébellions suscitées par l’artifice des hommes et la malice du diable», arrivaient à la déclaration suivante: «A ces causes, nous avons déclaré, et déclarons que, prenant la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre personne, notre Etat, notre couronne et nos sujets, la suppliant de vouloir nous inspirer une sainte conduite et de défendre avec tant de soin ce royaume contre l’effort de tous ses ennemis, que, soit qu’il souffre le fléau de la guerre, ou jouisse de la douceur de la paix que nous demandons à Dieu, et de tout notre cœur, il ne sorte pas des voies de la grâce qui conduisent à celle de la gloire.»
Les lettres royales ensuite «admonestaient le sieur archevêque de Paris, et lui enjoignaient de faire procéder tous les ans le jour de l’Assomption, en commémoration du vœu, à une procession en son église cathédrale, à laquelle procession assisteraient toutes les compagnies souveraines et le corps de ville».
Cette procession eut lieu pendant deux cents ans, interrompue seulement par les révolutions. Elle se faisait aussi dans les diverses églises de Paris, le clergé de chaque paroisse défilant après les vêpres autour de son église, dans les rues décorées de tapisseries, chaînes tendues aux débouchés des carrefours.
Louis XIII n’eut pas le temps d’exécuter le nouveau maître-autel décidé dans les lettres patentes. Louis XIV se chargea de ce soin et fit les choses grandement, par malheur, on peut le dire, puisqu’il fit disparaître l’ancien maître-autel de la {235} cathédrale, œuvre du XIIIe siècle et jeta bas l’ancienne décoration du chœur pour remplacer le tout par une décoration théâtrale et ostentative.
Ce qu’était l’ancien chœur on peut le savoir par les historiographes de Paris, par les recherches des restaurateurs modernes de la cathédrale. D’abord il était précédé d’un magnifique jubé de pierre élevé vers 1245; Viollet le Duc, aidé par les descriptions et par des fragments restés dans les magasins, a reconstitué ce jubé dans son Dictionnaire d’architecture. Au milieu s’ouvrait une grande arcade terminée par un gable surélevé à la pointe duquel s’érigeait un Christ en croix. Des scènes de la Passion, en bas-reliefs très fouillés, décoraient la partie pleine du jubé, que terminait de chaque côté un bel escalier tournant à jour, montant à la galerie en haut de laquelle, aux grandes fêtes, se lisait l’Évangile et se chantaient certaines hymnes.
Entre ce jubé et les marches du sanctuaire, les stalles encadraient de leurs belles boiseries brunes et de leurs dossiers de cuir enrichi de dessins et de dorures, les capes rouges des chanoines.
Tout autour, de pilier en pilier, une clôture de pierre haute de cinq mètres, en deux étages d’arcatures toutes garnies de sculptures, isolaient complètement le chœur. Dans les arcatures supérieures de cette clôture, formant claire-voie, se détachaient visibles des deux côtés, du chœur et du pourtour, des scènes de la vie de Jésus-Christ, non des bas-reliefs, mais des figures complètement en ronde bosse, peintes et dorées ainsi que toutes les lignes et les fonds des arcatures. Se poursuivant ainsi sans interruption du premier pilier nord de l’abside contre le jubé au pilier correspondant sud, à l’autre extrémité du jubé, l’ensemble constituait la plus riche et la plus majestueuse décoration.
A cette clôture historiée commencée au XIIIe siècle, Jean Ravy maçon et ymaigier avait travaillé vingt-six années; il s’était représenté à genoux et les mains jointes dans un coin de la travée d’angle; après lui l’œuvre avait été continuée par Jehan le Bouteillier et terminée vers 1351. Une inscription que l’on voyait sous la figure de l’imagier, avant la mutilation du chœur, donnait les dates et les détails:
«C’est maistre Jehan Ravy qui fut masson de Notre-Dame par l’espace de XXVI ans et commença ces nouvelles hystoires; et maistre Jehan le Bouteillier son neveu les a parfaictes en l’an MCCCLI.»
{236} Le maître-autel était cantonné de quatre fines colonnettes de cuivre surmontées d’anges portant les instruments de la Passion; sur des tringles, entre ces colonnettes, glissaient des courtines entourant l’autel sur trois côtés. En arrière de la table de l’autel, un édicule élevé, tout en cuivre doré, à quatre frontons trilobés surmontés d’une haute croix, renfermait la châsse de saint Marcel, d’argent doré, «enrichie d’une infinité de grosses perles et de pierres précieuses». De chaque côté du maître-autel, derrière les courtines, se trouvaient deux autels plus petits supportant l’un la châsse de Notre-Dame en argent doré, l’autre la châsse de bois et d’argent doré de saint Lucain et plusieurs autres plus petits reliquaires.
Derrière ou sur les côtés du maître-autel existaient encore d’autres monuments, la tombe de l’évêque Odon ou Eudes de Sully mort en 1208, avec statue de bronze couchée sur son soubassement haut d’un pied environ, la pierre tombale à {237} effigie de marbre noir de l’évêque Pierre d’Orgemont, mort en 1409, les pierres tombales de la reine Isabelle de Hainaut, femme de Philippe-Auguste, de Geoffroy duc de Bretagne, d’un comte de Champagne et de plusieurs évêques; à droite du maître-autel contre un des gros piliers se dressait sur une colonne de pierre la statue de Philippe-Auguste, en pierre peinte enrichie d’incrustations de pâtes coloriées.
A la fin du règne de Louis XIV, de 1699 à 1714, pour l’exécution du vœu de Louis XIII, on bouleversa le superbe et majestueux chœur du moyen âge. Tout fut transformé, déguisé ou enlevé, tous les monuments du sanctuaire disparurent. Plus de piliers gothiques, plus d’arcatures ogivales, mais de grands arcs classiques surmontés de Vertus et d’Anges aux archivoltes, des pilastres bien rectangulaires surchargés de trophées plaqués sur les gros piliers gothiques.
Sur le maître-autel pompeux et contourné chargé de personnages, grands {238} anges en adoration, petits angelots sur des nuages, le groupe de la Descente de croix, la Vierge ayant le corps du Christ sur les genoux, remplissait le fond d’une des arcades formant niche. Au-dessus d’autres anges voltigeaient dans les rayons dorés d’une grande gloire.
De chaque côté de l’autel deux statues royales sur des piédestaux également surchargés: à droite Louis XIII agenouillé offrant sa couronne à la Vierge, de l’autre Louis XIV en manteau royal également agenouillé.
Au droit de chaque pilier de l’abside d’autres grandes figures d’anges ailés complétaient cette décoration théâtrale et redondante, qui excita des transports d’admiration quand, après quinze ans de travaux, on rouvrit le chœur pour un Te Deum chanté à l’occasion de la paix de Radstadt. L’œuvre avait été exécutée sur les dessins de Robert de Cotte. Nicolas et Guillaume Coustou avec Coysevox avaient sculpté les figures principales, Louis XIII et Louis XIV, la Descente de croix; le reste était dû à d’autres artistes non moins fameux.
Aucun regret ne fut donné, à cette époque d’aberration artistique, à l’ancien chœur si majestueux, à l’ancienne clôture historiée barbarement démolie tout autour de l’abside, et dont on ne garda que la partie contre laquelle s’adossèrent les nouvelles stalles des chanoines, refaites dans le style du temps, beaux morceaux de menuiserie sculptée certainement, mais qui remplaçaient d’autres boiseries pour le moins aussi bien exécutées, d’aspect plus religieux et assurément très supérieures comme style.
Par les débris de la clôture sculptée des XIIIe et XIVe siècles qui subsistent, on peut juger de ce qu’avait dû être l’ensemble. Il reste du côté nord quatorze sujets de la vie du Christ. Cette partie de la clôture adossée aux stalles ne formait pas claire-voie, les épisodes se déroulent sous des arcatures trilobées reposant sur de fines colonnettes reliées de l’une à l’autre par des sculptures diverses, de beaux feuillages, des ornements fantastiques. La partie sud, moins ancienne que l’autre et due à Jehan le Bouteillier, terminée en 1351, présente encore neuf sujets de la vie du Christ.
Des évêques, des chanoines avaient par des générosités aidé à l’enrichissement de ce chœur magnifique, et ils avaient en récompense obtenu de reposer sous les dalles au pied de quelque pilier du chœur; leurs effigies, leurs pierres tombales ont disparu, enlevées par les vandales du grand siècle, en même temps que toutes les statues du chœur, la statue de Philippe-Auguste, le maître-autel gothique et la clôture historiée.
Le jubé vécut encore une dizaine d’années après l’exécution du vœu de Louis XIII; le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui fut un très saint homme et un très vénérable prêtre, mais qui ne concevait certainement pas Dieu sans perruque à la Louis XIV, acheva l’œuvre en 1725, en jetant bas ce jubé pour le remplacer par une lourde décoration plaquée de colonnes à l’antique.
D’autres vandales devaient survenir plus tard, qui mutilèrent à leur tour l’œuvre fastueuse et emphatique du vœu de Louis XIII, mais ces mutilations ont {239} été en grande partie réparées, les statues enlevées rapportées pour la plupart et les stalles de ce temps sont encore en place.
Revenons aux grandes journées de Notre-Dame. Le 11 mai 1625, célébration du mariage d’Henriette de France, troisième sœur de Louis XIII, avec le futur Charles Ier d’Angleterre, alors prince de Galles, représenté par procuration par le duc de Chevreuse.
Le 6 septembre 1638 fut chanté le Te Deum solennel d’actions de grâces pour la naissance inespérée du Dauphin Louis, futur Louis le Grand.
Te Deum pour la prise de Turin, pour Casal et Perpignan. Te Deum ensuite pour la victoire de Condé, au commencement du nouveau règne, pour Rocroy, pour Lens.
On sait que les troubles de la Fronde commencèrent le jour de ce Te Deum, quand la reine et Mazarin crurent pouvoir profiter de cette journée pour arrêter Broussel.
En 1654, le 30 mai, le jeune Louis XIV, allant se faire sacrer à Reims, assiste à un Te Deum. Il n’est encore que le pupille du cardinal Mazarin, mais ne va pas tarder à se montrer le jeune roi dominateur, décidé à ne souffrir aucun empiètement du Parlement ni de personne sur le pouvoir royal. Six ans après, en 1660, ce sont les fêtes du mariage du roi avec l’infante Marie-Thérèse, célébré à Saint-Jean de Luz; le service solennel à Notre-Dame le 27 août, le lendemain de l’entrée triomphale du couple royal, en un splendide cortège passant sous des arcs de triomphe colossaux chargés de statues allégoriques, élevés depuis la porte Saint-Antoine jusque dans la Cité, au pont Notre-Dame, au Marché-Neuf, à la place Dauphine, etc.
La pompe du Te Deum ne fut pas moindre. Quand toutes les cours furent arrivées: Parlement, Cour des comptes, Cour des aides, puis les prévôts et les échevins, les ambassadeurs, le cortège royal fit son entrée, au bruit des trompettes de sa chambre, des fifres et des tambours des Suisses occupant le haut de la nef. Le roi et la jeune reine vinrent s’agenouiller sur une estrade élevée de trois degrés au milieu du chœur, autour de laquelle se groupèrent la reine mère Anne d’Autriche, Monsieur, frère du roi, et les princes et les princesses.
L’année suivante, un autre Te Deum célébrait à Notre-Dame la naissance d’un Dauphin, que peu de temps après la reine Marie-Thérèse et la reine mère venaient solennellement offrir à la Vierge.
En 1663, dans le chœur de Notre-Dame décoré de grandes tapisseries tombant des galeries, garni, comme pour toutes les cérémonies de la cour, de sièges pour tous les grands corps de l’Etat, de tribunes pour les dames, se pressait la même foule brillante, au milieu de laquelle se distinguait un groupe plus sévère, des hommes à grandes barbes blanches sur des fraises à l’ancienne mode. C’étaient les ambassadeurs des treize cantons suisses, qui venaient renouveler solennellement avec le roi Louis XIV par un serment sur l’Évangile, devant le maître-autel de Notre-Dame, la vieille alliance du royaume de France avec les Suisses. Un tableau de Le Brun nous a conservé la physionomie de cette cérémonie. On y voit déjà le {240} Louis XIV olympien, surhumain, dominant d’une tête tous les personnages qui l’entourent, simple multitude de princes.
Les guerres fournissaient d’autres occasions de cérémonies à Notre-Dame, quand les drapeaux pris à l’ennemi étaient apportés pour être suspendus aux voûtes. Il nous reste des estampes du temps comme souvenirs de ces glorieuses solennités, montrant les cornettes prises aux Espagnols dans la campagne de 1635 dans le pays de Liège, ou bien les cornettes, guidons et drapeaux pris à Lens, le le 19 mai 1648, sur les Impériaux et les Espagnols, apportés à la cathédrale, tambours battants et trompettes sonnantes par les Cent Suisses et par les mousquetaires...
Ces drapeaux étaient suspendus aux voûtes, on les voit dans toutes les anciennes gravures représentant la nef de Notre-Dame. La campagne de Hollande, en 1672, en envoya une quarantaine pour garnir la nef. Que de Te Deum, que de transports de drapeaux enlevés à l’ennemi pendant le long règne de Louis le Grand. Te Deum pour les prises de Tournay, Douai, Courtray, Lille, Maestrich, Besançon, pour Valenciennes, Cambrai, Dole, Senef, Philisbourg, Fleurus, Mons, Namur, Barcelone, Lerida, Girone, Hochstadt, Denain...
Au Te Deum chanté après la campagne de 1693, le duc de Luxembourg, qui avait envoyé à la cathédrale les trophées de Fleurus, de Steinkerque, de Nerwinden et de tant d’autres batailles, essayant de se frayer un passage à travers la foule serrée dans l’église, se trouvait fort empêché, lorsque le prince de Conti l’aperçut et lui fit ouvrir les rangs des curieux en criant: «Place, place, messieurs, laissez passer le tapissier de Notre-Dame!»
Les tapissiers de Notre-Dame, après le grand Condé, après Turenne, après le maréchal de Luxembourg, ce sont Catinat, Villars, Vendôme, qui suspendent de nombreux étendards à ces voûtes déjà si glorieusement garnies.
Le 9 septembre 1675, une pompe funèbre remplit Notre-Dame. C’est le service solennel célébré pour le repos de l’âme de Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, le héros de tant de victoires, tué le 27 juillet dans le Palatinat, au moment où il se préparait, après une série de manœuvres savantes, à écraser les Impériaux de Montecuculli acculés à de mauvaises positions.
Le XVIIe siècle imprime son cachet particulier, son goût pour les grands déploiements d’un faste théâtral à ces cérémonies funèbres. Ce sont d’ailleurs les artistes créateurs de ces pompeux arcs de triomphe des grandes fêtes, et des décorations des ballets dansés à la cour, qui organisent aussi ces fêtes funèbres. Il semble même que ces décorations des églises aux grands jours de deuil soient préparées pour des ballets funéraires où la Douleur doive s’exprimer en pas et en cadences bien réglés. La cathédrale, ces jours-là, disparaît sous d’extraordinaires décorations intérieures et extérieures, sous de formidables placages d’architectures et de colossales machineries; des draperies noires voltigeantes voilent les tours de Notre-Dame, des colonnades encadrent des groupes allégoriques au dedans et au dehors de la cathédrale, soulignés d’inscriptions en prose et en vers; à l’intérieur complètement transformé et dont l’architecture gothique ne se découvre {241} plus que dans le haut des voûtes que l’on n’a pu déguiser, ce ne sont que tribunes écussonnées, balcons ventrus, colonnes et pilastres semés d’attributs funèbres, autour de catafalques aux dimensions considérables chargés aussi d’allégories et d’inscriptions.
Catafalques et cénotaphes où travaillent peintres, sculpteurs et décorateurs, sont de véritables monuments, élevés sous la direction de Le Brun, de Van der Meulen ou de Bérain, qui fut l’ordonnateur du Camp de la Douleur, appareil funèbre pour le service solennel de Mgrle prince de Condé, à Notre-Dame, le 10 mars 1687, où les batailles et les principales actions de la vie du héros étaient représentées, avec des médaillons de tous ses ancêtres depuis saint Louis et beaucoup d’autres choses.
Ainsi les voûtes de la cathédrale voient se déployer les pompes funèbres de la reine de France Marie-Thérèse, le 2 août 1683, plus tard celles du Dauphin, puis du duc et de la duchesse de Bourgogne, des petits dauphins, de toute cette descendance de Louis XIV fauchée par la mort, tandis que le vieux roi achevait ses dernières années dans la tristesse, tremblant pour son dernier rejeton, le petit duc d’Anjou, futur Louis XV.
En 1715, le 3 septembre, c’était pour les funérailles de Louis que Notre-Dame se remplissait de personnages officiels; les membres des grands corps de l’Etat étaient là, songeant au règlement difficile de la succession et se demandant à qui allait revenir le pouvoir. Le peuple s’en allait sur la route de Saint-Denis rire et boire dans les cabarets, sous les tentes dressées pour l’occasion, en regardant passer le corps du grand monarque, que les officiers de la couronne et les personnages commandés par l’étiquette allaient enfouir dans {242} les caveaux de la nécropole royale de Saint-Denis, c’est-à-dire le XVIIe siècle attardé que le XVIIIe enterrait avec un soupir de soulagement.
On trouve les représentations de ces pompes funèbres dans les estampes du temps, et l’on voit le XVIIIe siècle amplifier encore sur ces pompes. Après Berain, les frères Slodtz, sculpteurs de talent, organisèrent des funérailles encore plus fastueuses, des décorations plus considérables et plus extraordinaires que celles de leurs prédécesseurs, avec la même verve qu’ils mettaient à ordonner aussi les réjouissances publiques et à régler les fêtes et les bals de la cour.
Ils ordonnèrent, en 1735, la pompe funèbre, à Notre-Dame, de la reine de Sardaigne, reproduite ainsi que d’autres dans les estampes de Cochin. Pour cette occasion, ils avaient élevé dans le chœur de la cathédrale un énorme catafalque peuplé de statues et d’emblèmes. La figure principale était un Temps colossal debout, une faux à la main sur une sphère, moissonnant couronnes, tiare, sceptres, et casques, parmi des débris de monuments renversés. Au coin du monument, des anges contemplaient en pleurant les ravages de l’impitoyable faux, à côté d’une demi-douzaine de Vertus abîmées dans la douleur.
En 1734, un service solennel fut célébré en l’honneur des officiers et soldats morts pendant la campagne du Milanais contre les Autrichiens. Il est très probable que les pompes funèbres de ces soldats, à qui l’on devait les victoires de Parme et de Guastalla, n’égalèrent pas celles des princes et princesses célébrées avec une telle dépense de statues et d’allégories fastueuses, mais enfin on avait pensé à eux.
Il faut noter, parmi les menus événements de l’histoire de Notre-Dame, la visite que lui fit, au cours de son voyage sous la Régence, le tzar Pierre le Grand, le 27 mai 1717.
Louis XV donna moins que Louis XIV l’occasion au clergé de Notre-Dame de chanter des Te Deum de victoire. La campagne de 1745 en Flandre en fit chanter quelques-uns, pour Fontenoy le 20 mai, pour la prise de Gand le 24, le 3 août pour la prise de Bruges, le 23 août pour la prise de Termonde.
Il y avait, après la cérémonie, fêtes en ville, distributions de vins, illuminations. Le retour du roi, après les triomphes clé cette campagne, donna lieu à de nouvelles fêtes. Louis XV entra dans sa capitale au bruit des cloches, reçu par le gouverneur qui lui offrit les clefs de la ville, par les échevins et le corps de ville agenouillés pendant les harangues suivant l’étiquette.
Le lendemain, le roi et la cour amenés par de splendides carrosses à la cathédrale, assistèrent à la remise des drapeaux pris à l’ennemi, apportés par les Cent Suisses, et au Te Deum d’actions de grâces.
L’année d’avant, pendant la campagne de 1744, lorsque la maladie avait mis les jours du roi en danger à Metz, on sait par quelles émotions passa le peuple de Paris. Le danger de Louis le Bien-Aimé l’avait mis hors de lui-même. Quand les médecins répondirent de la vie du roi, des transports de joie accueillirent les bulletins; le courrier qui apporta la nouvelle de l’entrée en convalescence faillit être étouffé par le peuple; on embrassait son cheval, on voulait le porter en {243} triomphe. Aussi la cérémonie du Te Deum chanté à Notre-Dame fut-elle des plus brillantes, et la ville ensuite se lança dans les réjouissances et les illuminations. Cependant le peuple de Paris ne se déclara pas encore satisfait des démonstrations de joie officielles, il fallut à peu de jours de distance recommencer la fête, redire un nouveau Te Deum. Le soir, nouvelles illuminations accompagnées de feux d’artifices, avec tonneaux mis en perce et distributions de charcuteries diverses sur les places publiques, musiques et bals à tous les carrefours. Et pendant quelque temps dans Paris continuèrent les Te Deum que faisaient chanter successivement communautés et corporations, les fêtes particulières, les illuminations et les fêtes de quartier.
Ces réjouissances menèrent du mois d’août jusqu’au moment du retour du roi en novembre. Alors les fêtes reprirent de plus belle. Le 3, le roi fit son entrée par la porte Saint-Antoine, le lendemain il alla en grande pompe à Notre-Dame avec la Reine et le Dauphin, avec toute la cour, en carrosses à huit chevaux, acclamés par la foule qui se pressait par les rues et sur le parvis malgré les bourrasques de pluie et de vent. Il y eut à l’Hôtel de Ville, le jour d’après, dîner de gala offert au roi par le corps de ville, décorations sur la place de Grève, arcs de triomphe, fontaine de vin pour le peuple, etc.
Les naissances de princes, de dauphins ou d’enfants des dauphins donnaient {244} lieu à des fêtes semblables, après la célébration des actions de grâce à Notre-Dame. A la naissance du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XV, on ajouta à la solennité du Te Deum quelque chose de mieux qu’un feu d’artifice. Le roi voulut doter six cents jeunes filles, de 500 livres chacune, avec un louis en plus pour le repas de fiançailles et une médaille d’or portant d’un côté son effigie et de l’autre les armes de la ville. Les curés des paroisses furent chargés de trouver les filles et les garçons à unir, ce qui, paraît-il, ne se fit pas sans difficultés, et durent s’occuper aussi des petits détails de la noce. La ville fournit des habits et les voitures pour la cérémonie et les six cents mariages purent être célébrés le même jour, le 9 novembre, dans les différentes paroisses, toutes les cloches sonnant et le canon tonnant sur la place de Grève. Ensuite, les mariés de chaque paroisse et leurs invités s’en allèrent festoyer sous la conduite des curés, dans des salles louées pour la circonstance.
Le 10 mai 1774, le roi Louis XV étant mort de la petite vérole, on se dépêcha d’enfermer le corps dans deux cercueils et on le porta sans aucune cérémonie à Saint-Denis, «comme un fardeau dont on est pressé de se défaire», avec deux carrosses derrière, une vingtaine de pages et une cinquantaine de palefreniers non vêtus de noir, partant au grand trot de Versailles à huit heures du soir. Ce fut seulement le 7 septembre, après trois mois, que fut célébré, à Notre-Dame, le service solennel, la grande pompe funèbre, avec un cénotaphe monumental sous un portique à l’antique, et l’accompagnement obligé de groupes allégoriques, de vertus entourant l’urne royale, de trépieds funéraires, de bas-reliefs, d’écussons dans une flamboyante accumulation de girandoles et de lumières.
Une fille, Madame, duchesse d’Angoulême, étant née au jeune couple royal qui succédait sur le trône de France à Louis XV le très méprisé, tout Paris fut dans la joie. Paris et la France n’avaient alors pour Louis XVI et Marie-Antoinette que des sentiments d’affection profonde.
Pour marquer ces sentiments, le bureau de la ville fit allumer des feux de joie sur la Grève et, ce qui valait mieux, fit délivrer les malheureux, hommes ou {245} femmes, détenus pour mois de nourrice non payés, en se chargeant du payement des mois suivants. L’élan était donné; des particuliers, pour marquer leur joie, imitèrent la ville, donnèrent des dots à des jeunes filles et marièrent des couples, à condition que le premier enfant qui en naîtrait s’appellerait Louis ou Antoinette.
Il y eut Te Deum à Notre-Dame, naturellement, le 26 décembre et nouveau feu de joie en Grève. La reine Marie-Antoinette vint à Notre-Dame, au commencement de février 1779, remercier Dieu de son heureuse délivrance. Les oiseleurs de Paris, suivant une ordonnance du grand maître des eaux et forêts, apportèrent sur le parvis quatre cents oiseaux qui furent lâchés dans la cathédrale lorsque la reine entra pour le Te Deum.
Ce jour-là aussi, furent mariées à Notre-Dame cent jeunes filles «pauvres et vertueuses», dotées par le roi de 500 livres chacune, plus 200 livres pour le trousseau et 12 livres pour la noce, et l’on célébra aussi, par ordre de la reine, les noces d’or d’un vieux couple. Commencements idylliques d’un règne destiné à une fin si tragique.
Les mariages avaient été célébrés le matin, les cent couples avec leurs parents déjeunèrent à l’Archevêché, puis, avant l’arrivée de la cour, vinrent se ranger dans la nef pour présenter à Leurs Majestés leurs témoignages d’amour et de reconnaissance. La reine s’engagea à payer les mois de nourrice des enfants qui naîtraient et à fournir des layettes aux mères qui nourriraient elles-mêmes.
En octobre 1781, nouvelles réjouissances pour la naissance du dauphin Louis-Joseph, qui mourut en 1789 au moment de l’ouverture des Etats généraux, Te Deum et illumination des tours Notre-Dame, représentations gratuites à l’Opéra et ailleurs, visite à Versailles de délégations des métiers et corporations en costumes de fête, portant leurs chefs-d’œuvre ou quelques cadeaux offerts au Roi, visite et compliments des dames de la Halle, avec discours et chansons. La joie générale se manifeste de toutes les manières, la mode s’en mêle, les femmes {246} portent au cou des bijoux en forme de dauphin, et des dauphins en boucles de souliers, au centre de rubans où sont brodés les mots: «Vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin...»
La reine, le 21 janvier 1782, vint à Notre-Dame accompagnée des princesses, remercier Dieu de cette naissance. Une gravure du temps nous la montre prosternée avec les princesses dans la nef de la cathédrale, de chaque côté de laquelle une file de grenadiers suisses et de gardes françaises présente les armes, pendant que les tambours battent aux champs.
Le 25 mars 1785 naquit un second fils, Louis-Charles, duc de Normandie, dauphin à la mort de son frère en 1789, l’enfant du Temple voué à une si triste destinée,—tragique et courte s’il mourut vraiment au Temple, longue et misérable si, comme certains le croient, comme bien des choses permettent de le supposer, il fut enlevé mystérieusement de sa prison, pour traîner sa vie dans l’abandon et l’effroyable injustice.
Le 24 mai suivant, Marie-Antoinette vint à Notre-Dame rendre encore une fois grâces au ciel. Elle était dans un carrosse à huit chevaux, entouré de gardes du corps, le canon des Invalides tonnant pendant le trajet. Après le Te Deum à Notre-Dame et les prières à l’église Sainte-Geneviève, le cortège royal gagna les Tuileries. Le soir, la reine alla souper au Temple.
Le terrible orage qui doit bouleverser la France et l’Europe fait bientôt entendre ses premiers grondements, voici l’an 1789!
La Bastille vient de tomber aux premiers coups de tonnerre. Le lendemain de l’enlèvement de la vieille forteresse monarchique, aussitôt mise en démolition comme la monarchie elle-même va l’être, les cloches de Notre-Dame, qui, pendant des siècles, aux grandes journées de la monarchie, ont été la grande voix de Paris, sont mises en branle pour célébrer la victoire populaire, un Te Deum solennel est chanté en l’honneur des vainqueurs de la Bastille.
L’Assemblée a envoyé de Versailles à l’Hôtel de Ville une députation de 88 membres pour annoncer que le roi vient d’ordonner l’éloignement des troupes de la capitale. Cette députation amenée à Paris par les voitures de la cour, voyage au milieu d’une ovation perpétuelle. Lafayette et Bailly en font partie, leur vue soulève des tempêtes d’acclamations. A l’Hôtel de Ville, l’archevêque de Paris, Monseigneur de Juigné, croyant à la réconciliation du roi et de son peuple, propose de faire chanter un Te Deum à la cathédrale; aussitôt les 88 députés et le bureau de la ville se lèvent pour le suivre à Notre-Dame, mais auparavant, par acclamations, ils proclament M. de Lafayette commandant général de la milice parisienne, et M. Bailly, non pas prévôt des marchands à la place de Flesselles assassiné, mais créant un titre nouveau pour une situation nouvelle, maire de Paris.
Les événements vont aller vite maintenant. Dans la nuit du 4 août, l’Assemblée, les trois ordres réunis, a voté l’abolition des titres, des droits féodaux et de tous les privilèges. Privilèges de villes, chartes de provinces sont sacrifiés de même, dans un holocauste général sur la proposition de Mgr de Juigné et {247} l’assemblée termine le sacrifice en votant un nouveau Te Deum à Notre-Dame, chanté dans la journée du 5.
Le 27 septembre 1789 est une des grandes journées de la cathédrale. Il s’agissait encore d’une naissance, de quelque chose comme un baptême, pour ainsi dire, non d’un enfant royal, mais d’une institution nouvelle qui devait faire bien parler d’elle pendant quatre-vingts ans. Ce jour eut lieu la bénédiction des drapeaux de la garde nationale de Paris, de l’armée citoyenne organisée par M. de Lafayette.
Soixante bataillons, un par district, de cinq compagnies à cent hommes chacune, dont une soldée, formée de gardes françaises et de soldats passés au service de la ville, une section de canonniers avec deux pièces d’artillerie par bataillon. Telle est l’organisation. Pour l’uniforme, c’est un habit bleu à revers et parements rouges, une veste et une culotte blanches; les grenadiers ont le bonnet à poil, les autres le chapeau à trois cornes.
Grand branlebas de tambours dès l’aube du 27 septembre dans tous les quartiers de Paris; les gardes nationaux pleins d’ardeur en ces premiers jours se réunissent compagnies par compagnies, se forment en bataillons à leurs districts respectifs, serrés autour de leurs étendards, déjà bénis dans les églises de quartier, et se mettent en marche, tambour battant, pour la place de Grève où M. Bailly et la municipalité, le marquis de Lafayette et son état-major les attendaient pour les conduire à Notre-Dame.
Un immense concours de population a précédé les milices citoyennes à la cathédrale et se presse sur tout le parcours, derrière les troupes faisant la haie sur le parvis; on acclame M. de La Fayette et l’état-major, on salue les drapeaux. Ils sont tous différents, ces drapeaux, offerts souvent par quelque riche citoyen ou par les dames du district. Chaque district a voulu se distinguer et s’est cherché des emblèmes et des devises. Quelques-uns sont blancs, mais pour la plupart on les a composés d’une croix blanche laissant aux angles des carrés rouges et bleus alternés, c’est-à-dire les vieilles couleurs de la ville unies à la couleur royale. Blancs ou tricolores, ces étendards portent tous des peintures allégoriques ou des emblèmes au centre, des faisceaux d’armes, des canons, des déesses de la Liberté, des Bastilles, beaucoup de vaisseaux, l’antique nef de la cité parisienne, les emblèmes des trois ordres, des lions, des bonnets de liberté de différentes couleurs, etc... On n’en était pas encore à l’unification à outrance qui fait semblables, absolument, le drapeau accroché au-dessus d’un établissement quelconque, où d’ailleurs il n’a que faire, et l’étendard qui mène les régiments aux batailles.
Le district Saint-Gervais a sur son drapeau la Liberté couronnant le buste du roi. Liberté, fidélité, dit le drapeau du bataillon des Capucins Saint-Honoré, donné par Mme la duchesse de Bourbon. Le district Saint-Martin a le coq gaulois sur un canon avec cette devise: Je veille pour la patrie. Le drapeau du district des Barnabites, dans la cité, est blanc, avec la couronne royale au centre sur l’initiale H. IV, et quatre fleurs de lys aux angles. Sous l’écusson de France le district de Popincourt inscrit ces mots: Un roi juste fait le bonheur de tous; la section de {248} Saint-André-des-Arts a fait de son drapeau un immense tableau où, sur des canons, des armes et des boulets amoncelés, passe un grand génie portant des palmes, un étendard bleu, une pique avec le bonnet de la liberté, au milieu d’une immense gloire dorée. Union, force et vertu, dit une banderole tenue par un petit génie.
Le drapeau de la section Saint-Marcel est aussi un tableau, mais plus farouche, on y voit un homme du peuple, armé d’une faux, marchant sur une forteresse, avec la devise: Mort ou Liberté. Le district des Filles-Dieu a mis Jeanne Darc dans la croix blanche de son étendard, dont le rouge et le bleu sont semés de fleurs de lys; le district de Notre-Dame porte A. M. (Ave Maria) en lettres d’or, au-dessus de deux canons en sautoir; le drapeau du district des Prémontrés de la Croix-Rouge est blanc avec une grande croix rouge fleurdelisée. Sur le drapeau du bataillon des pères de Nazareth, se voit un hercule vainqueur de l’hydre avec ces mots: Il est enfin terrassé!... Le drapeau du district des Jacobins Saint-Honoré porte l’écusson royal avec le sceptre coiffé d’un bonnet rouge. Quelques devises encore: Craindre Dieu, honorer son roi (district du Val-de-Grâce);—Sans union point de liberté;—La nation, le roi, la liberté, la loi;—Libre sous un roi citoyen;—(district de la Jussienne): Courageux, libre, prudent;—Sans loix point de liberté;—La loi, vivre ou mourir pour elle;—La liberté fait ma gloire (district Saint-Magloire);—N’obéir qu’à la loi;—etc., etc...
L’un après l’autre, les drapeaux avec des pelotons d’honneur pénètrent dans la nef pleine de baïonnettes; l’église où, tout le long des bas côtés, des tribunes à gradins ont été construites, est bondée de monde, de citoyens et de citoyennes saisis d’une émotion fort compréhensible, tous se croyant à l’aube d’une ère {249} nouvelle de douceur et de paix, tous les cœurs à l’union, à la concorde. Les musiques militaires, les tambours, le bruit des armes mêlés aux chants religieux, aux harmonies des orgues portent au comble cette émotion, que l’abbé Fauchet surexcite encore par un sermon enflammé. Un à un les drapeaux défilent devant le chœur où l’archevêque les bénit, et, pour terminer la cérémonie, des salves de mousqueterie roulant sous les voûtes de la vieille cathédrale couvrent de leur fracas la grande voix des orgues et les acclamations.
Un mois après, les événements ayant marché,—car on a eu dans l’intervalle le repas des gardes du corps, la marche du peuple de Paris sur Versailles, l’enlèvement du château, le retour forcé de la famille royale à Paris, bien des journées dramatiques,—l’Assemblée a décidé, elle aussi, de rentrer à Paris. Où la loger, où trouver un local pour ses séances? En attendant que la salle du Manège au Jardin des Tuileries soit prête, l’Assemblée vient tenir ses premières séances à l’ombre de Notre-Dame dans la grande salle de l’Archevêché. Les états généraux de 1789 revenaient au berceau des premiers états généraux de Philippe le Bel.
L’Assemblée à l’Archevêché se trouvait fort mal et très à l’étroit; cette grande salle était vraiment trop petite pour neuf cents ou mille députés, dont un grand nombre ne pouvaient trouver de sièges. L’air y devenait rapidement irrespirable. Le premier jour, fâcheux présage, une partie de la balustrade d’une galerie régnant autour de la salle tomba sur les députés; l’inquiétude était si grande que l’on croyait entendre à tout instant des craquements dans le vieil édifice. Enfin le 9 novembre, l’Assemblée put quitter cette salle incommode et s’installer au Manège.
{250} Elle avait pourtant eu le temps, à l’Archevêché, de voter le 2 novembre, sur la proposition de M. de Talleyrand-Périgord, évêque d’Autun, la confiscation des biens du clergé. Elle y vota, en outre, la loi martiale contre les attroupements, et un décret prononçant jusqu’à nouvel ordre les vacances du Parlement, c’est-à-dire condamnant à mort cette antique institution, qui n’osa regimber, et sans essayer de résistance descendit au tombeau.
A la fin de l’année 89 éclate l’affaire Favras; le marquis de Favras, royaliste énergique, ancien officier des gardes de Monsieur, était accusé d’avoir formé un plan contre-révolutionnaire, consistant à faire entrer, une belle nuit, dans Paris, des troupes solides, réunies aux environs sous différents prétextes, à égorger Lafayette, Bailly et les meneurs de la Révolution, enlever le roi pour le conduire en sûreté en province.
Favras, traduit devant le Châtelet, qui avait, en attendant la refonte de la magistrature, été chargé de poursuivre dans les affaires de lèse-nation, se défendit courageusement. Mais sa perte était certaine, il fallait une satisfaction aux colères populaires. Crime nouveau, juridiction ancienne; avant de tomber à son tour le vieux Châtelet des siècles lointains jugea, selon les anciennes formules, avec tout l’appareil de la justice d’autrefois, le conspirateur contre la nation, et le condamna à être pendu en Grève, après avoir fait amende honorable en chemise, une torche ardente à la main, devant le porche de Notre-Dame. La sentence reçut son exécution le 19 février.
Le malheureux Favras apparut devant Notre-Dame, garrotté dans un tombereau, nu-pieds, vêtu d’une longue chemise blanche par-dessus ses habits, avec un écriteau sur sa poitrine portant ces mots: Favras, conspirateur contre l’Etat. Une torche brûlait à côté de lui. Le peuple, dit-on, s’émut à cette vue, il y eut des cris de: Grâce, aussitôt étouffés par d’autres cris féroces: A la potence! à la potence! qui l’accompagnaient depuis la prison.
Le condamné, toujours suivant les anciennes formes, descendit du tombereau, se mit à genoux devant le parvis et lut à haute voix son jugement et la formule de l’amende honorable. Il ajouta quelques mots d’une voix ferme: «Je meurs innocent! Quoique les motifs de ce jugement soient faux, j’obéis à la justice des hommes, qui, vous le savez, n’est pas infaillible!...» Il demanda ensuite à être conduit à l’Hôtel de Ville pour des révélations importantes. A l’Hôtel de Ville, Favras, attendant quelque chose, un secours, une intervention, dicta son testament de mort, une très longue pièce, où il revenait sur tous les détails de son affaire, sans d’ailleurs apporter aucune révélation, sans nommer personne. Le peuple s’impatientait cependant; le temps coulait, il était huit heures du soir, la place de Grève où clamait la foule entassée réclamant son supplicié, était plongée dans l’obscurité, malgré ses quelques réverbères, simples lumignons noyés dans le noir. Pour remédier à cette obscurité dangereuse, on garnit l’Hôtel de Ville de lampions de fête, et l’on compléta cette illumination sinistre par quelques lampions autour de la potence, et sur la potence elle-même, afin qu’elle fût aperçue de toute la place.
{251} Quand ces préparatifs furent terminés aux cris de: Favras! Favras! le condamné fut livré au bourreau; il descendit les marches de l’Hôtel de Ville, soutenant le curé de Saint-Paul, à demi évanoui, et marcha vers l’échelle derrière le bourreau qui pleurait.—«Saute, marquis!» cria une voix féroce.
Le roi Louis XVI était tombé malade en mars 1791. Un Te Deum, chanté à Notre-Dame quand il entra en convalescence, fut le dernier; la municipalité, l’état-major de la garde nationale avec douze cents soldats citoyens y assistaient, pendant qu’en réjouissance le canon tonnait au dehors. Nous avons encore deux années avant d’arriver au 21 janvier 93.
Le 27 mars 1791, nouvelle solennité religieuse. Les chanoines de Paris ont été expulsés peu de jours auparavant; l’archevêque, monseigneur de Juigné, a été obligé de s’enfuir; la municipalité installe le nouvel évêque de Paris, Gobel. Le peuple est accouru et remplit l’église. La municipalité, le directoire du département, les notables, avec une députation de l’Assemblée, assistent à la cérémonie. Sur une estrade, devant le corps municipal, l’évêque prête le serment à la Constitution, le fameux serment qui cause un schisme dans l’Église et dont le refus va mettre bientôt les prêtres insermentés hors la loi. Ensuite, Gobel consacre neuf autres évêques assermentés. La cérémonie se termine par un Te Deum et par une espèce de procession, la municipalité avec un détachement de garde nationale conduisant le nouvel évêque dans les principales rues de la Cité pour le montrer à ses ouailles.
La cathédrale va traverser une difficile et terrible période. La vieille religion est proscrite, les prêtres qui ont refusé le serment sont traqués, massacrés dans les prisons ou guillotinés; les églises par toutes les villes de France sont supprimées et abattues par centaines. Après tant de siècles de gloire l’existence même de la cathédrale parisienne est menacée. Après les vandales opérant au nom du soi-disant bon goût, de nouveaux vandales vont s’abattre sur elle et la mutiler brutalement.
Pour commencer, la statue de Philippe le Bel fut détruite par les Marseillais en août 92, et peu après dans la nuit du 22, le Trésor contenant les reliques et d’inestimables merveilles d’orfèvrerie fut saisi sur un ordre de la Commune par les officiers municipaux de la Cité et transporté à l’Hôtel de Ville.
La plupart de ces superbes et historiques objets d’art disparurent: portés à la Monnaie, brisés, fondus ou pillés. Quelques débris du magnifique Trésor, orgueil de la cathédrale, furent seuls sauvés, enlevés au vandalisme par quelques braves gens et restitués après la tourmente. Ce sont ces débris revenus à Notre-Dame qui constituent le Trésor actuel réunis à d’autres vestiges des trésors de la Sainte Chapelle, de Saint-Germain des Prés ou de Saint-Denis.
Offusquée des innombrables statues religieuses des portails et de la galerie des rois de Juda, dans laquelle on voyait communément les anciens rois de France jusqu’à Philippe-Auguste, la Commune en octobre 93 prit un arrêté ordonnant leur destruction. Rois et saints devaient disparaître sous huitaine.
«Le conseil général, dit le décret de la Commune, considérant... qu’il est de {252} son devoir de faire disparaître tous les monuments qui alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire exécrable des rois, arrête que dans huit jours les gothiques simulacres des rois de France qui ont place au portail de l’église, seront renversés et détruits, etc...»
Les rois de la galerie de Notre-Dame, qu’ils fussent de France ou du royaume de Juda, furent exécutés comme s’ils avaient été en chair et en os; on les jeta en bas de leur galerie, on brisa de même une foule de statues de saints ou de personnages quelconques, dont quelques-uns allèrent servir de bornes dans le faubourg Saint-Jacques. Quoique ainsi cruellement mutilée, Notre-Dame eut cependant plus de chance que bien des églises qui ont perdu dans la tourmente toute la décoration de leurs portails, il se trouva heureusement, même à la Commune, des hommes pour protester contre une destruction générale, au nom de l’art et en faisant valoir des considérations scientifiques, pour la conservation de certaines parties, notamment du zodiaque du portail de gauche.
L’astronome Dupuis et le citoyen Anaxagoras Chaumette, procureur de la Commune, défendirent assez vivement le portail de Notre-Dame pour que la Commune décidât qu’une commission l’examinerait et verrait à préserver ce qui lui semblerait digne d’être conservé.
Le citoyen Chaumette, par condescendance philosophique, sauva ainsi les statues religieuses du portail, même le Christ et la Vierge, dans lesquels il découvrait les mythes du soleil et de la lune présidant aux révolutions des mois, mais le terroriste philosophe confisqua Notre-Dame pour y installer le culte de la Raison.
Chaumette, le grand prêtre du nouveau culte, voulut donner à son installation dans l’ancienne église métropolitaine de Paris, débaptisée par décret et devenue le Temple de la Raison, un éclat tout particulier et, comme on disait alors, effacer par les pompes grandioses et saines de la religion philosophique le souvenir des vaines cérémonies du fanatisme.
Deux jours auparavant, l’évêque constitutionnel Gobel, accompagné de ses vicaires et d’un certain nombre de prêtres, tous le bonnet rouge sur la tête, était allé déposer sa démission sur le bureau de la Convention et remettre ses insignes. Comme sa cathédrale, cet évêque ne reconnaissait désormais plus d’autre culte que celui de la Raison.
{253} Le moment où ces choses se passent, où s’établit cette religion de la Raison, prônée par Anacharsis Clootz, orateur du genre humain, pauvre rêveur destiné à une fournée prochaine, à un autre autel révolutionnaire, celui de la déesse Guillotine, c’est, il faut le noter, le commencement de novembre 1793. L’exécution de la reine est du 15 octobre; le matin du 31 octobre, les Girondins ont été conduits à la mort, le duc d’Orléans a été guillotiné le 6 novembre. La fête de la Raison a lieu le 10 novembre et Bailly doit être exécuté le 11.
De grands préparatifs furent faits pour la cérémonie, et le chœur de la vieille cathédrale étonné reçut une décoration bien nouvelle. A la place de l’ancien autel on dressa une estrade en forme de montagne couronnée par un petit Temple «d’architecture simple et majestueuse», dit Prudhomme dans le compte rendu de la cérémonie. Sur l’entablement de ce temple «sacré» étaient inscrits ces mots: A la Philosophie et en avant avaient été installés les bustes «de philosophes qui avaient le plus contribué à l’avènement de la République par leurs lumières».
Des draperies blanches enguirlandées de feuillages, de pilier en pilier, servaient de fond au «nouvel autel». Sur un angle de rocher à mi-côte de la montagne, un petit autel à l’antique supportait une espèce de cierge qui était le Flambeau de la vérité, enfin au pied de la montagne gisait renversée une statue de la Vierge figurant les anciennes idoles écroulées.
{254} Pour cette fête de la Raison on ne s’était point contenté d’une représentation figurée de la nouvelle divinité, d’une statue quelconque, on avait voulu une divinité en chair et en os et le choix s’était porté sur une des célébrités de l’Opéra, Mlle Maillard, beauté fameuse depuis peut-être assez longtemps déjà, et un peu chargée d’embonpoint. Elle était royaliste, paraît-il, et avait été menacée déjà par les hébertistes. Des objections et de la tentative de résistance qu’elle fit lorsqu’on lui annonça qu’elle était promue déesse, Chaumette vint bien vite à bout. «Citoyenne, lui dit-il, si tu refuses d’être traitée en divinité, tu ne trouveras pas mauvais qu’on te traite en simple mortelle.» Mlle Maillard avait compris et s’était décidée.
Des tribunes garnissaient l’église remplie de curieux. Pas de soldats ni de milice citoyenne dans la nef; «les armes ne conviennent que dans les combats, dit Prudhomme, et non là où des frères se rassemblent pour se laver enfin de tous les gothiques préjugés». D’ailleurs beaucoup de ces «frères» étaient venus avec leurs piques et leurs sabres de sectionnaires.
A dix heures, précédée de tous les membres de la Commune, la déesse Raison fit son entrée dans Notre-Dame par le grand portail. Mlle Maillard, vêtue d’une robe blanche avec un manteau d’azur, coiffée du bonnet phrygien et tenant à la main une pique, était assise sur un siège à l’antique, porté sur les épaules de quatre forts de la Halle enguirlandés de rameaux de chêne. De chaque côté marchait une théorie de jeunes filles vêtues de draperies blanches, les chevelures dénouées sous des couronnes de feuillage, danseuses ou figurantes de l’Opéra, ayant ainsi leur rôle à jouer dans la cérémonie. Des députations des Jacobins et des comités révolutionnaires complétaient le cortège qui s’avançait majestueusement dans la nef toute rouge de bonnets phrygiens.
A l’entrée du chœur, le citoyen Chaumette offrit galamment la main à la citoyenne Maillard pour descendre de son palanquin et l’aida à monter les degrés de sa montagne pour se placer à la cime devant le temple de la philosophie, «ce qu’elle fit avec la majesté d’une habitante de l’Olympe».
Des chœurs entonnèrent aussitôt l’hymne à la Liberté, composée par Marie-Joseph Chénier, musique de Gossec. «Cette cérémonie, dit Prudhomme, n’avait rien qui ressemblât aux momeries grecques et latines, aussi allait-elle directement à l’âme. Les instruments ne rugissaient pas comme les serpents des églises, une musique républicaine placée au pied de la montagne exécutait en langue vulgaire l’hymne que le peuple entendait d’autant mieux qu’il exprimait des vérités naturelles et non des louanges mystiques et chimériques.»
{255} Puis on vit les jeunes Vestales de la Raison entourer la montagne, monter au temple de la Philosophie et en redescendre des flambeaux à la main; on les vit, comme dans une sorte de ballet, exécuter quelques pas pleins de gravité et faire fumer l’encens devant la déesse impassible.
Les chants, les danses en l’honneur de la Raison s’entremêlaient de discours; Chaumette célébra le grand jour qui marquait la fin des superstitions et fut très galant pour Mlle Maillard qualifiée «d’image sacrée, de chef-d’œuvre de la nature». L’enthousiasme de la foule éclata, les assistants en guise de chants liturgiques firent entendre la Carmagnole et les autres refrains révolutionnaires aux voûtes de Notre-Dame.
Après avoir pris quelque repos à la sacristie, la déesse Raison reparut et reprit sa place sur les épaules de ses quatre porteurs. Comme la Convention, en séance dans la salle des Tuileries, n’avait pu assister à l’installation du nouveau culte, la déesse Raison daignait se déranger pour rendre visite aux législateurs.
Le cortège traversa Paris précédé de tambours et de musiques parmi des flots de sans-culottes enthousiastes et de gens attirés par l’étrangeté du spectacle. En tête on voyait s’avancer des canonniers portant au bout d’une pique «les dépouilles du prince de la Calotte», c’est-à-dire les ornements sacerdotaux, la chape et la mitre de l’archevêque.
Arrivées à la Convention, la déesse Raison et ses Vestales furent admises aux honneurs de la séance. Chaumette les présenta lui-même à l’Assemblée.—«Législateurs! dit-il, le fanatisme a lâché prise! Ses yeux louches n’ont pu soutenir l’éclat de la lumière. Aujourd’hui un peuple immense s’est porté sous les voûtes gothiques qui pour la première fois ont servi d’écho à la vérité... Là nous avons abandonné des idoles inanimées pour cette image animée, chef-d’œuvre de la nature!»
Et Chaumette d’un beau geste invitait l’Assemblée à contempler cette déesse passée de l’Opéra à Notre-Dame. En divinité habituée à la scène, la Raison se laissa un instant admirer, puis descendit de son siège et sur l’invitation du président Laloy, ci-devant Leroy, monta s’asseoir à ses côtés, après avoir été embrassée par lui d’abord, par ses secrétaires ensuite, qui n’avaient pas voulu laisser passer l’occasion de faire leurs dévotions à une déesse si charmante.
Après quelques discours et la consécration définitive du nouveau culte par un décret, l’Assemblée prise d’enthousiasme leva la séance pour reconduire la Raison à Notre-Dame et recommencer la cérémonie du matin.
C’était le moment où les profanations des églises tournaient, selon l’expression de Louis Blanc, à une véritable orgie. Après Mlle Maillard on allait avoir dans les autres églises d’autres déesses Raison tirées non de l’Opéra mais des mauvais lieux. Le jour même de la présentation de la Raison à la Convention, une autre mascarade avait été reçue par l’Assemblée; c’était un détachement de patriotes couverts de chasubles et de chapes, portant au bout de leurs piques des ornements d’églises; ils venaient de parcourir le département de l’Oise où ils avaient pillé {256} les églises, fait tomber les cloches et emprisonné une centaine de prêtres; ils rapportaient les produits du pillage, des objets du culte, en métaux précieux pour un poids considérable, et demandaient en récompense la permission de danser la Carmagnole devant l’Assemblée, misérable parade à laquelle la Convention dut consentir et qu’il fallut bien applaudir sous la pression des tribunes remplies de leur public habituel.
Prudhomme racontant la fête de la déesse Raison, termine en félicitant les sections de Paris du zèle qu’elles déploient dans le pillage et la dévastation des églises, tant de la ville que des environs. Ses phrases valent la peine d’être citées: «Chaque section se fait un honneur d’aller déposer sur l’autel de la patrie les dépouilles opimes de la superstition et la Convention ne sait ce qu’elle doit le plus admirer, ou la magnificence des dons, ou le zèle du patriotisme. Les communes voisines de Paris grossissent à l’envi ce beau cortège et déjà tout le département de la Seine est décatholicisé. Qui pourrait compter les immenses richesses de Franciade, ci-devant Saint-Denis, tout ce pompeux amas de hochets ridicules, qu’avait enfouis dans les églises la stupidité de nos pères, à laquelle on pardonne en riant lorsqu’on voit tous les trésors qu’ils ont réservés à nos besoins.»
Et Prudhomme se contente de réclamer un peu plus de gravité dans ces offrandes à la Raison et se demande comment ces hommes «qui vouent au mépris la superstition et ses attributs, osent endosser le ridicule costume des prêtres en cérémonie, et rappeler les mascarades du carnaval en s’affublant d’une chape, d’une dalmatique, d’une chasuble...»
On allait en voir bien d’autres. On allait voir brûler en place de Grève les reliques de sainte Geneviève, avec une masse de précieux objets d’arts, stalles d’église, statues, manuscrits; on allait voir se multiplier ces mascarades que blâmait Prudhomme et les pilleurs d’églises se présenter à la Convention après avoir traîné de cabaret en cabaret, sur des ânes couverts d’habits sacerdotaux. Notre-Dame était devenu temple de la Raison, mais Saint-Eustache était transformé, avec une décoration rustique dans le chœur, des chaumières et des arbres, en une espèce de cabaret, fréquenté par les filles, lieu de plaisirs et de ripailles où l’on venait rire et boire, après avoir vu le spectacle du jour: défilé rue Saint-Honoré, d’une fournée intéressante de condamnés du tribunal révolutionnaire, buste ou cendres de grand homme portés au Panthéon, fête patriotique, démolition de quelque vestige du fanatisme en quelque sacristie...
Stupéfiante époque et étrange peuple. Et les acteurs de ces saturnales, ce sont les mêmes gens qui assistaient respectueusement, peu d’années auparavant, aux fêtes monarchiques pour la naissance du Dauphin, qui suivaient la reine au Te Deum à Notre-Dame et à la procession à Sainte-Geneviève, et qui plus tard, la débauche sanglante passée et cuvée, reviendront à Notre-Dame, quelques-uns dans le nombre comme serviteurs zélés du nouvel Empire, voir passer les pompes du couronnement de César...
Le culte de la Raison établi avec des cérémonies théâtrales et grotesques à Notre-Dame d’abord, ensuite dans les autres églises de Paris, ne devait pas durer {258} longtemps. Six mois après son installation, les hébertistes étant tombés, le Moloch insatiable de la place de la Révolution dévorait pêle-mêle avec la veuve d’Hébert, avec Lucile, la veuve de Desmoulins, avec Arthur Dillon, avec Malesherbes, d’Epréménil, Lavoisier et Mme Elisabeth, les apôtres du culte: Anacharsis Clootz qui l’avait rêvé, Anaxagoras Chaumette qui l’avait instituée et Gobel, l’évêque constitutionnel. Puis le comité de Salut public, c’est-à-dire Robespierre, Saint-Just, Carnot, Collot d’Herbois et Billaud Varennes, fit rendre le 8 mai (18 floréal) par l’Assemblée le décret qui reconnaissait l’existence de l’Être suprême. On se préparait à célébrer le 8 juin la fameuse fête de l’Être suprême, où Robespierre, à son point culminant, tint le premier rôle, où devant le pavillon central des Tuileries, dans une grande décoration à la grecque ordonnée par David, Robespierre, grand prêtre de l’Être suprême, après un long discours où il célébrait l’auteur de la nature et menaçait les vices et les tyrans, fit porter la torche sur un groupe d’énormes monstres, le Fanatisme, l’Athéisme, la Discorde, l’Ambition et l’Égoïsme. Les monstres en disparaissant devaient laisser voir triomphante une statue colossale de la Sagesse, mais la pauvre Sagesse, cruelle ironie des choses, apparut toute barbouillée, complètement noircie par la flamme.
Le 12 mai, le comité de Salut public arrête: qu’au frontispice des édifices ci-devant consacrés au culte, on substituera à l’inscription Temple de la Raison ces mots de l’article 1er du décret de la Convention nationale du 18 floréal: Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Le Comité arrête pareillement que le rapport et le décret du 18 floréal seront lus publiquement les jours de décade, pendant un mois dans ces édifices...
A cette époque, rapporte M. Edouard Drumont dans Paris à travers les Ages, l’ouvrage aux belles et savantes reconstitutions de M. Hofbauer, une partie de Notre-Dame fut transformée en magasin pour recevoir le vin saisi dans les maisons des émigrés.
«L’église fut un moment mise en vente. Fait peu connu et parfaitement exact, Saint-Simon, le futur fondateur de la religion saint-simonienne, fort riche alors grâce à des spéculations heureuses sur les biens nationaux, se présenta avec une charrette pleine d’assignats dans l’intention d’acheter l’église afin de la démolir. Une formalité oubliée empêcha seule l’adjudication.»
La cathédrale ne périt pas, mais les outrages et les dévastations de ces dix années de Révolution la laissèrent dans un bien triste état, sans cloches, le fameux gros bourdon descendu pour la fonte, mais épargné on ne sait comment, l’extérieur mutilé, le chœur et la nef dévastés, les chapelles fermées de planches, les principaux monuments détruits ou perdus...
Splendeurs impériales.—Le Concordat, les fêtes du Sacre.—Le Pape à Notre-Dame—Austerlitz.—Les derniers drapeaux à Notre-Dame.—Baptême du roi de Rome.—Le retour des lys.—1830.—Le sac de l’Archevêché.—Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, le comte de Paris et le Prince impérial.—Notre-Dame échappe aux incendies de la Commune.—La cathédrale moderne.—Le saint Christophe de la nef.—Les quelques monuments échappés aux dévastations.
Le siècle est fini, les saturnales sont closes, les églises sont rendues au culte constitutionnel, du moins celles qui ne sont pas consacrées au culte théophilanthropique, les Te Deum recommencent à Notre-Dame,—Te Deum constitutionnels d’abord,—pour les victoires du général Bonaparte. Marengo ouvre la série qui va être longue!
César se dresse à l’horizon. Le petit général Bonaparte grandit d’un Te Deum à l’autre, et bientôt il va devenir premier consul, consul à vie, Empereur; sur l’amas {260} effrayant des ruines accumulées par le grand bouleversement, il va redresser pour son usage et caler avec des trophées militaires le trône des rois de France, et Notre-Dame célébrant le 15 août 1805 la première fête de l’Empereur de la République française, verra s’allumer à quarante pieds au-dessus des tours illuminées et briller toute la nuit, pour symboliser l’étoile de Bonaparte, une étoile de 30 pieds de diamètre encadrant au centre le signe du zodiaque sous lequel l’Empereur est né.
Le 18 avril 1802, dimanche de Pâques, proclamation du Concordat, lu au son du tambour sur les places de Paris et rétablissement solennel du culte catholique par une grande cérémonie à Notre-Dame.
Les membres du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, toutes les autorités civiles et militaires, le corps diplomatique et les ministres occupent des places réservées dans la nef de la cathédrale. Les trois consuls arrivent, à onze heures, dans une voiture traînée par huit chevaux, avec des mamelucks galopant en avant en guise de piqueurs, et pour escorte un magnifique état-major de généraux et d’officiers galonnés sur toutes les coutures. Le canon tonne. Toutes les rues pavoisées, garnies de troupes, sont remplies d’une foule immense qui ébranle l’air de ses acclamations. Combien d’anciens terroristes dans cette foule, combien parmi ces curieux empressés avaient poussé les mêmes acclamations aux cérémonies célébrant la destruction de tout ce qu’on relevait, aux fêtes de la Raison, ou au triomphe de Marat!...
L’archevêque de Paris, nouvellement installé, Mgr de Belloy, assisté des archevêques de Malines, de Tours, de Rouen, de Besançon, de Toulouse et de dix-huit évêques, attendaient les trois consuls à l’entrée de la nef. Les pompes royales étaient restaurées pour ces trois fils de la Révolution. Après avoir reçu l’eau bénite et l’encens de l’archevêque, ils gagnèrent sous un dais la place qui leur était réservée dans le chœur, à gauche de l’autel, en face d’un autre dais où se tenait le cardinal Caprara, légat du pape.
Cette première messe fut dite par le cardinal légat. A l’évangile, les archevêques et évêques présents s’avancèrent, appelés l’un après l’autre par un secrétaire d’État, et prononcèrent, entre les mains du premier consul, le serment suivant: Je jure et promets à Dieu, sur les saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la constitution de la République française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique, et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, «je le ferai savoir au gouvernement».
Le nouveau régime était exigeant, on le voit par cette dernière phrase qui allait à transformer les évêques en fonctionnaires de police.
Le cardinal légat entonna le Te Deum. Tout était fini. La France se croyait rentrée dans la vie régulière des nations, le rideau tombait sur la tragédie révolutionnaire, mais le grand drame militaire commençait, et toutes ces vagues {261} humaines bouillonnantes soulevées par la formidable tempête allaient déborder sur l’Europe.
Deux ans après, l’Empire est fait. Au nouveau César appuyé sur ses légions victorieuses, à Charlemagne ressuscité il faut un pape pour faire l’onction sainte sur son front couvert de lauriers. Malgré difficultés et résistances, ses négociateurs triomphent, le pape à son appel quitte Rome. Il est à Paris dans le cratère du volcan dont l’éruption formidable, depuis dix ans, terrifie le monde, dans cette ville effrayante qui a décapité roi, reine, princes, et où, si peu de temps auparavant, les prêtres étaient traqués et égorgés. Dans cette cathédrale, à la place où, dix ans auparavant, trônait Mlle Maillard, déesse de la Raison, le pape officie pontificalement et sacre un empereur.
Jamais, aux plus beaux jours de la monarchie, l’attente d’un plus grand événement n’avait excité une pareille et plus universelle émotion. Après le crépuscule tragique de la Révolution couchée dans le sang et les larmes, c’était une aurore qui se levait, l’espérance d’un peuple haletant et fatigué. Jamais comme pour cette grande journée du 2 décembre 1804, on n’avait fait pareils et si grandioses préparatifs. La cathédrale était bouleversée, une armée d’ouvriers y travaillait nuit et jour. On démolissait des maisons blotties au pied des tours pour dégager les abords, on réparait hâtivement le plus gros des dégâts subis par l’édifice. Tout Paris d’ailleurs était occupé d’une façon quelconque par ces préparatifs du sacre, par les mille détails d’organisation et de réalisation des splendeurs inouïes rêvées pour le cortège et les cérémonies. Jamais, au dire des contemporains, aucune solennité semblable ne s’approcha de celle-ci par les magnificences déployées, César voulait dépasser les pompes de l’ancienne monarchie, les splendeurs des sacres des rois à Reims.
L’attente frémissante, l’émotion, la curiosité étaient telles que l’on s’arrachait, à n’importe quel prix, les fenêtres aux étages les plus élevés sur le parcours du cortège. Mme d’Abrantès cite une famille qui paya 300 francs une fenêtre à un second étage donnant sur le parvis Notre-Dame.
{262} La grande journée du 2 décembre est arrivée; il fait un froid sec, mais un beau temps; César a le soleil qu’il voulait. C’est le cortège du pape d’abord qui défile dans les rues pavoisées et bordées de régiments impériaux. Le peuple de Paris regarde passer le pontife avec plus d’étonnement et de curiosité que de véritable respect. Sur certains points même on rit à l’aspect du porte-croix du pape, monté sur une mule et précédant le carrosse selon l’étiquette romaine. En général même, c’est surtout le côté théâtral des cérémonies du sacre qui frappe la foule; ce qui l’intéresse et l’émeut, c’est le spectacle préparé avec tant de soins par le maître lui-même, grandiose metteur en scène, soigneux des plus petits détails du décor de la fête, et aussi du cérémonial parmi toute cette figuration dorée évoluant autour de lui.
Le Saint-Père après un repas à l’archevêché entre à Notre-Dame où éclate l’hymne: Tu es Petrus... Le cortège impérial arrive ensuite annoncé par le fracas de vingt escadrons de cavalerie commandés par Murat. C’est le cortège d’un chef de guerre, une merveilleuse marche triomphale. Les grands dignitaires de l’Empire, les hauts fonctionnaires de la cour nouvellement installée aux Tuileries s’avancent dans de magnifiques carrosses, précédant le char étincelant de Napoléon, sur lequel des aigles soutiennent une couronne d’or. Sur les flancs du carrosse impérial caracolent les maréchaux, les généraux chamarrés, les superbes soldats dont les noms ont retenti déjà dans tant de bulletins de victoires, et qui vont pendant douze ans être clamés par la bouche des canons à travers l’Europe piétinée.
A Notre-Dame l’édifice disparaît sous les décorations architecturales construites pour le sacre, d’immenses portiques pseudo-gothiques précèdent le portail chargés de statues, d’attributs guerriers et d’écussons du nouvel Empire. A l’intérieur, la décoration est d’une richesse inouïe. Trois étages de tribunes ont été installées tout le long de la nef et du chœur, un dans les ogives des gros piliers et deux dans la galerie supérieure, encadrées d’immenses tapisseries chargées d’N, d’aigles et de grands écussons.
Le trône impérial au sommet d’une haute estrade s’adosse au grand portail, sous une sorte d’arc de triomphe à la romaine chargé de trophées, avec l’inscription sur l’entablement: «Napoléon, Empereur des Français. Honneur, Patrie.» Sur les gradins du trône, sur les sièges placés latéralement tout le long de la nef sont rangés tous les corps de l’Etat en grands costumes, avec manteaux de cour et chapeaux empanachés, tous les hauts fonctionnaires et les députés de toutes les villes de France. Les costumes civils, les robes rouges et noires des juges s’entremêlent aux splendides uniformes militaires. Combien dans le nombre d’anciens révolutionnaires apaisés ou repus, de terroristes ayant essuyé leurs mains sanglantes, et domestiqués par le maître auquel ils vont d’ailleurs sacrifier le sang de vingt générations de conscrits, les millions de jeunes hommes ou d’enfants, promis à la grande tuerie. Oublions-le.
Ils coudoient de braves gens heureux de voir l’ordre et le calme reparaître, ou des émigrés rentrés, fatigués d’errer hors de France, des transfuges de l’ancien {263} régime attirés par de grands avantages à la nouvelle cour... Tout est neuf ici, uniformes et fonctions, dignités et dignitaires. C’est, à ce qu’il semble, une France nouvelle qui surgit, poussée avec son jeune empereur sur les ruines sanglantes de l’ancienne.
Les trois étages des tribunes forment comme trois longues guirlandes roses autour de l’église, trois guirlandes de bras et d’épaules nues; ces trois galeries sont réservées aux dames, toutes en splendides toilettes décolletées, étincelantes de colliers et de diamants.
Dans le chœur c’est un ruissellement d’or et de couleurs éclatantes; on distingue des lignes rouges, violettes ou blanches, de chaque côté jusqu’à l’autel et jusqu’au trône pontifical placé à gauche, il y a un rang d’enfants de chœur, deux rangs d’évêques et d’archevêques et deux rangs de dignitaires de l’Église. Le spectacle est prestigieux, inouï. «Quelle est l’âme, dit Mme d’Abrantès, qui pourra jamais mettre un pareil jour en oubli?»
Napoléon et Joséphine salués sur leur passage par une tempête d’acclamations, étaient descendus à l’archevêché où l’Empereur se revêtit des insignes impériaux. Il entra dans l’église en triomphateur, la tête ceinte d’une couronne de lauriers d’or. Devant lui marchaient, selon un cérémonial rigoureusement réglé, par groupes séparés, à dix pas l’un de l’autre, les huissiers de la cour, les hérauts d’armes, les pages, les aides des cérémonies; ensuite venait le groupe des hauts dignitaires: le grand électeur, les deux archichanceliers, le connétable, douze à quinze maréchaux, portant l’un une couronne d’or modelée sur celle de Charlemagne, un autre le glaive, un autre le globe, un autre le sceptre, tandis que la queue du lourd manteau impérial était portée par des princes. Napoléon s’avançait majestueux, le regard planant sur cette multitude dorée, et par delà l’église sans doute, sur cette France des anciens rois et des révolutionnaires, de Louis XIV et de Robespierre, conquise et domptée, et sur l’Europe muette de surprise contemplant de loin le spectacle. Napoléon ayant pris place dans le chœur, le grand aumônier, un cardinal et un évêque le vinrent prendre pour le conduire à l’autel. Le pape Pie VII lui fit les trois onctions sur le front, sur les bras et sur les mains, bénit l’épée et la lui ceignit; il remit ensuite le sceptre et avança la main pour prendre la couronne et la placer, mais Napoléon qui avait médité son coup de théâtre, l’arrêta, prit la couronne et se la posa lui-même sur la tête, par un geste où César se dévoilait dominateur de tous. La tiare comme tout le reste devait céder à l’épée.
Après l’Empereur, l’Impératrice descendit à son tour du trône et s’avança vers l’autel suivie de ses dames d’honneur, de toute la constellation des beautés de la nouvelle cour. Les princesses Elisa, Caroline Murat, Louis Bonaparte et Julie, femme de Joseph Bonaparte, sœurs ou belles-sœurs de Napoléon, portaient la queue du manteau de Joséphine, ce qui, on le sait par les mémoires du temps, n’avait pas été sans causer de violents orages, les sœurs du héros trouvant humiliantes pour elles ces fonctions dans le triomphe de la nouvelle impératrice. Mais Napoléon avait brisé toutes les résistances et fait clairement voir à ses frères qu’il {264} ne souffrirait pas à côté de lui d’opposition de famille, de prince Egalité autour de qui se rallieraient les mécontents. Joséphine rayonnait. Quel rêve fantastique pour la beauté du Directoire naguère aux expédients, hésitant huit ans auparavant à épouser ce petit général qui n’avait que la cape et l’épée, jeté à ses pieds par Barras.
{265} La cape c’était le manteau impérial, l’épée c’était celle d’un nouveau Charlemagne. Joséphine lentement et processionnellement s’avança jusqu’à l’Empereur debout près de l’autel à côté du pape, et s’agenouilla devant lui, émue à ne pouvoir retenir ses larmes. L’Empereur, avec une lenteur et une grâce qui furent remarquées de toute l’assistance, posa lui-même la couronne sur la tête de l’Impératrice agenouillée.
Puis Napoléon et Joséphine traversèrent toute l’église pour regagner le trône colossal appuyé au grand portail, et le pape à son tour s’avança vers ce trône pour {266} donner sa bénédiction au couple impérial en psalmodiant: Vivat imperator in æternum.
Une immense clameur répondit au souverain pontife, un cri formidable de: Vivent l’empereur et l’impératrice! accompagné aussitôt par le gros bourdon de Notre-Dame, par toutes les cloches des églises, par le canon tonnant sur les places, en même temps qu’un Te Deum d’actions de grâces s’élançait vers le ciel.
La nuit était venue quand la cérémonie prit fin; elle avait duré cinq heures. Devant le cortège impérial sortant de Notre-Dame courait comme une traînée de feu par les rues qui s’illuminaient. Le carrosse impérial marchait au pas dans la flamme, au milieu de cinq cents torches... Merveilleuse et fulgurante vision, la France comme la garde impériale à Waterloo, allait entrer «dans la fournaise».
«Le dernier roi sacré à Reims, dit M. Edouard Drumont, dort là-bas, vers la rue d’Anjou, dans une fosse, remplie de chaux vive.»
Le sceptre de Louis XVI décapité dut passer devant les yeux de bien des spectateurs, s’ils avaient le temps de penser devant le déroulement inouï des pompes impériales.
Le farouche Ça ira n’éclate plus dans les rues, la populace chante:
Car les journées de fête pour le sacre et pour la distribution des aigles qui se fit le 4 au Champ de Mars, étaient accompagnées, comme aux jours d’autrefois, de distributions de victuailles, pain, vin, charcuterie, volailles.
Le Saint-Père resta quelques mois à Paris. Pendant son séjour il célébra pontificalement à Notre-Dame la fête de Noël et revint plusieurs fois pour d’autres cérémonies.
L’ère des Te Deum de victoires était rouverte. Sous les voûtes de Notre-Dame allaient sans cesse pendant des années résonner les hymnes d’actions de grâces, pendant que la vieille France enrégimentée, emportée dans un délire de gloire, ne connaissant plus d’autre outil que le sabre et le fusil, débordait par toutes ses frontières, dans l’immense champ de bataille, en bataillons et en escadrons tirés de son sein sans cesse, sans arrêt jusqu’à l’épuisement final.
C’était la foudroyante campagne d’Ulm et de Vienne, c’était la victoire d’Austerlitz arrivant pour l’anniversaire du sacre. Les drapeaux conquis ce jour-là furent apportés à Notre-Dame en grande pompe; ce furent les derniers; plus tard les trophées sans nombre rapportés par les armées furent envoyés aux Invalides.
Victoires sur victoires pendant des années. Les fumées enivrantes de la gloire voilent le fleuve de sang qui grossit et s’élargit, voilent les haines des peuples qui s’amassent; le canon lointain, hors frontière, ne s’entend pas. Par les ogives de {267} Notre-Dame les Te Deum continuent à s’envoler pressés les uns après les autres. Napoléon assiste à l’un d’eux: celui-là, c’est un Te Deum pour la paix signée à Tilsitt. Court entr’acte, les chants d’allégresse pour les batailles vont reprendre bien vite.
Autres événements. La femme couronnée à Notre-Dame dans la pompe inoubliable du sacre, l’épouse des jours obscurs, n’ayant pas donné d’héritier à César qui veut dominer l’avenir comme il a subjugué le présent, a été répudiée. La raison d’Etat a forcé l’Empereur à sacrifier Joséphine, comme la raison d’Etat force la cour d’Autriche à sacrifier l’archiduchesse Marie-Louise.
C’est la propre nièce de Marie-Antoinette, de la reine guillotinée dix-huit ans auparavant, que le soldat couronné assied à ses côtés sur le trône impérial. Le 2 avril 1810, le mariage religieux a été célébré dans le Grand Salon carré du Louvre. Le matin du 20 mars 1811 le canon des Invalides annonçait aux Parisiens que les vœux du terrible Empereur étaient satisfaits. Napoléon, qu’à travers l’ivresse des victoires on sentait peser bien lourd sur le monde, avait un héritier pour le colossal Empire bâti avec la chair et le sang d’une génération. Encore une fois Napoléon triomphait.
Le 10 juin 1811, à Notre-Dame, avec le même déploiement de faste qu’au grand jour du sacre, fut baptisé l’enfant qui avait trouvé dans son berceau les adulations de l’Europe et la couronne du roi de Rome, et qui devait finir tristement avant l’âge d’homme, étouffé par l’ombre de son père et regardé par la cour de Vienne avec amertume comme le fruit d’une faute.
Au baptême impérial tous les chefs des royaumes satellites du vaste empire, les princes feudataires créés par Napoléon ou entraînés par force dans le système napoléonien étaient là rendant leurs devoirs au suzerain. Les grands corps de l’Etat, le Sénat, le Corps législatif, les hauts fonctionnaires, les maires des grandes villes de l’immense Empire remplissaient la nef de la cathédrale. Le grand-duc de Wurtzbourg représentait l’Empereur d’Autriche, grand-père de l’enfant, parrain, et Madame mère représentant la marraine, la reine de Naples.
Lorsque l’enfant eut reçu l’eau du baptême, l’Empereur le prit des mains de sa gouvernante Mme de Montesquiou, et l’élevant au-dessus de sa tête le montra à cette foule de rois et de princes, à cette assistance chamarrée et resplendissante, à ces représentants de tant de peuples divers, comme le maître futur, l’héritier de son sceptre de dompteurs de nations.
Après la cérémonie à Notre-Dame, les fêtes à l’Hôtel de Ville où l’Empereur dîne la couronne en tête, entouré de rois et de princes. Il est au faîte de la puissance, au sommet de la montagne, la tête dans le vertige; l’heure de la descente rapide va sonner.
Quelques Te Deum encore pour les hécatombes dernières, puis six mois de silence pendant lesquels l’aigle précipité de si haut se débat.
Le sang des derniers et imberbes conscrits de la France épuisée d’un effort de vingt années fume dans les plaines de Champagne, et tout à coup d’autres actions de grâces s’élèvent vers le ciel pour le retour des Bourbons. A peine a-t-on eu le {268} temps de ranger les ornements du sacre, les aigles triomphantes couvrant les murs de Notre-Dame pour le baptême du roi de Rome, que l’encens et les hymnes s’élèvent vers les voûtes pour les Lys retrouvés.
Pauvres lys, antique fleur de France, battue par le farouche ouragan, sa tige est bien frêle. Reprendra-t-il sur ce sol chargé de décombres?
Le 12 avril 1814, douze jours après le combat de Clichy et la capitulation de Paris, le Parvis Notre-Dame voyait descendre de cheval M. le comte d’Artois, qui venait remercier Dieu dans la cathédrale avant de gagner les Tuileries à la tête d’un brillant cortège où les représentants de la vieille noblesse chevauchaient côte à côte avec des maréchaux de l’Empire.
Trois semaines après, c’était un autre cortège et une autre entrée, une entrée royale comme jadis, mais bien émouvante celle-ci pour les survivants de l’effroyable drame de vingt-cinq ans, pour tous ceux qui depuis le commencement avaient pu voir s’en dérouler toutes les pages sanglantes. Louis XVIII arrivait à Paris dans une voiture découverte traînée par huit chevaux blancs, ayant à côté de lui la duchesse d’Angoulême et le vieux prince de Condé. A cheval aux portières du carrosse se tenaient le comte d’Artois et son fils le duc de Berry.
Le cortège royal après avoir entendu un Te Deum à Notre-Dame passa par le Pont-Neuf, où il fit une station devant la statue d’Henri IV nouvellement relevée, et se dirigea ensuite sur les Tuileries au milieu d’enthousiastes démonstrations royalistes.
La vieille garde bordait silencieusement les rues. Elle ne bronchait pas, tressaillant parfois à la vue de certains maréchaux de l’Empire qui galopaient à côté des vieux émigrés. En reconnaissant dans le cortège royal Berthier, l’ami personnel de l’Empereur, il y eut quelques cris dans la foule: A l’île d’Elbe! à l’île d’Elbe!... et ce fut tout: la royauté était rentrée aux Tuileries.
Mais ce n’est encore qu’un entr’acte avant l’épilogue. En attendant la dernière secousse du long tremblement de terre, Notre-Dame est en deuil. On y célèbre des messes funèbres pour Louis XVI, Marie-Antoinette et le petit Dauphin du Temple. Au service funèbre du 14 mai, Louis XVIII vient à Notre-Dame, avec les empereurs d’Autriche et de Russie.
Puis les Cent-Jours, la seconde émigration, Waterloo, et le second retour de Louis XVIII qui vient à la cathédrale le 9 juillet assister à une messe d’actions de grâces. Le 17 juin 1816 mariage du duc de Berry avec Caroline de Naples. Le duc de Berry porte un costume bizarre qui veut être à la Henri IV et qui n’est qu’un déguisement troubadour à la mode du temps. Quatre ans après le mariage, les funérailles: le duc de Berry a été assassiné le 13 février par Louvel et le service solennel est célébré à Notre-Dame.
Puis après quelques mois d’attente anxieuse, le trône de France a un héritier par la naissance d’un fils posthume du duc de Berry. Comme naguère pour le roi de Rome, on attendait anxieusement la salve d’artillerie annonçant la naissance. Était-ce un fils, était-ce une fille! Au treizième coup on est fixé, c’est un fils, c’est Henri Dieudonné duc de Bordeaux, l’enfant du miracle, que Louis XVIII montre à {269} la foule d’une fenêtre des Tuileries. Le 3 octobre, le roi et toute la cour assistent au Te Deum célébré pour l’heureux événement.
Le 1er mai 1821, pendant que Napoléon meurt à Sainte-Hélène, le duc de Bordeaux est baptisé à Notre-Dame au milieu d’une allégresse générale; la vieille cathédrale fleurdelisée du haut en bas est en fête comme pour le roi de Rome, dix ans auparavant, quoique la décoration soit moins fastueuse et qu’il y ait moins de rois dans l’assistance. Tous les cœurs battent, la chaîne semble renouée entre les deux Frances, celle d’autrefois et la nouvelle, sortie du long et terrible {270} enfantement. Les poètes chantent. Mais Victor Hugo, poète adolescent, célébrant l’allégresse et l’espoir des peuples dans une ode sur le baptême, termine tristement:
L’enfant royal, objet de tant d’espérances, devait après une longue existence d’exilé mourir dans l’exil à Frohsdorf, après avoir revu en sa vieillesse et pour un instant seulement la terre de France et Chambord son berceau.
Notre siècle a encore vu deux autres baptêmes célébrés avec toutes les pompes de la puissance dans la basilique parisienne. Encore un fils de roi, encore un fils d’empereur à qui semblaient promis sceptre et couronne. L’un fut le comte de Paris, baptisé le 2 mai 1841, petit-fils du roi Louis-Philippe, fils du duc d’Orléans, héritier du trône posé sur les barricades de juillet 1830, héritier plus tard du comte de Chambord, et mort pourtant prince exilé en 1894.
L’autre eut un destin plus sombre. C’était le fils de Napoléon III, fondateur du second empire, né au milieu d’un renouveau de gloire militaire, lorsque retentissait encore le fracas des terribles canonnades de Crimée.
Les fêtes du baptême en 1856 sont encore dans le souvenir de bien des Parisiens d’aujourd’hui, le bruit des cloches, les salves d’artillerie, les défilés des troupes, les cortèges étincelants, les acclamations, les fastueuses et triomphantes cérémonies, et depuis longtemps tout s’est écroulé, Empire, espérances dynastiques et bien d’autres choses, et le prince si fêté en son berceau impérial est allé, à vingt-quatre ans de là, périr seul, abandonné dans la brousse sud-africaine, accablé sous les zagaies des Zoulous.
La cathédrale à notre époque a traversé aussi des jours d’orage. A deux reprises elle a été un instant en danger, en 1831 et en 1871. La première année si agitée de la monarchie de Juillet fut marquée par le sac et la destruction de l’archevêché, des restes du palais épiscopal bâti par Maurice de Sully à la fin du XIIe siècle.
L’ancien palais archiépiscopal alignait sous le flanc sud de la cathédrale de grands bâtiments crénelés et appuyés de contreforts, précédés d’un jardin en terrasse sur la Seine. La grande salle, dont le pignon flanqué de tourelles regardait l’Hôtel-Dieu, avait vu bien des cérémonies jusqu’aux premières séances à Paris de l’Assemblée nationale de 89. Une haute tour crénelée, donjon du palais, dominait ces bâtiments et complétait leur belle physionomie. Au-dessous de cette tour se trouvait la chapelle faisant suite au grand corps de logis, les jardins avec d’autres bâtiments se poursuivaient ainsi jusqu’au terrain Notre-Dame, l’ancienne motte aux Papelards. En 1830, par suite de reconstructions au XVIIIe siècle et en 1812, il ne restait plus de l’archevêché primitif que cette chapelle.
Le 14 février 1831, le parti légitimiste faisait célébrer à Saint-Germain l’Auxerrois le service anniversaire de la mort du duc de Berry. Une émeute éclata, {271} l’église et le presbytère furent saccagés. Le lendemain, quand tout fut détruit à Saint-Germain l’Auxerrois, les émeutiers mis en goût de destruction se portèrent à l’archevêché pour continuer leur œuvre.
Ils étaient plusieurs milliers. Pas de troupes pour protéger les édifices menacés, les démolisseurs avaient le champ libre. En un clin d’œil les grilles donnant sur le quai furent arrachées et le palais envahi. Le pillage et la démolition commencèrent; on jetait les meubles par les fenêtres, les objets précieux, les archives, les ornements d’église et les vêtements sacerdotaux, les livres et les manuscrits, les tableaux pêle-mêle étaient entassés dans le jardin, pillés, brisés, lacérés ou jetés à la Seine.
La rivière charriait les épaves mobilières, missels, chasubles, objets d’art; en même temps la destruction de l’édifice était menée régulièrement et impitoyablement, on démolissait les toits, on perçait les plafonds, on éventrait les gros murs. Et aucune force armée ne venait troubler ce travail de vandales; quelques compagnies de la garde nationale en avaient bien montré la velléité, mais repoussées dans Notre-Dame par une grêle de moellons, elles avaient assez à faire de se maintenir dans l’église. La cathédrale se trouvait donc en grand péril; déjà des furieux, montés à la souche de l’ancienne flèche démolie quarante ans auparavant, tiraient avec des cordes la croix qui s’élevait à la pointe des combles de l’abside.
Enfin, peu à peu, comme c’était le carnaval, un certain nombre d’émeutiers étant partis en bandes grotesques, affublés de chasubles, d’aubes et de surplis se joindre aux masques des rues, d’autres se trouvant fatigués de destruction, le calme se rétablit et la garde nationale put prendre possession des ruines abandonnées.
En 1871, le péril eut bien d’autres proportions, tant au moment de la Commune triomphante qu’aux journées de mai qui virent son écrasement. Le Trésor fut un instant saisi et se trouvait menacé comme en 93. Pendant les combats de la semaine sanglante, alors que l’incendie organisé dévorait les monuments de Paris, que tout à côté le Palais de Justice formait un immense brasier, Notre-Dame eut aussi son commencement d’incendie; les fédérés entassèrent les chaises dans la nef, versèrent du pétrole dessus et allumèrent ce bûcher. Mais ils s’y étaient pris trop tard, les troupes en les débusquant de la Cité ne leur permirent pas d’exécuter leur besogne aussi soigneusement qu’ailleurs. Le feu couva lentement dans la nef. Un fédéré, que les soldats allaient fusiller au Luxembourg, révéla le danger à un ecclésiastique qui put arriver à temps à la cathédrale: les flammes furent étouffées, l’incendiaire repentant eut sa grâce.
Les journées de juin 1848 avaient coûté à la cathédrale son archevêque, Mgr Affre, mort victime de son dévouement en s’interposant dans la lutte fratricide, aux barricades du faubourg Saint-Antoine. Mgr Affre, seul avec son domestique et un garde national porteur d’une branche de feuillage en signe de paix, avait courageusement pénétré dans le faubourg et passé la première barricade; au moment où il se préparait à parler aux insurgés malgré les balles qui continuaient {272} à pleuvoir, une suspension régulière des hostilités n’ayant pu être obtenue dans la confusion inexprimable de la bataille, il tomba frappé à mort. On le transporta sous une grêle de balles d’une boutique abandonnée dans une autre, puis aux Quinze-Vingts; enfin on put le ramener à l’archevêché, où il mourut le 27 juin, s’inquiétant seulement, au milieu de ses souffrances, des péripéties de l’affreuse lutte.
En 1871, un autre archevêque tomba sous les balles. Mgr Darboy ne goûta pas les amères joies du sacrifice volontaire, il était prisonnier de la Commune, son principal otage. Dans la nuit du 24 mai, une bande de fédérés conduits par le membre de la Commune Ferré vinrent à la Roquette, le tirèrent de son cachot au milieu des huées et des imprécations et le fusillèrent dans une des cours de la prison avec l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, trois autres prêtres et le président Bonjean.
Dans l’intervalle, en 1856, Mgr Sibour, successeur de Mgr Affre, avait aussi péri de mort violente, assassiné par un prêtre fou nommé Verger, dans l’église Saint-Etienne du Mont, pendant la neuvaine de Sainte-Geneviève.
La cathédrale moderne est malheureusement bien vide aujourd’hui, bien nue. Tous les monuments divers qui autrefois rappelaient quelques souvenirs grands ou petits ou marquaient quelque particularité ont disparu, détruits dans les tourmentes qui passèrent sur le monument, ou supprimés par les faux embellissements du XVIIIe siècle. Autrefois, à l’entrée de la nef, près du premier gros pilier de droite, se dressait une statue colossale de saint Christophe haute de près de dix mètres, comme il s’en trouvait jadis dans bien des églises, colosses abattus presque partout, mais que l’on rencontre encore par exemple à l’entrée de l’église abbatiale de Saint-Riquier dans la Somme. Le bon saint géant était représenté un bâton à la main, les jambes dans l’eau d’un torrent qu’il traverse en portant l’enfant Jésus à califourchon sur ses épaules.
Ce saint Christophe était un vieux souvenir des révolutions parisiennes. En 1413, quand Armagnacs et Bourguignons s’entr’égorgeaient, essayaient de {273} s’arracher la personne du Dauphin et la possession de Paris, la ville étant aux mains de la faction cabochienne, le prévôt de Paris, Pierre des Essarts, brouillé avec le parti de Bourgogne, avait été obligé de s’enfuir à Cherbourg; il s’en revint secrètement avec une troupe de chevaliers et put se glisser dans la Bastille Saint-Antoine, espérant être soutenu par le parti armagnac. Mais Paris s’émut de ce retour, les partisans de Bourgogne, conduits par Jacqueville, capitaine de Paris, les bouchers de Caboche exaspérés se portèrent en grand tumulte sur la Bastille. Assailli par d’innombrables bandes, Pierre des Essarts n’osa résister et capitula, Pierre des Essarts et son frère Antoine furent emprisonnés d’abord au Louvre, puis à la Conciergerie.
Le duc de Bourgogne leur avait garanti formellement la vie sauve, mais la Commune cabochienne, emportée à tous les excès, ne tint aucun compte de la {274} capitulation et fit faire le procès du prévôt. Pierre des Essarts, condamné à mort, fut attaché sur une claie derrière la charrette du bourreau et traîné du Palais jusqu’au Châtelet et aux Halles. Il s’attendait en route à être enlevé au bourreau, soit par les amis qu’il avait dans le peuple, soit par Jean sans Peur lui-même, mais aucun secours n’advint et le bourreau lui trancha la tête devant les Halles sans que nul ne bougeât.
Le frère du prévôt, Antoine des Essarts, était resté en prison s’attendant à un prompt trépas; une nuit, dans son triste sommeil de condamné, il rêva que saint Christophe ayant brisé les grilles de son cachot, l’emportait dans ses bras, et il fit vœu, s’il se tirait des mains des Bourguignons, d’ériger au saint une statue colossale dans la nef de Notre-Dame.
Délivré dans le mouvement de réaction suscité par Juvénal des Ursins qui brisa la tyrannie cabochienne, Antoine des Essarts n’oublia pas son vœu. Il érigea dans Notre-Dame un grand saint Christophe, taillé dans la pierre. Un autel sur lequel on disait la messe à la fête du saint se trouvait à côté, ainsi qu’une figure du chevalier agenouillé, accompagnée de cette inscription:
C’est la représentation de noble homme messire Antoine des Essarts, chevalier, jadis sieur de Thierre et de Glatigny, au val de Galie, conseiller, grand chambellan du roi nostre sire Charles VI de ce nom, lequel fit faire cette grande image en l’honneur et reverence de M. saint Christophe en l’an 1413. Priez Dieu pour son âme.
Le grand saint Christophe fut abattu en 1786 par ordre du chapitre, qui déjà avait fait enlever bien des monuments du moyen âge dont son faux bon goût s’offusquait.
Des nombreuses statues d’évêques élevées sur des piliers ou couchées sur des dalles funéraires qui se voyaient jadis dans le chœur, sur le pourtour ou dans les chapelles de la nef, des images de rois, des statues tombales ou des pierres funéraires de princes et princesses, des innombrables pierres tombales à effigies gravées, à curieuses inscriptions, qui pavaient littéralement le monument, rien, ou presque rien n’est resté. Une statue tombale, celle de l’évêque Simon Matifas de Bucy, de 1304, et une pierre tombale du chanoine Etienne Yver, mort en 1467, où l’on voit le chanoine, à moitié dévoré par les vers, mené du tombeau au paradis par son patron saint Etienne et saint Jean l’Évangéliste, voilà tout ce qui se retrouve aujourd’hui dans la cathédrale vide.
Parmi les anciens monuments funéraires des chapelles, il faudrait citer à part, parce que leurs débris ont été recueillis par des musées, ceux des Gondi dans la chapelle d’Harcourt, où se trouvaient les mausolées avec statues du maréchal duc de Retz, de François de Gondi Ier, archevêque de Paris, et du cardinal de Retz son neveu, le coadjuteur de la Fronde,—et les monuments des Ursins dans la chapelle Saint-Rémy, où se voyaient les statues agenouillées de Jean Juvénal des Ursins, baron de Tresnel, mort en 1431, et de Michelle de Vitry, sa femme, morte en 1451.
A côté des effigies de pierre des chefs de famille et de trois tombes de cuivre {275} érigées à trois de leurs enfants, il y avait encore un très remarquable tableau attribué à Jehan Fouquet et maintenant au Louvre, représentant Jean Juvénal des Ursins et sa femme avec leurs onze enfants.
Ce sont là quelques morceaux sauvés du désastre; tout le reste, vieux souvenirs, œuvres d’art, statues et dalles, tout a disparu. «Les architectes du roi Louis XIV, dit M. de Guilhermy, furent les premiers à porter la main sur les sépultures du chœur pour substituer aux tombes des évêques et des grands de la terre, une mosaïque dont la riche contexture n’est faite que pour la distraction des yeux. On fit alors, avec une certaine apparence de respect et de convenance, ce que firent plus tard les révolutionnaires dans l’accès de la fureur.» Bien plus coupables certainement, ces vandales du faux bon goût, que les ignorants qui, dans les instants d’égarement ou de frénésie politique, s’en prennent brutalement aux monuments.
Dans tous les cas, la part de ces démolisseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, des chanoines et des évêques désireux d’embellir leur église, dans les destructions commises à Notre-Dame de Paris, est bien plus grande que celle des révolutionnaires. Outre le jubé, l’ancien maître-autel, la clôture du chœur et les innombrables monuments ou dalles funéraires, ne détruisit-on pas, froidement et régulièrement, en 1751, tous les splendides et flamboyants vitraux anciens pour les remplacer par du verre blanc, relevé seulement de bordures fleurdelisées!
A cette époque, selon l’expression de Viollet le Duc, on rabotait l’église extérieurement pour enlever les moulures et sculptures, les gargouilles et les figures accrochées aux pierres, toute la vivante et grouillante décoration gothique. L’architecte Soufflot, en 1771, sur l’invitation du chapitre, s’en prit à la façade et entailla sans pitié le portail du milieu, faisant sauter le pilier central, découpant à travers les sculptures du Jugement dernier une ogive baroque, pour permettre aux plumes dont on surchargeait le dais, de passer aux grandes processions.
Aux deux siècles derniers, on voyait tout le long de la nef une série de grands tableaux représentant les actes des apôtres suspendus au-dessus des gros piliers; ils avaient été offerts par la confrérie des orfèvres en remplacement d’un mai de charpente historiée et enluminée, que les orfèvres avaient antérieurement pour coutume de présenter chaque année devant le grand portail de Notre-Dame, le 1er mai, à minuit.
{276} La flèche ancienne, haute de 104 pieds du comble de la nef au coq surmontant la croix, fut démolie aussi en 1793, mais il ne faudrait pas mettre cette destruction au compte déjà si chargé du vandalisme, car il paraît qu’on l’abattit parce qu’elle menaçait de tomber toute seule.
Elle était du XIIIe siècle, ayant été érigée en même temps que cette grande charpente du comble si puissante et si magnifique qu’on appelle la Forêt. La flèche actuelle si élégante et si fine, plus décorée que l’ancienne et accompagnée de nombreuses figures d’anges, a été élevée vers 1856 par Lassus et Viollet-le-Duc.
Pont aux Changeurs.—La Hanse des marchands.—Les maisons et moulins des ponts.—Inondations et débâcles de glaces, écroulements et incendies.—Le pont aux Meuniers.—Incendie des ponts au Change et Marchand.—Le quai de Gèvres.—Le Petit-Pont et le Petit-Châtelet.—La planche Mibray et le pont Notre-Dame.—Passage de princes et princesses.—La pompe Notre-Dame.—Le pont Saint-Michel.—Les dernières maisons des ponts en 1809.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu.
Pendant des siècles, aux temps lointains et obscurs, l’île de la Cité n’eut pour communiquer avec ses rives que deux ponts, amarres de la nef symbolique de Lutèce, le Petit-Pont au sud et le Grand-Pont au nord. Jusqu’à notre époque, on a considéré notre pont au Change comme le successeur direct du Grand-Pont de la vieille Lutèce. Nous avons noté les doutes que de nos jours des érudits et des {278} chercheurs ont émis sur cette filiation, voulant voir dans le pont Notre-Dame le représentant du grand pont gallo-romain.
Le pont Notre-Dame du moyen âge a pu avoir des ancêtres; il n’est point extraordinaire que Paris, renaissant et grandissant après les Normands, ne se soit point contenté d’une seule communication avec sa rive droite, mais l’existence du Petit-Châtelet au bout du Petit-Pont et du Grand-Châtelet, à la tête du Grand-Pont, semble bien indiquer que là était le grand passage, la voie importante et principale. Donc, tenons pour bonne, sauf preuve complète et définitive, l’ancienne et constante tradition. Le pont au Change, c’est le fameux Grand-Pont de Paris maintes fois tombé, écroulé ou brûlé. Au commencement du XIVe siècle, on constate l’existence d’un pont de Bois ou d’une passerelle à moulins sur l’emplacement du pont Notre-Dame. Une autre passerelle existe aussi un peu plus loin, à peu près à la hauteur du pont de la Tournelle, donnant accès à l’île Notre-Dame, actuellement Saint-Louis, alors coupée en deux par une fortification doublée d’un fossé, complétant la défense de la Seine entre les deux parties de l’enceinte. A la fin du même siècle se construit le premier pont Saint-Michel, qui venait au sud suppléer à l’insuffisance du Petit-Pont, pour les communications avec la rive gauche.
Au commencement du XVIe siècle, nous trouvons un pont de plus, le pont aux Meuniers, qui double le pont au Change sous les tours du Palais; encore ne servit-il d’abord qu’aux meuniers ses propriétaires. Enfin le Pont-Neuf, superbe pont monumental, se construit lentement pendant les guerres de la Ligue et donne à cette pointe de la Cité sa physionomie définitive.
La première partie du XVIIe siècle voit naître l’île Saint-Louis, avec les ponts Marie au nord et de la Tournelle au sud, avec le pont Rouge, qui sert d’attache ou d’amarre si l’on veut pour l’île Saint-Louis, à la suite de la Cité, gabarre à la remorque du grand navire parisien.
Ensuite viennent le pont au Double ou de l’Hôtel-Dieu, servant de lien entre les deux parties du grand hôpital à cheval sur les deux rives, le pont Saint-Charles, et un autre pont Rouge, le pont de Bois, jeté sous Louis XIV à la place du bac servant aux communications entre les Tuileries et la Grenouillère sur la rive gauche.
Les autres ponts sont modernes et nés à peu près tous dans le courant de notre siècle.
Le Grand-Pont établi en bois depuis des siècles, brûlé ou enlevé par les eaux plusieurs fois, dut commencer à se charger de maisons vers le XIe siècle. Des moulins tournaient sous les arches; aux maisons des meuniers s’ajoutèrent des ateliers d’orfèvres, puis une ordonnance de Louis VII, en 1141, y établit les boutiques de changeurs, et peu à peu le Grand-Pont devint le pont aux Changeurs. A cette époque, l’étroit passage, serré entre deux rangs de petites maisons, seule communication de la Cité avec les faubourgs du nord, est animé par le va-et-vient incessant des cavaliers et des piétons, des marchands amenés par leurs affaires, des flâneurs attirés par les boutiques. On trouve là non seulement {279} les riches changeurs, presque tous Lombards faisant le commerce de l’argent et la banque, mais encore des orfèvres et autres artisans travaillant surtout les métaux précieux.
Une seule arche servait à la navigation, la grande arche du milieu; elle était réputée propriété de la Hanse des marchands, la fameuse compagnie des marchands parisiens, dont les innombrables flottilles cabotaient incessamment tout le long de la Seine, grande voie du commerce d’alors, et se pressaient en rangs serrés aux ports de Paris. L’arche marinière comme la rivière, se trouvait donc sous la juridiction du prévôt des marchands, les autres arches étaient la propriété des chanoines de Notre-Dame, avec leurs moulins.
Ces moulins nuisaient à la solidité du pont pendant les crues d’hiver, aux mauvais jours de la rivière. A une certaine époque, ils durent être supprimés, malgré les protestations des chanoines, et placés un peu plus en aval. Leur réunion en travers du fleuve, un peu au-dessous de la tour de l’Horloge, fit naître le pont aux Meuniers, frère jumeau du pont aux Changeurs. Primitivement, ce n’était qu’une simple passerelle reliant les moulins et servant uniquement aux Meuniers.
Le pont aux Changeurs était aussi le pont aux Oiseliers; les marchands d’oiseaux avaient obtenu le privilège de s’y établir et d’accrocher leurs cages sous les auvents des boutiques des changeurs, malgré toutes les réclamations de ceux-ci, à charge de fournir pour les entrées royales les oiseaux destinés à être lâchés en signe de liesse, au passage des rois et reines.
Les grands événements de l’histoire des ponts de Paris, ce sont les chutes et ruptures, ce sont les inondations et les incendies. Combien de fois les crues de la Seine ou les débâcles des glaces emportèrent-elles quelques arches des ponts de pierre ou de bois, avec les maisons qui étaient dessus et les moulins qui tournaient au-dessous, combien de fois le feu ne les endommagea-t-il pas!
A la fin de décembre 1206, une grande inondation emporta les ponts, le Grand et le Petit, détruisit moulins et maisons, causant de graves dégâts autour du Châtelet et dans la Cité, dont les basses rues furent envahies par les eaux. On ne circulait plus qu’en bateau à travers les maisons écroulées ou baignées à une grande hauteur. Ce fut un vrai désastre. On vit alors l’abbé de Saint-Denis et ses prêtres portant les saintes reliques venir implorer la clémence divine à la tête d’une grande procession de fidèles marchant pieds nus.
D’autres grandes inondations en 1280 et 1396, au cours d’hivers terribles, causèrent les mêmes désastres en 1296. La Seine emporta encore le Grand-Pont, alors, à ce qu’il semble, récemment reconstruit en pierres; elle enleva le Petit-Pont et causa de graves dégâts au Petit-Châtelet. Sur les piles du Grand-Pont, restées comme des îles au milieu des eaux tourbillonnantes, quelques maisons étaient restées, il fallut aller avec des bateaux au secours de leurs habitants ainsi bloqués et leur porter des vivres.
Dans le courant de l’hiver rigoureux de 1408, trois mois après l’assassinat du duc d’Orléans, après les grandes neiges et les grandes gelées, la débâcle causa de {280} graves désastres à Paris. Les immenses glaçons charriés par la Seine arrivant avec un bruit formidable sur les ponts, s’empilaient sous les arches, ébranlaient de leurs chocs formidables et répétés les piles et les charpentes. Après deux jours de cet assaut, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel, celui-ci alors qualifié Pont-Neuf, s’écroulèrent dans le fleuve avec toutes leurs maisons; le pont au Change résista mieux; il perdit seulement quatorze maisons de changeurs, lesquelles ébranlées par les coups répétés, ayant leurs étais de charpente brisés ou emportés, finirent par s’écrouler parmi les glaçons.
Les registres du Parlement cités par Dulaure donnent d’intéressants détails sur cette débâcle de 1408. Ils annoncent à la date du 31 janvier l’interruption des séances du Parlement au Palais. Le passage des ponts étant coupé, les magistrats, dans l’impossibilité de gagner leurs Chambres, s’en allèrent siéger à l’abbaye de Sainte-Geneviève. On y voit que les «grandes et horribles glaces commencèrent le 30 janvier à descendre et couler par les ponts de Paris et par spécial par les petits ponts et non sans cause; car puisque la saison et le temps ont été si froids, et a eu des gelées, puis la Saint-Martin dernière passée, et par spécial a été telle froidure et si aspre par les deux lunaisons dernières passées, que nul ne pouvoit besoigner. Le greffier même combien qu’il eust pris feu de lez lui en une pellette pour garder l’ancre de son cornet de geller, toutes voies l’ancre se gellait en sa plume, de deux ou trois mots en trois mots, et tant que enregistrer ne pouvoit; et que par icelles gellées eussent été gellées les rivières, et en spécial la Seine, tellement que l’on cheminoit et venoit et alloit et l’on menoit voitures par-dessus la glace, et que eusse été si grande abondance de neiges que l’on eust {282} vu de mémoire d’homme, et tant qu’à Paris avait grande nécessité tant de bois que de pain pour les moulins gellés, se n’eust été des farines que l’on y amenait des pays voisins, et que lesdites gellées, glaces et froidures se fussent amodérées dès le vendredi dernier passé, pour la nouvelle conjonction lunaire, et que les glaces se fussent dissolues par parties et glaçons. Iceux glaçons, par leur impétuosité et heurt, ont aujourd’hui rompu et abattu les deux petits ponts (le Petit-Pont et le pont Saint-Michel); l’un était de bois, joignant le Petit Châtelet, l’autre de pierre, appelé le Pont-Neuf qui avait été fait puis vingt-sept ou vingt-huit ans, et aussi toutes les maisons qui étoient dessus, qui estoient plusieurs et belles, en lesquelles habitoient moult ménagiers de plusieurs estats et marchandises et mestiers, comme taincturiers, escrivains, barbiers, couturiers, esperonniers, fourbisseurs, frippiers, tapissiers, chasubliers, faiseurs de harpes, libraires, chaussetiers et autres... N’y a eu personnes périllées, Dieu merci».
Bien des fois les débâcles, à la fin des hivers, ou les inondations à la suite des grandes pluies, firent courir les mêmes dangers au vieux pont au Change. On voyait la Seine grossir, couvrir les ports, escalader les berges et se répandre par les rues; presque chaque année, elle montait jusqu’à la Croix de la Grève, située au milieu de la place devant la maison de ville, et elle couvrait complètement l’île Notre-Dame (maintenant Saint-Louis). On faisait alors des processions, on sortait les reliques et l’on surveillait les charpentes des ponts.
L’inondation de 1497 fut particulièrement désastreuse, l’eau monta jusqu’à la Croix de la place Maubert et vers le pont Saint-Michel, vint jusque dans la rue Saint-André-des-Arts. On ne communiquait sur bien des points que par bateaux. Auprès du pont au Change, le Grand-Châtelet et Saint-Leufroy formaient presque une île, la Seine remplissait la Vallée de misère et tournait par les rues basses autour du Châtelet. Pour demander la cessation du fléau, les processions et les reliques sortirent, la châsse de Sainte-Geneviève fut amenée processionnellement à Notre-Dame, pour une messe solennelle, et reconduite ensuite jusqu’à l’abbaye par l’évêque accompagné de tout le chapitre.
Le terrible écroulement du pont Notre-Dame, en 1499, avait fait porter l’attention sur les charges énormes que l’on imposait aux ponts, aux maisons campées en deux files sur chaque côté, maisons de plus en plus hautes, et qui se surchargeaient de plus en plus d’annexes, «loges et chambrettes» plantées en encorbellement sur ces maisons déjà encorbellées sur les piles. On voit, en février 1516, le Parlement ordonner une enquête sur la solidité du pont au Change, enquête contradictoire entre les maîtres des œuvres de Paris et les représentants des orfèvres et changeurs, qui élevaient ces annexes aux dépens de la solidité du pont. Des charpentiers et maçons jurés déclarèrent que le pont au Change, si l’on n’y remédiait promptement, devait avant peu de temps s’écrouler; mais, par manque d’argent, malgré tous les fâcheux pronostics, on ne fit rien ou presque rien; le pont resta à peu près comme il était, chargé et surchargé.
Le pont aux Meuniers, son voisin si proche, ne portait qu’un rang de maisons; la passerelle établie le long de ces maisons en amont, après avoir longtemps {283} servi seulement aux meuniers, fut ouverte aux piétons au XVIe siècle, pour décharger un peu le pont au Change, et des boutiques aussitôt s’installèrent dans les maisons tout le long du passage. La solidité laissait pourtant à désirer, l’événement le prouva bien vite.
L’hiver de 1596 fut mauvais pour Paris; à la fin de décembre, la Seine, très grosse, devint menaçante pour les ponts. Le pont aux Meuniers garni de roues de moulins sur toute sa longueur, avec une seule arche libre pour la navigation, fatiguait beaucoup; le courant, irrité contre cet obstacle, frappait, en écumant, les poutres innombrables et les carcasses des moulins.
Le 22 décembre, vers six heures du soir, ébranlé à la longue par l’attaque incessante du flot, le pont aux Meuniers secoué d’horribles craquements, oscilla quelques instants et, détaché de ses pilotis par une dernière secousse, sembla partir au fil de l’eau, puis brusquement s’affaissa dans le courant avec un fracas épouvantable. Moulins, maisons, boutiques, tout fut balayé par l’eau tourbillonnante, emporté avec les habitants parmi les poutres lancées comme des fétus de paille.
On devine la stupeur produite par la catastrophe, l’effroi des voisins du pont au Change qui, de leurs demeures menacées également, pouvaient suivre l’horrible drame, l’émoi des riverains accourus au bruit formidable de la chute, aux cris des victimes que le grondement de la rivière ne couvrait pas tout de suite. Malgré le danger des pieux lancés par les eaux comme des béliers, de courageux mariniers sautaient dans des barques pour se porter au secours des quelques malheureux qui, restés accrochés aux ruines du pont, hurlaient de terreur, à toute minute sur le point d’être emportés comme les autres. Le lieutenant civil et les magistrats s’efforçaient de prendre les mesures les plus urgentes pour limiter autant que possible le désastre.
Tout de suite on envoya des soldats vers la porte de Nesle et au pont de Saint-Cloud pour arrêter au passage les épaves du sinistre, recueillir les meubles roulés par la rivière, et l’on fit évacuer bien vite les maisons du pont au Change. Dans l’obscurité, au bruit formidable de la rivière, les malheureux habitants qui sentaient le sol trembler sous leurs pieds se hâtaient d’empiler leurs meubles, leurs objets précieux, sur des charrettes, sur tous les véhicules possibles pour aller chercher un abri sur la terre ferme. C’était un désordre inexprimable dans l’obscurité de la nuit, heureusement des postes avaient été placés aux extrémités du pont afin d’arrêter les voleurs et les gens de sac et de corde accourus, toujours prompts à se glisser dans les tumultes pour en tirer profit.
Après la catastrophe on se querella dans l’enquête faite par le Parlement pour rechercher ses causes. On prétendit que la faute en revenait au chapitre de Notre-Dame qui ne veillait point aux réparations nécessaires et s’opposait aux visites des maîtres des œuvres du roi.
L’événement avait fait environ cent cinquante victimes. «On remarqua, dit l’Estoile, que la plupart de ceux qui périrent en ce déluge étaient tous gens riches aisés, mais enrichis d’usures et pillages de la Saint-Barthélemy et de la Ligue.»
Quelque temps après la terrible fin du pont aux Meuniers, Charles Marchand, capitaine des archers de la ville, obtint des lettres patentes l’autorisant à bâtir à ses frais un nouveau pont à l’alignement de la voûte de passage du Grand-Châtelet, en tirant droit sur la tour de l’Horloge.
Le capitaine Marchand, malgré ses lettres patentes, eut à compter avec les difficultés créées par le maître de la voirie et avec l’opposition du chapitre de Notre-Dame, propriétaire de l’ancien pont; mais tout finit par s’arranger et les travaux purent commencer en août 1599. Le roi avait exempté de tous droits les matériaux nécessaires à la construction et même fourni dans l’Arsenal un emplacement pour emmagasiner ces matériaux.
Le pont Marchand en 1609 était achevé, il formait une rue large de six mètres que bordaient deux rangées de trente maisons à deux étages, réunies entre elles au-dessus de la rue par des tirants allant de chaque pignon à celui qui lui faisait face. Les maisons étaient uniformes, elles étaient désignées chacune par une enseigne particulière, un oiseau peint sur la façade: le merle blanc, le coucou, le rossignolet, le coq hardi, le coq héron, le grand duc, le pélican blanc, la chouette, etc., ce qui fit donner couramment au pont le nom de pont aux Oiseaux, au grand déplaisir du capitaine Marchand, autorisé par les lettres royales à baptiser l’œuvre de son nom, ce qu’il n’avait pas manqué de faire au moyen d’un distique latin gravé à chaque extrémité sur une plaque de marbre.
Le pauvre pont Marchand, ou aux Oiseaux, eut un destin bien court, il périt non par l’eau cette fois, mais par le feu, douze années à peine après son achèvement, et avec lui succomba son voisin le pont aux Changeurs. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1621, le feu prit aux maisons du pont Marchand «dans le {285} cellier d’un nommé Goslard, écrivain», et se propagea rapidement d’un bout à l’autre, en moins d’une heure. Les flammes bientôt franchirent l’étroit espace qui séparait les deux ponts et le pont au Change à son tour commença à brûler.
Ce fut aussitôt un tumulte effroyable, dans cette étroite rue du Pont attaquée par les flammes, les meubles pleuvaient par toutes les fenêtres, les habitants éperdus essayaient de sauver leur mobilier et leurs marchandises, qu’ils couraient empiler dans l’église Saint-Barthélemy toute proche sous le Palais. La tour de l’Horloge entourée par des flammes sonnait sans discontinuer le tocsin, le Palais à peine sorti de l’incendie de 1618 se trouvait en danger, mais il n’y eut heureusement de dégât qu’à la tour de l’Horloge dont le comble fut brûlé. En quelques heures tout fut terminé, il ne resta plus des deux ponts que des lignes de pieux à demi consumés en travers de la rivière.
L’Estoile rapporte dans son journal du règne de Henri IV une particularité de l’ancien pont au Change. A certains jours de carnaval, on avait pour coutume de dresser dans la rue des tables où tous «les débauchés de Paris» venaient jouer aux dés. Cette coutume fort ancienne paraît avoir pris fin sous Henri IV, peu d’années d’ailleurs avant la fin du pont lui-même.
On mit un temps fort long à reconstruire le pont au Change; malgré la gêne considérable qui en résultait, on se contenta pendant des années d’une passerelle jetée sur ses ruines. On ne commença la reconstruction qu’en 1639. Ce fut alors le plus large des ponts de Paris, il était encore chargé d’une double rangée de maisons uniformes, très hautes, superposant quatre étages de fenêtres au-dessus du rez-de-chaussée, et non plus à pignons distincts comme précédemment, mais {286} formant de chaque côté une ligne continue, régulière, coupée d’avant-corps de distance en distance, avec un seul toit régnant sur toute la longueur.
Un très curieux projet de reconstruction de Marcel le Roy en 1622 eût donné au pont au Change une grande allure. La ligne des maisons eût été coupée d’arche en arche par des tours rondes. Le projet ne fut pas admis, on lui en préféra un autre moins grandiose.
Le nouveau pont aux Changeurs, dit aussi aux Orfèvres, comptait suivant un plan du temps 106 forges. En touchant à la rive droite sous le Châtelet, il formait la fourche ou si l’on veut, l’Y grec. Le passage se divisait en deux branches entre lesquelles s’élevait un groupe triangulaire de maisons. Un monument était appliqué sur la façade de la maison formant la pointe du triangle. On y voyait sur un fond de marbre noir un groupe de trois figures de bronze: Louis XIII et Anne d’Autriche à côté de Louis XIV enfant debout sur un piédestal et couronné par une Renommée. Au-dessous, un bas-relief représentant deux esclaves, et plus haut divers écussons et inscriptions, sous des frontons superposés, complétaient le monument.
Le passage bien étroit à gauche du monument s’en allait retrouver la rue Trop-va-qui-Dure et les ruelles circulant autour du Châtelet; le passage de droite conduisait à la rue de Gèvres. De ce côté, entre le pont au Change et le pont Notre-Dame, sur le terrain des vieilles tueries et écorcheries des boucheries, furent construites, en même temps que le pont, les voûtes du quai de Gèvres ouvertes sur la rivière par une série de grandes arches, et supportant une rangée de maisons symétriques destinées à relier les deux ponts.
On était engoué en ce moment d’architectures régulières; en enfermant la Seine dans ce carré de maçonneries uniformes de trois côtés, on croyait embellir la ville.
Le marquis de Gèvres, capitaine des gardes du roi, avait obtenu la concession de l’entreprise. Ces maisons du quai de Gèvres se louèrent très bien et formèrent ainsi sur la rivière, avec les maisons des deux ponts et les galeries du palais, un centre commercial des plus vivants et des plus prospères.
Les hautes maisons du pont au Change furent démolies à la fin du règne de Louis XVI. On se plaignait beaucoup de la gêne qu’elles apportaient à la circulation, elles tombèrent, le passage fut dégagé juste au commencement de la Révolution. C’est par là qu’allaient passer les charrettes des condamnés sortant du tribunal révolutionnaire. Le pont lui-même fut démoli sous le second Empire et remplacé par le pont de trois arches actuel.
L’existence du Petit-Pont sur le bras de gauche ne présente pas moins de péripéties que celle de son frère le Grand-Pont. Depuis le temps de Lutèce, ses arches de bois furent maintes fois détruites par les flammes ou emportées par les eaux. Un fort en charpente, une simple tour, en défendit longtemps la tête sur la rive gauche. C’est la tour qu’au grand siège des Normands en 886, le pont étant détruit, douze Parisiens défendirent si vaillamment contre les assiégeants.
{287} La tour s’élevait sur le terrain de la moderne place de Petit-Pont, qui fut le théâtre d’un vif engagement aux journées de juin 1848 entre les troupes du général Bedeau et les insurgés barricadés dans le faubourg Saint-Jacques. Entre les deux combats que d’événements!
A la place du pont de bois rétabli après les sièges normands, Maurice de Sully, l’évêque constructeur de Notre-Dame, construisit un pont de pierre plusieurs fois emporté, notamment par les inondations de 1281 et 1296.
Le Petit-Châtelet qui défendait l’entrée du Petit-Pont souffrit également de ces inondations et sous Charles V, vers 1369, le prévôt de Paris, Hugues Aubryot, grand constructeur, dut le rebâtir. C’était une espèce de grosse tour ou plutôt un gros fort massif et sombre, presque sans ouvertures, au travers duquel une longue route donnait passage du Petit-Pont à la rue Saint-Jacques. L’édifice d’Aubryot, très étroitement serré par les maisons, dura quatre siècles et ne fut démoli qu’à la veille de la Révolution.
C’était au Petit-Châtelet que se percevaient les péages pour toutes choses soumises au droit d’entrée. On a bien des fois cité le tarif des péages pour les animaux aux entrées de Paris, tiré du livre d’Etienne Boileau, prévôt de Paris au XIIIe siècle, consacrant l’exemption de tout droit pour montreurs d’ours, singes et autres bêtes, et disant que tout jongleur entrant avec un singe était quitte en faisant danser son singe devant le péager ou en chantant une chanson. De là serait venu le dicton: Payer en monnaie de singe.
Le Petit-Pont alors était en bois, il était déjà couvert de maisons formant une rue par-dessus laquelle se dressait la grande masse du Petit-Châtelet.
La débâcle des glaces de l’hiver de 1408, qui détruisit une partie du pont au Change, comme nous l’avons vu, emporta le Petit-Pont et le nouveau pont Saint-Michel, celui-ci construit tout récemment en pierres. Ce fut le 30 janvier, dans le jour heureusement; à huit heures du matin, les glaçons, heurtant avec violence depuis deux jours les poutres du pont, déterminèrent la chute de quelques premières charpentes. Soudain les craquements se multiplièrent; de seconde en seconde une rangée de pieux cédait. Les habitants épouvantés déménageaient, le Petit-Pont tombait pièce à pièce, maison à maison, avec un fracas terrible éclatant d’heure en heure par-dessus le grondement de la rivière. Le soir, il n’en restait rien que des débris accrochés aux murailles du Petit-Châtelet.
Le passage était libre, les glaçons avec une violence nouvelle, se précipitèrent à l’assaut de l’obstacle suivant et s’accumulèrent sous les arches obstruées du pont Saint-Michel, dont les piles bientôt cédèrent et s’abîmèrent à leur tour dans la rivière. Comme la catastrophe se produisit en plein jour, il n’y eut pas de victimes.
Malgré les malheurs du temps, les troubles et les guerres, le Petit-Pont fut assez vite reconstruit, en pierres cette fois, et de nouvelles maisons s’élevèrent. Il comptait cinq arches d’abord, mais on gagna sur la rivière en remblayant l’ancien marécage bordant la muraille de Lutèce, en cet endroit assez en arrière de la rue actuelle; les deux arches touchant à la Cité furent supprimées complètement {288} et disparurent sous un agrandissement de l’Hôtel-Dieu, sous la salle du Légat et la chapelle Sainte-Agnès.
Des maisons bâties dans la rivière sur de gros piliers de pierres masquaient en partie la troisième arche. A côté de ces maisons se trouvait la Halle aux poissons à l’angle du Marché-Neuf. M. Ad. Berty a retrouvé les enseignes des maisons du pont au XVe siècle, il y avait le Croissant, le Bras d’Or, les Quatre Vents, la Licorne, l’Empereur, l’Image Saint-Martin, l’Hercule, la Corne du Cerf, la Fleur de Lys, etc...
Ces maisons furent reconstruites en 1552, mais non plus irrégulières, toutes semblables au contraire. Le pont, bien des fois secoué et endommagé par les inondations, traversa ainsi quelques siècles; il vieillissait, réparé souvent, tenant bon malgré tout contre les assauts des débâcles d’hiver. Il était destiné à périr par le feu dans les premières années du XVIIIe siècle.
C’était le 25 avril 1718: une femme dont le fils s’était noyé en amont du pont de la Tournelle faisait vainement chercher le corps de son enfant. En désespoir {289} de cause, elle eut recours à une très ancienne pratique superstitieuse, que l’on croyait infaillible dans ces cas-là. Une chandelle bénite plantée tout allumée dans un pain de saint Nicolas de Tolentin, et lancée au fil de l’eau sur une sébile de bois, devait infailliblement s’arrêter à l’endroit du fleuve où se trouvait le cadavre du noyé. La sébile et le cierge flottèrent quelque temps sur la rivière, passèrent le pont de la Tournelle, puis furent portés vers un bateau de foin amarré au pont de la Tournelle.
Le foin prit feu; en quelques minutes le bateau enflammé communiqua l’incendie à un second bateau son voisin. Péril imminent pour le port au bois et au foin, tout près. Il y avait des piles de bois sur la rive, des barques de charbon et de foin, nombreuses et serrées. Les mariniers du port, pour préserver leurs bateaux menacés, n’eurent pas la présence d’esprit de conduire les bateaux incendiés au milieu de la Seine pour les laisser brûler, ils coupèrent tout simplement les amarres et les laissèrent aller.
Alors ce sont deux brûlots qui descendent la Seine. Il est près de huit heures du soir, les brûlots passent sans malheur sous les deux ponts de l’Hôtel-Dieu, le pont au Double et le pont Saint-Charles, puis au milieu de l’épouvante générale, les habitants du Petit-Pont les voient venir sur eux. Les arches du Petit-Pont sont encombrées de pieux et de poutres supportant les maisons encorbellées sur les piles, les bateaux s’embarrassent dans toutes ces pièces de bois et s’arrêtent, {290} leurs flammes lèchent les maisons, aussitôt les poutres du pont brûlent et après les poutres les maisons prennent feu.
L’incendie commencé aux maisons appuyées au Petit-Châtelet se propagea rapidement à toutes les maisons du pont, bâties en pans de bois et matériaux légers. Des tourbillons de flammes s’élevaient dans le ciel, illuminant les édifices de la Cité, les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, les tours de Notre-Dame, mettant des touches de lumière à toutes les saillies des gothiques architectures. Les secours arrivaient dans une confusion indescriptible, soldats, mariniers et capucins s’efforçaient de lutter contre le fléau. On avait amené des pompes, assez nouvelles à Paris, mais leur effet était presque nul, les tourbillons de flammes n’en montaient que plus haut.
On voyait les charpentes des maisons incendiées s’affaisser lentement dans le fleuve, avec des jaillissements d’étincelles, et continuer à brûler en suivant le fil de l’eau. Tout Paris était accouru, terrifié par le formidable embrasement. L’effet était aussi épouvantable du côté de la rue Saint-Jacques, l’arcade du passage, dans la masse noire du Petit-Châtelet, semblait une entrée de l’enfer.
Le feu gagnait sur les deux rives, il prenait d’un côté aux maisons autour du Petit-Châtelet, et de l’autre côté aux maisons de la rue du Petit-Pont faisant face à la salle du Légat de l’Hôtel-Dieu. L’émoi était au comble à l’Hôtel-Dieu, où l’on croyait tout perdu, mais grâce aux efforts de tous on put le préserver, à quelques dégâts près. Le Petit-Châtelet résista par sa masse, il sortit noirci de la conflagration, debout en tête du pont ruiné.
L’incendie avait fait des victimes, des travailleurs avaient péri, ainsi que des malheureux cernés dans leurs logements par la flamme.
Pour venir au secours des habitants du pont ruinés par le sinistre, des quêtes faites dans tout Paris par des personnes déléguées à cet effet produisirent une somme de 450,000 livres, aussitôt distribuée entre les victimes.
On procéda sans tarder à la restauration du Petit-Pont. Il n’eut plus que trois arches et ne porta plus de maisons. Le Petit-Châtelet si longtemps masqué, à peine visible au bout de la rue étroite circulant entre les deux rangées de logis, apparut tout entier dans sa masse sombre, percée de quelques rares fenêtres fortement grillagées.
Traversons la Seine et arrivons sur l’autre bras, au pont Notre-Dame qui continue la ligne du Petit-Pont. Le pont Notre-Dame eut un ancêtre dont on ne sait pas grand’chose. C’était un pont de bois jeté sur la Seine, tirant de Saint-Denis de la Chartre en la Cité, à la section inférieure de la grande rue Saint-Martin qui porta jusqu’à notre époque le nom de rue de la Planche-Mibray.
Un moine de Vendôme nommé René Macé, dans une chronique rimée du règne de Charles V, en parle à propos du voyage de l’empereur Charles V à Paris:
La planche Mibray au XIVe siècle était déjà un souvenir, une antiquité. Sans doute quand on établit le pont de ce nom à une époque inconnue, le protégea-t-on par une tête de pont, une fortification probablement moins importante que les Châtelets, grand et petit, des deux autres ponts. La planche Mibray c’était la passerelle mobile, le pont-levis jeté sur une creuse tranche, sur les marécages boueux ou le bray d’un fossé, en avant de cette tête de pont.
La Cité seule possédait alors un rempart, ses faubourgs pour toute protection n’avaient sans doute que de simples palissades. Plus tard quand Louis VI, au commencement du XIIe siècle, entreprit d’enfermer dans une enceinte les faubourgs du nord, la tête de pont fut supprimée, l’entrée se trouvant portée plus haut à l’archet Saint-Merry.
En 1413, le pont de la planche Mibray tombant en ruine, la ville fit reconstruire un pont probablement plus large, pont de bois encore avec moulins sous les arches et maisons au-dessus. Ce pont fut baptisé en cérémonie. «Le dernier jour de mai 1413, dit le Journal d’un Bourgeois de Paris, fut nommé le pont de la planche Mibray le pont Notre-Dame; et le nomma le roi de France Charles VIe et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guyenne son fils après, et les ducs de Berry et de Bourgogne et le sire de la Trimoïlle; et estoit l’heure de dix heures de jour au matin.»
1413, c’est l’année de la commune cabochienne, le moment des violences, des exactions et proscriptions des bandes d’écorcheurs et bouchers du parti de Bourgogne. Peu de jours avant la solennité du pont Notre-Dame, le roi Charles VI, allant entre deux accès de démence remercier le ciel à la cathédrale, avait été forcé par la «grande multitude de peuple» de coiffer le chaperon blanc, insigne du parti populaire.
Pour contribuer à la construction, le roi donna quinze arpents de ses forêts. L’édification du pont et des maisons ne fut achevée qu’en 1432. Ces maisons appartenant à la ville étaient au nombre de soixante, trente de chaque côté. «Le pont Notre-Dame, dit le chroniqueur Robert Gaguin, avait 354 pieds de longueur, 90 pieds de largeur, il était supporté par 17 travées de pièces de bois, chaque travée composée de 30 pièces de bois, chacune de plus d’un pied d’équarrissage. Les maisons se faisaient remarquer par leur élévation et l’uniformité de leur construction. Lorsqu’on s’y promenait, ne voyant pas la rivière, on se croyait sur terre et au milieu d’une foire, par le grand nombre et la variété des marchandises qu’on y voyait étalées.»
Cette description montre bien l’importance qu’avait prise le pont Notre-Dame, rival du pont au Change en beauté, en animation et aussi en importance commerciale. Les inondations, les débâcles le mirent plus d’une fois en danger, ses habitants n’étaient pas sans quelques doutes sur sa solidité et l’événement ne leur {292} donna que trop raison, soixante-quinze ans seulement après la construction.
Une de leurs alarmes les plus chaudes fut celle de l’hiver de 1480. L’hiver vint tard cette année-là et il ne gela pas avant Noël, mais cet hiver retardataire n’en fut que plus violent. Durant six semaines, dit la chronique de Jean de Troyes, «fist la plus grande et aspre froidure que les anciens eussent jamais vu faire en leurs vies». La Seine était prise comme tous ses affluents, bêtes, gens et charrois, tout passait sur la glace. Le dégel arriva le 8 février; dans la débâcle de la Seine il advint que les glaçons emportèrent une grande quantité de bateaux qui s’en allèrent frapper les ponts de Paris. Les habitants du pont Notre-Dame se crurent à leur dernier jour; pensant sous les heurts violents des bateaux que le pont allait être emporté, ils se mirent hâtivement à déménager. Le danger était grand en effet, le pont tremblait sous les abordages et montrait quelques avaries; mais à la fin, les bateaux enchevêtrés formèrent une barrière mobile qui servit de rempart contre le choc des glaçons. Quelques charpentes des moulins furent brisées, des pieux emportés, mais le reste put braver la débâcle.
«Et à cette cause des glaces, continue la chronique, n’avint point de bois à Paris pour la rivière de Seine, et fut bien chier, comme de sept à huit sols pour le moule. Mais pour secourir le povre peuple, les gens des villages amenèrent en la ville à chevaulx et charrois grant quantité de bois vert. Et eust esté le dit bois plus chier, si les astrologiens de Paris eussent dit vérité, pour ce qu’ils disoient que la grande gellée {293} dureroit jusques au huictiesme jour de mars et desgella trois sepmaines avant.»
Le pont Notre-Dame sortait à peu près intact de cette belle peur, la catastrophe l’attendait au dernier hiver du siècle; c’était vingt ans de répit, mais cette catastrophe devait être terrible.
Depuis longtemps, la solidité du pont semblait douteuse; les pilotis étaient usés, pourris. En 1498, des architectes, des maîtres charpentiers en avaient donné avis à l’échevinage, en déclarant qu’il fallait, en toute hâte, remplacer ces pilotis, sous peine de voir prochainement la ruine de tout l’ouvrage, mais les échevins avaient négligé cet avis. Le prévôt des marchands et les échevins qui touchaient de gros loyers des maisons du pont et n’employaient qu’une faible partie de ces ressources aux travaux d’entretien, furent plus tard accusés de malversations.
Un an après, le 25 octobre 1499, un maître charpentier ayant observé au point du jour différents symptômes de tassement, courut chez le lieutenant criminel le prévenir que le pont Notre-Dame allait infailliblement s’écrouler, et le supplier de prendre les mesures nécessaires pour faire sur-le-champ évacuer les maisons.
Le magistrat fit retenir le charpentier et s’en fut aussitôt au Parlement. Il n’était pas sept heures du matin; cependant, la cour du Parlement s’assemblait à la grande Chambre. Interrogé par le président Thiébault Baillet, le lieutenant criminel rapporta l’avis qu’il venait de recevoir et auquel il refusait de croire. Mieux inspiré, le Parlement, sans perdre de temps, ordonna au lieutenant criminel d’aller en toute diligence arrêter la circulation sur le pont, placer des {294} postes d’archers à ses extrémités et faire déménager tous les habitants. Tout ceci avait pris du temps. Avant que midi sonne, avait juré le charpentier, le pont sera tombé.—A neuf heures du matin, des craquements sinistres s’entendirent dans les maisons et des crevasses se produisirent dans le pavage. A ces signes, les habitants virent bien qu’il n’y avait plus à tergiverser ni à espérer, et se mirent en toute promptitude à sortir leurs meubles et leurs marchandises.
Les maisons continuaient à se lézarder et le pavé à se disjoindre avec une rapidité effrayante, le désordre dans le déménagement général s’en aggravait, cela devenait comme un sauve-qui-peut. Soudain, un effroyable craquement se produisit, et il y eut comme une série de détonations sous les arches. C’étaient les pieux qui cédaient les uns après les autres; on vit le pont tout entier osciller un instant, puis le tout, le pont et les maisons, s’écroula d’un seul bloc dans la Seine, avec un bruit semblable à la plus formidable des explosions, en soulevant un énorme tourbillon de poussière.
Tout Paris entendit le fracas de cet écroulement, roulant et grondant comme un tonnerre. Quand le dernier écho se fut éteint, lorsque le nuage de poussière se fut abattu, l’horreur du désastre apparut aux gens de la rive. Un amas de décombres, pilotis, carcasses de maisons, fragments de pavages encore entiers, obstruait le cours de la rivière, formait un barrage qui refoula les eaux jusqu’à la berge de la rue de Glatigny, où des laveuses furent emportées par la rivière et noyées. On apercevait sur ce barrage, parmi les débris des logis, des tas de meubles broyés, des marchandises roulées par le flot, des gens surpris dans le déménagement, écrasés ou ensevelis à demi dans la masse, d’autres surnageant plus loin dans le remous et l’écume. La rivière, irritée par l’obstacle, revenait avec violence sur ces tristes débris, enlevait et dispersait les blessés, les poutres, les meubles. Tout de suite, des bateliers s’étaient jetés dans leurs barques et s’efforçaient de sauver les quelques malheureux survivants qui luttaient accrochés à quelques pièces de bois.
L’indignation publique contre les magistrats dont l’incurie, malgré tous les avis, avait causé la catastrophe, eut satisfaction. Le prévôt des marchands, Jacques Pieddefer, avocat au Parlement, quatre échevins: Antoine Malingre, Louis du Harlay, Pierre Turquant et Bernard Ripault, furent jetés en prison avec quelques autres officiers de la ville. Le Parlement procéda à une enquête sévère qui conclut sur bien des points à leur culpabilité, et donnait raison aux accusations de concussion. Un arrêt du Parlement dégrada le prévôt, les échevins et quelques autres des hauts fonctionnaires de la ville, les déclara incapables d’offices à tout jamais, les condamna à la restitution de tous deniers reçus pendant le temps de leurs fonctions, à d’énormes amendes, ainsi qu’à des dommages et intérêts aux victimes du désastre.
Ces condamnés, pour la plupart, moururent en prison insolvables, l’argent qu’on tira d’eux fut appliqué à la reconstruction du pont.
La ville se trouvait sans magistrature, une commission de cinq notables bourgeois: Nicolas Potier, Jean Lapite, Jean de Marle, Jean le Lièvre et Henri le {295} Becque fut installée à l’Hôtel de Ville, en attendant les élections régulières qui confirmèrent le choix et nommèrent prévôt des marchands Nicolas Potier et les quatre autres échevins.
On s’était mis immédiatement à la reconstruction du pont, en pierres cette fois, sous la direction d’une commission composée, à la suite d’une sorte de concours, de Jean de Doyac, maître des œuvres et expert juré de la ville de Paris, Colin de la Chesnaye, maître des œuvres de la ville de Rouen, Gautier Hubert, maître des œuvres de la charpenterie, les maîtres Droier de Felin, Colin Biart, André de Saint-Martin, Jean d’Escullant, chanoine de Cusset, chargé spécialement du choix de la pierre, et enfin le cordelier Jean Joconde, fra Giocondo, maître d’œuvre de Vérone, appelé d’Italie par le roi Charles VIII vers 1497.
Les plans furent longuement étudiés et quoique l’on fasse honneur de la construction surtout à Jean Joconde, lequel par suite du triomphe de l’art italien, on voulut, pendant longtemps, voir partout, même dans les œuvres les plus françaises de la Renaissance française, le pont Notre-Dame est une œuvre collective due à la collaboration de plusieurs. La part de Jean Joconde dans cette collaboration est difficile à déterminer, il n’eut point, dans tous les cas, la direction du travail, ce qui pourtant n’eût pas manqué si ses plans personnels avaient été choisis. La superintendance de l’ouvrage fut attribuée à Jean de Doyac et Colin de la Chesnaye, lesquels, pour marque de leur autorité, devaient, sur les chantiers, porter un bâton blanc à la main. Un bac assura la circulation pendant le cours des travaux jusqu’à ce que leur avancement permît de poser une passerelle provisoire sur un côté des piles.
La première pierre du nouveau pont fut solennellement posée le 28 mars 1500 par «maître Jehan Bouchard, conseiller du roy en sa court de Parlement», par le {296} prévôt des marchands et les échevins. La construction ne s’acheva qu’en juillet 1507 et celle des maisons en 1512. Une inscription gravée sur une pile consacra le souvenir de l’inauguration du pont en 1507; elle se terminait ainsi: «Pour la joye du parachevement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noel et grand’joye demenée avecque trompettes et clairons, qui sonnèrent par long espace de temps.»
On prétend qu’il se trouvait une autre inscription sur une des arches. C’était un distique du poète Sannazar, consacrant l’erreur qui faisait attribuer le pont Notre-Dame au seul Jean Joconde:
Le nouveau pont Notre-Dame fut l’objet d’une admiration universelle et considéré comme le chef-d’œuvre des ponts de l’Europe, il avait vraiment bonne figure avec ses six belles arches hautes et larges, ses becs triangulaires en avant des piles, ses soixante-huit maisons, «édifices, dit Corrozet, par symétrie et proportion d’architecture, toutes d’une mesure et même artifice, de pierre de taille et {297} briques, chacune contenant cellier ou cave, ouvroir, galerie derrière, cuisine, deux chambres et grenier».
Les pignons faisaient deux longues lignes découpées en dents de scie; deux étages de fenêtres s’ouvraient sur la rivière, plus, au rez-de-chaussée des maisons, une galerie courant en encorbellement continu. La brique mélangée à la pierre donnait une vraie gaîté à l’ensemble. Tous ceux qui virent le pont Notre-Dame au beau temps de sa jeunesse sont d’accord pour lui trouver «une grande gaieté mêlée néanmoins de beaucoup de majesté qui plaît et rejouit extraordinairement la vue.»
Du côté intérieur, sur la rue traversant le pont, régnait une ligne continue d’arcs en anse de panier encadrant les boutiques; au-dessus, dans chaque façade de briques encadrées de pierres, s’ouvraient deux étages de fenêtres à meneaux et une fenêtre à grenier sur le pignon. Une mince tourelle s’effilait au coin de chacune des quatre maisons d’angle, au-dessus d’une niche gothique destinée à recevoir quelque statue, de même qu’entre les deux maisons du milieu du pont sur chaque rang, deux autres niches abritaient les statues de saint Denis et de Notre-Dame.
Chaque maison était «escrite sellon le nombre de son rang en lettres d’or sur azur», c’est-à-dire numérotée en chiffres romains, ce qui ne serait point, paraît-il, {298} la première introduction de numérotage des maisons, si, comme on croit, les maisons du pont précédent portaient déjà des numéros. Dans tous les cas, le système du numérotage devait plus facilement venir à la pensée des constructeurs, dans ces rues de ponts ayant un commencement et une fin bien déterminés, et formées de maisons régulières.
Les arches du nouveau pont ayant une grande hauteur d’ouverture, son pavé se trouvait plus élevé que celui de l’ancien, il s’ensuivit des travaux considérables pour supprimer les pentes et surélever le sol de la cité. On suréleva d’abord la ligne des rues entre le pont Notre-Dame et le Petit-Pont, les rues de la Lanterne, de la Juiverie et du marché Palu, puis de proche en proche il fallut relever les alentours de la cathédrale. La cité y gagna d’être moins exposée aux visites de la Seine lors des moindres crues, mais cela supprima les quelques marches qu’il fallait encore monter pour entrer à Notre-Dame, et le parvis de la cathédrale se trouva de plain-pied avec les rues.
Les maisons du pont Notre-Dame appartenaient à la ville, qui les donnait à bail pour neuf années moyennant vingt écus d’or par an. La ville se réservait la jouissance des fenêtres du premier étage pour les jours d’entrée royale ou de solennité quelconque, sur le pont Notre-Dame, car, devenu le plus beau pont de Paris, et aussi le plus solide, puisqu’il était tout neuf et de construction soignée, le pont Notre-Dame devint le passage des cortèges royaux aux cérémonies de Notre-Dame, aux entrées princières.
Les cortèges royaux, abandonnant le vieux pont au Change, passèrent donc, à partir de ce moment, par le pont Notre-Dame, élégant et coquet; à chaque occasion, on se plut à le décorer. C’était la Renaissance qui débutait; aux vieilles décorations gothiques, échafauds pour représentations de mystères, on substituait les arcs de triomphe et les allégories où les dieux de l’Olympe commençaient à faire leur apparition. Le nouveau pont Notre-Dame se distinguait en ces occasions, se couvrait d’emblèmes, de décorations ingénieuses et de figures symboliques. Les entrées d’Henri II et de Catherine de Médicis, les 10 et 18 juin 1549, l’entrée de Charles IX en 1571, enfin celle de Louis XIV, le 26 août 1660, furent particulièrement belles.
Pour Henri II, les arcs triomphaux du pont Notre-Dame arrangés à l’antique se chargèrent de divinités païennes, parmi lesquelles Diane, au premier rang, rappelait quelque peu malicieusement à la reine de la main droite celle de la main gauche. Tout le long du pont, une rangée de sirènes, plus grandes que nature, appliquées à la muraille de maison en maison, encadrait de festons de lierre les fenêtres garnies des belles dames invitées de la ville.
A l’entrée de Louis XIV, on voyait sur le pont deux lignes d’amours avec des trophées galants, derrière un arc de triomphe érigeant les statues allégoriques de l’Honneur, de l’Hymen, de la Fécondité, tandis qu’un grand tableau au-dessus du portique montrait Junon, sous la figure de la reine-mère Anne d’Autriche, ordonnant à Mercure et à Iris de porter à l’Hymen les portraits du roi et de l’infante Marie-Thérèse.
{299} Un peu avant cette entrée solennelle de Louis XIV, le pont Notre-Dame avait été restauré, du haut en bas, des piles aux maisons. Sur les chaînes de pierres encadrant chaque façade de briques, on avait appliqué de grandes cariatides, la tête chargée d’un panier de fleurs et soutenant de leurs bras étendus des médaillons de tous les rois de France, de Pharamond à Louis XIV.
Vers la même époque fut établie la pompe Notre-Dame, en un édifice aquatique semblable à la Samaritaine du Pont-Neuf, mais plus simple, qui dressait sur un formidable soubassement de poutres des bâtiments renfermant deux mécanismes de pompes.
L’ensemble était fort pittoresque, en avant des arches du pont Notre-Dame et de sa ligne de pignons. Le plancher s’élevait avec le niveau de la Seine, et sous la forêt des poutres et des poutrelles tournaient de grandes roues de moulin. Les deux pompes, l’une construite par le sieur Daniel Joly, ingénieur qui dirigeait la Samaritaine, l’autre par un sieur Jacques de Mance, fournissaient de l’eau à un certain nombre de fontaines anciennes et nouvelles, mais leur débit baissa bientôt, et après différents expédients il fallut en 1700 remplacer les premiers engins par de nouvelles machines dues à Rannequin, constructeur de la machine de Marly. Par malheur, la machine de Rannequin comme celles de ses prédécesseurs, tout en fonctionnant parfaitement à ses débuts, vit, par l’usure des pièces, sa force et son produit diminuer rapidement.
La porte conduisant aux pompes Notre-Dame par une passerelle exigea la démolition d’une maison du pont; cette porte fut décorée d’un médaillon du roi et de deux figures, un fleuve et une naïade attribuées à Jean Goujon, et provenant de la poissonnerie du Marché-Neuf attenant aux maisons du Petit-Pont.
{300} Au-dessus de la porte était gravée une inscription latine de Santeuil, le poète chanoine de Saint-Victor qui fournissait de vers latins toutes les fontaines et tous les monuments de Paris. Rapportons-en la traduction faite par Corneille:
La pompe Notre-Dame, bien des fois réparée, transformée, ornée d’une haute tour carrée, vécut jusqu’à nos jours. Elle offrait un motif superbe aux aquafortistes, aux peintres du vieux Paris, avec ses oppositions violentes de lumières et de noirs vigoureux, son enchevêtrement d’énormes poutres sous lesquelles filaient les eaux vertes de la Seine, et aussi les belles arches du vieux pont, reliées aux sombres voûtes ouvertes à hauteur de l’eau sous le quai de Gèvres.
Le peintre Raguenet qui a laissé de si curieuses vues de Paris au XVIIIe siècle, en tirait un parti superbe, comme nous pouvons le voir dans quelques-uns de ses tableaux recueillis au musée Carnavalet, notamment dans celui qui représente une joute de mariniers à l’occasion d’une fête publique, devant la pompe et les maisons du pont chargées de spectateurs à toutes leurs fenêtres, à tous les balcons, à tous les appentis suspendus au-dessus de la Seine.
En 1769, on décida la suppression des maisons construites sur le pont Notre-Dame; {301} on ne les démolit cependant qu’en 1786, en même temps que celles du pont au Change et du pont Marie. Sous la Révolution, le pont Notre-Dame ne pouvait garder son nom, il porta quelque temps le nom de la Raison, puisqu’il menait au temple de cette divinité nouvelle.
La pompe Notre-Dame disparut en 1861; vers la même époque, le pont lui-même fut comme raboté sur toutes ses faces et banalisé autant que faire se pouvait, pour le déguiser en pont moderne, sans caractère et sans lignes. Sa pente était abaissée, les irrégularités supprimées, les becs triangulaires rapetissés et arrondis... Les aquafortistes peuvent rentrer leurs crayons et leurs pointes. Qui donc aurait maintenant l’idée de le dessiner, ce vieux pont Notre-Dame?
Un pont dédié à saint Michel à cause de la chapelle Saint-Michel du Palais, proche voisine, exista au XIIIe siècle. Il était en bois et s’appelait aussi le Pont-Neuf. C’est tout ce que l’on en sait. La date de sa destruction est aussi peu connue que celle de sa construction. Dulaure présume qu’il fut emporté par la débâcle de 1326.
En 1378, Charles V décida la reconstruction de ce pont. «Notre roi Charles fut sage artiste et se démontra vrai architecteur, deviseur certain et prudent ordonneur, lorsque les belles fondations fit faire en maintes places notables édifices, beaux et nobles, tant d’églises comme de châteaux, et autres bâtiments, {302} à Paris et ailleurs», dit Christine de Pisan dans le livre des bonnes mœurs de Charles V.
Le pont fut ordonné après enquête et conseil tenu au Parlement par les commissaires royaux, le prévôt de Paris, les conseillers au Parlement, le doyen, le chantre, le pénitencier et quatre chanoines de Notre-Dame, plus cinq bourgeois notables. Les travaux commencèrent aussitôt; le prévôt Aubryot, qui avait grand besoin de maçons et de manœuvres pour les considérables travaux alors entrepris dans Paris, faisait des rafles de vagabonds et de voleurs et les envoyait à ses bâtisses. L’abbaye de Saint-Germain des Prés éleva des protestations comme elle ne manquait pas de le faire chaque fois que l’on touchait à la rivière pour une cause quelconque, que l’on bâtissait quelque chose dessus ou que l’on établissait un bac. Elle se prétendait, en vertu d’une donation de Childebert, propriétaire de la rivière depuis le Petit-Pont jusqu’à Sèvres, eaux, fonds et rives, sur une largeur de dix-huit pieds! On négligea ces réclamations et le pont fut achevé en 1387.
Vingt ans après son achèvement, le pont Saint-Michel fut emporté par la débâcle de 1408. Reconstruit aussitôt en pierre, il parut solide et tint bon un siècle et demi. Mais le 10 décembre 1547, ce pont de pierre, battu par une crue de la Seine, «se rompit par le milieu» et s’abattit presque tout entier avec ses maisons, dans la rivière du côté du Petit-Châtelet. Comme le malheur arriva au milieu de la nuit, il y eut cette fois sans doute nombre d’habitants périllés.
Reconstruit en bois, il alla jusqu’en l’année 1616 dont l’hiver fut particulièrement rigoureux; le 30 janvier, vinrent le dégel et la débâcle: les eaux et les glaçons arrivant à l’assaut avec violence emportaient pièce à pièce les charpentes {303} du pont du côté d’amont et les maisons qui se trouvaient dessus. Le même jour, le pont au Change perdait aussi quelques maisons de la même façon. Des meubles de ces maisons écroulées dans la rivière furent portés par les eaux jusque du côté de Saint-Denis; les riverains qui les avaient recueillis les voulant garder en vertu du droit d’épave, il fallut un arrêt du Parlement pour les leur faire restituer.
Il restait une partie des charpentes du pont Saint-Michel et sur ces poutres ébranlées, la ligne de maisons du côté d’aval isolées au milieu de la Seine; tout cela devait fatalement être emporté par le premier gonflement de la rivière. Au mois de juillet eut lieu ce second écroulement.
De nouveau, le pont Saint-Michel fut reconstruit, avec un soin tout particulier cette fois, par une compagnie qui en avait obtenu la concession. Sur les quatre arches de pierre ornées à la pile du milieu d’un saint Michel à cheval, et de statues dans des niches aux autres piles, on éleva trente-deux maisons d’architecture symétrique. La compagnie devait percevoir les revenus de ces maisons pendant soixante années après lesquelles la propriété en reviendrait au roi, mais en 1672, moyennant une somme de 200,000 livres et une redevance annuelle, le roi abandonna la propriété de ces maisons.
Lorsqu’un édit de Louis XVI décida en 1786 la suppression des maisons des ponts de Paris, le pont Saint-Michel fut épargné. Ce dernier des ponts à maisons vit encore les premières années du XIXe siècle. Un décret de Napoléon daté du camp de Tilsitt, le 7 juillet 1807, condamna définitivement ces maisons qui tombèrent sous la pioche en 1809.
Chronologiquement, il nous faudrait parler maintenant du vrai et magnifique Pont-Neuf construit à la fin du XVIe siècle, et qui donna sa physionomie définitive à la Cité, mais en raison de son importance dans l’histoire de Paris, et de son rôle dans les événements politiques comme dans la vie parisienne aux deux derniers siècles, il nous faudra lui consacrer une notice à part.
Il nous reste à parler des ponts du XVIIe siècle construits en amont des vieux ponts des âges précédents.
L’Hôtel-Dieu qui, de l’île de la Cité, s’était étendu sur la rive gauche de la Seine, communiquait avec ses bâtiments méridionaux par deux ponts, l’un le pont Saint-Charles construit en 1606, complètement affecté au service de l’hôpital, et l’autre, le pont au Double, construit en 1634, sur le côté duquel un passage avait été réservé aux piétons, moyennant le paiement d’un double tournois, c’est-à-dire de deux deniers, et plus tard d’un liard.
Pour gagner le pont au Double, il fallait passer au pied de la tour sud de Notre-Dame, suivre un passage étroit sous les bâtiments de l’archevêché et s’engager sous une petite voûte donnant sur l’espèce de balcon réservé le long du pont entièrement occupé pour le reste par la salle Saint-Cosme.
Le pont Saint-Charles a disparu complètement, démoli en même temps que l’Hôtel-Dieu. La salle Saint-Cosme ayant été supprimée en 1835, le pont au Double fut entièrement livré au public. Depuis, lors des grands changements, on abattit {304} à son tour le pont au Double et on le reporta plus en aval, à peu près entre son ancien emplacement et celui du pont Saint-Charles.
La Cité fut rattachée par le pont Rouge à partir de 1634 à l’île Saint-Louis, laquelle, à la création du quartier nouveau, avait été dotée de deux communications, le pont Marie vers la rive droite et le pont de la Tournelle à la rive gauche. Il ne faut pas confondre le pont Rouge de la Cité et le pont Rouge des Tuileries. Celui-ci construit en 1632 à la place du bac établi de longue date entre le Pré aux Clercs et les Tuileries, et dont la rue du Bac rappelle encore le souvenir, s’appela aussi pont Barbier, du nom de son constructeur. C’était une longue passerelle de bois peinte en rouge composée de dix arches, et au milieu de laquelle s’élevait une autre Samaritaine, une haute construction en pans de bois posée sur d’énormes poutres, entre lesquelles tournaient de grandes roues.
Emporté par les eaux en 1684, il fut remplacé par un beau pont de pierre nommé pont Royal en l’honneur de Louis XIV.
Le chien d’Aubry de Montdidier.—Herbages et cabarets de l’île Notre-Dame.—La tour Loriaux et son fossé.—L’île Tranchée et l’île aux Vaches.—L’entreprise Marie.—Déboires et procès.—Le quartier de l’Ile.—Le pont de la Tournelle.—La tour des Galériens.—Le pont Marie.—Ecroulement de deux arches.—L’accident du pont Rouge.—Le quai des Balcons.—Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, Pimodan, etc.—Les chantiers de bois de l’île Louviers.
Appelée île Notre-Dame avant de prendre le nom de son église paroissiale Saint-Louis, l’île Saint-Louis, comme plus ancien souvenir du temps où elle n’était que pré ou saulaie, herbage tranquille avec un cabaret peut-être sous les arbres, a la vieille légende du chien de Montargis, fameuse au moyen âge, et que rappelait une sculpture au manteau de la cheminée du grand château de Montargis.
On connaît l’aventure: Un {306} nommé Aubry de Montdidier, ayant été assassiné et enterré dans une forêt près de Paris, son chien, après avoir passé plusieurs jours sur sa fosse, s’en fut trouver à Paris un ami de son maître et l’importuna tellement par ses hurlements et ses façons extraordinaires que celui-ci finit par comprendre qu’un malheur devait être arrivé à son ami.
Il suivit le chien qui l’entraîna jusqu’à la fosse où le malheureux Aubry gisait. Une sépulture chrétienne fut donnée au cadavre, le crime fut mis sur le compte de voleurs quelconques, et bientôt oublié.
Mais le fidèle animal n’oubliait pas. L’ami de son ancien maître l’avait gardé chez lui; un jour, il vit ce chien se jeter sur un homme avec fureur. On lui fit lâcher prise difficilement, on le battit. Plusieurs fois, le fait se renouvela; avec le même hérissement de fureur, le chien sautait à la gorge de l’homme, un chevalier nommé Macaire, chaque fois qu’il le rencontrait ou le découvrait dans un groupe. Comme Macaire était connu pour avoir été l’ennemi d’Aubry, des soupçons naquirent bientôt de l’acharnement du chien. Une accusation directe fut portée, finalement fut décidé le recours au jugement de Dieu. Le combat ayant été ordonné entre l’homme et le chien, les prés de l’île Notre-Dame servirent de champ clos. On sait que la bataille se termina par la victoire du chien, Macaire était vraiment l’assassin, il l’avoua avant de mourir.
Jusqu’au commencement du XVIIe siècle, l’île Notre-Dame, chaloupe accrochée à l’arrière de la nef parisienne, conserva son aspect champêtre des vieux temps. Elle appartenait au chapitre de Notre-Dame qui la louait à des particuliers pour y faire paître des bestiaux, et à des blanchisseurs qui y mettaient sécher leur linge. Elle fut à une certaine époque coupée en deux par un mur et un fossé qui reliaient les deux parties de l’enceinte, entre la Tournelle de la rive gauche et la tour Barbeau de la rive droite. La partie comprise dans l’enceinte s’appela île Tranchée et l’autre île aux Vaches. Un pont de bois, vers cette époque, rattacha l’île Notre-Dame au port Saint-Bernard, à peu près sur l’emplacement du pont de la Tournelle actuelle; il était défendu par une tourelle carrée. C’est à peu près tout ce qu’on en sait. Emporté par les eaux à une époque inconnue, il ne fut pas remplacé.
Sous Charles V, la défense de l’île Notre-Dame était complétée par une tour appelée la tour Loriaux. Des cabarets s’élevèrent dans l’île où, le dimanche, les Parisiens venaient s’esbaudir et jouer aux boules sous les peupliers et les ormeaux.
Au XVIe siècle, ce mur et la tour Loriaux ruinés ont dû disparaître, on n’en voit plus trace dans les plans de l’époque. Le fossé paraît s’être élargi en un petit bras de Seine; sur l’île Notre-Dame ainsi que sur l’île Louviers qui la suit, on n’aperçoit qu’une ou deux maisons parmi les arbres. Une vue du XVIe siècle nous la fait voir plus habitée, les maisons sont plus nombreuses, il y a des jardins, des sentiers, et un moulin qui semble posé sur des débris de fortifications. Ceci c’est l’île Notre-Dame du temps d’Henri IV, le règne suivant va la transformer complètement.
{307} Le projet de transformation se rattachait aux grands travaux entrepris par le Béarnais dans sa capitale et que sa mort entrava ou réduisit quelque peu. L’île appartenant au chapitre de Notre-Dame, il fallut la lui acheter, ce qui n’alla pas sans nombreuses difficultés, les chanoines ne consentant que de fort mauvaise grâce à se laisser enlever ce vieux fief de la cathédrale, pour des constructions qui devaient fort désagréablement boucher la vue aux maisons canoniales.
Le sieur Christophe Marie, gros financier et entrepreneur, fut chargé de l’entreprise générale des constructions des îles Notre-Dame et des ponts devant les relier aux rives, par un acte du 16 mai 1614 lui accordant la concession des terrains à condition de réunir les deux îles en comblant la coupure, de ceindre le tout de quais en pierres de taille dans l’espace de dix ans, d’ouvrir des rues de quatre toises sur lesquelles toutes les maisons bâties lui paieraient pendant soixante années des droits de censive, lods et ventes. Christophe Marie avait pour associés les sieurs Poulletier, commissaire des guerres, secrétaire de la chambre du roi, et le Regrattier, autre financier.
Le pont aboutissant à la rive droite, le pont Marie, qui d’après les projets primitifs aurait dû être fait en bois et pour lequel des bois avaient même été achetés, fut commencé en pierres dès 1614; le jeune roi Louis XIII et sa mère en posèrent la première pierre en grande cérémonie le 11 août.
Des maisons se construisaient déjà. Le chapitre de Notre-Dame continuait cependant à élever des difficultés malgré le règlement des indemnités et divers arrangements qui maintenaient le quartier nouveau dans la justice du chapitre et décidaient qu’après les soixante années de jouissance accordées au sieur Marie ou ses héritiers, les droits de censive et autres reviendraient aux chanoines.
En plus de ces indemnités, on mit à la charge du sieur Marie la construction d’un mur en pierres de taille à la motte aux Papelards, le terrain Notre-Dame, restée à l’état de butte à berges libres à la pointe de l’île après l’archevêché, sur laquelle on ne voyait que des fourches patibulaires à deux piliers, avec un arbre ou deux et quelques buissons.
La société Marie ayant épuisé sa caisse céda son affaire, en 1623, à un autre entrepreneur, Jean de Lagrange, secrétaire du roi, qui rendit pour un peu de temps toute leur activité aux chantiers; celui-ci, en s’engageant à continuer les travaux, dut ajouter un pont de pierre pour joindre l’île à la rive gauche vers la Tournelle, dans l’alignement du pont de la rive droite, et un pont de bois {308} aboutissant de l’île au port Saint-Landry dans la Cité. En échange de ce supplément de charges il obtenait le droit d’établir des bateaux pour lavandières, douze étaux de bouchers et de construire deux rangées de maisons sur chacun de ces ponts de pierres. Huissiers et procureurs entrèrent alors en scène, les anciens adjudicataires voulaient reprendre leur affaire au sieur Lagrange et des procès s’étaient engagés en outre entre les acquéreurs des terrains et l’entreprise.
Enfin les anciens entrepreneurs purent évincer Lagrange en 1627 et rentrer avec de nouveaux fonds dans la place. Ces travaux prirent encore une vingtaine d’années et ne furent achevés par Marie et le syndicat des propriétaires de l’île qu’en 1647, après bien des traverses, en dépit de nombreux procès, et en passant sur le corps de véritables levées de procureurs.
Dès 1642, Corneille dans le Menteur avait célébré hyperboliquement les beautés du quartier nouveau.
En 1642, les maçons étaient en train d’achever les quais maintes fois interrompus, le pont Marie était terminé et habité. Une ligne de maisons hautes et régulières le rattachait aux lignes architecturales des hôtels construits sur les quais.
Le pont de la Tournelle construit au début de l’entreprise Marie était en bois. Une débâcle des glaces l’avait emporté en 1637; il avait été rebâti en bois, en dérogation aux engagements de l’entreprise, par suite du manque de fonds. Sa solidité problématique donnait aux riverains des inquiétudes très fondées, car une douzaine d’années après sa reconstruction, il fut encore emporté par la Seine, {309} en partie du moins, mais cette fois la reconstruction définitive en pierre fut décidée.
Ce nouveau pont de la Tournelle eut six arches de pierre, fortement arquées en dos d’âne; il faisait bel effet de n’importe quel côté, soit qu’on le regardât du quai Saint-Bernard découpant ses arches sur l’admirable pointe de la cité couronnée par l’abside de Notre-Dame, merveilleuse dans la splendeur des soleils couchants, soit qu’au contraire on portât les yeux en amont, vers le quai Saint-Bernard et la pointe des remparts de la vieille Tournelle. De ce côté d’innombrables bateaux chargés de vins ou de bois, d’immenses et flottantes meules de foin bordaient la rive sur plusieurs rangs serrés, ou se déchargeaient sur la berge au milieu d’un grand va-et-vient de fardiers, de haquets et de portefaix. Une de ces estampes du XVIIe siècle que les marchands de gravures agrémentaient de quatrains explicatifs, consacre au pont Saint-Bernard ces quatre vers, dont le troisième au moins est d’une belle audace.
Au-dessus de tous ces tonneaux et de tout ce bois à brûler, se dressait la vieille {310} Tournelle Saint-Bernard, une grosse tour trempant dans l’eau, défendant l’angle de l’enceinte depuis Philippe-Auguste et reconstruite sous Henri II. Pourvue autrefois de tourelles sur ses angles, elle était déjà dépouillée de ces ornements au temps de Louis XIV. En arrière, après une tour ronde, s’ouvrait la porte de la Tournelle ou Saint-Bernard, remplacée en 1674 par une porte triomphale dans le genre des portes Saint-Denis et Saint-Martin. Cette porte triomphale était à deux arcades surmontées sur les deux faces d’un immense bas-relief tenant toute la largeur, où le Roi Soleil vêtu à l’antique, du côté de la ville recevait les hommages de toutes les divinités des champs, des forêts et des ondes, et du côté de la campagne voguait sur un grand navire au milieu des naïades et des tritons.
La grosse tour carrée s’appelait aussi la tour des Galériens; elle servait de dépôt aux malheureux condamnés aux galères qui entassés pêle-mêle dans toutes ses chambres, dans tous ses recoins, dans les caves ou sous les combles, y attendaient le départ des chaînes pour Marseille. Saint Vincent de Paul, ému par tant de misères, alla plus d’une fois leur porter des consolations et essayer d’obtenir quelque adoucissement à leur triste sort.
Tous ces galériens n’étaient point forcément des criminels; combien de victimes du fisc et, sous Louis XIV, combien de protestants se virent accoupler ici aux pires malfaiteurs. Alors, comme on voulait avoir une marine importante en Méditerranée, on recommandait la sévérité aux tribunaux afin de pourvoir de rameurs en suffisante quantité les galères du roi. Les criminels de tout ordre, assassins ou simples voleurs, et avec eux contrebandiers, huguenots, faux sauniers étaient envoyés à la chaîne, et quand ils étaient arrivés après d’atroces souffrances aux ports de la Méditerranée, on les retenait sur les bancs des galères aussi longtemps qu’il en était besoin, souvent tant qu’ils gardaient la force de manier la rame sous le fouet des argousins.
La tour des Galériens fut démolie en 1787, en même temps que la porte Saint-Bernard.
Quant au pont de la Tournelle, contrairement au pont Marie, son pendant de l’autre côté de l’île, il ne porta jamais de maisons. Vers 1850, la chaussée en dos d’âne fut aplanie et le pont élargi au moyen d’arcs en fonte appliqués de pile en pile.
Le pont de l’autre rive de l’île, en sa prime jeunesse, eut peu de chance. En 1658, une grosse crue de la Seine fit quelques dégâts sur les rives et causa le naufrage d’un certain nombre de bateaux chargés de marchandises. Les eaux rapides et limoneuses charriant des arbres et des épaves battaient les ponts avec violence et menaçaient d’emporter les maisons bâties sur les berges ou les moulins du fleuve. Tout à coup dans la nuit du 28 février au 1er mars, deux arches du pont Marie du côté de l’île cédèrent entraînant avec elles vingt-deux des cinquante maisons.
Une soixantaine de personnes périrent dans la catastrophe. Dans les maisons écroulées se trouvaient deux études de notaires, englouties avec toutes leurs archives, ce qui malgré toutes les recherches faites, amena de graves embarras {311} pour bien des familles. Dès que le lieutenant civil et les magistrats prévenus du sinistre purent accourir, ils prirent toutes les mesures nécessaires en pareil cas, ils firent évacuer les maisons restées debout, et placèrent des postes de soldats aux extrémités du pont pour empêcher les voleurs de chercher aubaine sous prétexte de sauvetage. Le fleuve montant toujours, on fit évacuer de même des maisons du quai menacées aussi, et déloger les habitants du pont au Change et du Petit-Pont.
Les eaux s’écoulèrent heureusement, les ponts restèrent et les Parisiens logés sur la rivière purent se remettre de leur chaude alarme.
Ce fut l’occasion d’une vérification générale des ponts et d’une réfection des parties ébranlées. Le pont Marie resta près de deux ans à l’état de ruine béante, puis pendant que l’on discutait sur sa reconstruction on jeta, en attendant la décision, une passerelle de bois sur la brèche et l’on établit un péage pour subvenir aux dépenses de la restauration future. Ce pont de bois provisoire dura dix ans, après lesquels la pile et les deux arches tombées furent rétablies en pierres.
Les vingt-deux maisons écroulées avec les arches ne furent pas rebâties, de sorte que le pont demeura pour un siècle en deux tronçons irréguliers, une partie chargée de ses étroites et hautes maisons à quatre étages et le reste découvert et libre. En 1788, les vingt-huit ou trente maisons subsistantes furent jetées bas en {312} même temps que celles du pont au Change, et le pont resta comme nous le voyons aujourd’hui, le plus beau pont de Paris après le Pont-Neuf.
Pour les communications de l’île Notre-Dame avec la Cité, l’entreprise Marie jeta sur la rivière un troisième pont praticable aux piétons seulement; celui-ci était en bois, il eut une forme bizarre, imposée par les réclamations du chapitre: il prenait à la pointe du nouveau quartier de l’île Notre-Dame, poussait droit à la rive de la Cité, puis quelques toises avant d’aborder sous les maisons du cloître, il évitait cette rive et par une courbe s’en allait toucher au petit port Saint-Landry.
Le pont Rouge achevé en 1634 fut inauguré par un accident. Il y avait cette année grandes processions jubilaires à Paris, il arriva que trois paroisses se rencontrèrent sur ce pont de bois où la presse et la bousculade furent telles qu’une balustrade céda sur un point. Quelques personnes tombèrent dans la Seine, on crut que le pont s’écroulait et une panique s’ensuivit dans laquelle le nombre des victimes fut grand; on compta une vingtaine de morts, écrasés ou précipités dans le fleuve, et plus de quarante blessés.
Endommagé souvent par les eaux ou les glaces, ce pont fut refait en 1709, et remplacé au commencement de notre siècle par le pont de la Cité, en fer, remplacé lui-même en 1842 par une passerelle de fils de fer, décorée d’entrées gothiques à chaque extrémité. Il y a là aujourd’hui le pont Saint-Louis continué vers la rive droite par le pont Louis-Philippe.
Une lettre de la Reynie, lieutenant de police, à Colbert, publiée par M. P. Clément dans son livre sur la police sous Louis XIV, donne des détails curieux sur les dangers qui revenaient chaque année pour ces ponts chargés de maisons et habités chacun par des centaines de Parisiens, non du menu peuple, mais bien pour la plupart riches commerçants, changeurs, orfèvres, marchands de tableaux, libraires, parmi lesquels on pourrait citer des noms célèbres, comme le libraire-graveur Geoffroy Tory, qui demeurait vers 1540 sur le Petit-Pont à l’enseigne du Pot Cassé, ou Gersaint, le marchand de tableaux, qui avait boutique très achalandée, sur le pont Notre-Dame avec, en guise d’enseigne, un superbe tableau peint par son ami Watteau.
«Bien que le dégel ait été extrêmement doux, écrit la Reynie le 16 janvier 1777, la rivière ayant grossi elle a fait beaucoup de désordre cette nuit à Paris, par les glaces qu’elle a entraînées. Presque tous les bateaux qui se sont trouvés dans les ports ont été fracassés. Le pont Rouge—(ou pont Barbier, entre les Tuileries et la rue du Bac)—a été emporté ce matin à six heures par la seule glace qui était entre ce pont et le pont Neuf. Il y a encore présentement un grand sujet à craindre pour les autres ponts et surtout pour les pont de la Tournelle et Petit-Pont, pour le pont Marie et pour le pont au Change, parce qu’il s’y est arrêté des montagnes de glaces que ces ponts auront peine à soutenir longtemps, et ils seront infailliblement emportés s’il survient un surcroît d’eau capable de pousser avec quelque impétuosité les glaces qui sont entassées à la tête et au milieu de la rivière d’une manière tellement extraordinaire que le peuple y accourt de tous côtés pour voir ces amas de glace dont l’épaisseur et la quantité ont quelque chose de prodigieux. C’est sur les deux heures après minuit que le plus grand désordre est arrivé, et le bruit a été si grand que tous ceux qui logent sur les ponts et sur les bords de la rivière ont été sur pied et en crainte tout le reste de la nuit. On a appréhendé pour la Tournelle où sont les galériens, et il est vrai que la glace qui s’y est {314} élevée jusqu’au premier étage, par l’effort de celle qui est au-dessous, pouvait donner quelque sorte d’appréhension... Les officiers font ce qu’ils peuvent pour le secours de tous ceux qui en ont besoin...»
Lorsque s’ouvrit la deuxième moitié du XVIIe siècle, le quartier de l’île, dont les quais seuls avaient déjà englouti des sommes considérables, était à peu près achevé, l’île entière était bordée de fastueux hôtels et de magnifiques maisons habitées surtout par la noblesse de robe, par la riche magistrature. Nous pouvons encore aujourd’hui juger de ce que ces habitations purent être en leur beau temps, car elles existent encore presque toutes. Sur les quais d’Anjou, de Bourbon et de Béthune, les portes cochères magistrales, les nobles balcons à mascarons, à splendides ferronneries se succèdent, c’est l’hôtel Lauzun-Pimodan, l’hôtel de Richelieu, habité en sa jeunesse par le maréchal, l’hôtel Denis Hesselin, prévôt des marchands, etc...
La pointe orientale de l’île avait pour ornement les deux plus célèbres de ces hôtels, l’hôtel Lambert et l’hôtel de Bretonvilliers. Celui-ci, construit en 1660 par le financier le Ragois de Bretonvilliers sur les plans de du Cerceau, formait une immense demeure en plusieurs corps de bâtiments réunis par une arcade jetée par-dessus la rue de Bretonvilliers. L’hôtel Bretonvilliers a disparu, morcelé, puis démoli, il n’en est resté que des débris et le pavillon de l’Arcade.
Le fisc toujours détesté, et si justement alors avec le système des fermes, logeait ici à la fin du siècle dernier, l’hôtel de Bretonvilliers renfermait les bureaux de la ferme générale: «On ne saurait, dit Mercier, passer devant cet hôtel sans un petit frissonnement, car c’est là que les fermiers généraux ont placé leur antre. Là ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple, une force plus comprimante...»
Son voisin l’hôtel Lambert continue à ouvrir magnifiquement la perspective des belles constructions du quai d’Anjou. Son constructeur fut M. Lambert de Thorigny, président de la Chambre des requêtes du Parlement. L’architecte Levain, les peintres Lebrun et Lesueur s’étaient chargés d’en faire un véritable palais où l’on admirait fort l’escalier monumental occupant le pavillon à fronton au fond de la cour, les grands appartements décorés de superbes toiles, de plafonds, de sculptures et de magnifiques menuiseries. On trouvait là le cabinet des Muses et {316} le salon de l’Amour, dont les peintures sont maintenant au Louvre, et la grande galerie dont le plafond de Lebrun est consacré aux travaux d’Hercule, à ses luttes et à son mariage avec Hébé.
L’hôtel Lambert eut pour possesseurs la marquise du Châtelet dont le nom rappelle Voltaire, le fermier général Dupin, aïeul de George Sand. Le fils de ce fermier général, élève de Jean-Jacques, ayant perdu au jeu sept cent mille livres, dut vendre l’hôtel à un autre fermier général M. de la Haye. Après la Révolution, on vit dans l’hôtel M. de Montalivet, puis un pensionnat, puis un fabricant de lits militaires...
Ce fut le temps des épreuves, l’hôtel y perdit bien des choses et fut même menacé de disparaître; enfin, en 1840, la princesse Czartoriska, le sauva de la démolition et le restaura pour s’y installer.
L’hôtel de Lauzun ou de Pimodan que son magnifique balcon désigne, quai d’Anjou, 17, est l’un des hôtels célèbres de l’île, c’est pour le financier Gruyn que le logis étala d’abord les somptuosités de ses appartements. Le brillant duc de Lauzun, l’époux de Mlle de Montpensier, lui succéda. Après différents possesseurs, le marquis de Pimodan en 1779 lui donna le second nom sous lequel il est connu. En 1841, acheté par un célèbre collectionneur, le baron Jérôme Pichon, l’hôtel de Pimodan prit tout à coup un éclat littéraire auquel il ne s’attendait pas. Roger de Beauvoir, Théophile Gautier et d’autres littérateurs de la pléiade romantique devinrent les locataires du baron Pichon.
{317} Quelques grandes portes admirables, quelques merveilleux balcons signalent encore bien des hôtels remarquables sur ces quais dits des Balcons, ou dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Par exemple l’hôtel de Poisson de Marigny, frère de Mme de Pompadour, 5, quai d’Anjou, l’hôtel Le Charron, quai de Bourbon, no 3, l’hôtel de Jassaud, même quai, no 19, l’hôtel Hesselin, 24, quai de Béthune, l’hôtel Chenizeau, rue Saint-Louis-en-l’Ile, 51, dont le balcon, supporté par des dragons fantastiquement enroulés, montre une magnifique ferronnerie, etc...
Au coin de la rue Le Regrattier et du quai Bourbon, une ancienne inscription: «rüe de la femme sans teste», au-dessous d’une niche d’angle contenant encore la moitié d’une vierge brisée, rappelle un ancien cabaret du XVIIe siècle, dont l’enseigne représentait une femme privée de tête, tenant un verre à la main, avec cette irrespectueuse légende: Tout en est bon.
Dès les commencements du nouveau quartier, une petite chapelle avait été érigée dans l’île, mais la population augmentant rapidement, il fallut agrandir cette chapelle qui devint paroisse sous le titre de Saint-Louis, et dont le nom passa vite à l’ancienne île Notre-Dame.
En 1664, pour l’agrandir encore, on construisit le chœur de l’église actuelle, puis une quarantaine d’années après, on démolit le reste pour élever la nef.
{318} La flèche assez singulière est une pyramide percée de grands jours ronds; l’horloge, suspendue sur le côté de la tour comme une enseigne et visible des deux côtés de la rue, contribue à donner à l’église et au quartier de l’île, cette petite ville enfermée dans la grande, sa physionomie particulière.
L’île Saint-Louis, dès sa naissance, fut une petite cité à part, ville de haute magistrature d’abord, de riches financiers et de grosse bourgeoisie ensuite, d’un aspect noble et grave, tous les écrivains du siècle dernier l’ont constaté. Mercier la dépeint favorablement et fait l’éloge de sa tenue et de ses bonnes mœurs. Aujourd’hui encore, sur ces quais aux nobles demeures, dans ces rues d’un calme si parfait, on se croirait dans une sorte de Versailles insulaire, à cent lieues du Paris bruyant et agité.
En arrière de l’île Saint-Louis, devant l’arsenal, existait une autre île connue jadis sous différents noms, île aux Javiaux, île aux Meules, île Bouteclou. Au XVe siècle, c’était l’île de Louviers parce qu’elle appartenait à Nicolas de Louviers qui fut prévôt des marchands en 1468. Elle était alors, comme sa voisine, toute champêtre, un îlot de verdures, une prairie encadrée d’arbres, saules et peupliers.
En 1549, pendant les fêtes qui suivirent l’entrée solennelle de Henri II et de Catherine de Médicis, le bureau de la ville voulut donner à la royale épousée le spectacle d’un siège et d’un combat naval. Il fit donc élever dans les prairies de l’île de Louviers un petit fort et arranger un havre garni de diverses défenses. Un pont de bateaux jeté de l’île Notre-Dame à l’île de Louviers amena les troupes qui simulèrent toutes les opérations d’un siège. La fête militaire eut grand succès; la forteresse enlevée d’assaut, on passa à d’autres réjouissances, joutes, processions accompagnées, comme cela continuait à se voir de temps en temps, de quelques brûlements d’hérétiques.
L’île Louviers devint sous les règnes suivants une annexe des ports de Paris. Ce fut surtout le dépôt des bois à brûler, le port d’arrivage des longs trains de bois qui descendaient de la haute Seine, ils étaient dépecés là ou dans les fossés de l’Arsenal, le long des grands chantiers de bois flotté que le plan de Gomboust, en 1650, nous montre de la Seine aux fossés de la Bastille.
C’était aussi pour les jeunes seigneurs, prompts à mettre flamberge au vent, un petit Pré aux Clercs; en ces temps bien des affaires d’honneur se réglèrent dans l’île, où les grands tas de bois offraient des emplacements discrets convenablement abrités des regards de messieurs les exempts.
Au XVIIIe siècle, achetée par la ville 61.500 livres, l’île Louviers continua à être louée aux marchands de bois et à former une pittoresque pointe en avant des ports de Paris, tout près du port Saint-Paul, très animé, rempli, en outre du mouvement si important de la batellerie ordinaire, de celui des arrivées des coches d’eau de la basse Seine.
Les hautes piles de bois, les édifices de bûches entassées disparurent de l’île Louviers en 1843, lorsque le petit bras de Seine qui la séparait de la rive fut comblé. Les maisons des rues Coligny et Schomberg s’élevèrent. L’île Louviers avait cessé d’exister.
L’extrémité de l’île Saint-Louis est restée pittoresque avec la grande estacade de bois supportant une passerelle, qui rattache la pointe où fut le grandissime hôtel de Bretonvilliers à l’ancienne île des marchands de bois, jadis dominée par les ombrages du mail, par les pavillons de l’Arsenal et par les bâtiments des Célestins. Tout a bien changé ici, disons-nous, heureux cependant de garder encore la pittoresque estacade.
Henri III pose la première pierre du pont des Pleurs.—La passerelle provisoire et sa colonie de voleurs.—Les îles de Bussy et de la Gourlaine soudées à la Cité.—Les mascarons de Germain Pilon et autres.—Le duel Fontaine et Villemot.—Le tribunal des voleurs.—Les tirelaines par plaisir.—Une partie de volerie.—Aventures, pérégrinations et naufrages du cheval de bronze.—La Samaritaine.—Échoppes et marchands.—Charlatans et bateleurs.—Mondor et Tabarin.—L’Orviétan.—Gilles le Niais, l’arracheur de dents Carmeline.—Brioché au château Gaillard.—Le cadavre de Concini.—Libelles et chansons.—La Fronde au Pont-Neuf.—Revues des troupes de la Fronde.—Les Mazarinades.—Rixes et bagarres.
Incontestablement, la fonction des ponts devrait être à la fois de fournir un passage sur les rivières et de servir à la décoration des villes. A certaines époques et dans certains pays on eut le sentiment de cette double fonction, de là ces ponts décoratifs qui existent encore, de plus en plus rares il est vrai. Aujourd’hui on ne paraît guère songer au parti pris décoratif, au superbe motif que les ponts peuvent offrir à l’art architectural. Un pont est une œuvre d’ingénieur, et voilà tout. Pourvu que l’on puisse passer dessus avec sécurité, il semble qu’on n’ait rien à exiger de plus.
Le Pont-Neuf est le roi des ponts de Paris. Il est le seul pont vraiment monumental et décoratif que nous possédions aujourd’hui, le pont Marie ayant le second rang. Ce pont de la Renaissance a l’air de fermer le Paris du moyen âge enclos dans l’île et dans les quartiers à l’est. En dehors, c’est le XVIIe siècle qui commence, le Paris de Louis XIII et de Louis XIV qui gagne et s’étale dans les anciennes prairies dévorées par la gloutonne Lutèce, arpent après arpent.
Le Pont-Neuf est toujours beau, mais combien il le fut davantage au siècle de sa jeunesse, quand il s’accompagnait à l’arrière-plan de tant de monuments disparus, et se raccordait en avant avec les restes de l’ancien Louvre et de l’hôtel de Bourbon, sur la rive droite, avec le vieux décor gothique du rempart et de la tour de Nesle, sur la rive gauche.
Les célèbres estampes de Callot et d’Israel Silvestre nous le montrent en cette première jeunesse, faisant deux fois le dos d’âne, des Augustins au terre-plein, et du terre-plein au quai de l’Ecole, sur la Seine grouillante de bateaux, de barques de passage, de bateaux de lavandières, de marchandises qu’on débarque, de chevaux à l’abreuvoir, avec la première Samaritaine en avant-corps pittoresque, et des berges accidentées et herbeuses, des débris de remparts qui s’éboulent, le vieux château Gaillard ou Brioché fait jouer ses marionnettes, l’hôtel de Nevers qui élève ses grands pavillons de briques et pierres à la place de l’hôtel {322} de Nesle, enfin la porte et la tour de Nesle qui gardent des cicatrices et des brèches des sièges de la Ligue.
C’est l’âge pittoresque du Pont-Neuf. Plus tard, le grand paysage parisien, trop riche, trop fourni, trop plein, régularisera ses lignes, et peu à peu se dépouillera de sa surabondance architecturale.
La pointe extrême de la Cité jusque vers la fin du XVIe siècle, c’était la maison des Etuves qui devait se trouver à peu près vers le milieu de la place Dauphine, en avant du grand escalier du palais actuel. On trouvait au delà de cette pointe deux îlots séparés par de minces rigoles, les deux îles qui portent différents noms, l’île aux Juifs ou du Passeur-aux-Vaches, la plus grande, du côté méridional, s’allongeant devant le couvent des Augustins, et l’île Buci, plus petite, au nord de l’autre. Il y a confusion dans les noms de ces îles. L’île aux Juifs, où furent brûlés Jacques Molay et le maître de Normandie, est probablement aussi l’île aux Treilles, qui produisait, sous le Palais même, quelques muids de vin. L’île Buci pourrait aussi bien être l’île Bureau, du nom de Hugues Bureau, fils ou petit-fils de Bureau le grand maître de l’artillerie de Charles VII, qui la louait pour y mettre ses chevaux au vert, ou l’île de la Gourdaine ou Jourdaine, bac ou engin de pêche, mais le doute est possible.
Dans tous les cas, l’aspect champêtre persista jusqu’au XVIe siècle. Ces îles sont fréquentées par les pêcheurs, le passeur continue à y amener les vaches le matin et à les reprendre le soir. A côté de la petite île de la Gourdaine, se trouvait amarré un moulin sur pilotis comme il y en avait plusieurs dans la traversée de Paris, devant la Grève, devant Saint-Germain, non soudés complètement de façon à former un pont, ainsi qu’au pont aux Meuniers.
Ce moulin de la pointe de la Cité devint le moulin de la Monnaie, ayant été acheté par le roi Henri II pour un nommé Aubin Olivier, menuisier d’Auvergne, esprit inventif qui avait trouvé un procédé de monnayage et inventé des engins pour lesquels le fleuve devait servir de moteur. Présenté au roi par le général des Monnaies de Marillac, Aubin put installer ses machines dans le moulin et fut même logé avec ses aides dans la maison des Etuves.
L’importance prise au XVIe siècle par le bourg Saint-Germain, le quartier au delà de la porte de Nesle, qui faisait pendant au quartier nouveau développé autour du Louvre, vers les Tuileries naissantes, avait depuis longtemps fait désirer l’établissement d’une communication plus commode que le bac faisant la navette au-dessous du Louvre, ou les barques que l’on trouvait toujours là guettant les gens pressés de passer sur l’autre rive. A défaut de ces moyens de passage, le détour qu’il fallait faire par le pont au Change et le pont Saint-Michel rallongeait considérablement.
Bien avant ces temps, sous Charles V, dit M. Charles Normand dans son Itinéraire-guide archéologique de Paris, on avait déjà projeté un pont à la pointe de la Cité, et même quelques travaux avaient été commencés vers 1379.
Les projets longuement étudiés, retardés par des hésitations sur l’emplacement le plus commode et se raccordant avec les grandes voies passagères, aboutirent {323} et enfin l’exécution commença en 1578, à la fin d’avril, en profitant des basses eaux. On commença le travail par le petit bras de la Seine entre le couvent des Grands-Augustins et l’île du Palais. Les fondations de quatre piles furent jetées dans l’année.
L’architecte du Pont-Neuf, celui qui, dit-on, donna les plans, fut Jean-Baptiste Androuet du Cerceau, fils de Jacques du Cerceau, fondateur de la dynastie, l’architecte graveur «des plus excellents bâtiments de France», qui professait la religion réformée et s’en fut mourir à Genève.
Jean-Baptiste du Cerceau avait été l’un des Quarante-cinq de Henri III. Il fournit les plans du Pont-Neuf et présida aux premiers travaux.
Le samedi 31 mai 1578, Henri III vint solennellement poser la première pierre, au-dessus des fondations de la première pile. C’était le jour même des funérailles de Quélus et de Maugiron, morts des blessures reçues dans le fameux combat du marché aux chevaux des Tournelles, et la figure du roi pendant la cérémonie parut à tous tellement empreinte de désolation, que le nouveau pont reçut ironiquement ce jour-là le nom de Pont-des-Pleurs.
Un grand bateau magnifiquement pavoisé était allé prendre au Louvre Henri, la reine Louise de Vaudemont et la reine mère Catherine de Médicis, avec une suite brillante et les avait amenés au quai des Augustins. Sur les échafaudages de la première pile, Henri III prit du mortier avec une truelle d’argent dans un plat de même métal et le jeta sur la première pierre. La chose faite, il regagna aussitôt sa barque pour aller cacher son chagrin au Louvre.
Les travaux ne semblent pas avoir été poussés avec une grande rapidité, malgré la hâte que le roi manifestait de voir l’œuvre avancer et malgré ses fréquentes visites. L’argent sans doute manquait et par surcroît la situation politique s’aggravait tous les jours. Le roi constatait avec mélancolie que son pont n’avançait pas. Une fois, raconte M. Ed. Fournier, le savant historien du Pont-Neuf, son impatience fut si vive qu’en plein mois de janvier, alors que le fleuve charriait des glaçons à plein canal, il fit jeter un pont de bois qui allait de l’une à l’autre rive, en s’étayant tant bien que mal sur les pierres boiteuses des piles inachevées. Et sur cette périlleuse passerelle la cour, le roi en tête, se rendit aux Grands-Augustins pour assister à une magnifique fête donnée en l’honneur du nouvel ordre du Saint-Esprit.
Quand les troubles à la fin tournèrent en révolution, quand la journée des barricades contraignit le roi à s’enfuir de son Louvre, et mit Paris aux mains de Messieurs de Guise et de la Ligue triomphante, on eut bien autre chose à faire qu’à terminer le Pont-Neuf. Les travaux se trouvèrent complètement arrêtés pour longtemps.
Pendant toute la durée de cette révolution du XVIe siècle, pendant le siège de Paris et même pendant les premières années du règne de Henri IV, le Pont-Neuf demeura en l’état où Henri III l’avait laissé, c’est-à-dire avec des pilotis sortant de l’eau du côté du grand bras, des piles à peu près achevées et une ou deux arches plus avancées du côté des Augustins, des échafaudages, des passerelles allant de {324} l’une à l’autre pile. Tout ce que l’on put faire, ce fut d’établir sur tous ces travaux en divers états d’avancement, une passerelle provisoire allant du quai des Augustins à l’île du Palais.
Dans tous ces échafaudages, dans les espèces de cages formées par la forêt de poutres soutenant cintres et tabliers, s’était établie une population de vagabonds et de voleurs, composée surtout d’Irlandais venus à Paris avec les troupes espagnoles alliées de la Sainte Ligue.
Le jour, tous ces gueux dormaient dans leur refuge ou mendiaient par les rues; la nuit venue, ils rôdaient en quête de mauvais coups à faire. On raconte que des passants attardés traversant le pont étaient tout à coup saisis aux jambes par les malandrins embusqués dans leurs cachettes sous la passerelle, dépouillés en un clin d’œil et jetés à la Seine. Le Pont-Neuf commençait bien, il avait ses voleurs avant d’être achevé.
En 1598 Henri IV, délivré de ses grands soucis, ordonna la reprise des travaux. Il était temps d’en finir, les autres ponts n’en pouvaient plus, on n’osait plus faire passer les gros charrois sur le pont au Change, et il ne restait pour charrettes et voitures que le pont Notre-Dame.
En 1599, on parvint à terminer toute la partie sur le petit bras et l’on se mit aussitôt avec ardeur aux piles du grand bras. Il fallait beaucoup d’argent, on le trouva en faisant d’abord contribuer les provinces de Bourgogne, Champagne, Picardie et Normandie, sous prétexte qu’elles avaient intérêt à l’achèvement du pont pour le passage de leurs marchandises, et ensuite en affectant aux travaux le produit d’un impôt sur le vin des bourgeois de Paris, impôt destiné primitivement à doter la ville de nouvelles fontaines.
En 1603, les travaux étaient assez avancés pour que l’on pût, au moyen de passerelles établies sur les arches non terminées et de planches jetées sur les derniers vides, traverser le Pont-Neuf dans toute sa longueur. Les Parisiens qui attendaient leur grand pont avec impatience se risquaient volontiers à tenter le passage et plus d’un s’était rompu le col en chavirant du haut de ces planches dangereuses sur les piles ou dans la rivière.
Le Béarnais voulut opérer de la même façon la traversée du fameux Pont, on lui objecta les accidents arrivés précédemment aux imprudents. «Ceux-là n’étaient pas rois!» répondit-il, et le 20 juin 1603, il passa le Pont-Neuf du quai des Augustins au Louvre.
Il fallut encore trois années de travail complètes {325} pour achever en son entier le Pont-Neuf. En 1607, tout était terminé, la physionomie de la cité se trouvait profondément modifiée. Les deux piles de Bussy et de la Gourdaine, avant-garde de la grande île, n’existaient plus, elles avaient été taillées, régularisées, rehaussées et soudées à la Cité, de façon à constituer au milieu du Pont-Neuf un terre-plein qui divisait celui-ci en deux parties.
Le quai méridional de l’île, quai des Orfèvres, allant du Pont-Neuf au pont Saint-Michel, exécuté sous Henri III, avait son pendant par un quai sur l’autre côté dit quai du Grand Cours d’eau, de l’Horloge ou des Morfondus, allant du Pont-Neuf au pont au Change.
Entre la vieille maison des Etuves et le milieu du Pont-Neuf à la pointe des îles amalgamées il était resté un grand terrain vague qui fut concédé par Henri IV en toute propriété, moyennant un cens d’un sol par toise, au président Achille de Harlay, à charge de faire bâtir sur un plan donné, autour d’une place en forme de triangle, une série de maisons symétriques en briques, séparées par des pilastres de pierre. La place commencée immédiatement reçut le nom de place Dauphine en l’honneur du Dauphin Louis.
Le Pont-Neuf, en arrivant sur la rive gauche, se heurtait aux murailles du couvent des Augustins; il n’y avait pas de rue entre le couvent et la tour de Nesle, il fallait pour ouvrir un débouché au Pont-Neuf couper à travers les dépendances du couvent, renverser l’hôtel des abbés de Saint-Denis, grande et solide construction soutenue de contreforts, et supprimer divers bâtiments et jardins. Une compagnie se chargea de l’entreprise. Les difficultés vinrent de la part des Augustins qui refusaient leurs terrains; ils ne cédèrent que sur de bonnes conditions: indemnité évaluée par une commission, construction d’un passage sous le sol de la rue pour faire communiquer leurs propriétés, et divers avantages. Comme ils ne se décidaient qu’en rechignant et qu’ils présentaient au roi quelques dernières observations sur la réduction de leur jardin et la perte de leurs légumes: «Ventre Saint-Gris, mes frères! dit le Béarnais, l’argent que vous retirerez des maisons que vous bâtirez sur cette rue nouvelle vaudront bien des choux!» De fait, les Augustins bâtirent sur la rue, trouvèrent bientôt la spéculation avantageuse, et tirèrent jusqu’à la fin du dernier siècle de bons revenus de leurs maisons.
La rue Dauphine se heurtait à la muraille de la ville à la hauteur de la rue Mazet actuelle, ancienne rue Contrescarpe-Saint-André, près de la porte {326} Bussy. On ouvrit dans cette muraille une nouvelle porte qui s’appela la porte Dauphine et dura jusqu’en 1673.
Dans les premiers projets, le Pont-Neuf devait comme les autres ponts porter deux lignes de maisons; des caves avaient déjà été préparées dans les piles, le directeur de la Samaritaine sous Louis XIII occupa longtemps une de ces caves qu’il avait encore agrandie. Henri IV, en reprenant les travaux, voulut que le pont fût libre et décida qu’il n’aurait point de maisons. De même des portes monumentales aux extrémités avaient été étudiées, ainsi qu’une garniture de statues royales sur les demi-lunes, mais ce projet aussi fut abandonné. Le Pont-Neuf se contenta pour décoration de ces demi-lunes sur chaque pile, qui lui donnent une si forte assiette, et de la longue série de mascarons qui soutiennent la corniche saillante, masques d’un beau caractère et presque tous fort curieux. Germain Pilon avait travaillé à ces mascarons du Pont-Neuf; il était en ce temps-là logé à la vieille maison des Etuves du Palais, bâtie au XIIIe siècle et qui devait disparaître dès les premiers travaux de la place Dauphine. Quelques-uns de ces mascarons attribués à Germain Pilon ont été enlevés au moment des restaurations du pont et portés au musée de Cluny.
Enfin Paris l’avait, ce Pont-Neuf que l’on attendait avec tant d’impatience. Ce fut immédiatement la grande artère portant la vie de l’une à l’autre rive, le passage le plus fréquenté, et aussi le rendez-vous des gens de toutes sortes, attirés de ce côté par des raisons diverses, bons bourgeois flâneurs, oisifs divers, petits marchands, charlatans, etc... Ce succès d’ailleurs allait enrayer l’essor des quartiers de l’Est et empêcher le centre aristocratique de la ville de se fixer définitivement vers la Place Royale en train de se bâtir.
Tout de suite pour profiter de la vogue du pont, des marchands étaient accourus, y avaient installé de petites boutiques dans les demi-lunes, des étalages divers un peu partout, et avec ces marchands, des arracheurs de dents, de petits charlatans vendant poudres de mort aux rats et onguents propres à guérir tous les maux.
Les traîneurs de rapière, chercheurs d’aventures, vieux débris des guerres civiles ou gentilshommes attirés de tous côtés vers Paris, bretteurs et raffinés de cour, n’étaient pas les moins nombreux. C’était l’époque où la fureur des duels était telle que pour la plus petite vétille.....
les épées sortaient du fourreau et jetaient sur le carreau, en jeunes cavaliers, en vaillants gentilshommes, de quoi équivaloir à la consommation d’une bataille rangée tous les ans.
L’année même où, le pont terminé, Henri IV entreprenait la transformation des deux îlots rattachés à la Cité, eut lieu, sur le nouveau terre-plein du Pont-Neuf, une rencontre qui fit grand bruit pour sa funeste conclusion. Deux jeunes et valeureux gentilshommes, fort bien en cour, les sieurs Villemot et Fontaines, {327} avaient eu une vive altercation pour un coup discuté au jeu de paume. La querelle devait amener une rencontre. On prit rendez-vous pour le lendemain sur le terre-plein du pont. Le roi ayant eu vent du combat projeté envoya des exempts garder chez eux les adversaires. Par malheur, ils purent s’échapper et courir au rendez-vous. Villemot arriva le premier sur le terrain à cheval, et ne fut pas sitôt planté sur la berge qu’il vit déboucher Fontaines également à cheval, aussi bien disposé que lui.
On connut les détails par le valet de Villemot qui avait suivi son maître. Les deux adversaires se saluèrent fort courtoisement.—Bonjour, monsieur, si matin! dit Fontaines. Après un échange de politesses, ils sautèrent tous deux à terre et mirent flamberge au vent. L’affaire ne traîna pas, «ils ne se tirèrent que trois coups d’épée dont ils tombèrent tous deux morts à terre, Fontaines à la renverse et Villemot sur les dents». Tous les coups avaient porté. Chacun des combattants présentait les mêmes blessures, à la gorge, à la poitrine et au côté. Il n’y avait plus qu’à les mettre en terre. «Le roy fut extrêmement fasché de cet accident et dit qu’il avait perdu deux hommes qui eussent pu rompre une bataille.»
Précédemment, le pont n’étant pas encore achevé, Henri IV avait failli {328} l’inaugurer assez mal: comme il y passait à cheval à un retour de chasse, en décembre 1605, un homme l’avait saisi par son manteau et violemment tiré en arrière en le menaçant de le tuer. L’homme arrêté par les gardes fut trouvé porteur d’un poignard, mais on le reconnut vite à ses discours pour un fou, ce qui le sauva de la potence.
La colonie de voleurs étrangers installée au Pont-Neuf ou aux environs sur les terrains en transformation, avait fini par montrer une audace telle qu’il avait bien fallu en venir à des mesures rigoureuses: on fit des rafles de ces bandits, on en pendit un bon nombre et enfin, un beau jour, on chargea le reste de ceux que l’on avait pris sur des bateaux bien garnis d’archers pour les renvoyer au delà de la mer, aux pays d’où ils étaient venus. L’Estoile fait aussi mention du départ de tous ces mendiants et malfaiteurs, mais ne dit pas ce que devinrent les nefs chargées de toute cette gueuserie.
Paris conservait encore assez de voleurs nationaux, qu’après les gueux étrangers on se mit à pourchasser sérieusement aussi. Les simples vagabonds et mendiants avaient leurs diverses cours des Miracles, les antres consacrés, où ils rentraient le soir, leur récolte faite et dont le nettoyage ne fut entrepris que plus tard sous Louis XIV. A l’exemple de ces mendiants organisés par confréries sous l’autorité d’un chef suprême, le grand Coesre, les voleurs proprement dits formaient aussi des sociétés organisées, reconnaissant des autorités particulières. Ces voleurs avaient divers lieux de réunion, notamment sur la rivière, vers le Port au Foin, c’est-à-dire, suivant les uns, vers la Grève où se trouvait le port au blé, suivant les autres sur les berges avoisinant le Pont-Neuf, entre la place des Trois-Marie et la valle de Misère.
L’Estoile rapporte qu’il existait chez ces voleurs une juridiction organisée pour juger les affaires entre coupe-bourses et les méfaits contre la corporation. Dans un bateau sur la rivière se tenaient les plaids et audiences de cette justice qui condamnait à l’amende, à des peines corporelles et à la mort; les sentences s’exécutaient dans un autre bateau annexe du tribunal, on y fouettait les uns, les condamnés à mort y étaient poignardés et jetés à la rivière.
En 1609, le prévôt Defunctis put saisir un des principaux de ce tribunal de voleurs, et le fit pendre haut et court au Port au Foin, devant l’endroit où il avait exercé lui-même sa parodie de la justice.
Pour quelques-uns de pendus le royaume des larrons ne tomba point, il ne resta pas moins dans Paris un incroyable nombre de voleurs et filous de toute importance qui faisaient du Pont-Neuf un des champs principaux de leurs exploits. Vols en plein jour, menues filouteries, bourses coupées, manteaux enlevés, désordres plus graves aussitôt la nuit venue, guet-apens, assassinats, entraient dans les habitudes journalières du Pont-Neuf. Défendre son manteau ou sa bourse quand on était attaqué, c’était risquer sa vie.
On avait eu beau décréter que tous les vagabonds et truands qui dormaient le jour sur le terre-plein, à l’ombre du cheval de bronze, et qui se transformaient en voleurs dès la nuit venue, devraient évacuer le Pont-Neuf dès six heures du {329} soir, sous peine, s’ils étaient pris par le guet, d’être envoyés en prison ou à la potence, ils se moquaient des arrêts. On accusait même les archers du guet d’être de connivence avec eux et de recevoir, pour leur laisser le champ libre, une part dans le produit de leurs opérations.
Au trouble apporté dans la vie de Paris par ces malandrins qu’on appelait les officiers du Pont-Neuf, terreur du bon bourgeois tranquille, se joignaient d’autres non moins graves désordres. Turbulences de pages et d’écoliers, attroupements de laquais, pillards non moins que les voleurs de profession, et amusements étranges de gentilshommes.
Il n’y a pas une estampe représentant le Pont-Neuf au cours du XVIIe siècle sans que l’on n’y voie en quelque point, parmi l’encombrement des piétons, des {330} cavaliers et des carrosses, des gens en train de ferrailler, au milieu d’un groupe que des archers font semblant d’avoir de la peine à percer pour venir séparer les combattants. On se rencontrait ici, à ce rendez-vous de tout Paris, on se heurtait entre ennemis, et les flamberges aussitôt de jaillir des fourreaux. Il y avait aussi des combats pour rire et l’on cite, en 1606, un combat à coups de boules de neige entre M. de Vendôme et ses amis, où l’un des combattants fut gravement blessé d’une pelote de neige enveloppant un caillou.
Il devint de mode parmi les jeunes cavaliers de s’en aller le soir, au sortir des cabarets, s’amuser sur le Pont-Neuf à voler les manteaux des bourgeois. C’était, paraît-il, Gaston d’Orléans qui avait mis en train ces petits divertissements. Plaisirs raffinés, mais dangereux, car les choses ne se passaient pas toujours sans coups de bâton ou estocades, quand les volés ne se voulaient pas laisser faire. Si le guet venait par hasard, on le rossait, ou l’on fuyait si l’on ne se trouvait pas en nombre.
Un soir, le comte de Rochefort, avec le comte d’Harcourt, le chevalier de Rieux, et quelques amis, après une partie de débauche, voulurent terminer la fête par une partie de «volerie» sur le Pont-Neuf. La compagnie se mit à l’œuvre. Rochefort et Rieux, qui avaient fortement bu, escaladèrent le piédestal de la statue de Henri IV et s’installèrent sur la croupe du cheval de bronze pour jouir du spectacle en toute tranquillité. Le divertissement marchait bien, les gentilshommes tire-laines avaient déjà enlevé cinq ou six manteaux, lorsqu’un des bourgeois détroussés s’avisa de requérir le guet.
Les archers arrivèrent en force, les gentilshommes aussitôt de détaler. Rochefort et Rieux voulurent en faire autant, mais ce dernier descendit trop précipitamment du cheval de bronze et se cassa la jambe. A ses plaintes le guet accourut et le ramassa. Rochefort, perché près du grand Henri, fut descendu par les archers et mené avec son ami aux prisons du Châtelet, où leur affaire faillit mal tourner pour eux, la peccadille n’étant point du goût du grand cardinal.
Depuis 1614, la statue équestre du roi Henri s’élevait sur le môle ou terre-plein du Pont-Neuf. Cette statue fameuse n’avait pas été érigée là sans peine, bien des aventures lui étaient arrivées avant son érection, et ces aventures peut-être exagérées, ont donné lieu à plusieurs versions. D’après la version la plus accréditée, rapportée par tous les anciens historiens de Paris, la monture de Henri IV, le cheval de bronze, serait une monture d’occasion ayant été exécutée à Florence par le sculpteur Jean de Bologne, pour porter la statue de Ferdinand, grand-duc de Toscane.
A la mort de Ferdinand, le cheval seul étant terminé fut offert ou vendu à la régente Marie de Médicis pour la statue qu’elle avait l’intention d’ériger au feu roi. On embarqua donc le cheval de bronze à Livourne, sur un bâtiment qui traversa la Méditerranée, prit le détroit de Gibraltar, et put arriver après une navigation mouvementée jusqu’en vue de la Normandie. Là le bâtiment fut jeté à la côte par la tempête.
Le cheval de bronze était au fond de la mer. Il y resta un an; enfin on put {331} après beaucoup de peines et d’efforts le retirer et le faire porter par un autre navire jusqu’au Havre-de-Grâce. En mai 1614, nouveau transbordement sur un bateau qui remonta la Seine et l’apporta jusqu’au piédestal où il fut érigé tout seul en attendant le cavalier.
La monture resta ainsi pendant plusieurs années, dit-on, ce qui expliquerait l’habitude conservée après l’achèvement du monument, de l’appeler toujours le cheval de bronze.
D’après la seconde version, le cheval et le cavalier auraient été exécutés en même temps à Florence par Jean de Bologne et son élève Pierre Tocca, et la statue complète embarquée à Livourne. L’histoire du naufrage serait authentique, l’événement eut lieu non point en vue des falaises normandes, mais en Méditerranée sur les côtes de Sardaigne.
Cheval et cavalier avaient donc séjourné au fond de la mer, tous deux furent érigés en grande cérémonie en 1614, sur le piédestal non encore achevé, et qui attendit longtemps encore les quatre esclaves enchaînés, destinés à être placés aux quatre angles. Le monument ne fut bien complet qu’au milieu du siècle quand on eut entouré la statue d’une grille. Si cette grille protectrice avait isolé le piédestal dès le commencement, l’aventure de Rochefort et Rieux n’eût pas été possible.
Un autre monument aux abords du Pont-Neuf vint dès ses premiers ans ajouter un trait à sa physionomie déjà si pittoresque. C’est la Samaritaine qui {332} vécut deux siècles et dont le souvenir survit encore dans un établissement de bains, surmonté d’un palmier de zinc bien peu décoratif.
En 1603, un mécanicien flamand, nommé Lintlaër, proposa au roi l’établissement d’une machine destinée à fournir d’eau potable le Louvre et les Tuileries, trop souvent réduits à la portion congrue; il s’agissait de construire sur pilotis un grand moulin en avant du Pont-Neuf presque en travers de la deuxième arche de la rive droite; malgré l’opposition du prévôt des marchands basée sur la gêne ainsi apportée à la navigation, la pompe fut construite en quelques années.
C’était primitivement comme une grande maison à pans de bois, portée sur d’énormes poutres sous lesquelles tournaient deux immenses roues de moulin; l’édifice avait deux étages, plus un grand toit aigu à deux rangs de lucarnes. La face tournée vers le Pont-Neuf fut décorée des figures en bronze doré de Jésus-Christ et de la Samaritaine, près de la vasque d’une fontaine où coulait une nappe d’eau sortant de la bouche d’un mascaron. Au-dessus s’élevait une tourelle avec une horloge astronomique indiquant le cours des astres et les signes du zodiaque, avec un petit clocheteur sonnant les heures et un carillon qui jouait différents airs à la grande joie des Parisiens.
La Samaritaine jouit tout de suite d’une grand popularité et son Jacquemart, que l’on venait entendre sur le pont, devint un personnage à qui tous les faiseurs de libelles et de pasquils firent endosser épigrammes, couplets satiriques et pamphlets.
La Samaritaine dans le cours de son existence subit quelques restaurations ou reconstructions, on la restaura sous Louis XIV avec plus de prétention à la magnificence; elle y perdit du pittoresque, le toit était remplacé par une terrasse, le Jacquemart était supprimé, le groupe de la Samaritaine se trouvait plus luxueusement arrangé. A côté de la tourelle au carillon, on voyait un cadran anémonique surmonté d’une Renommée tournante.
Vers 1714, la Samaritaine subit une reconstruction totale, jusqu’aux pilotis mêmes qu’il fallut en partie renouveler; le bâtiment eut trois étages, avec, au milieu de la façade donnant sur le pont, un avant-corps cintré abritant le fameux groupe. M. Edouard Fournier nous apprend que le célèbre canon du palais royal faillit être placé sur la terrasse de la Samaritaine en 1777 pour accompagner le carillon à midi sonnant.
Les derniers jours de la Samaritaine, après deux siècles de gloire, furent tristes. Quand vint la révolution, elle était déjà fort délabrée, son carillon se tut, il fut même un instant question de l’envoyer à la fonte comme les statues du Christ et de la Samaritaine qui disparurent alors.
L’édifice échappa encore provisoirement à la démolition parce que l’on y plaça un poste de garde nationale. En 1813, sa perte fut consommée, le bâtiment si fameux qui pendant deux siècles avait, n’en déplaise à Mercier qui le qualifie de petit vilain bâtiment carré, fait l’ornement de ce point de Paris et donné par son carillon chantant un supplément de gaîté à cet endroit remuant et bourdonnant, fut impitoyablement démoli.
{333} N’oublions pas une des particularités de son histoire, cette pompe pittoresque était officiellement intitulée château de la Samaritaine, et comme château elle avait un gouverneur nommé par le roi, le plus souvent un gentilhomme, un écrivain ou un artiste, qui ajoutait au bénéfice de sa sinécure un logement admirablement placé qu’il pouvait occuper ou louer.
Dès les commencements du Pont-Neuf, des petites boutiques et des marchands ambulants s’étaient installés tout le long des parapets, moyennant un petit droit qui revenait aux valets de chambre du roi. Les estampes du temps nous y montrent libraires, bouquinistes et marchands de gravures dont le commerce au temps de la Fronde est des plus prospères.
C’est là, sous la Samaritaine, que l’on vend libelles et pamphlets, écrits satiriques, et cela devient une cause permanente de désordres et de bagarres. On y chansonne les gens et les événements du jour, les princes, la cour ou le Mazarin, {334} on s’y houspille, on s’y bat avec les archers. Le Pont-Neuf alors a une vogue inouïe. Tout y passe, tout y commence, émeutes et révolutions, tout y finit en placards, en brocards ou en chansons.
Ces vers du poète Berthaud, si souvent cités parmi ceux qu’inspira le Pont-Neuf, font un tableau complet en raccourci de la population habituelle de notre Pont.
Les charlatans, vendeurs d’orviétan, de baumes souverains, d’eaux merveilleuses, de drogues guérissant tous les maux imaginables, les arracheurs de dents, en foule sur le Pont-Neuf, les uns installés sur des tréteaux avec des musiques, les autres opérant à cheval ou sur des chars richement et bizarrement décorés, tous revêtus de costumes extravagants, ne se contentaient pas tous de leurs boniments plus ou moins fantastiques pour vendre leurs fioles ou leurs pots d’onguents; quelques-uns dressèrent de véritables petits théâtres sur lesquels, pour attirer les badauds, des bateleurs ou des acteurs jouaient des parades au gros sel, des farces d’une extrême liberté, à la grande joie de la foule des oisifs amassés sur le pont, ou des passants qui mettaient deux heures à le traverser de la place des Trois-Maries à la rue Dauphine, en s’arrêtant à tous les tréteaux de ce spectacle perpétuel.
Les plus fameux de ces farceurs et charlatans du Pont-Neuf furent au début Tabarin, Mondor, Brioché, le signor Hieronymo dit l’Orviétan.
C’est sur la place Dauphine toute neuve que l’empirique Mondor, dit le beau Mondor, avait élevé une espèce de théâtre en plein vent sur lequel il vendait des baumes et des opiats pour la guérison des maux de dents. Une estampe d’Abraham Bosse nous le montre en exercice avec ses musiciens et son associé l’illustre Tabarin, chargé de mettre le public en gaîté par mille lazzis, mille inventions joyeuses. Mondor est une sorte de bellâtre pomponné comme un jeune seigneur, Tabarin est un fantoche portant le costume du Pantalone de la comédie italienne. Par sa verve et ses bouffonneries la vente marchait si bien qu’en peu d’années les deux compères firent fortune. Tabarin, enflé par ses écus, quitta Mondor pour acheter des terres et voulut faire le seigneur; ce fut pour son malheur: il eut {335} bientôt sur ses terres, dit M. Ed. Fournier, une fin tragique et fut tué dans une querelle de chasse.
Hieronymo Ferranti, natif d’Orvieto, d’où le nom d’Orviétan qu’il prit et qui passa à ses drogues, arrachait les dents, vendait un onguent contre les brûlures, un baume souverain pour les blessures, et enfin son fameux orviétan contre le venin des serpents, les morsures de chiens enragés, la peste, les vers, la petite vérole et tous les maux en général. Il avait débuté vers 1600 dans la cour du Palais, sur une espèce de théâtre où il avait pour attirer le public quatre excellents joueurs de viole «assistez d’un insigne bouffon ou plaisant de l’hôtel de Bourgogne nommé Galinette la Galina, qui, de sa part, faisait mille singeries, tours de souplesse, et bouffonneries...».
Ferranti ne fit qu’un court passage sur le Pont-Neuf. Vers 1620, d’après le docteur le Paulmier, auteur d’une étude sur l’Orviétan, il y avait déjà un autre Orviétan, nommé Verrier, dit Vitrario, dit Tramontan, qui avait épousé Clarisse Ferranti, la veuve du premier.
Celui-ci vendit ses drogues plus longtemps que le premier, puis mourut à son tour. Pour ne pas laisser tomber une drogue si productive, Clarisse, veuve encore une fois, porta le secret et le nom de l’orviétan à un troisième mari, {336} Christophe Contugi, dit à son tour l’Orviétan. Sur ses tréteaux du Pont-Neuf, Christophe Contugi avec une troupe d’acteurs comiques, Polichinelle, Brigantin et l’Aveugle, joue le rôle du Capitan Tranchemontagne et livre ses drogues au public après la parade.
Ajoutons que cet empirique bateleur, remarié après la mort de Clarisse, enrichi par ses drogues et devenu bourgeois de Paris, fit souche de véritables médecins et de gros bourgeois conservant longtemps le privilège de la vente de leur orviétan et en tirant de forts bénéfices.
Contugi avait des concurrents, Desiderio Descombes et le baron de Grattelard vendant aussi un antidote contre tous les maux, avec le même accompagnement de musiques et de pantalonnades; Gilles le Niais, sieur du Tourniquet, ayant à côté de Contugi des tréteaux arrangés avec décors peints comme un vrai théâtre où il vendait «baume, huile et pommade».
Il y avait encore Carmeline l’arracheur de dents, célèbre et adroit opérateur napolitain, venu de bonne heure à Paris. Il habitait une des deux maisons d’angle de la place Dauphine en face du cheval de bronze, et devant sa boutique avait dressé un théâtre orné d’un tableau où sa devise «Uno avulso, non deficit alter,» s’entourait d’innombrables dents extirpées à ses patients. Outre ses baumes, il voulut aussi vendre le remède fameux de l’orviétan et pour cela eut des démêlés judiciaires avec Contugi. Lors de l’affaire Broussel, Carmeline commandait la barricade du Pont-Neuf, s’il faut en croire les mazarinades qui peuvent bien avoir inventé ce détail dans leur récit comique de la grande journée.
Parmi les spectateurs qui se pressaient sur le Pont-Neuf aux parades, aux pièces burlesques jouées sur les tréteaux de tous ces charlatans, triacleurs et opérateurs, se glissait alors le jeune Molière, rompant avec sa famille qui le rêvait avocat, et briguant, paraît-il, pour ses débuts un emploi chez l’Orviétan ou chez Barry l’opérateur qui sur le quai faisait concurrence à ses confrères du Pont-Neuf.
Les acteurs comiques du Pont-Neuf, d’une verve bouffonne si extravagante et devenant vite populaires, passaient souvent des tréteaux charlatanesques sur de vrais théâtres, à l’hôtel de Bourgogne ou ailleurs.
Au bout du Pont-Neuf, sur le quai, devers l’hôtel Guénégaud et la tour de Nesle, s’était établi le théâtre des Marionnettes du sieur Brioché. Il occupait les restes d’une petite construction carrée flanquée d’une tourelle que l’on appelait le château Gaillard, reliée à la tour de Nesle par un rempart à demi écroulé, au-dessus d’une berge où les chevaux menés à l’abreuvoir croisaient les lavandières chargées de linge. Autrefois le château Gaillard avait été un poste terminant sur la rivière le retour d’angle du rempart de la porte de Nesle. La tour de Nesle elle-même était en assez triste état, le rempart s’effritait, attendant la démolition.
Le château Gaillard, bien placé au débouché du Pont où les attractions se pressaient pour le curieux, offrait à celui-ci une dernière occasion de s’arrêter et de rire.
dit Paris ridicule, une des nombreuses pièces satiriques sur le Paris du XVIIe siècle. Cela servait de théâtre aux marionnettes du sieur Brioché, le plus célèbre des montreurs de marionnettes d’alors, théâtre en vogue aussi, où l’on eut, comme intermède, le spectacle de Cyrano de Bergerac tirant l’épée contre Fagotin, le singe de Brioché, et le jetant mort sur le carreau.
Le Pont-Neuf entra dans la politique de fort bonne heure, lors de l’affaire Concini.
Le favori de la reine régente Marie de Médicis, le maréchal d’Ancre, universellement détesté, pris à partie par les faiseurs de libelles et de chansons du Pont-Neuf avait, au sommet de sa fortune, pour braver orgueilleusement les haines populaires, fait planter sur quelques places et notamment au milieu du Pont-Neuf des potences destinées à intimider ses ennemis de la rue.
Les faiseurs de libelles continrent prudemment leurs plumes, mais Concini avait d’autres ennemis à la cour, à commencer par le jeune roi Louis XIII, âgé de {338} quinze ans, et son favori Luynes, qui devaient brusquement, par un coup de force rappelant les façons du XVIe siècle, terminer la lutte sourde engagée depuis quelque temps.
L’affaire se fit très simplement. Le baron de Vitry, capitaine des gardes du roi, abattit à coup de pistolet le maréchal d’Ancre sur le Pont dormant du Louvre, et quand le maréchal ne fut plus qu’un cadavre dépouillé et retourné à coups de pied par ses meurtriers, le jeune roi joyeusement parut à une fenêtre salué par leurs acclamations.
A la nouvelle de ce meurtre, la joie fut grande et générale dans tout Paris, dans les rues, au Parlement, et aussi à la cour où s’élevait un nouveau soleil. Le Parlement, les magistrats, les échevins vinrent complimenter le roi pendant que le populaire allumait des feux de joie dans les carrefours. La veuve de Concini, Léonora Galigaï, était aussitôt arrêtée, maltraitée et dépouillée par des gens qui fouillaient partout chez elle pour trouver ses diamants. On l’envoya à la Bastille pendant qu’on enterrait secrètement le maréchal dans un trou fait à la hâte sous les dalles de Saint-Germain l’Auxerrois, et pendant qu’au Louvre la curée se faisait de tout le butin conquis, des biens, terres et maisons, des charges et dignités du défunt.
Le secret de cet enfouissement précipité n’avait pas été assez bien tenu, car dès le matin du lendemain, le peuple commença à venir dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois et à se montrer sous les orgues l’endroit où le corps avait été enseveli. Après les simples curieux des amateurs de désordre arrivèrent. En moins d’une demi-heure, il y eut foule dans l’église; on criait qu’il était honteux de laisser ainsi enterrer en terre sainte le corps du Concini, et avec des bâtons et des couteaux on commençait à soulever les dalles. Bientôt la tombe fut ouverte, les plus enragés en sortirent le cadavre, lui attachèrent des cordes au cou et le traînèrent hors de l’église.
Sur le pavé bientôt on se dispute le corps, on se l’arrache; ce n’est pas tout de l’avoir enlevé de l’église, les uns veulent le jeter à la rivière, les autres le brûler, enfin un troisième avis est entendu et l’on va pendre Concini à l’une des potences qu’il a fait élever sur le Pont-Neuf.
Il n’y resta pas plus d’une demi-heure, la rage des forcenés n’étant pas satisfaite ou de nouvelles bandes étant arrivées, le cadavre fut bientôt décroché de la potence et la populace s’acharna sur lui, le mutila atrocement au milieu d’un tumulte de cris furieux, d’injures contre la reine, de menaces contre tous les anciens partisans du maréchal.
Le futur cardinal de Richelieu, alors seulement évêque de Luçon et l’un des amis et conseillers de la reine mère, passait au moment même en carrosse sur le Pont-Neuf. Il y courut quelques dangers, mais se tira d’affaire en criant Vive le roi plus fort que la populace, qu’il laissa en train de couper les oreilles et le nez de Concini, de jeter ses entrailles à la rivière, et de partager le corps en morceaux que diverses bandes traînèrent çà et là dans Paris, pour les brûler à des feux de joie ou les faire manger aux chiens.
{339} Depuis longtemps le Pont-Neuf était dans toute sa gloire, toujours regorgeant de passants et d’oisifs, bruyant et agité, retentissant de musiques de charlatans, de chansons souvent audacieuses qui s’en prenaient aux choses de la politique et aux puissants du jour, et se répandaient vite parmi les foules groupées autour des tréteaux des empiriques, lorsque éclata le mouvement de la Fronde.
Alors les chansons satiriques se firent révolutionnaires, les Pont-neufs, comme on appelait tous ces couplets moqueurs, ouvrirent les hostilités contre la cour et le cardinal Mazarin. Les menus faits de la vie parisienne, le petit événement ou le crime du jour furent dédaignés par les faiseurs de complaintes ou de fredons, il n’y en eut que pour son Eminence Julio Mazarini, les poètes du Pont-Neuf et bien d’autres rimeurs qui se joignirent aux rimailleurs ordinaires ne rimèrent plus que contre lui, les faiseurs de libelles ne connurent plus d’autre gibier. Pendant quatre ans les échos du Pont-Neuf ne retentissent que de Mazarinades et de chansons frondeuses. Le Pont-Neuf appartient tout entier à la Fronde, bien des scènes de cette révolution cavalière, galante et souvent burlesque, commencée gaiement par des chansons, se passent sur ce théâtre, surtout dans la première partie, avant que le jeu ne tourne à la vraie guerre, et ensuite tous les événements de cette guerre y ont leur retentissement.
Le jour où la cour se décida à faire arrêter le vieux conseiller Broussel en sortant du Te Deum chanté à Notre-Dame pour la victoire de Lens, le Pont-Neuf {340} fut en ébullition à la première nouvelle du coup de force. Dans les rues toutes les boutiques se fermaient et l’on courait aux armes, on s’attroupait sur le Pont-Neuf d’où l’on put voir filer le carrosse entouré de gardes emmenant au galop Broussel à Saint-Germain.
Le maréchal de la Meilleraye, qui traversait le pont à la tête du régiment des gardes revenant de la cérémonie à Notre-Dame n’eut d’abord en tête «que des enfants qui lui disaient des injures et jetaient des pierres aux soldats», mais bientôt la chose tourna mal pour lui, il dut battre en retraite devant l’émeute gagnant comme une traînée de poudre, et, serré de fort près, il passa d’assez mauvais quarts d’heure en certains endroits et notamment à l’Arbresec où il eût peut-être été écharpé sans l’intervention du coadjuteur.
Ainsi le Pont-Neuf chansonnait la sédition soulevée par l’arrestation du bonhomme Broussel. Pendant les deux jours que dura le tumulte, le Pont-Neuf fut le quartier général de l’émeute et vit passer le flux et le reflux des bagarres, des tumultes nouveaux, de nouvelles charges des chevau-légers de la Meilleraye pour dégager le chancelier Séguier, dont le carrosse fut arquebusé devant le cheval de bronze, le matin du deuxième jour, quand il avait essayé d’aller porter au Parlement la défense de s’assembler.
Et pendant toute la durée de la Fronde, pendant les quatre années de troubles, le Pont-Neuf resta ce qu’il avait été dès le premier jour, le rendez-vous de tous les turbulents, de tous les chercheurs de noises et de désordre. Quand les émeutes tournèrent en vraie guerre civile, combien de fois défilèrent devant le cheval de bronze les milices bourgeoises, les régiments levés par le Parlement, la cavalerie des portes cochères, le régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur, toutes ces troupes qui tenaient assez mal devant les mousquetades en rase campagne, mais qui aimaient à manœuvrer sur le Pont-Neuf ou sur la Grève, pour les «parades» {341} devant les princes, devant les belles amazones de la Fronde, les duchesses de Longueville et de Bouillon cavalcadant au milieu d’un escadron de jeunes seigneurs aux écharpes bleues.
A certains moments, il ne faisait guère bon de s’aventurer sur le pont si l’on était connu pour ne pas être suffisamment ennemi du Mazarin, que de temps en temps, dans les sursauts de colère, l’on y brûlait ou pendait en effigie faute de mieux, et plus d’un anti-frondeur faillit s’en aller par-dessus le parapet boire plus que de raison à la Seine.
Maintes fois les récits du temps rapportent des brutalités exercées par la populace sur des gens suspects de mazarinisme qui s’étaient aventurés sur ce dangereux passage; ce sont, aux jours de mauvaise humeur du pont, carrosses arrêtés, cochers assommés, nobles seigneurs houspillés et forcés de crier: A bas le Mazarin. Parfois la populace frondeuse s’en prenait même à des dames et ne reculait pas devant les pires brutalités, comme le jour où la maréchale d’Ornano, arrêtée sur le Pont-Neuf et prise pour la duchesse d’Elbeuf, fut horriblement maltraitée avec ses suivantes et ses gens, et ne se tira de là que «battue comme plastre», fouillée et pillée, laissant son carrosse en miettes.
Rixes, bagarres, échauffourées étaient de tous les jours dans ces parages. Dans la dernière période, lorsque ce n’était plus Condé qui assiégeait Paris, mais {342} Turenne, et que Condé se préparait à la bataille du faubourg Saint-Antoine contre les troupes royales, on vit un jour une compagnie bourgeoise revenant de monter la garde au Palais, se prendre de querelle avec d’autres miliciens postés au Cheval de bronze; des injures on en vint vite aux coups, les mousquets se mirent de la partie et il y eut bientôt une quarantaine d’hommes à terre, tant sur le Pont-Neuf que sur le quai des Orfèvres.
Naturellement, pendant ces années révolutionnaires, le Pont-Neuf avait perdu avec sa tranquillité ses joyeux personnages d’auparavant; ses extraordinaires charlatans et ses pittoresques baladins s’étaient envolés. Ils ne revinrent que lorsqu’ils eurent chance de retrouver leurs acheteurs et leurs spectateurs, après les derniers soubresauts de la Fronde expirante.
Sous le Grand Roi.—Les Embarras du Pont-Neuf.—Les racoleurs du quai de la ferraille.—Derniers charlatans.—Le gros Thomas.—Toujours les voleurs.—La bande de Cartouche.—Transformation du paysage.—Le collège des Quatre Nations.—Les chanteurs de gaudrioles.—L’exposition de la Fête-Dieu place Dauphine.—Les boutiques de Soufflot.—La Révolution.—Premières petites émeutes.—La patrie en danger.—Le canon d’alarme au terre-plein.—Le jeune Bonaparte.—Disparition de la Samaritaine.—Le treize Vendémiaire.
Sous le Grand Roi, les libellistes se taisent ou se cachent; par un sage éloignement pour la Bastille ou la potence, les rimeurs mettent une sourdine à leur verve satirique, les chanteurs du Pont-Neuf se consacrent plus spécialement aux gaudrioles, aux complaintes, sauf de temps en temps à se rattraper si quelque circonstance leur permet de lâcher un peu la bride à leur Muse moqueuse.
Philippe le Savoyard, qui s’intitulait lui-même l’Orphée du Pont-Neuf, installé sous le cheval de bronze pour chanter ses couplets devant un auditoire serré qui lui fit un immense succès pendant de {344} longues années, Guillaume de Limoges, dit le Gaillard boiteux et le cocher de M. de Verthamont, connu seulement sous ce qualificatif, qui avait quitté, non la livrée, mais seulement le carrosse de son maître, père d’un premier président au Parlement, pour se faire chanteur ambulant, chanteur de complaintes surtout, furent les plus célèbres de ces ménestrels de la rue au XVIIe siècle. Ils chantaient soit leurs propres œuvres dont on a conservé des recueils, produits d’une muse grossière et libre, soit les chansons de poètes fournisseurs à un écu la chanson, soit les couplets que leur apportaient des poètes grands seigneurs, lorsqu’il s’agissait de refrains moqueurs à faire courir.—Enfants, gare les Pont-Neufs! disait le grand Condé à ses soldats un matin de bataille.
Plus de séditions sur le Pont, les tire-laines seuls continuaient à opérer; le soir, le Pont-Neuf redevenait leur domaine, vols à main armée et assassinats étaient choses courantes; cela dura longtemps malgré les épurations énergiques entreprises par le lieutenant de police La Reynie, qui traquait impitoyablement voleurs et vagabonds, fermait les cours des Miracles et, de toute l’écume ramassée sur le pavé, jetait ce qui était simple vagabond et mendiant à l’Hôpital général, et entassait les malfaiteurs dangereux sur des bateaux dirigés ensuite vers le nouveau monde.
La Reynie ou son successeur d’Argenson eurent beau s’évertuer à débarrasser le sol de Paris de la gueuserie malfaisante, elle renaissait toujours, et le Pont-Neuf continuait à en avoir sa part. Spadassins et duellistes continuaient aussi leurs exploits. L’estampe sur les Embarras du Pont-Neuf qui nous montre le pont au beau temps du règne du grand roi, ne manque pas de faire figurer au second plan des gens en train de ferrailler, derrière l’encombrement des carrosses, des chaises à porteurs, des haquets, des porteurs d’eau, parmi la foule entourant les éventaires et les boutiques des marchands alignés tout le long du parapet sur les hauts trottoirs.
Outre le danger des querelles avec les bretteurs, il y avait encore autre chose à redouter aux environs du Pont-Neuf pour tout ce qui était jeune, naïf et de bonne mine. C’étaient messieurs les racoleurs, en quête de recrues pour le service du roi et qui, par tous les moyens possibles, tâchaient de pourvoir aux vides produits dans les régiments par toutes les batailles du règne.
Leurs façons d’agir soulevaient de nombreuses plaintes. Voici sur ce point ce que dit le journal de la cour de Louis XIV: «Il y avait plusieurs soldats et même des gardes du corps, qui à Paris et sur les chemins voisins prenaient par force des gens qu’ils croyaient être en état de servir et les menaient dans des maisons qu’ils avaient à Paris, où ils les enfermaient et ensuite les vendaient malgré eux aux officiers qui faisaient des recrues. Ces maisons s’appelaient des fours. Le roi, averti de ces violences, commanda qu’on arrêtât tous ces gens-là et qu’on leur fît leur procès... Il ne voulut point qu’on enrôlât personne par force. On prétend qu’il y avait vingt-huit de ces fours-là dans Paris.»
Ceci était écrit en 1695. Quelques fours où l’on retenait les gens enrôlés de force furent peut-être fermés, mais l’industrie du racolage continua, en modifiant un {345} peu ses façons. Les racoleurs s’étaient installés surtout près du Pont-Neuf entre la rue de l’Ecole et la vallée de Misère, sur le quai de la Mégisserie, dit aussi de la Ferraille, pour les revendeurs de vieux fers qui s’y tenaient à côté des oiseliers et des marchands de fleurs.
Haut en couleur, le chapeau à cocarde et à haut plumet sur l’oreille, moustache au vent, et la rapière battant le mollet, le racoleur flânait sur le Pont-Neuf, au milieu de la cohue, parmi les gens attroupés devant les charlatans ou accoudés sur le parapet dans l’attente du carillon de la Samaritaine; dès qu’il distinguait dans la foule quelque bon gibier, quelque figure naïve de jeune provincial, ignorant le danger, quelque beau gaillard apte à porter le mousquet ou manier l’espadon au service du roi, il s’arrangeait pour entrer en conversation avec lui, de façon à le circonvenir et à l’entraîner vers le cabaret où il avait établi son quartier général. Aux alentours de l’arche Popin, plusieurs cabarets n’étaient ainsi que des bureaux de racolage. Les racoleurs s’efforçaient de faire boire outre mesure les gens tombés dans leurs panneaux, et, leur vantant les loisirs et les agréments de l’état militaire, la gloire et les ripailles au service du roi cherchaient à éveiller une vocation soudaine. Le vin aidant, quelques donzelles aussi quelquefois, pour donner un avant-goût des victoires et conquêtes promises aux enfants de Mars, et le jeune homme, dans les fumées de l’ivresse, signait son engagement. Le tour était joué, le roi avait un soldat de plus. Quelquefois la recrue faisait des façons et, quand les racoleurs démasquaient leurs batteries, refusait de se laisser enrôler. Alors les galants officiers changeaient de ton. Les {346} moustaches se redressaient, les sourcils se fronçaient, on rudoyait le cher ami, il fallait signer ou en découdre, le bretteur apparaissait sous le racoleur, tout prêt à pourfendre de sa rapière l’étourneau tombé sous sa main.
Chaque jour amenait la répétition des mêmes scènes sur le quai des racoleurs. On les savait capables de mille ruses pour envoyer au régiment les imprudents séduits par leur faconde et leurs promesses, mais on les accusait aussi de recourir trop souvent à la violence et d’enlever parfois des malheureux à eux signalés par des gens intéressés à les faire disparaître.
Ce commerce des racoleurs dura jusqu’à la Révolution, jusqu’au jour où le sort de ces volontaires, entraînés ou forcés, devint le sort de tous. Mercier les a connus et n’a pas manqué de faire le portrait du racoleur de la dernière époque, à l’article du Pont-Neuf dans son tableau de Paris: «Au bas du Pont-Neuf sont les recruteurs, racoleurs qu’on appelle vendeurs de chair humaine. Ils font des hommes pour les colonels qui les revendent au roi... Ils se servent d’étranges moyens. Ils ont des filles de corps de garde au moyen desquelles ils séduisent les jeunes gens qui ont quelque penchant pour le libertinage; ensuite ils ont des cabarets où ils emmènent ceux qui aiment le vin; puis ils promènent, les veilles du Mardi-Gras et de la Saint-Martin, de longues perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles et de levrauts afin d’exciter l’appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure!
«Les pauvres dupes qui sont à considérer la Samaritaine et son carillon, qui n’ont jamais fait un bon repas de leur vie sont tentés d’en faire un et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait résonner à leurs oreilles un sac d’écus et l’on crie: Qui en veut? qui en veut? C’est de cette manière qu’on vient à bout de compléter une armée de héros qui feront la gloire de l’Etat et du monarque. Ces héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres pièce: quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d’artisans croient affliger beaucoup leurs père et mère en s’engageant; les parents les dégagent quelquefois et rachètent cent écus l’homme qui n’en a coûté que dix: cet argent tourne au profit du colonel et des officiers recruteurs.
«Les recruteurs ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau armorié qui flotte et qui sert d’enseigne. Un de ces recruteurs avait mis sur son enseigne ce vers de Voltaire sans en sentir la force ni la conséquence:
Les fameux charlatans et empiriques de la jeunesse du Pont-Neuf eurent, au commencement du XVIIIe siècle, un digne successeur dans le Gros Thomas, arracheur de dents bientôt aussi célèbre qu’eux. Magnifiquement vêtu, un grand sabre au flanc, debout sur un char couvert, où des violons étaient chargés d’amuser les oreilles du public pendant qu’il s’en prenait aux mâchoires de ses clients, le gros Thomas déployait une éloquence et une faconde dignes de ses prédécesseurs.
Un curieux type de charlatan aussi que ce gros Thomas, bon vivant, et bon {347} garçon, joyeux, tout en rondeur, très expert dans l’art d’entretenir et de réchauffer par des inventions étranges la productive célébrité qu’il avait conquise. Non content de célébrer à sa façon les fêtes publiques en arrachant gratis les dents avariées du populaire, ou de faire des tournées à l’Hôtel-Dieu pour opérer de même sur les malades, le gros Thomas, en 1729, à l’occasion de la naissance du Dauphin qui mettait Paris en liesse et faisait, après les réjouissances officielles, tirer tant de feux d’artifice particuliers, voulut faire mieux et outre quinze jours de soins gratis promis aux mâchoires du public, annonça, par des billets distribués sur le pont, qu’il offrirait le 19 septembre un grand repas au populaire, au beau milieu du Pont-Neuf, sous la statue du roi Henri.
Les tables devaient être dressées dans l’espace entouré de grilles sous le cheval de bronze. Il avait acheté un bœuf pour pièce de résistance, six cents cervelas et suffisamment de vin pour faire passer ces victuailles. Or le gros Thomas avait sans doute négligé de se munir de l’autorisation du lieutenant de police, car les premiers convives arrivés au jour dit furent les archers de Monsieur le lieutenant, qui saisirent tables et victuailles et firent même défense à l’amphitryon de paraître de la journée sur le Pont-Neuf.
Mais à leur tour survinrent les vrais convives, ceux qui se promettaient de faire honneur à ce festin gratuit. C’étaient des crocheteurs, des gens des halles et des ports, et de pauvres diables apportant de longues dents au gros Thomas, véritable bienfaiteur des mâchoires. Ne trouvant nappe ni couvert, bouteilles ni écuelles à l’endroit indiqué, aucune apparence de victuailles, le chagrin d’avoir à rester sur leur appétit fit tourner leur civilité en fureur et ils s’en furent aussitôt vers le quai Conti devant le domicile du gros Thomas, pour l’accabler de reproches et d’injures.
Le gros Thomas ouvrit sa fenêtre et voulut apaiser l’émeute par un discours où il déplorait l’empêchement de force majeure et expliquait aux convives désappointés qu’ils ne pouvaient s’en prendre qu’à M. le lieutenant de police, mais ces explications satisfaisaient très peu les appétits, les gens ne voulaient rien entendre et criaient de plus belle. Au lieu de remerciements, le gros Thomas fut accablé {348} d’injures. Comme il avait la tête chaude et de la poigne, ainsi qu’il le montrait si bien à sa clientèle souffrante, il se fâcha tout rouge et, sautant sur un gourdin, il ouvrit sa porte et tomba vigoureusement sur les manifestants. Les premiers groupes se dispersèrent en se frottant les épaules, mais le deuxième rang s’avança, remplaçant les injures par des cailloux. Le gros Thomas, ne se sentant plus de force à bousculer toute une populace, battit en retraite et se barricada chez lui. Bientôt une foule immense bloqua le quai, avec des cris et des injures dans les premiers rangs, de joyeux rires au second plan, surtout quand l’arracheur de dents, à bout de patience, exécutait une sortie avec sa trique. Finalement la force armée dut intervenir pour protéger la maison attaquée et dissiper les attroupements.
Le gros Thomas s’en fut un jour présenter ses hommages au roi à Versailles; il montait pour la circonstance un cheval revêtu d’un caparaçon fait de dents enfilées, dépouilles de sa clientèle du Pont-Neuf. Le cavalier n’était pas moins remarquablement vêtu, il avait un habit écarlate à la turque, tout constellé de grosses pierreries, de canines et de molaires, un soleil d’argent sur son plastron, un bonnet d’argent massif aux armes de France et de Navarre, couronné par un globe sur lequel se dressait un coq. Un sabre immense battait ses flancs. Il marchait dans ce pompeux appareil accompagné d’un tambour, d’un trompette, d’un porte-drapeau, et suivi de quelques serviteurs.
Sous la Régence, on crut revoir tout à fait le temps où le Pont-Neuf, dès la nuit tombée, appartenait aux tire-laines. Malgré les diverses épurations opérées sous Louis XIV et les coups de filet jetés dans les bas-fonds de Paris par la Reynie et d’Argenson, les attaques nocturnes, les vols à main armée n’avaient jamais été bien rares dans les rues de Paris. N’avait-on pas vu, une nuit de décembre, une attaque de diligence sur le Pont-Neuf comme dans une forêt de Sénart, le courrier de Tours arrêté devant la Samaritaine et dévalisé à fond avec ses voyageurs avant l’arrivée du guet.
Lorsque la bande de Cartouche commença à répandre la terreur dans Paris par ses exploits, le Pont-Neuf fut moins sûr que jamais. Cartouche et ses gens opéraient volontiers sur ce point. Ce n’était pas toujours lui ou sa bande, mais alors on portait tous les méfaits et les crimes à son compte déjà si chargé. Les Parisiens, lorsqu’ils avaient à traverser de nuit ce passage dangereux, en étaient arrivés à se réunir en troupes pour en imposer, par le nombre, aux malfaiteurs possibles. Ce fameux Cartouche, qui n’avait que vingt-cinq ou vingt-six ans, était un Parisien de Paris, enfant des faubourgs, lancé dans le crime dès l’enfance. Sa {349} bande, parfaitement organisée, menée militairement, préparant soigneusement ses coups et les exécutant avec une audace extraordinaire, comptait des affiliés nombreux, indicateurs, recéleurs, complices divers, dans tous les rangs de la société, des commerçants, des valets, des laquais de la cour et jusqu’à des archers de la police, ce qui expliquait les insuccès de celle-ci dans la chasse acharnée donnée à la bande, et l’adresse avec laquelle Cartouche se dérobait à toutes les poursuites, à tous les pièges tendus. Une légende s’était faite sur le fameux voleur, non seulement on voulait voir en lui l’auteur de tous les crimes commis dans la ville, mais encore on lui attribuait par-dessus le marché maintes aventures, et même quelques traits de galanterie à l’égard de belles dames tombées entre les mains de la bande.
Enfin Cartouche fut pris, trahi par un de ses hommes, jeté au grand Châtelet dans un de ces fameux cachots souterrains, comme Chausse d’hypocras ou Fin d’aise, véritables fosses au fond des tours, où l’on descendait les prisonniers dangereux par une trappe pratiquée à la voûte. On se croyait bien tranquille sur le compte du bandit jeté dans cette basse fosse; cependant Cartouche, malgré toutes les précautions et les chaînes, réussit à percer la muraille et à passer dans la cave d’une des maisons accolées aux murailles de la prison, mais là il échoua dans sa tentative, la garde appelée par les cris des habitants arriva à temps pour le reprendre. On n’osa le replacer au Châtelet, il fut immédiatement transporté à {350} la Conciergerie et enfermé, le corps serré par une grosse chaîne de fer, dans un cachot de la tour de Montgommery.
Le Pont-Neuf, pendant tout le XVIIIe siècle, garde à peu près sa physionomie du siècle précédent. C’est toujours la même presse sur le pont, principal passage et le plus commode, quand les autres ponts sont encore rétrécis par leurs maisons, passage toujours libre, alors que parfois, aux grandes crues de l’hiver, le Seine se répandant sur les berges et par les rues basses, interrompt les communications par les autres ponts et met ceux-ci en danger.
Le paysage a bien changé depuis le temps de Callot et d’Israel Silvestre. Le vieux décor de la porte de Nesle est tombé, les deux tours qui bouclaient Paris de ce côté de la Seine, la tour de Nesle et la tour du Bois ont été jetées bas. A gauche, la vieille berge accidentée jadis, toujours grouillante de populaire, bateleurs, lavandières, chevaux à l’abreuvoir, a fait place aux constructions régulières du quai sur lequel s’est élevé le Collège des quatre nations, conception de Mazarin exécutée avec les millions légués par lui.
Sur le côté gauche du Pont, il reste toujours le couvent des grands Augustins, avec son église bordant le quai, entre les contreforts de laquelle se serre une ligne de petites échoppes. Le jardin des moines a été fort diminué par la rue Dauphine, maintenant bâtie jusqu’à l’endroit où elle va heurter le rempart, que l’on percera bientôt à la porte Bucy.
A droite ont disparu, pendant le cours du règne de Louis XIV, les derniers restes du Louvre gothique, les bases de tours circulaires restées longtemps visibles sur le quai. Devant la nouvelle façade du quai, s’étendent les verdures du Jardin de l’Infante, l’ancien parterre du Louvre, ainsi nommé depuis qu’il avait été réservé à l’infante d’Espagne, amenée à Paris pour épouser Louis XV, et logée au Louvre pendant quelques années, jusqu’à la rupture du projet.
Sur le quai du Louvre, la porte Neuve par laquelle Henri IV était entré dans sa ville, est tombée en même temps que la tour du Bois et l’hôtel du grand prévôt adossé à la porte Neuve. Un peu plus loin, après le Pont-Rouge, s’élèvent les pavillons des Tuileries que la Grande galerie du Louvre s’en va rejoindre, et après lesquels on ne voit plus que verdure et campagne, les verdures du jardin des Tuileries et après la porte de la Conférence, les arbres du Cours-la-Reine, promenade créée par Marie de Médicis, et remplaçant le vieux pré aux Clers en train de se couvrir de maisons.
Plus près du Pont-Neuf, la colonnade de Perrault a fait disparaître presque tous les vieux logis établis sous les tours de l’ancien Louvre; il n’en reste plus au XVIIIe siècle, comme vestiges des âges précédents, qu’une partie du vieil hôtel du connétable de Bourbon, où se tinrent les Etats de 1614 et transformé ensuite en garde-meuble du roi. Ces vieux pignons gothiques disparaîtront à leur tour au milieu du XVIIIe siècle pour faire place aux parterres continuant le jardin de l’Infante.
Si le passage étalé vers le couchant sous les yeux des flâneurs du Pont-Neuf s’est bien modifié, le Pont, nous l’avons dit, n’a pas changé. Il a toujours ses deux {351} files de boutiques plus serrées même qu’autrefois, boutiques de fripiers, couteliers, vendeurs de toutes sortes de petits articles, éventaires de bouquetières et surtout étalages de bouquinistes; il a toujours son immense mouvement de carrosses, de chaises à porteurs, de charrettes de toutes sortes, de passants pressés, de badauds bayant aux corneilles, de promeneurs en quête des nouvelles du jour. On y voit encore des charlatans divers, mais depuis le gros Thomas, aucun d’eux ne mérite d’être mis au rang des illustres baladins et vendeurs d’orviétan. De ce côté seulement, il y a décadence.
Pour le reste, c’est toujours la grande artère de Paris. Un vieux dicton assure que dans cet incessant défilé, on ne peut jeter un regard sans voir en même temps un moine, une fille et un cheval blanc. Les filles sont nombreuses dans la foule, promenant leurs falbalas parmi tout ce monde où Paris coudoie la province et les étrangers de passage. Les chanteurs des rues sont restés fidèles au Pont-Neuf; sous la statue du bon roi, place Dauphine, ils attroupent encore les badauds avec le grincement de leurs violons, mais la satire des événements, la critique des gens en place n’est plus guère leur affaire. Ils se vouent surtout à la chanson grivoise. La simple gaudriole a remplacé le Pont-Neuf agressif. Un jour, cependant, cette chanson grivoise osa toucher aux maîtresses de Louis XV et le Pont-Neuf fit un succès à la Belle Bourbonnaise, la maîtresse de Blaise, où les aventures de Mme du Barry étaient chansonnées sur un vieil air ayant déjà servi, qui redevint bien vite populaire.
Sur les trottoirs hauts de près de deux pieds qui encadrent la chaussée, où maintenant il y a des lanternes accrochées à des potences de fer, ce sont petits marchands promenant leurs éventaires, petits cireurs de souliers, crocheteurs, comme on appelle alors les commissionnaires, puis des mendiants, des tondeurs de chiens, etc.
Les échoppes, boutiques de planches, tonneaux de ravaudeuses ou de savetiers accotés à tous les édifices, églises, palais, hôtels, partout où quelque encoignure permettait l’installation d’un éventaire, d’une table et d’une chaise, formaient un des traits caractéristiques du Paris de ce temps. On s’en plaignait, on protestait contre leurs envahissements, et de temps en temps, l’autorité prenait quelque mesure qui jetait bon nombre de pauvres diables sur le pavé; puis, l’ordonnance de police oubliée, ces excroissances parasites de tous les monuments reparaissaient une à une. C’était en tout cas un grand élément de pittoresque, et ces {352} pauvres échoppes, après tout, au lieu de nuire aux grands édifices faisaient plutôt valoir les beautés des architectures.
Le vieux château Gaillard a disparu; à sa place on voit un abreuvoir passant par une arcade sous le quai, abreuvoir qui restera jusqu’à la création de l’écluse actuelle de la Monnaie.
Vers 1775, le Pont-Neuf reçut quelques modifications. On abaissa un peu les pentes de la chaussée et sur les demi-lunes des piles on éleva, d’après les dessins de Soufflot, vingt loges ou boutiques dont les prix de location devaient revenir aux veuves et orphelins des artistes morts pauvres de l’académie de Saint-Luc. Ces boutiques qui accidentaient agréablement la silhouette du pont ont vécu jusqu’au milieu de notre siècle, elles ont été démolies vers 1850.
Les moulins sur la Seine se sont perpétués longtemps, il y en avait encore pendant la Révolution et au commencement de notre siècle, sur des bateaux ancrés entre le Pont-Neuf et le Pont au Change. L’incendie de l’un de ces moulins placé sous une arche du Pont-Neuf causa même une grosse alerte en 1770.
Avant d’arriver aux jours troublés, il faut noter encore une des particularités du Pont-Neuf. Chaque année, le jour de la Fête-Dieu, la place Dauphine servait de salle d’exposition en plein air aux jeunes artistes, à ceux qui, ne faisant pas encore partie de l’académie des beaux-arts, ne pouvaient exposer au Louvre ou envoyer {353} aux expositions de l’académie de Saint-Luc. Selon M. Ed. Fournier, cet usage avait commencé très simplement, les orfèvres chaque année à la Fête-Dieu élevaient un superbe reposoir pour la procession au fond de la place Dauphine; afin de mieux orner ce reposoir, ils commandaient quelquefois à des artistes des tableaux destinés à décorer l’autel et les côtés.
On prit ainsi l’habitude de voir de la peinture sur la place Dauphine, puis de jeunes artistes, saisissant avec empressement ce moyen d’arriver jusqu’au public, proposèrent leurs œuvres pour tapisser les façades à la place de simples toiles. Le jour de la Fête-Dieu, du matin à l’après-midi, les curieux venaient donc à la fois pour le reposoir et pour les tableaux que les artistes accrochaient eux-mêmes. On admirait, on critiquait, on achetait même; c’était un petit Salon sans façon. Primitivement, les artistes s’en tenaient exclusivement à des sujets de piété, mais peu à peu ils glissèrent vers le profane, et çà et là quelques dieux de l’Olympe vinrent concourir à donner de l’éclat à la fête du Christ. On y voyait même à la fin, dit M. Ed. Fournier, des portraits, de dames surtout, et au-dessus des portraits, les originaux quelquefois venaient s’exposer aux fenêtres des maisons, sous prétexte de voir la procession.
Mais aux premiers grondements précurseurs de la grande tempête, quelques années avant 89, le Pont-Neuf put se croire revenu au temps de la Fronde. Un conflit du roi avec le Parlement, des attroupements, des cris et des chants séditieux, {354} des ministres et des princes impopulaires, d’autres princes choyés par l’opinion, cela débute en effet comme la Fronde. Notre pont revoit, en 1789, des émeutes commencées en riant, moitié séditions, moitié réjouissances, célébrant le retour de M. Necker aux affaires. La basoche du Palais, déjà en 1774, avait brûlé en effigie le président Maupeou, place Dauphine, elle avait sifflé et hué fortement le comte d’Artois au Palais en 1787; en 88, cette basoche s’amuse encore, elle confectionne le mannequin de M. de Brienne, forme une haute cour place Dauphine pour le juger, le condamne à la potence, et, pour compléter la joyeuse parodie, force un abbé qui passait à confesser ce mannequin avant de le brûler en cérémonie sur le Pont. Cela n’alla pas sans bousculades, sans interventions de la garde. Les scènes de désordres se poursuivirent pendant plusieurs jours, la populace s’en mêla, il y eut du sang répandu, le corps de garde du cheval de bronze fut forcé et incendié.
Peu de jours auparavant, l’émeute s’était montrée plus douce et avait pris la forme d’un hommage à Henri IV. On forçait les passants à saluer la statue du bon roi, on arrêtait les carrosses, on faisait descendre les gens pour rendre hommage au monarque père du peuple qui n’eût pas renvoyé M. Necker. Il fallait crier vive Henri IV et M. de Necker. Le duc d’Orléans, passant par là, fit comme les autres au milieu des acclamations.
Mais c’est bientôt fini des émeutes pour rire, les événements prennent la tournure tragique d’une révolution. Ils se passent ailleurs, le Pont-Neuf n’y est plus pour rien; il entend de loin la fusillade de la Bastille, il voit passer les nouvelles milices parisiennes, la garde nationale toute remplie de la première ferveur patriotique, il voit célébrer par des joutes sur la rivière et par des rondes populaires sur les quais la grande fête de la Fédération de 1790. Ensuite, ce sont les colonnes du peuple marchant sur les Tuileries, le 20 juin d’abord, envahissement où le sang ne coule pas encore, parce qu’il n’y a pas résistance; puis, le 10 août, ces mêmes colonnes, la haine au cœur, marchant à une vraie bataille, et forçant les Tuileries à coups de canon.
Entre ces deux dates, la patrie est proclamée en danger. La municipalité parisienne s’efforce de frapper les âmes par le caractère solennel donné à cette proclamation et, nulle part, elle n’y arrive mieux qu’au Pont-Neuf. Depuis quelque temps, sur le terre-plein du Pont-Neuf, derrière la statue d’Henri IV, une batterie de quatre canons a été placée, en permanence pour longtemps; c’est le canon d’alarme qui tonne aux grandes journées en même temps que sonne lugubrement le tocsin des églises, chaque fois que la Révolution veut mettre debout le peuple de Paris.
Pour la patrie en danger, le dimanche 22 juillet, ces canons commencèrent à tirer à six heures du matin et tonnèrent ainsi d’heure en heure, jusqu’au soir, un autre canon leur répondant de l’Arsenal. Un incessant roulement de tambours par toutes les rues accompagne les grondements du canon. Un détachement de la garde nationale apparaît sur le pont, cavalerie, infanterie, traînant six pièces de canon. Des trompettes et des musiques précèdent, puis viennent quatre huissiers {355} de la ville, à cheval, portant quatre enseignes avec les mots Liberté, Egalité, Constitution, Patrie.
Douze officiers municipaux accompagnent un garde national à cheval portant une grande bannière tricolore où se lisent les mots: Citoyens, la patrie est en danger! On commande halte, un officier municipal lit les proclamations de l’assemblée, le canon tonne. Une estrade a été dressée à gauche de la statue du Béarnais, en pendant à un arbre de la liberté planté de l’autre côté, et sur cette estrade abritée d’une tente tricolore «les magistrats du peuple reçoivent les enrôlements sans nombre d’une jeunesse ardente et vigoureuse».
Hélas! bientôt ce sont d’autres cortèges qui vont passer là. C’est le chemin de la mort révolutionnaire, les charrettes conduisant à la guillotine sa fournée quotidienne vont passer là en sortant du Palais de Justice où Fouquier-Tinville semble tenir de loin le déclic du couperet. Tout le temps que la guillotine est érigée place de la Révolution, les charrettes prennent le Pont-Neuf le plus souvent, adoptant ensuite un autre itinéraire par le Pont au Change, quand la guillotine émigre au faubourg Saint-Antoine.
Aux massacres de septembre déjà, les massacreurs trop pressés avaient commencé sur le Pont-Neuf le massacre, achevé au carrefour Buci, d’une vingtaine de prêtres emmenés en fiacres à l’Abbaye, où les attendait le tribunal de Maillard. Peu d’heures après, les cadavres des malheureux égorgés au Châtelet et à la Conciergerie étaient apportés et jetés en tas sur le Pont-Neuf, sur le Pont au Change et sur le pont Notre-Dame, en attendant leur enlèvement pour les catacombes.
La statue du roi Henri, si fêtée aux premiers jours de la Révolution, n’est plus là. Deux jours après le 10 août, le petit-fils étant écroué au Temple, les rois ses aïeux qui trônaient en bronze sur les places de Paris furent abattus, et envoyés à la fonte pour être convertis en canons et servir aux frontières contre les rois étrangers. Pas d’exception pour Henri IV, le Béarnais et son cheval de bronze tombèrent comme les autres.
Dans une des maisons du quai des Lunettes ou des Morfondus, tout près de la place Dauphine, était née une des célébrités féminines de la Révolution, Manon Philipon, fille d’un graveur, femme de Roland, le ministre girondin. Toute la vie de Mme Roland tient sur cet étroit espace des berges de la Seine, du Pont-Neuf {356} à l’île Saint-Louis, de la maison de briques où elle passa sa jeunesse, à la Conciergerie tout à côté, son dernier domicile.
Aux dernières années avant la tourmente, un jeune Corse de petite mine destinée aussi à jouer un certain rôle, battait le pavé du Pont-Neuf et, rentré chez lui, pouvait de son domicile l’enfiler d’un bout à l’autre d’un seul regard; c’était le jeune Buonaparte sortant de l’école de Brienne et attendant, fort léger d’argent, sa commission de sous-lieutenant au régiment de la Fère. Pauvre tout autant que les basochiens et saute-ruisseaux du Palais, il habita quelque temps une petite chambre dans une des maisons qui regardent le Pont, entre la rue Dauphine et la Monnaie. On prétend sans en être certain que son domicile de jeune homme besogneux est cette mansarde située tout en haut sur le toit de la maison qui fait le coin de droite, à l’entrée de l’étroite ruelle de Nesle, mais il est plus probable qu’il habita dans la maison voisine une chambrette moins orgueilleusement perchée.
Il devait, une quinzaine d’années après, alors qu’il était un peu mieux logé, encore sur la rivière, mais un peu plus loin sur la rive droite, au Palais des Tuileries, faire élever sur la place Dauphine un monument en forme de fontaine surmontée d’une France casquée à la grecque, couronnant un buste du général Desaix tué à Marengo, lequel monument a quitté la place Dauphine il y a une vingtaine d’années, lors des dernières transformations du Palais de Justice et la démolition de la préfecture de police.
{357} Sur le terre-plein du Pont-Neuf on devait remplacer la statue d’Henri IV par une statue colossale du Peuple debout sur ses fers brisés. L’œuvre était au concours en 93, il y eut des esquisses exposées, mais le neuf Thermidor fit abandonner l’idée, comme devaient être abandonnés successivement différents autres projets pour le même emplacement, sur lequel il n’y eut en définitive, pendant vingt ans, que des baraques et un café.
Alors, en ces jours de la Révolution, tout le long du Pont-Neuf, du pont au Change et sur le quai, les brocanteurs entassaient sur les trottoirs, étalaient sur le pavé, toutes les malheureuses épaves du monde écroulé, les débris du mobilier et des trésors de tant d’églises et abbayes abattues, les grandes toiles religieuses décrochées des nefs, les meubles artistiques et les tableaux, les portraits d’ancêtres enlevés des hôtels seigneuriaux, les livres précieux, les parchemins jetés là par pannerées, et livrés pour quelques sols aux quelques amateurs qui, dans la ruine générale, avaient par hasard gardé un peu d’argent, mais surtout aux collectionneurs anglais accourus pour butiner parmi cet immense et extraordinaire bric-à-brac, liquidation lamentable d’une société.
Pour en revenir à Henri IV qui se dresse de nouveau sur le terre-plein et contemple aujourd’hui un Pont-Neuf bien tranquille, fort loin de lui présenter les spectacles pittoresques, le curieux mouvement qui se déroulaient autrefois d’un bout de l’année à l’autre sur le fameux pont, c’est la Restauration qui dès les premiers jours tint à replacer le Béarnais à la place qu’il avait occupée pendant deux siècles et où, dès les premiers jours, elle avait rétabli un modèle en plâtre.
Une souscription publique fit les frais du monument. Le sculpteur Lemot s’était {358} chargé de l’exécution et pour le bronze nécessaire on n’eut qu’à prendre dans les magasins les statues impériales, le premier Napoléon de la place Vendôme, le Napoléon de Boulogne et quelques débris d’autres monuments éternels, âgés de sept ou huit ans au plus chacun. Louis XVIII, le 23 octobre 1817, posa la première pierre du piédestal, sous laquelle on plaça un exemplaire de la Henriade. Par contre, il paraît que le ciseleur Mesnel qui acheva la statue après la fonte, glissa dans l’intérieur, outre une petite statuette de Napoléon, une foule de brochures anti-bourbonniennes et d’écrits bonapartistes.
XIII vendémiaire an IV (5 octobre 1795), encore une journée d’émotion pour le Pont-Neuf.
La place Dauphine et le Pont-Neuf formaient pour ainsi dire la base d’opérations des sections contre-révolutionnaires insurgées contre la Convention, la royaliste section Le Pelletier en tête, tandis que Bonaparte, défenseur de cette Convention, occupait les environs des Tuileries où siégeait la terrible et rouge Assemblée, dans cette salle où tant de fantômes sans tête devaient errer et se menacer, brûlants encore du délire révolutionnaire.
Au terre-plein du Pont-Neuf, coude à coude avec les sectionnaires qui accouraient de tous côtés à l’appel de la générale battant par toutes les rues, était le général Carteaux avec 350 hommes et deux canons, fort aventuré et presque cerné. L’affaire ne s’engagea cependant pas sur le Pont même, où jusqu’à trois heures Carteaux demeura perdu dans la masse des sections préparant l’attaque. Danican, le général des sectionnaires, le laissa battre en retraite et emmener même ses canons; il se retira à deux pas, sous le guichet du Louvre et dans le jardin de l’Infante, d’où peu après il contribua à écraser de ses feux les sections remontant le quai Voltaire pour attaquer les Tuileries par le Pont-Royal.
Depuis cette journée, le Pont-Neuf eut peu d’émotions. Des fêtes impériales, des cortèges, des défilés de troupes avec la cocarde tricolore ou la cocarde blanche, suivant le temps. En 1814, le jour de l’entrée de Louis XVIII, le roi en sortant de Notre-Dame passa par le Pont-Neuf et vint devant la place Dauphine pavoisée et enguirlandée saluer la statue provisoire en plâtre de son aïeul le Béarnais, pendant que les musiques jouaient l’air Vive Henri IV et que des colombes s’envolaient dans le bleu du ciel comme aux anciennes entrées royales, mais symbolisant de plus la fin des carnages, le retour de la paix tant désirée.
Le canon tonne, la fusillade crépite dans les environs du Pont-Neuf, sur les quais du Louvre à l’Hôtel de Ville, en 1830; en février 1848, en juin, le Pont-Neuf fut simple spectateur et ne joua aucun rôle. Dans l’intervalle le trantran de son existence se banalise de plus en plus, le pittoresque de jour en jour diminue. Non seulement il a perdu sa Samaritaine aux premiers jours du siècle, mais encore ses dernières boutiques s’en vont vers 1850.
Dernier souvenir historique. Le 22 janvier 1871, le jour de la tentative révolutionnaire sur l’Hôtel de Ville, sur le terre-plein où tonnèrent si souvent les {359} quatre canons d’alarme de la Révolution, vinrent camper une compagnie du 124e de ligne et des artilleurs avec deux canons.
Ces pauvres soldats de la fin du siège, la longue misère subie les avait mis en triste état; figures hâves, uniformes usés, capotes rapiécées, disparaissant sous des peaux de mouton ou sous des couvertures en plastron sur la poitrine. Les chevaux de l’artillerie étaient extraordinaires; les pauvres bêtes aux flancs étiques, éreintées comme les hommes et aussi peu nourries, n’étant plus tondues depuis l’hiver, avaient de longs poils comme des chèvres, ce qui leur donnait une mine fantastique, mais ne les empêchait pas de traîner encore gaillardement, par un reste d’énergie, caissons et canons.
La Maison-Dieu primitive.—Hôpital Saint-Christophe.—L’Hôtel-Dieu de Philippe-Auguste.—Fondations de saint Louis.—Encombrements et agrandissements.—La salle du Légat.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu.—Les religieuses.—Légendes des Cagnards.—Les grands incendies.—La vieille place du Parvis.—La maison de l’humanité.—Démolition et reconstruction.
On ne peut préciser l’époque de la fondation de l’Hôtel-Dieu de Paris; aussi loin que l’on remonte dans le passé, plus loin que l’histoire certaine, jusque dans les traditions et les légendes, on le trouve sur le même emplacement, à l’ombre de la cathédrale, à côté de la basilique mérovingienne. Asile ouvert aux souffrants près du temple où l’on prêchait les œuvres de miséricorde, la Maison-Dieu à côté de l’église de Dieu.
Sur cet emplacement voué depuis des siècles à la charité active, bien des édifices destinés à recevoir les malades se succédèrent sans doute, s’agrandissant {361} au fur et à mesure des besoins. La tradition attribue la fondation du premier hôpital parisien à saint Landry, évêque de Paris du VIIe siècle. M. Ed. Drumont, dans Paris à travers les âges, dit qu’il était situé au nord du Parvis et qu’il resta sur ce point jusqu’au XIIe siècle. On l’appelait l’hôpital Saint-Christophe à cause de l’église Saint-Christophe, sa chapelle, laquelle étant restée après le changement à l’état d’église isolée, peut déterminer cet ancien emplacement.
La Maison-Dieu était alors peu importante. Les lits manquaient pour coucher les malades; pour y pourvoir, les statuts du chapitre de Notre-Dame en 1168 portent que chaque chanoine devrait en quittant sa prébende, par décès ou autrement, laisser un lit garni à l’hôpital. Des dons et des legs de bourgeois charitables lui fournirent sans doute un accroissement de ressources; un jour, l’ancien édifice parut insuffisant et on le rebâtit à quelques pas de la chapelle Saint-Christophe, de l’autre côté de la place du Parvis, à l’endroit où nous l’avons connu en ses derniers jours, avant qu’il ne fût retourné encore une fois au nord de Notre-Dame à sa place primitive, très considérablement élargie.
C’est sous Philippe-Auguste que se construisirent les premiers bâtiments de {362} l’Hôtel-Dieu gothique, en bordure sur la Seine, à un endroit où le rempart gallo-romain formait un rentrant, sur ce rempart et sur le terrain au-dessous conquis sur la Seine.
L’œuvre se continua sous ses successeurs. Perpendiculairement à la salle Saint-Denis construite par Philippe-Auguste, la reine Blanche de Castille éleva la salle Saint-Thomas, puis saint Louis construisit le long de la rivière jusqu’au Petit Pont la grande salle de l’infirmerie soutenue par une épine de colonnes. Pendant plusieurs siècles il fallut se contenter de ces bâtiments. Saint Louis avait autant que possible pourvu aux besoins de la Maison-Dieu, en lui constituant des revenus, en lui concédant certains privilèges en outre de l’exemption de toutes contributions, de tous droits et péages sur les denrées.
Bien qu’il y ait à louer grandement l’esprit de charité qui dans les premiers siècles du moyen âge multipliait les fondations pieuses, construisait partout hospices, hôpitaux, refuges de toutes tailles, et qui savait élever ces grandes salles dont quelques échantillons magnifiques nous sont restés, cet esprit de charité se trouvait rapidement débordé par suite de l’augmentation de la population, et sans doute aussi en raison des épidémies si nombreuses contre lesquelles la science médicale d’alors était une faible défense.
On n’avait pas plutôt construit un édifice que cet édifice devenait insuffisant. La Maison-Dieu de Paris comptait au XVe siècle, d’après d’anciens documents, un peu plus de trois cents lits, mais il est certain que déjà l’on était obligé de coucher plusieurs malades dans le même lit, des miniatures de manuscrits en font foi. Il est probable qu’aux temps malheureux du XVe siècle et au XVIe, ces difficultés ne firent qu’augmenter avec l’agrandissement de Paris, avec le nombre des malades, avec l’aggravation des épidémies.
Juste à l’entrée du Petit Pont sur la rue du Marché Palu, dont le nom rappelle probablement le souvenir de la berge marécageuse conquise sur la Seine et qu’enjambait le Petit Pont avec sa partie d’arches cachées sous les maisons, s’élevèrent deux grands pignons de nouveaux bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Le premier pignon, qui touchait au Petit Pont était celui de la chapelle Sainte-Agnès, façade gothique flanquée d’une tourelle d’angle et terminant les grandes salles de Saint-Louis. Le second pignon était du style de la Renaissance, avec des fenêtres et des niches en plein cintre dans des entre-colonnements à l’antique; au sommet de ce pignon d’une décoration gracieuse, à côté des armes royales se voyaient celles du cardinal Antoine Duprat, fondateur de cette nouvelle salle, construite à ses frais et contenant cent lits.
Antoine Duprat, ministre de François Ier, entré dans les ordres quand il perdit sa femme, devenu cardinal en 1527, légat du pape en 1530, fut le complice de la reine mère Louise de Savoie dans les machinations qui aboutirent à la perte de Semblançay, général des finances; dans l’affaire du connétable de Bourbon il fut de même un des agents de sa ruine, et contribua à jeter le connétable dans les bras de Charles-Quint.
Il était universellement détesté, comme presque tous les ministres qui ont {363} longtemps gouverné. Si la noblesse ne l’aimait pas, le peuple l’exécrait pour son ingéniosité à trouver de nouveaux moyens de le pressurer, de tirer de l’argent des populations déjà si chargées de tailles et impôts. François Ier, tout en se servant jusqu’à la fin de son chancelier, ne paraît pas avoir eu beaucoup d’illusions sur son compte, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il dit lorsque Duprat fit élever la nouvelle salle: «Il la faudra bien grande si elle doit contenir tous les malheureux qu’il a faits.»
La salle du légat qui rachetait une bien faible partie des maux que Duprat avait causés, et la chapelle Sainte-Agnès subsistèrent jusqu’au grand incendie de 1778. Alors, sur ce débouché déjà si étroit du Petit Pont, la salle du légat avait encore sous ses fenêtres une bordure d’échoppes rétrécissant la chaussée.
Les terribles années de la fin du XVIe siècle, la guerre, le siège de Paris, la famine et les épidémies qui en résultèrent durent remplir d’innombrables malades les salles de l’Hôtel-Dieu, simple lieu de passage où ces malheureux n’entraient que pour trépasser et, aussitôt ensevelis, être remplacés par d’autres.
Dès les premières années du XVIIe siècle, on s’occupa de nouveaux et indispensables agrandissements. On ne pouvait s’agrandir du côté de la cité, où l’Hôtel-Dieu était serré de très près, on eut l’idée de franchir la Seine, de construire sur {364} la rive de l’Université et sur la rivière elle-même. Pendant que l’on restaurait la partie ancienne de l’Hôtel-Dieu, une bordure de grandes salles faisant face aux anciennes salles de Saint-Louis s’éleva au temps de Henri IV, rive gauche de la Seine, sur une partie de berge conquise. Les nouveaux bâtiments, la salle Saint-Charles, la salle Saint-Antoine s’adossaient aux sombres murailles du Petit Châtelet et venaient faire face aux premiers bâtiments de l’Archevêché encaissant complètement la rivière.
Pour faire communiquer les deux parties de l’Hôtel-Dieu, on jeta sur la Seine deux ponts, le pont Saint-Charles et le pont au Double. Ce dernier n’était pas un simple pont; il était chargé lui-même d’une grande salle, la salle Saint-Côme, qui ne laissait à la circulation sur le pont qu’une sorte de balcon, passage pour lequel on payait un double denier, d’où le nom de pont au Double.
Ainsi considérablement agrandi, l’Hôtel-Dieu n’en resta pas moins bien insuffisant encore, puisqu’on était forcé de garder quand même, malgré tout ce qu’elle avait de barbare et d’horrible, la coutume de mettre plusieurs malades dans chaque lit, deux, trois, et même, dans les moments difficiles, ce qui semblerait incroyable si des documents officiels ne le disaient, jusqu’à six malades serrés sous les mêmes draps, en s’arrangeant comme on pouvait, sans doute en réunissant les malheureux atteints des mêmes maladies. On conçoit combien cette {365} horrible obligation devait favoriser les contagions et dans quelle proportion considérable elle devait influer sur la mortalité.
Il existe sur l’Hôtel-Dieu de cette époque une série de gravures accompagnées de notices étendues qui donnent d’intéressants détails relatifs à son administration et à la vie intérieure des religieuses. Terrible existence que celle de ces pauvres filles vivant dans les tristesses du sombre hôpital. Les malades, quand ils ne mouraient pas, se hâtaient de rentrer dans le monde des vivants et d’oublier comme un cauchemar les semaines ou les mois passés dans les salles bondées de patients entassés les uns sur les autres, certains, faute de place, couchés entre les rangées de lits sur des grabats, sous les funèbres voûtes hantées par la mort frappant de lit en lit, mais les religieuses devaient y rester toujours, toujours respirer cette pesante atmosphère de douleur, dans l’éternel murmure des gémissements.
On trouve dans ces estampes du XVIIe siècle l’emploi de toutes les heures de la journée; on voit la mère maîtresse sonnant la cloche à l’aube pour faire venir les {366} novices «à l’oraison qui se fait tous les jours de 4 à 5 heures du matin», et au même moment les «petites lavandières», c’est-à-dire les sœurs chargées des lessives journalières, demandant à la mère la permission d’aller à la rivière.
A 5 heures 1/2, les religieuses procèdent à la toilette des salles; à chaque lit, une religieuse et une novice changent les malades, secouent les paillasses et la literie; d’autres balayent les salles, portent les morts à la salle spéciale, ou vaquent à tous les soins nécessaires. Puis la mère d’office coupe la viande et les religieuses dressent le bouillon à faire distribuer aux malades par les novices... Ainsi pour toute la journée...
Il y a, le premier dimanche de chaque mois, à 3 heures de l’après-midi, une procession générale des religieuses dans les salles. Les religieuses prennent leurs repas au réfectoire, au fond duquel se trouve la table des trois mères, prieure, supérieure et aumônière. Une novice fait la lecture pendant le repas.
Le lavage, on le comprend, est une grosse besogne; chaque jour, les petites lavandières vont laver pendant neuf heures, de 4 heures du matin à 9 heures, de midi à 2 heures et de 5 heures à 7 heures du soir. Tous les mois il y a une grande lessive de cinq cents draps, à laquelle toutes les religieuses et les novices doivent prendre part. On lave à la rivière sous les voûtes sombres des Cagnards, les religieuses lavent debout, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, lessivant, frottant, tordant les draps ou maniant courageusement le battoir.
Nous pouvons, avec le souvenir de ce qui était resté jusqu’à nos jours du vieil Hôtel-Dieu, nous figurer l’aspect étrange et lugubre de ce bras de la Seine complètement enfermé dans les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, entre les hautes salles des deux rives, la salle Saint-Côme du Pont au Double, le Petit Châtelet et les maisons du Petit Pont. De hauts et sombres bâtiments avec des terrasses en avant, sur lesquels s’ouvrent des voûtes noires où des grilles et des escaliers se devinent dans l’obscurité, trois ponts très rapprochés, le premier chargé d’un grand et lourd bâtiment, le troisième de maisons surplombantes, soutenus par un enchevêtrement de grosses poutres moisies, et le pont du milieu, le pont Saint-Charles, sans maisons, appartenant complètement à l’Hôtel-Dieu, servant de passage et aussi de séchoir pour les lessives.
Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu construits au XVIIe siècle avec des parties plus anciennes, ces voûtes profondes, noires, larges comme des arches de pont, ouvertes sur la rivière et hantées par des myriades de rats, donnaient à cette partie de la Seine un caractère mystérieux et sinistre. Les étages souterrains de l’Hôtel-Dieu, abritant différents services, la buanderie, la fonderie de suif pour les chandelles, les magasins, etc., avaient par ces voûtes accès à la rivière. Il courait bien des légendes sur ces entrées de souterrains, et ce n’était pas sans cause; les Cagnards certainement servirent quelquefois d’asile à des bandits, à des écumeurs de la rivière aussi bien qu’à des voleurs de cadavres pourvoyeurs des apprentis chirurgiens. Les nuits de la Seine de ce côté trouvaient pour leurs mystères un décor des plus dramatiques. A la démolition de l’Hôtel-Dieu, on y découvrit certaines cachettes, et des dépôts d’armes de différentes époques, depuis des arquebuses de {367} la Fronde jusqu’à des chassepots de la Commune. Les derniers des Cagnards de la rive droite n’ont disparu qu’il y a une quinzaine d’années; il en reste encore une partie sur la rive gauche sous le grand bâtiment subsistant de l’Hôtel-Dieu, voisin de la vieille église Saint-Julien le Pauvre, qui fut depuis le dernier siècle chapelle de l’Hôtel-Dieu.
Au cours du XVIIIe siècle, en 1737 et en 1772, deux incendies ravagèrent l’Hôtel-Dieu. Le premier éclata vers 9 heures du soir, le 2 août 1737, dans les greniers de la lingerie. Le personnel de l’Hôtel-Dieu ne s’en effraya pas tout de suite, comptant à lui seul avoir raison du feu. Les portes de l’hôpital, par crainte du désordre avaient été fermées; on luttait avec assez de facilité d’abord, l’eau étant proche, mais bientôt il fallut reconnaître que le feu gagnait de vitesse ceux qui le combattaient. Les secours arrivèrent, le guet et les soldats dirigés par le lieutenant de police et le premier président du Parlement; les moines mendiants, capucins en tête, accoururent à leur tour et tous se mirent pleins d’ardeur aux chaînes et aux pompes.
Mais l’incendie avait eu le temps de s’étendre, d’immenses flammes enveloppaient les bâtiments vers l’archevêché et le Pont au Double, jetant l’épouvante parmi les malades et dans toutes les rues sous Notre-Dame.
Quand on se décida à évacuer les salles menacées, les malades qui pouvaient se traîner sortirent par bandes effarées de l’hôpital embrasé et ils se réfugièrent dans la cathédrale dont toutes les portes avaient été ouvertes. On s’occupait de {368} sauver les malades alités, on les descendait des salles et on les entassait dans des charrettes pour les conduire à l’hôpital Saint-Louis.
Malgré tous leurs efforts, les travailleurs ne se rendirent maîtres du feu que le lendemain, vers midi. Les dégâts étaient considérables, les étages supérieurs et les combles de trois salles étaient brûlés, ou avaient été abattus pour couper la route à la flamme. Les approvisionnements de l’hôpital en denrées et en linges avaient été en grande partie la proie des flammes.
Par malheur, l’incendie avait fait un grand nombre de victimes parmi les malades; dans la salle des femmes en couches, les enfants avaient péri, asphyxiés par la fumée; on comptait deux religieuses disparues, sept ou huit soldats et quelques moines précipités dans le brasier par l’écroulement d’un plancher, plus une quarantaine de blessés.
Alors fut agitée la question du transfèrement de l’Hôtel-Dieu dans l’île de Grenelle; il y eût certes été infiniment mieux placé qu’au cœur de la Cité où il constituait un foyer permanent pour toutes les contagions, sans parler de la contamination forcée des eaux de la Seine.
Le premier incendie fut un terrible malheur, le second fut une catastrophe complète. Il éclata le 30 décembre 1772, à 2 heures du matin, et embrasa tout de suite les parties de bâtiments occupées par différents services comme les boucheries, {369} la fabrique de chandelles, les écuries, le grenier à paille, où la flamme trouve si facilement à mordre. De là, l’incendie se développant avec une effrayante rapidité gagna le bâtiment des religieuses, les grandes salles de l’infirmerie, la salle jaune ou Saint-Louis, et la salle du Légat...
On imagine la terreur des malades sautant comme ils pouvaient hors des lits, se traînant demi-nus par les salles, cherchant partout des issues. Les secours s’organisèrent, mais il fallait combattre le feu sur trop de points à la fois, toute la partie comprise entre le pont Saint-Charles et le petit Pont ne formant plus qu’un immense brasier.
De nombreux malades avaient été poussés et bloqués par les flammes au fond des salles, et s’entassaient dans la petite chapelle Sainte-Agnès donnant sur le marché Palu près du petit Pont; on les entendait crier au secours et supplier les gens du dehors d’enfoncer les portes de cette chapelle; on put leur ouvrir à temps un passage à coups de hache et sauver ceux-là, mais il en était resté d’autres cernés dans les parties sans issues, dans la salle du Légat contiguë à la chapelle et ailleurs.
{370} L’incendie poursuivit ses ravages pendant onze jours. Le pignon seul de la salle du Légat resté debout au milieu des flammes, considérablement déversé et menaçant de s’abattre sur les travailleurs, put être repoussé et démoli sur l’intérieur de la salle; le travail en fut facilité, cependant on ne parvint que le 9 janvier à étouffer le dernier foyer de l’incendie continuant à couver dans les étages inférieurs parmi les débris.
Dès le premier janvier, pendant que les travailleurs luttaient pour arrêter l’incendie à la salle Saint-Thomas, d’autres commençaient le déblaiement de cette partie des bâtiments incendiés. Partout en s’avançant ils trouvaient dans les décombres des restes humains calcinés. On ne sut jamais combien de malheureux avaient péri.
Comme la première fois, les malades qui avaient pu s’échapper s’étaient réfugiés dans la cathédrale. Quand l’archevêque vint les visiter, on les compta; ils étaient au nombre de quatre cent cinquante.
Le désastre était immense, toute la partie de l’hôpital qui avait échappé à l’incendie de 1737 était détruite, le reste n’avait été sauvé qu’en coupant les bâtiments au carré Saint-Denis, à la hauteur du pont Saint-Charles. La perte matérielle fut évaluée à plus d’un million de livres. Une souscription nationale produisit le double.
Pendant quelque temps les débris de l’étage inférieur de la salle du Légat et de la chapelle voisine demeurèrent debout sur la rue du marché Palu, en avant des bâtiments reconstruits.
Encore une fois il avait été question du déplacement de l’Hôtel-Dieu: au lieu de le rebâtir, on voulait profiter de cette demi-destruction pour le porter sur un emplacement meilleur, ou le remplacer par quatre hôpitaux disséminés dans les faubourgs, mais encore une fois ces projets furent abandonnés et l’Hôtel-Dieu resta où il était, réédifié avec de nouveaux bâtiments fort laids à la place des salles détruites.
Les adversaires de ces projets prétendaient qu’en transportant l’hôpital loin du centre de la ville, il était à craindre que les blessés et les malades ne mourussent pendant le trajet. On trouvait meilleur d’entasser ces malheureux toujours sur le même point où depuis longtemps la place manquait, et, dans cet encombrement, de continuer à les mettre cinq ou six dans le même lit, sauf à débarrasser les survivants chaque matin des compagnons de lit morts pendant la nuit!
La vieille entrée gothique de l’Hôtel-Dieu se trouvait sur la place du Parvis au pied de la tour méridionale du grand portail de Notre-Dame.
C’était un bâtiment carré surmonté d’un petit clocheton et précédé d’un perron abrité sous un joli petit porche. Le bâtiment formait une sorte de grand vestibule donnant sur la salle Saint-Thomas. A sa gauche une petite chapelle carrée également, éclairée par de belles fenêtres à grandes ogives, formait l’angle en retour sur les bâtiments construits à la place des anciennes maisons dites du Chantier et de la Crèche, jadis hôpital, puis dépôt des enfants trouvés, séparés de l’archevêché par le couloir donnant sur le passage du pont au Double.
{371} Après l’incendie des salles du moyen âge, ce qui restait de la vieille entrée disparut et au commencement du siècle s’éleva une façon de portique grec dont la première pierre fut posée le 1er vendémiaire an XII. La Révolution avait débaptisé la vieille Maison-Dieu par arrêté du duodi de la troisième décade de brumaire an II. La Commune l’avait appelée Maison de l’Humanité, décidant aussi que les noms de ci-devant saints donnés aux salles seraient changés. L’archevêché pendant la Révolution fut en partie une annexe de l’Hôtel-Dieu, réservée aux malades des différentes prisons parisiennes, toutes si considérablement bondées.
Sous le péristyle du nouveau pavillon d’entrée furent placées les statues de saint Vincent de Paul et de M. de Montyon; sur les murs des inscriptions diverses rappelèrent les diverses donations et fondations des rois. On avait aussi gravé sur ces murailles l’ode que le malheureux poète Gilbert, mourant à l’Hôtel-Dieu à vingt-deux ans, composa sur son lit de mort:
Pour les enfants trouvés on sait qu’il était d’usage de les abandonner ou de {372} les exposer sous le porche de la petite église de Saint-Jean le Rond sise au pied de la tour de gauche de la cathédrale. Ils étaient recueillis par le chapitre de Notre-Dame dans la maison de la Crèche ou de la Couche, dont l’emplacement varia plus d’une fois. Le chapitre trouvait la charge lourde, et les aumônes, malgré des appels répétés, n’affluaient pas suffisamment pour l’aider. Ce fut l’occasion de discussions nombreuses alors entre les chanoines, les paroisses de Paris et les seigneurs hauts justiciers du territoire de Paris, c’est-à-dire les grandes Abbayes.
En raison du nombre des pauvres êtres abandonnés, il fallut les entasser dans deux maisons construites vers le port Saint-Landry. Sort lamentable que celui de ces malheureux enfants! La place et les soins manquaient. Ils mouraient à peu près de faim et le sort des survivants n’était pas beaucoup plus enviable, les femmes chargées de les élever les vendaient à des bateleurs ou à des mendiants de profession.
Saint Vincent de Paul vint heureusement faire cesser ces horribles trafics. Il réussit à soulever l’indignation publique, à émouvoir la pitié; il obtint des subsides et des dévouements et fonda un hospice pour les enfants trouvés, lequel, avant de trouver un emplacement convenable, alla de Bicêtre à Saint-Lazare et au faubourg Saint-Antoine.
Mais l’institution continua à garder son centre dans la Cité, rue Neuve-Notre-Dame, dans trois petites maisons réunies où l’on recevait les pauvres petites épaves vagissantes de la misère, du vice ou du crime. En 1747, on démolit ces maisons et avec elles les églises Saint-Christophe et Sainte-Geneviève des Ardents, et sur l’emplacement on éleva sur les dessins de Boffrand, en face de la cathédrale, un grand et beau bâtiment pour servir de bureaux d’admission et d’administration aux Enfants trouvés.
Il y avait une chapelle ornée de peintures par Natoire représentant la Nativité, l’Adoration des bergers et des mages, etc., et une voûte singulière peinte en trompe-l’œil figurant la Crèche ruinée où le Christ était né.
Ce bâtiment n’a disparu qu’aux derniers travaux de dégagement de Notre-Dame.
Après diverses modifications, des démolitions de divers bâtiments, notamment de la salle Saint-Côme sur le pont au Double, après des constructions d’annexes, le vieil Hôtel-Dieu devait disparaître complètement de son antique emplacement, non pour s’en aller chercher des espaces libres et plus d’air, mais pour reparaître de l’autre côté de la place du Parvis, malgré toutes les raisons militant pour son éloignement définitif de l’île de la Cité.
Les tristes bâtiments percés d’un nombre infini de fenêtres tombèrent, laissant entrevoir des vestiges des constructions anciennes, les cagnards de la rivière, les vieilles piles de pont; tout disparut, faisant place nette et dégageant au-dessus de la Seine la cathédrale tout entière.
Par malheur, si l’on dégageait Notre-Dame d’un côté, on lui donnait de l’autre côté pour vis-à-vis l’immense et funèbre carré de bâtiments du nouvel Hôtel-Dieu inauguré en 1877, sous lequel a disparu du quai au Parvis un bon morceau de {373} la Cité, où jadis trouvaient place une douzaine de rues au moins, cinq ou six églises et plusieurs milliers d’habitants.
Voilà ce que l’on a posé devant les splendeurs de Notre-Dame, sur ce magnifique emplacement de la Cité, centre du Paris historique, un gigantesque hôpital ayant de faux airs d’usine ou d’Entrepôt général des miasmes et microbes!
On a dépensé 36 millions pour avoir moins de lits que dans l’Hôtel-Dieu du moyen âge, des lits en meilleures conditions sanitaires, certes, mais qui tiennent quatre fois plus de place et qui seraient encore bien mieux ailleurs.
Anciennes églises et chapelles de la Cité.—Le dernier débris de l’église Saint-Aignan.—Rues, ruelles et couloirs.—Décrépitude et démolition.—Le cloître Notre-Dame.—Le port Saint-Landry et la tour Dagobert.—Juvénal des Ursins.—La maison aux pâtés de chair humaine.—Le logis d’Héloïse et Abeilard.—Les pompiers.—Théophraste Renaudot.—La Cité berceau de la Monarchie, du Parlement et de la Presse.—Les rives.—La Morgue.
Bien malheureusement la vieille Cité d’autrefois a pour ainsi dire été supprimée et effacée de la carte de Paris; vouée aujourd’hui, à part Notre-Dame et le Palais de Justice, aux casernes et aux bâtiments administratifs, elle ne compte plus qu’un ou deux îlots de maisons, et deux ou trois rues épargnées au nord de la cathédrale.
Elle n’a plus que ses deux grands édifices religieux, Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, jadis elle pouvait montrer dans son réseau de rues serrées au-dessous du gigantesque vaisseau de l’église mère, plus d’une douzaine et demie d’églises, fort anciennes toutes, nées toutes quand Paris se trouvait encore enfermé dans son île natale.
Il y avait, au pied du grand portail, Saint-Jean le Rond qui n’était point rond, mais remplaçait depuis le XIIIe siècle l’ancien baptistère de la cathédrale, {375} Saint-Pierre aux Bœufs, Sainte-Marine, Saint-Aignan, Saint-Christophe; sous l’abside de Notre-Dame, Saint-Denis du Pas, puis Saint-Landry, Saint-Denis de la Chartre, Saint-Symphorien-Saint-Luc, la Magdeleine, Sainte-Geneviève des Ardents, Sainte-Croix de la Cité, Saint-Germain le Vieux, enfin Saint-Eloi et Saint-Martial, Saint-Pierre des Arcis et Saint-Barthélemy, devant le Palais. Cela fait dix-sept ou dix-huit églises ou chapelles, quelques-unes de très minime importance, mais enfin montrant à chaque détour des rues de la Cité, quelque grand pignon ouvragé, ou quelque mince clocher, dont la petite taille faisait valoir la stature colossale de la vieille cathédrale.
On peut se figurer la magnificence monumentale de la Cité en ses beaux jours quand on songe que toutes ces petites églises se trouvaient serrées entre les vastes ensembles formés au levant par Notre-Dame, avec son cloître, et le palais de l’archevêché et les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, et au couchant par l’immense agglomération du Palais, sans compter toutes les attaches de la Cité aux deux rives, attaches non moins monumentales, les ponts à maisons, les deux Châtelets et le Pont-Neuf.
La petite église Sain-Jean le Rond, défigurée par un portail classique, fut {376} démolie en 1748 et son chapitre transféré à l’église Saint-Denis du Pas. Celle-ci s’appuyait au chevet de la cathédrale et formait un des côtés du petit cloître; c’était un simple oratoire avec un petit clocheton dominé par les pinacles des grands arcs-boutants voisins; il s’y fit quelques sacres d’évêques au XVIIe siècle. Devenu paroisse après la destruction de Saint-Jean le Rond, Saint-Denis du Pas, après avoir été à la Révolution annexé à l’Archevêché, puis comme celui-ci à l’Hôtel-Dieu, fut démoli en 1813.
Saint-Landry succédait sur le même emplacement, entre l’hôtel des Ursins et le port Saint-Landry, à une plus ancienne chapelle qui avait abrité les reliques de saint Landry pendant le siège des Normands. On y voyait les tombeaux du sculpteur Girardon et celui du conseiller Pierre Broussel, son paroissien qui habitait la rue du Port-Saint-Landry ou d’Enfer. Vendu à la Révolution, Saint-Landry servit pendant une trentaine d’années d’atelier de teinturerie et de menuiserie, puis la pioche le fit disparaître.
Saint-Denis de la Chartre près du pont Notre-Dame avait pour origine un oratoire des plus anciens, établi dès les temps mérovingiens peut-être, tout proche de la prison où saint Denis avait été incarcéré avant son martyre. Chapelle, prieuré, couvent de chanoines, Saint-Denis de la Chartre subit de grandes vicissitudes: aux XIIe et XIIIe siècles, deux communautés de chanoines établies côte à côte sur ce point se disputèrent le titre de Saint-Denis de la Chartre et le souvenir du martyr.
Sur le flanc méridional de l’église existait la chapelle Saint-Symphorien, qui prit le titre de Saint-Luc en 1704, en devenant la chapelle de la Communauté des peintres et sculpteurs. C’était, croit-on, cette chapelle Saint-Symphorien qui était l’oratoire bâti originairement sur l’emplacement de la prison dite de Glaucin, au temps de la Lutèce gallo-romaine, et dont peut-être subsistèrent jusqu’au moyen âge des débris appelés Tour Roland ou Tour Marquefas, sous les maisons de la rue de la Pelleterie.
Cependant une crypte à Saint-Denis de la Chartre passait pour la prison où saint Denis fut jeté lorsqu’il prêchait le christianisme avec ses deux compagnons Eleuthère et Rustique. Dans cette chapelle souterraine on avait réuni différents objets pour donner raison à la tradition; on y voyait des chaînes de fer, une grosse pierre, espèce de carcan, ayant été attachée au cou de saint Denis, un débris d’autel antique sur lequel, disait-on, saint Denis, sorti victorieux et intact des plus affreux supplices, avait dit la messe et sur lequel Jésus-Christ lui-même était venu lui donner la communion, la veille du jour où Denis, conduit à Montmartre, devait subir la décapitation et revenir ensuite jusqu’à Paris portant sa tête entre les mains.
Lorsque la reconstruction du pont Notre-Dame au XVIe siècle fit relever le sol de la rue de la Lanterne, Saint-Denis de la Chartre se trouva en contre-bas d’un certain nombre de marches et ne fit plus très brillante figure, ainsi enterré. Sur la grande verrière au-dessus du portail se détachait au milieu de plusieurs figures en ronde bosse, une statue de saint Denis portant sa tête; l’intérieur, à la suite {377} d’une restauration opérée en 1665 et que l’on devait à la reine Anne d’Autriche, possédait au maître-autel une grande décoration sculptée et peinte de Michel Auguier représentant, en personnages de grandeur naturelle, la communion de saint Denis.
L’église Sainte-Marie-Magdeleine située rue de la Juiverie occupait l’emplacement {378} d’une synagogue, lorsque ce point de la Cité entre la rivière et la rue de la Juiverie était un ghetto. Philippe-Auguste en 1183 chassa les Juifs, vendit leurs maisons donnant sur la rivière aux pelletiers et convertit la synagogue en une église dédiée à sainte Magdeleine. Rebâtie dans les siècles suivants, Sainte-Magdeleine fut démolie en 93. Elle était fort irrégulière, composée de deux nefs, avec des chapelles annexes; il en subsista longtemps quelques débris, notamment, au chevet sur la rue de la Licorne, une charmante petite porte dans le style du XVe siècle. Notons qu’à Sainte-Magdeleine était installée «la Grande Confrérie de Notre-Dame aux seigneurs prêtres et bourgeois de Paris» ou plus simplement des bourgeois de Paris.
Sur la rue de la Lanterne elle montrait au-dessus de son portail ogival, un pittoresque pignon à charpente apparente, qui était sans doute une réparation du XVIe siècle, et que surmontait un petit clocher.
Dans la rue Neuve-Notre-Dame, l’église Sainte-Geneviève des Ardents rappelait une légende miraculeuse sans aucune authenticité, repoussée déjà par l’abbé Lebœuf, et aussi une de ces pestes, trop réelles malheureusement, qui désolèrent maintes fois les populations dans le cours des siècles.
L’église fort ancienne s’appela d’abord Sainte-Geneviève la Petite. On disait qu’aux environs de l’an 1000, à l’époque où l’épidémie connue sous le nom de feu sacré ou mal des Ardents causait de terribles ravages un peu partout et emportait un grand nombre de Parisiens, les malades qui se réfugiaient à la cathédrale devant les reliques de sainte Geneviève apportées de l’abbaye, se trouvaient subitement guéris après avoir fait leurs oraisons et touché ces reliques. Et en mémoire de ces miraculeuses guérisons, une chapelle à la sainte patronne de Paris aurait été élevée près de la cathédrale sous le nom de Sainte-Geneviève la Petite pour la distinguer de la grande.
Cette église fut démolie en 1742; sur son emplacement s’éleva le bâtiment des Enfants-Trouvés. En même temps et pour l’agrandissement de la place du Parvis, entre les Enfants-Trouvés et la cathédrale, tomba l’église Saint-Christophe. D’une origine très lointaine, cette petite église aurait été dès l’an 690 un monastère de femmes, converti deux siècles après en hôpital, la première maison-Dieu parisienne. Au XIIe siècle, Saint-Christophe érigé en paroisse fut séparé de l’Hôtel-Dieu et reconstruit sur le parvis en face de Saint-Jean le Rond.
De Saint-Pierre aux Bœufs, proche le bureau des Pauvres et le Parvis, il reste au moins quelque chose, mais plus au même endroit, une jolie porte aujourd’hui appliquée au bas de la tour de l’église Saint-Séverin. L’église était du XIIIe siècle, elle devait son surnom, croit-on, à ce qu’elle était la paroisse des bouchers de la Cité. Vendue à la Révolution, longtemps occupée par un tonnelier, elle ne fut démolie qu’en 1837.
Derrière cette petite église se trouvait une église minuscule, Sainte-Marine, bâtie au XIIIe siècle; c’était la paroisse la plus petite de Paris, comprenant à peine une douzaine de maisons. C’était à Sainte-Marine que se célébraient les mariages ordonnés par les tribunaux ecclésiastiques. Supprimée en 1792, elle a disparu sous {379} quelque nouvelle maison de la rue d’Arcole, après avoir été atelier de menuiserie et théâtre.
Un peu plus haut, à l’angle de la rue de la Colombe et de la rue Basse-des-Ursins, se retrouve un reste d’une autre petite église, Saint-Aignan, fondée au XIIe siècle par Etienne de Garlande, archidiacre de Notre-Dame. Cet édifice roman dont l’entrée se trouvait rue de la Colombe n’était qu’une humble chapelle, ouverte seulement à certains jours, et que la Révolution supprima. Saint-Aignan, converti en magasins d’entrepreneur et de marchand de bois, disparut sous des constructions en partie faites avec des débris du couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques, de grandes arcades du XVIIe siècle appliquées à la façade sur la cour de la maison no 9 rue Basse-des-Ursins. Le débris de Saint-Aignan qui se retrouve encore, enclavé dans cette maison à l’angle de la cour, est une simple travée de voûte servant actuellement d’écurie; les curieux chapiteaux des colonnettes qui reçoivent la voûte sont bien conservés grâce à la précaution prise par le propriétaire actuel de les enfermer dans un emboîtage de planches. Cette écurie, c’est aujourd’hui l’unique débris qui subsiste encore en place, de toutes ces petites églises de la Cité enlevées par la grande transformation.
Sainte-Croix de la Cité était située rue de la Vieille-Draperie presque à l’angle de la rue de la Lanterne. D’après M. Cousin, elle dut avoir été d’abord au XIIe siècle la chapelle d’un hôpital de fous furieux sous le patronage de saint Hildevert, hospice transféré plus tard à Saint-Laurent; la chapelle fut alors érigée en paroisse, sous le titre de Sainte-Croix. L’église fut supprimée à la Révolution et démolie en 1797; le portail fut conservé comme façade à la maison no 4 de la rue de la Vieille-Draperie démolie en 1846 pour la rue de Constantine.
Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie, était une petite église un peu plus bas dans la rue de la Vieille-Draperie, primitivement simple chapelle dépendant du monastère de Saint-Eloi son voisin. A la fin du siècle dernier, Saint-Pierre des Arcis avait pour entrée un petit portique dorique surmonté d’un petit clocheton. La Révolution fit de Saint-Pierre le dépôt des cloches enlevées des églises et destinées à la fonte pour la monnaie ou pour les canons; puis en 1812, l’édifice fut démoli.
{380} L’église Saint-Barthélemy, dont le chevet venait presque toucher à Saint-Pierre, était plus importante. Comme toutes ces églises de la cité son origine se perdait dans l’obscurité des temps où la vieille Lutèce devenait le Paris des Mérovingiens, peut-être même avait-elle été temple païen; elle fut en tout cas l’église paroissiale du premier Palais, celui des Mérovingiens et des Carolingiens, des ducs de France et des rois, avant la fondation de la Sainte-Chapelle. C’est là, dit-on, que le roi Robert le Pieux, fils de Hugues Capet, allait chanter au lutrin et que plus tard, ayant été excommunié pour avoir épousé Berthe, sa cousine, il entendait la messe agenouillé en dehors sous le porche.
L’église Saint-Barthélemy des temps lointains ayant donné asile à un grand nombre de reliques apportées par Salvator, évêque de la cité d’Aleth en Bretagne devant les rochers de Saint-Malo, au moment d’une invasion de Richard, duc de Normandie, en 965, conserva de ce dépôt le corps de saint Magloire, évêque de Dol, en l’honneur de qui le duc de France Hugues Capet transforma l’église en abbaye sous le titre de Saint-Magloire. Les chanoines de Saint-Magloire ayant transporté leur couvent rue Saint-Denis, Saint-Barthélemy retrouva son ancien nom.
Bien des fois refaite dans le cours des âges, l’église Saint-Barthélemy, belle nef gothique flanquée d’une petite tourelle, d’après les plans des XVIe et XVIIe siècles, dut être encore refaite de fond en comble au siècle dernier dans le style Louis XVI, avec les ordres classiques. En face du nouveau Palais de Justice s’éleva un portail à fronton et entablement de colonnes doriques, niches classiques à statues et grand écusson de France au fronton.
La nef était commencée derrière le portail lorsque la Révolution éclata et supprima la paroisse Saint-Barthélemy. On jeta bas les constructions et à la place on construisit immédiatement un théâtre, lequel après une existence assez agitée sous la Révolution, théâtre Henri IV, théâtre du Palais, théâtre de la Cité, ayant donné des pièces révolutionnaires, puis des pièces réactionnaires suivant les fluctuations des idées, se transforma sous l’empire en un établissement de plaisirs et de fêtes, le Prado, où se trouvait, à côté des salles de bal et de café, une salle réservée aux réunions de la franc-maçonnerie.
Plus tard le Prado se transforma encore, et les vieux étudiants d’il y a quarante ans se le rappellent sans doute, devenu la succursale d’hiver de la Closerie des Lilas et de la Grande Chaumière, théâtre des ébats chorégraphiques les plus risqués de tous les futurs magistrats, notaires, docteurs, et de toutes les Musette et Mimi Pinson du Quartier latin, sous la direction de Bullier et l’œil peu sévère des gardes municipaux.
Un autre monastère touchait presque à Saint-Barthélemy, c’était Saint-Eloi ou Saint-Martial dont nous avons parlé. Ce monastère occupé par des religieuses puis par des moines de l’abbaye de Saint-Maur les Fossés, fut supprimé au XVIe siècle et reconstitué plus tard pour les Barnabites. Alors une chapelle du chœur de l’église de Saint-Eloi, séparée du reste par la ruelle de la Savaterie, plus tard rue Saint-Eloi, circulant en zigzag de la rue de la Calandre à la rue de Vieille-Draperie, fut érigée en paroisse sous le titre de Saint-Martial.
{381} L’église Saint-Eloi fut reconstruite par les Barnabites dans le style classique; supprimée à la Révolution, elle ne fut pas démolie, mais servit de dépôt pour les archives de la Cour des Comptes. Ce sont les grandes démolitions de la Cité, pour la construction des casernes et du tribunal de commerce à la place de l’antique rue de la Barillerie, qui l’ont fait disparaître en même temps que le Prado et les derniers vestiges de Saint-Barthélemy et de la ceinture Saint-Eloi. Le portail des Barnabites existe encore ayant été transporté alors à l’église des Blancs Manteaux. Quant à Saint-Martial, son état de vétusté l’avait fait abandonner et démolir dès le commencement du XVIIIe siècle et il ne restait à sa place lors des transformations définitives que l’impasse Saint-Martial, cul-de-sac de maisons noires où se cachaient des cabarets borgnes et de tristes taudis.
Sur le Marché-Neuf devant le Petit Pont et la salle du Légat de l’Hôtel-Dieu s’élevait une dernière église des plus anciennes aussi, Saint-Germain le Vieux, d’abord baptistère de la cathédrale, croit-on, rebâti en l’honneur de Saint-Germain, évêque de Paris. Le corps du saint évêque devait y être transporté, mais les moines de l’abbaye de Saint-Vincent refusèrent de s’en dessaisir. Saint-Germain {382} de la Cité lui donna cependant l’hospitalité au temps des Normands et garda en souvenir de ce dépôt un bras du saint.
Alors l’abbaye de Saint-Vincent rebâtie étant devenue l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, pour distinguer Saint-Germain de la Cité de cette abbaye et de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, on lui donna le nom de Saint-Germain le Vieux.
L’église Saint-Germain le Vieux, reconstruite et agrandie plusieurs fois, était flanquée d’un clocher du XVIe siècle au-dessus d’un petit porche et de chapelles Renaissance, donnant sur le bout du Marché-Neuf devant la Poissonnerie du Petit Pont. Supprimée par la Révolution, l’église fut vendue et démolie aussitôt, mais quelques débris en restèrent dans les cours des maisons de la rue du Marché-Neuf, bâties sur des soubassements de chapelles, sur des arcades ogivales bouchées; puis la grande démolition survint et toute trace disparut à jamais.
Il y avait encore, outre toutes ces petites églises, la chapelle Saint-Michel du Palais, qui existait sur la place devant la rue de la Calandre dès le temps des rois mérovingiens, et qui fut enfermée par Philippe le Bel dans l’enceinte du Palais. C’était dans cette chapelle que l’évêque Maurice de Sully avait baptisé Philippe-Auguste en 1165, elle n’avait cependant jamais été chapelle royale, les rois ayant eu d’abord pour chapelles particulières Saint-Barthélemy hors du Palais, ainsi que Saint-Nicolas et Saint-Georges dans l’intérieur du Palais, démolies pour la construction de la Sainte-Chapelle de saint Louis.
Entre le Palais et Notre-Dame, trois carrés d’édifices et de boulevards se sont partagés la vieille cité disparue.
Le groupe formé par les casernes de la garde républicaine et des pompiers recouvre tout l’ancien monastère de Saint-Eloi, Saint-Germain le Vieux, la rue de la Calandre et les coupures étranges qui sillonnaient la masse serrée des vieilles maisons, la rue de la Savaterie, la rue aux Fèves, etc.
Le tribunal de commerce et le marché aux fleurs recouvrent Saint-Barthélemy, Saint-Pierre des Arcis, Sainte-Croix, l’ancienne Juiverie, le quartier de la Pelleterie.
Quant à ce qu’il y avait sous le nouvel Hôtel-Dieu, c’était encore plus important. Cinq ou six églises d’abord, Saint-Denis de la Chartre et Saint-Luc, la Magdeleine, Saint-Landry, Saint-Pierre aux Bœufs, Sainte-Marine, puis l’hôtel des Ursins, tout le val de Glatigny assez mal famé au moyen âge, et ce réseau de ruelles extraordinaires entrevu encore en partie par notre génération, dans leur décadence dernière et dont les noms seuls évoquent des images d’un pittoresque trop souvent sordide ou sinistre, rue des Marmousets, rue de la Licorne, rue des Trois-Canettes, rue Cocatrix, rue des Deux-Hermites, rue Basse et rue Haute-des-Ursins, rue du Chevet-Saint-Landry, etc.
Notre époque a trouvé ces quartiers tombés en misère et en décrépitude, alors que beaucoup de ces ruelles donnaient asile à des repaires de truands; mais il faut faire la part de l’âge et de l’abandon, et ne pas oublier qu’ils avaient eu leur beau temps. Il faut voir ces décors sombres et lépreux dans les eaux-fortes de quelques artistes comme Martial Potémont qui ont fixé sur le cuivre l’image de ces verrues du vieux Paris.
{383} Culs-de-sac sinistres où le crime a l’air de guetter derrière chaque borne, carrefours où débouchent comme des corridors de noires ruelles laissant à peine entrevoir une ligne de ciel entre les vieilles lucarnes déjetées, coins de ruelles où se dissimulent d’ignobles cabarets, des bouges, des tapis francs, les murs suintent la misère, la tristesse ou l’ignominie.
Ces vieilles façades mornes, quand elles ne semblent pas avoir pris leur parti de l’encanaillement, ont un air de désespérance lamentable, avec les quelques traces qui restent des temps meilleurs, quelque vieille fenêtre à moulures sculptées, quelque belle lucarne, quelque enseigne entaillée dans la pierre, perdues dans les façades crevassées, parmi les loques pendant aux ouvertures.
Les curieux en quête d’émotions violentes qui osaient se risquer dans quelques-uns de ces bouges y trouvaient bien des pauvres diables mêlés à la lie des écumeurs de Paris.
Dans la rue aux Fèves exista le cabaret du Lapin blanc, le tapis franc fameux des Mystères de Paris, espèce de bouge extraordinaire, mais non authentique, {384} créé après l’immense succès du roman d’Eugène Sue, pour réaliser une invention du romancier. La mise en scène avait été soignée, tout était arrangé de façon à donner au curieux l’idée qu’il se trouvait réellement dans le repaire de voleurs et d’assassins où le prince Rodolphe du roman, grand seigneur en tournée dans les bouges de Paris, avait rencontré le Chourineur et autres malandrins de même espèce.
Les démolitions de la Cité emportèrent en 1860 le Lapin blanc avec la vieille rue au Fèves, sur laquelle jusqu’à la fin on disserta, sans pouvoir décider si son nom venait de feurre, c’est-à-dire de la paille, comme la rue du Fouarre au quartier de l’Université, des fèves que l’on pouvait vendre au Marché-Neuf, sur lequel elle aboutissait avant un agrandissement de Saint-Germain le Vieux, ou des febvres, ouvriers en draps qui purent l’habiter si la rue voisine de la Calandre tire son nom du calandrage des draps, comme d’aucuns l’ont dit.
Mais si dans beaucoup de ces ruelles de la Cité on se heurtait trop souvent à des bouges véritables, à des garnis mal famés, logis à la nuit d’une population suspecte, à de pauvres vieilles maisons lamentables, on rencontrait aussi des coins d’aspect pittoresque, de vieux logis d’allure plus respectable et parlant encore au passant des beaux jours d’autrefois, des bons bourgeois des siècles passés, des gens de robe, des magistrats du Parlement qui les avaient habités jadis, et le fureteur ne s’engageait jamais inutilement à la chasse aux souvenirs dans ces antiques quartiers. Souvenirs, traditions, légendes, se levaient à chaque pas, à chaque carrefour sans compter les petits mystères historiques sur lesquels, faute d’explication, on avait le droit d’échafauder toutes les suppositions.
De nos vieilles rues de la Cité que nous reste-t-il? Un simple échantillon, quelques ruelles moins truculentes d’aspect que celles naguère effondrées sous l’acharnement de la pioche; il ne subsiste que les rues de l’Ancien-Cloître-Notre-Dame, dans l’ombre de la façade nord de la cathédrale.
On entrait dans ce cloître par trois portes, la principale sous un petit pavillon appuyé à la petite église Saint-Jean le Rond, au pied de la tour du nord de la cathédrale, la seconde à l’intersection des rues de la Colombe et Chanoinesse, en {385} face de la rue des Marmousets, et la troisième au port Saint-Landry, près d’une maison qui existe encore, sur le quai maintenant, à l’angle de la rue des Chantres.
Les rues Chanoinesse, Massillon et des Chantres, qui ont un air de vieux quartier de province, ont été peu touchées, sauf pour l’alignement dans le haut de la rue Chanoinesse; mais presque tous les vieux logis des chanoines peu à peu se {386} sont trouvés modifiés par leurs nouveaux habitants, agrandis ou surélevés. Il se dissimule cependant des cours curieuses dans cet ensemble de maisons qui du haut des tours de Notre-Dame apparaît si serré et si tassé, parmi tous ces toits qui s’enchevêtrent dans un désordre si pittoresque, à côté des grands cubes de l’Hôtel-Dieu.
On rencontre donc encore quelques entrées de maisons intéressantes, quelques balcons rue du Cloître ou rue Chanoinesse, des lignes de façades s’arrangeant bien sur quelque tournant de la rue. Le coin le plus intéressant est rue Chanoinesse, au numéro 18; la cour est tout à fait curieuse, mais cachée malheureusement dans sa partie inférieure, par son utilisation en magasins de la quincaillerie Allez. On se heurte là à l’une de ces énigmes sur lesquelles Edouard Fournier aimait à exercer son érudition et sa sagacité. Dans un angle de la cour monte une haute tour d’escalier terminée en terrasse, connue par tradition sous le nom de tour Dagobert. On ne la voit plus que des étages supérieurs de la maison ou du haut de Notre-Dame.
Cette tour paraît dater du XVe siècle. Elle a pris son nom sans doute d’un édifice antérieur, peut-être d’une autre tour de la même maison disparue, dit-on, depuis longtemps. Toutes les conjectures sur cet édifice sont permises. M. Edouard Fournier suppose que la tour Dagobert a pu servir à porter un fanal destiné à éclairer le port Saint-Landry.
On aperçoit dans les anciennes vues de Paris, notamment dans la planche d’Israël Silvestre représentant le pont Rouge et le port Saint-Landry, une tour qui dépasse de beaucoup les toits environnants; si c’est bien notre tour Dagobert celle-ci a donc perdu de sa hauteur? Cela semble difficile à expliquer autrement, à moins que vraiment il y ait eu à côté une autre tour plus haute, dont le nom soit passé à celle-ci après sa disparition.
La face du cloître bordant la Seine est tout à fait changée. Sur le quai une ligne de maisons neuves a remplacé les anciennes maisons canoniales, avec leurs jardins en terrasse au tournant de l’île, en face des prairies de l’île Notre-Dame, ou plus tard des maisons surgies à la création du quartier Saint-Louis en l’île. Ces terrasses et ces paisibles jardinets d’où les chanoines pouvaient contempler les horizons du levant et l’entrée de la Seine dans Paris, allaient jusqu’au terrain Notre-Dame, la vieille motte aux Papelards, butte faite avec les déblais de la construction de la cathédrale, avec son abreuvoir pour les chevaux et les mulets du quartier clérical, sous l’abside de Notre-Dame, à côté de la minuscule église Saint-Denis du Pas encastrée dans les contreforts de cette abside.
{387} Une des maisons neuves du quai, tout près de la rue des Chantres, est construite sur l’emplacement du logis du chanoine Fulbert, ou du moins de la maison qui avait succédé à ce logis vers le XVIe siècle. Il y avait là une vieille cour sur laquelle donnaient des fenêtres à croisillons de pierre en partie bouchées, à vitrages ébréchés, où pendaient des hardes et des linges, parmi quelques pauvres pots de fleurs. Deux figures grossièrement sculptées sur le mur et un distique tout aussi médiocre rappelaient l’illustration de la maison:
En même temps que les démolitions emportaient la maison du chanoine Fulbert, la pioche faisait disparaître la rue des Marmousets qui continuait la rue Chanoinesse. Quelques curieuses maisons tombaient et avec elles s’en allait la légende du barbier assassin associé à un charcutier, son voisin, confectionneur de pâtés de chair humaine, faisant consommer à ses clients les cadavres à lui envoyés par le rasoir du barbier.
Le dict des rues de Paris de Guillot au XIIIe siècle nomme déjà la rue du Marmouzet, qui devait tirer son nom de quelque figurine sculptée à quelque maison, de quelque enseigne, comme plusieurs des rues voisines, les Trois-Canettes, les Deux-Hermites, la Licorne, l’Ymage, la Colombe, et autres.
Il paraît donc qu’en cette rue des Marmouzets, à une époque indéterminée, vivait un certain barbier qui s’était entendu avec son voisin, pâtissier charcutier, pour lui fournir à bon compte l’élément indispensable de sa charcuterie. Lorsqu’un client étranger au quartier s’aventurait à se faire tondre les cheveux ou tailler la barbe chez le barbier, celui-ci à un moment lui tranchait simplement le cou et faisait tomber le corps dans sa cave, d’où il passait dans celle du charcutier qui le détaillait et en confectionnait des pâtés friands, pour lesquels son officine avait acquis une renommée parmi les bonnes maisons de la ville, jusque par delà les ponts. Les amateurs les plus difficiles, les fines bouches trouvaient ces pâtés délicieux et le charcutier ne suffisait pas aux commandes.
Sur la façon dont la chose se découvrit, les légendes ne sont pas d’accord. Suivant les unes, un jeune étudiant étranger étant venu se faire barbifier rue des Marmouzets, subit sous le rasoir du barbier le sort de bien d’autres et s’en alla dans la cave du charcutier; mais il avait laissé un chien à la porte, et le chien, fatigué d’attendre et aboyant furieusement à la porte, finit par ameuter le voisinage, tout surpris de le voir se précipiter vers une trappe où se distinguaient quelques traces de sang mal lavé. On n’eut alors qu’à lever la trappe pour trouver la preuve du crime et surprendre le pâtissier dans ses monstrueuses opérations.
D’autres légendes compliquent l’événement: l’écolier n’ayant été que blessé par un coup de rasoir mal assuré, s’était défendu victorieusement, et avait réussi à précipiter le barbier par la trappe dans la cave où son complice, averti par le bruit de la lutte, s’était hâté de l’égorger sans le reconnaître. Pour le reste, on {388} revient à la première version, les voisins attirés par le chien pénètrent dans la cave et surprennent le pâtissier en train de découper le cadavre de son complice.
Ce crime effroyable ou plutôt cette succession de crimes effroyables, révélés tout à coup, causèrent une telle horreur que par arrêt de la justice, après la punition du complice survivant, la maison dut être rasée et qu’il fut semé du sel sur la place maudite, marquée d’une pierre commémorative où se lisait aussi l’interdiction à tout jamais d’y rebâtir aucun logis.
Cependant il paraît qu’en 1536 un sieur Pierre Bélut, conseiller au Parlement, obtint du roi François Ier des lettres patentes l’autorisant à contrevenir à l’arrêt et à bâtir une maison sur la place vide. Ce serait cette maison que, vers 1860, les démolitions emportèrent avec toute la rue et tout le quartier. On y voyait sur la cour une de ces tours d’escalier d’autrefois, comme il y en avait de nombreuses dans la Cité.
Ce qu’on appelle maintenant rue Basse-des-Ursins n’est qu’un débris de la rue Basse-des-Ursins d’avant la démolition, et s’appelait autrefois Grand-Rue Saint-Landry sur l’Yaue, puis rue du Port-Saint-Landry, puis rue d’Enfer. C’est dans la partie de la rue Basse-des-Ursins disparue sous le nouvel Hôtel-Dieu, que s’élevait au moyen âge l’hôtel de la célèbre famille des Ursins. Il occupait la berge de la Seine entre l’église Saint-Landry et le val de Glatigny, dit Val d’Amour assez mal habité dès le XIIIe siècle, puisque Guillot dans le Dict des rues de Paris y signale les ribaudes.
Jean Jouvenel ou Juvénal des Ursins qui commença l’illustration de la famille était venu de Troyes se fixer à Paris vers la fin du XIVe siècle, à l’époque si troublée du règne de Charles VI. Avocat, bon clerc et noble homme, conseiller au Châtelet, il avait été créé garde de la Prévôté des marchands alors que, la prévôté des marchands ayant été supprimée depuis 1382 en punition de la révolte des Maillotins, les fonctions de l’ancienne magistrature municipale se trouvaient remises entre les mains du prévôt de Paris, fonctionnaire royal.
Jean Jouvenel en ces temps difficiles fut un magistrat vigoureux et intègre, que souvent les oncles du roi dément trouvèrent en face d’eux, avec quelques fonctionnaires ou seigneurs restés autour de Charles VI, ceux que les princes appelaient dédaigneusement des Marmousets. En butte à l’inimitié du duc de Bourgogne, il faillit être victime d’une intrigue à laquelle il n’échappa que par un curieux hasard.
Les partisans de Bourgogne avaient fait ouvrir secrètement une information contre Jouvenel, dans laquelle une trentaine de gens subornés étaient venus témoigner sur toutes les accusations propres à le perdre.
L’information faite, il s’agissait de trouver un avocat qui se chargeât de porter l’affaire au Parlement; les commissaires du Châtelet qui avaient recueilli les dépositions des faux témoins ayant trouvé cet avocat, s’en furent prendre les dernières instructions du duc de Bourgogne. Grassement payés de leur besogne, ils s’en allèrent souper à la taverne de l’Echiquier en la cité, avec quelques-uns des complices de la trame, et là fêtèrent si bien les écus du duc de Bourgogne qu’ils en oublièrent en sortant leur rouleau de procédures.
Après leur départ, l’hôte de l’Echiquier trouva les pièces, y jeta un coup d’œil et vit de quoi il s’agissait. Tout effrayé pour Jouvenel des Ursins, l’hôte courut au milieu de la nuit à l’hôtel de ville pour le prévenir du danger. Jouvenel, dès le lendemain matin d’ailleurs, reçut assignation de comparaître devant le conseil du roi au château de Vincennes, où déjà une bonne prison lui était préparée, en attendant qu’on lui fît couper la tête, selon le bruit public et la résolution des partisans de Bourgogne.
{390} Mais Jouvenel se présenta à Vincennes suivi de trois à quatre cents notables bourgeois, et, bien averti des accusations sous lesquelles on comptait l’accabler, n’eut pas de peine à réfuter le réquisitoire de ses ennemis, d’autant plus qu’ils ne purent apporter l’information du Châtelet contenant les faux témoignages, procédure perdue à l’Echiquier et parvenue entre les mains du prévôt.
Vers la Pâque suivante, quelques-uns des faux témoins s’étant repentis et confessés de leur mauvaise action, ne purent avoir absolution de leur confesseur qui les envoya au pénitencier de Notre-Dame auquel on avait recours pour les fautes graves. Renvoyés du pénitencier à l’évêque de Paris, de l’évêque à un légat du Pape alors à Paris, les faux témoins n’obtinrent l’absolution qu’à condition de faire publiquement amende honorable à la porte du prévôt.
Le matin des Rameaux, comme Jean Jouvenel sortait de son logis pour se rendre à l’église, il trouva devant sa porte quelques hommes pieds et jambes nus, la figure couverte d’un grand voile noir. Tout ébahi, le prévôt leur demanda ce qu’ils lui voulaient, alors ils firent en pleurant confession de leur faute sans se nommer, et requirent son pardon.
Jouvenel pleurait aussi avec ses serviteurs accourus, mais se souvenant de l’information du Châtelet, «il les nomma chacun par leur nom tellement qu’il n’en oublia nul et leur dit: Vous êtes tel et tel... Puis bien doucement leur pardonna, dont ils le remercièrent humblement en baisant la terre et en pleurant abondamment...»
Mêlé à tous ces événements, «bien noble homme de haut courage, sage et prudent, dit son fils Jean Juvénal dans son Histoire de Charles VI, qui avait gouverné la ville de Paris douze ou treize ans, en bonne paix, amour et concorde,» Jean Jouvenel eut à traverser bien des périls pendant les séditions cabochiennes. Il fut emprisonné au petit Châtelet en 1413, mis par les cabochiens à une rançon de deux mille écus. Ce fut lui alors qui réveilla le courage des bourgeois de Paris opprimés par les factions cabochiennes, et qui, de concert avec le dauphin et le duc de Berry, put arracher pour un temps la ville à la tyrannie anarchique des bouchers et des partisans de Bourgogne. Mais plus tard le retour des Bourguignons le remit en plus grand péril; heureux encore d’échapper aux massacres, Jean Jouvenel dut fuir Paris avec sa femme et ses onze enfants, pieds nus, à peine vêtus, ayant tout perdu, meubles et maisons.
Jean Jouvenel, seigneur de Traisnel en Champagne, avait épousé Michelle de Vitry, vertueuse dame qui lui donna seize enfants sur lesquels onze vécurent, qui furent tous gens de bien et occupèrent d’importantes situations, l’aîné était Jean Juvénal des Ursins, auteur d’une Histoire du règne de Charles VI que nous venons de citer. Entré dans l’Eglise, il fut, en 1432, nommé à l’évêché de Beauvais où il succédait à Pierre Cauchon, l’instrument des Anglais dans le procès de Jeanne d’Arc. Evêque de Laon en 1444, il succéda, en 1449, sur le trône archiépiscopal de Reims à son frère Jacques Juvénal.
L’hôtel des Juvénal des Ursins était une très importante demeure qui faisait très belle figure avec ses tourelles encorbellées sur la Seine et ses grands toits {391} dominés en arrière par l’imposante masse de la cathédrale. A la fin du XVIe siècle l’hôtel avait été en partie reconstruit, les deux tourelles sur la Seine encadraient une petite cour à galerie, d’où la vue donnait par un portique ouvert sur le mouvement de la rivière, sur la place de Grève et sur cet hôtel de Ville, la vieille maison aux piliers où le garde de la prévôté des marchands pour le roi avait siégé en des temps si difficiles.
{392} Sur les dépendances du premier hôtel des Ursins, on avait ouvert deux rues, la rue Basse-des-Ursins et la rue Haute-des-Ursins réunies par une rue transversale dite rue du Milieu-des-Ursins. Dans la rue Basse-des-Ursins, Racine habita, croit-on, la maison qui portait lors de la démolition le no 9.
Nous avons vu combien de choses sont nées dans cette petite île de la Cité, berceau de Paris, berceau des premiers rois et aussi de ce qui leur a succédé, et berceau de bien des choses par une sorte de prédestination. La monarchie française est née là, le pouvoir royal a grandi et s’est fortifié d’abord, dans ce vieux Palais des ducs de France; puis est né dans le même palais, dans le même lit, sous les mêmes courtines pour ainsi dire, le pouvoir législatif, lequel, grandi et fortifié à son tour, devait un jour étrangler son aîné le pouvoir royal, et, de petit parlement soumis devenir l’Assemblée Nationale, la Convention, puis la {393} Chambre des représentants ou des députés, ruche bourdonnante où cinq cents souverains momentanés, suivant la conception moderne du pouvoir, confectionnent et reconfectionnent sans arrêt, au hasard de l’opinion du jour, des lois définitives, valables pour une législature ou une saison.
Ce n’était pas assez de ces deux naissances dans le même berceau, un troisième pouvoir est né aussi dans cette Cité, sur le même point, non dans le même palais, mais pauvrement dans un logis populaire à côté, un troisième frère de beaucoup le plus jeune, mais qui, encore en pleine croissance, ayant fait éclater toutes les lisières dont on l’avait chargé, grandit, prospère, se développe, et menace de prendre la première place, peut être très capable à son tour d’étrangler un matin le pouvoir législatif, comme celui-ci étrangla le pouvoir royal et, pour occuper la place, d’inventer quelque nouveauté ou de ressusciter quelque fantôme mal tué.
Ce pouvoir nouveau, c’est le journal; cette puissance qui monte, c’est la presse manipulatrice et distributrice de la pensée. C’est une bien étrange indication tout de même que le Journal soit venu éclore juste où le pouvoir royal et le pouvoir législatif sont nés.
Rue de la Calandre, entre le Marché Neuf et le Palais, dans une maison à l’enseigne du Grand Coq, un jour de 1631, parut le premier numéro de la Gazette, un humble carré de papier du format d’un de nos petits volumes, donnant les nouvelles politiques de France et de l’étranger, signalant les événements et les commentant de courtes réflexions.
Commencements bien humbles. Le fondateur était Théophraste Renaudot, né à Loudun, protégé du cardinal de Richelieu, médecin, homme à idées, créateur en cette même maison du Grand Coq du bureau d’adresses et de rencontre pour les ventes, locations, échanges, demandes ou offres quelconques, fonctionnant depuis 1612, et amenant peu à peu, après l’avis manuscrit, la fondation d’une feuille imprimée, les Petites Affiches.
Tout en publiant sa gazette, ou en s’occupant de son bureau d’adresses, Renaudot continuait l’exercice de la médecine et ouvrait, toujours dans la maison du Grand Coq, une salle de consultations gratuites pour malades pauvres où les clients affluaient, soignés par le gazetier et par des médecins associés de Renaudot, lesquels malades étaient souvent fournis aussi gratuitement des médicaments nécessaires.
Cette innovation lui suscita une formidable armée d’ennemis, la Faculté bondit, mais Renaudot tint courageusement tête à toutes les attaques et fit durer sa création jusqu’à ce que la Faculté elle-même se décidât à la reprendre à son compte.
Quant à la vieille Gazette, devenue la Gazette de France elle vit toujours, et du petit œuf couvé dans la maison du Grand Coq, on sait quelle innombrable couvée est sortie. Le vénérable logis où la presse a pris naissance a depuis longtemps disparu, il tombait obscurément bien avant les démolitions de la Cité; la caserne des pompiers recouvre sa place.
{394} Depuis quelques années Théophraste Renaudot a sa statue sur le marché aux fleurs, à peu de distance de l’endroit où cet homme de chétive mine, ce lutteur obstiné, s’acharna à ses œuvres diverses malgré détracteurs et envieux, et finit par triompher beaucoup plus qu’il ne l’avait rêvé.
Cette caserne de l’état-major des pompiers nous fait souvenir des premiers pompiers de Paris, des pompiers en frocs qui pendant si longtemps se chargèrent de combattre le feu. Les capucins, à Paris et ailleurs, avaient cette spécialité: ils étaient pompiers volontaires; à eux était dévolu le service de l’extinction des incendies; ces frocards avaient du bon, quand le feu éclatait quelque part, ils accouraient, au premier rang des travailleurs, luttant courageusement contre les flammes, avec de bien faibles moyens il est vrai. Plus d’un périt victime de son dévouement, on l’a vu aux grands incendies de l’Hôtel-Dieu ou du Palais de Justice.
Des moines de tous les ordres si nombreux et si divers qui pullulaient dans la grande ville les capucins étaient l’un des ordres les plus connus, et sur lequel aussi s’est exercé le plus volontiers la verve des railleurs. Ils possédaient quatre couvents à Paris; celui de la rue Saint-Honoré, s’il manquait des beautés architecturales des monastères plus anciens, était le plus important. Rameau de l’ordre de Saint-François, les capucins, nommés ainsi de leur capuchon pointu, étaient {395} venus en France sous Charles IX, au moment le plus chaud des querelles religieuses, et s’étaient jetés aussitôt dans la mêlée où s’agitaient déjà tant de prêtres et de religieux.
Ces frocards furent bientôt populaires parmi les gens de la Ligue qu’enflammaient leurs prédications, leur zèle plein de faconde, en dépit des moqueries des politiques et des gens de sens plus rassis. Leur premier couvent était situé à l’endroit où fut depuis l’hôtel de César de Vendôme, puis la place Vendôme. Expropriés au commencement du XVIIe siècle, ils s’établirent en face de cet hôtel de Vendôme, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à côté des Feuillants, moines de l’abbaye de Feuillant en Languedoc, venus à Paris presque en même temps que les capucins et comme ceux-ci enragés ligueurs.
Deux figures de capucins de la grande époque méritent bien quelques mots, leurs tombeaux d’ailleurs étaient voisins dans l’église des Capucins. C’est d’abord le père Ange, précédemment Henri comte du Bouchage et plus tard duc de Joyeuse, qui avait pris le froc par désespoir de la mort de sa femme. Après la journée des Barricades le père Ange, pieds nus, conduisit à Chartres où était le roi, dans le but d’entrer en négociations au nom de la Ligue, la fameuse procession de capucins chantant des psaumes et se fouettant à tour de bras. Il fut d’ailleurs assez {396} mal reçu.—Fouettez tout de bon, disait Crillon sur son passage, c’est un lâche qui a quitté la cour par peur des coups!...
Ses frères Joyeuse et Saint-Sauveur ayant été tués tous deux à Coutras, son troisième frère étant mort aussi peu après, le père Ange laissa le froc pour reprendre, avec le titre de duc de Joyeuse, le morion et l’épée, et se jeter à son tour dans la mêlée des guerres civiles.
Au triomphe définitif d’Henri IV, il fit sa soumission, récompensée par le bâton de maréchal de France. Un jour, sur une plaisanterie d’Henri IV qui lui rappelait sa capucinade, le maréchal duc de Joyeuse changea encore brusquement, il abandonna la cour, jetant aux orties le bâton de maréchal pour reprendre le froc et redevenir le père Ange, simple capucin cherchant par de dures pénitences à obtenir du ciel le pardon de sa fugue, et finissant par mourir au cours d’un pèlerinage entrepris pieds nus vers la ville éternelle.
Voltaire a résumé cette existence bizarre dans un vers de la Henriade:
L’autre capucin fut un autre personnage que ce pauvre père Ange. Ce n’est rien moins que le père Joseph, l’Eminence grise, le conseiller, l’ami fidèle de l’Eminence rouge, le cardinal de Richelieu. On sait quel fut son rôle auprès du terrible politique. Cette robe de bure cachait une âme austère et dure: le père Joseph né gentilhomme, mais sans la moindre ambition personnelle, simple moine redouté autant que le ministre, tenant en main les fils de toutes les intrigues secrètes, de toutes les trames compliquées de la politique du cardinal, mêlé à toutes les affaires, travaillant à tous les grands projets, diplomate et négociateur, fut le plus infatigable et le plus désintéressé des collaborateurs et il mourut à la peine, usé autant que son ami et peu avant lui.
Après avoir fortement soufflé sur le feu des guerres civiles, et figuré brillamment à la fameuse Revue des moines de la Ligue défilant casque en tête et mèche allumée de Notre-Dame à l’Hôtel de Ville, les capucins, redevenus d’humbles moines mendiants, éteignaient donc les incendies. Mme de Sévigné raconte dans une de ses lettres l’incendie de la maison de M. de Guitaut, son voisin de la rue Saint-Claude, et les montre dans leur mission de dévouement.
Ceux-ci étaient des capucins du Marais, car dès les premières années du XVIIe siècle, d’autres maisons de cet ordre s’étaient fondées, les capucins du faubourg Saint-Jacques en 1613,—leur couvent est devenu l’hôpital du Midi,—et les capucins du Marais un peu plus tard. Les capucins du faubourg Saint-Jacques émigrèrent en 1782 et devinrent les capucins de la Chaussée d’Antin, on leur avait construit une église et un couvent nouveaux, ils n’eurent guère le temps de s’installer, car la Révolution vint les chasser; leur église s’appelle aujourd’hui Saint-Louis d’Antin et leur couvent Lycée Condorcet, après avoir été lycée Bonaparte, Bourbon, Fontanes.
Les Capucins restèrent les seuls pompiers de Paris jusqu’à l’organisation d’un {398} service spécial. Les pompes furent, paraît-il, employées pour la première fois en 1705, à l’incendie du petit Saint-Antoine. C’était une importation d’Allemagne; on acheta, au moyen d’une loterie, une vingtaine de pompes dont il ne paraît pas que l’on sut bien se servir tout d’abord. En 1722, un corps spécial de pompiers fut organisé, ce fut l’embryon de notre courageux régiment des sapeurs-pompiers dont l’état-major habite la Cité.
De la pointe de l’archevêché, on peut voir sur la rive gauche de la Seine une autre caserne de pompiers installée dans un des rares débris des couvents du moyen âge arrivés jusqu’à notre époque, dans l’ancien réfectoire et dortoir des Bernardins subsistant rue de Poissy, magnifique bâtiment à vingt arcades ogivales.
De ces quais de la Cité, la vieille Lutèce, comme accoudée aux bordages de son navire, pouvait regarder d’âge en âge Paris grandir et se développer, et suivre les spectacles changeants et variés, qui se déroulaient par-dessus l’animation des ports, le mouvement perpétuel de la rivière.
Au sud, devant l’Université et la Montagne où s’effile si haut, au milieu de tant de clochers inférieurs, la flèche de Sainte-Geneviève, dont la tour nous est restée, c’est la rive de la Tournelle avec la tour des galériens, le port du Mulet, les bateaux de bois, les maisons de la rue de la Huchette que remplacent au XVIIe siècle, les bâtiments de l’annexe du vieil Hôtel-Dieu subsistant encore sous saint Julien le Pauvre, les maisons serrées au-dessus de la rivière sans quai ni berge entre le petit Châtelet et le pont Saint-Michel, avec de simples ruelles et des escaliers descendant à la Seine, la rue du Chat-qui-Pêche et la rue des Trois-Chandelles, aujourd’hui Zacharie...
Après le pont Saint-Michel jusqu’au Château-Gaillard, c’est le quai des Augustins, le plus ancien de Paris. C’était jusqu’au XIIIe siècle une saulaie et une prairie basse inondée à la moindre crue de la Seine. En 1312, comme le quartier se bâtissait autour du couvent et de l’église des grands Augustins, qui venaient de remplacer le pauvre monastère des frères Sachets, Philippe le Bel ordonna la construction d’un quai de pierre de taille pour en finir avec les envahissements de la Seine.
Du pont Saint-Michel, alors Pont-Neuf, à la tour de Nesle, il y eut ainsi un mur solide avec quelques escaliers entre des espèces de demi-tours. C’était au XVIe siècle la promenade des parlementaires; les graves magistrats après les journées au palais y venaient prendre l’air au milieu du populaire. Au XVIIIe siècle, c’était le quai aux marchands de volaille, on l’appelait la Vallée en souvenir de la prairie depuis longtemps disparue, et quand le couvent des grands Augustins tomba après la Révolution, l’Empire construisit sur son emplacement le marché à la volaille et au gibier, dit aussi de la Vallée, tant les vieilles appellations ont de peine à disparaître.
Ce petit bras de la Seine par les temps de sécheresse était souvent presque à sec: le Bourgeois de Paris rapporte qu’en 1448 «la Seine était si petite qu’à la Toussaint on venait de la place Maubert tout droit à Notre-Dame, à l’aide de quatre {399} petites pierres, et hommes, femmes et petits enfants sans mouiller leurs pieds, et devant les Augustins jusqu’au pont Saint-Michel et quatre ou cinq lieux en telle manière pour venir au Palais du roy par la porte de derrière».
Au nord de la Cité, du pont Notre-Dame au port Saint-Landry, c’étaient les ports de la rive droite, les innombrables bateaux du port au foin, du port aux vins, c’était la Grève, l’antique port de la Hanse des Marchands, puis en descendant la Seine une autre vallée, la Vallée de Misère avec ses étroites ruelles des boucheries et écorcheries, cloaques aux ruisseaux rouges débouchant à la Seine au pied des murailles du grand Châtelet.
Le quai de l’Ecole et le quai de la Mégisserie ou de la Ferraille, construits au XIVe siècle et refaits sous François Ier, pittoresque bordure du Paris de la rive droite, étaient aussi coupés de distance en distance par des arches donnant accès à la rivière pour les lavandières ou les chevaux; il y avait l’arche Popin, aux lavandières Sainte-Opportune, l’arche Marion prolongeant la rue Thibeautodé, l’arche Bourbon sous l’hôtel de Bourbon, l’arche d’Autriche au Louvre; l’arche Popin est restée la dernière jusqu’en 1840.
La pointe orientale de la Cité faisant face à l’entrée de la Seine dans Paris, au bout du jardin de l’Archevêché qui recouvre le cloître et la petite église de Saint-Denis du Pas, ainsi que le terrain Notre-Dame, est attristée aujourd’hui par un funèbre établissement qui occupe ainsi la plus magnifique situation à la pointe du vaisseau de Lutèce.
C’est la Morgue, ainsi placée comme frontispice au Paris historique, comme premier plan pour les splendeurs architecturales de l’abside de Notre-Dame.
La Morgue primitive, l’endroit sinistre où, selon l’ancienne signification du mot Morgue, regarder au visage, étaient exposés pour qu’on les vint reconnaître, les cadavres ramassés sur la voie publique, était jadis cachée dans la Basse geôle du Grand Châtelet, petite salle donnant sur une des cours intérieures de cet édifice. Jusqu’en 1804, la morgue, dont on ignore les commencements, resta à la Basse geôle. Comme le Châtelet allait disparaître on éleva sur le quai du Marché-Neuf, près du pont Saint-Michel, un bâtiment destiné à recevoir tous les cadavres trouvés dans le fleuve ou par les rues.
{400} Cette morgue eut des journées bien chargées dans les temps d’émeute ou de révolution de notre siècle, comme en juillet 1830 où le trop-plein des cadavres était évacué par bateaux vers les lieux de sépulture. Elle dura jusqu’en 1862.
Alors s’opérait le grand travail de transformation de la Cité. La morgue du pont Saint-Michel était déjà assez visible, ce service que l’on peut considérer comme une des plus hideuses verrues de la grande ville, comme une de ces tristes nécessités qui se doivent soigneusement dissimuler, on le transporta pourtant au point le plus admirable de la Cité, en façon de pendant à la statue d’Henri IV de l’autre côté, comme pour en faire un ornement de plus à la cathédrale qui semble faire jaillir de ce lugubre soubassement les superbes arcs-boutants de son abside.
Emplacement merveilleux, par la splendeur du grandiose paysage de pierres auréolées de toutes les poésies du passé, situation superbe, d’où elle partira un jour prochain, il faut l’espérer, et où, pour couronner dignement la poupe de la vieille nef parisienne, devrait bien s’élever quelque monument à la gloire du vieux Paris de l’histoire.
Chapitre premier.—LE VAISSEAU DE LUTÈCE | |
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Écrasement de l’antique Cité.—Ce que représente l’étroit espace entre Notre-Dame et le palais.—L’établissement des Francs.—Le palais gallo-romain devient le palais des chefs mérovingiens.—Clotilde et les fils de Clodomir.—Frédégonde à Paris.—Les deux ponts de la Cité.—Le départ de Rigonthe.—Le comte Leudaste.—Saint Eloi.—Les incendies de la cité | 1 |
Chapitre II.—LES NORMANDS | |
La décadence carlovingienne.—Apparition des Normands.—Serpents et dragons de mer.—Le grand siège.—L’évêque Gozlin et le comte Eudes.—Les brûlots.—Assauts repoussés au Grand Pont.—Le blocus.—Le camp de Saint-Germain l’Auxerrois.—La crue de la Seine.—La tour du Petit Pont et ses douze défenseurs.—La flotte normande traînée à terre pour éviter le passage de Paris.—L’empereur Othon.—Le palais du roi Robert | 17 |
Chapitre III.—LE PALAIS | |
L’enceinte du palais, le verger royal.—La chapelle Saint-Michel.—Le logis du roi.—Les tours d’Argent, de César et Bon-Bec.—Intérieur de la Conciergerie.—Le grand guichet.—Le bâtiment des cuisines.—Saint Louis.—Construction de la Sainte Chapelle.—Les reliques de l’empereur Baudouin.—La perte du Saint Clou.—L’oratoire de Louis XI et l’escalier de Louis XII.—La grande salle et ses particularités.—La Chambre dorée, la tour de l’horloge.—Fêtes d’inauguration de la grande salle.—Enguerrand de Marigny | 34 |
{402} Chapitre IV.—LA COMMUNE DE 1358 | |
Après la défaite de Poitiers.—Désastres et misères.—Les États généraux.—La chandelle de 4455 toises.—Etienne Marcel.—Envahissement du palais et meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie.—L’évasion du Dauphin par le Grand Pont.—Préparatifs et armements de Marcel.—Alliance avec les Jacques.—Les trames du roi de Navarre.—Situation désespérée de Marcel.—Il va livrer la ville à Charles le Mauvais.—La mort du Prévôt | 63 |
Chapitre V.—LE PALAIS AU PARLEMENT | |
Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.—La visite de l’empereur d’Allemagne.—Grandes fêtes, festins et divertissements.—Les troubles de la minorité de Charles VI.—Les Maillotins.—Isabeau de Bavière.—Le festin de la Grande salle troublé par l’envahissement du populaire.—L’occupation anglaise.—Réorganisation du Parlement par Charles VII.—Le palais sous Louis XI et Louis XII.—Construction de la Chambre des Comptes | 76 |
Chapitre VI.—LE PALAIS AU XVIe SIÈCLE | |
Le Palais sous François Ier.—Semblançay.—Le procès du connétable de Bourbon.—Le cartel de l’empereur.—Charles-Quint au Palais.—La Réforme.—Processions et supplices.—La tour de Montgommery.—La très sainte Ligue.—Assassinat du président Brisson.—Jean Chastel et Ravaillac.—Le palais envahi par le duc d’Epernon.—Premier incendie du Palais | 103 |
Chapitre VII.—LA BASOCHE DU PALAIS | |
Droits et privilèges du royaume de la Basoche.—Montres générales de la Basoche au Pré aux Clercs.—Expédition des basochiens en Guyenne sous Henri II.—La plantation du mai.—Les jeux dramatiques sur la Table de Marbre.—La basoche du Châtelet.—Le plaidoyer de la Cause grasse.—Le haut et souverain empire de Galilée.—Les échoppes autour du Palais et dans le Palais.—Boutiques et marchands.—Les libraires de la Grande salle.—Le perron de la Sainte-Chapelle.—La galerie marchande.—Procureurs et clercs.—La vieille magistrature | 130 |
Chapitre VIII.—LE PARLEMENT DE LA FRONDE | |
Malaise intérieur général.—Premières protestations du parlement.—Mazarin et la Cour.—L’enlèvement de Broussel, les barricades.—M. le Coadjuteur.—Marche du parlement à travers l’émeute.—La guerre de la Fronde.—Princes et ducs.—La cavalerie des portes cochères et le régiment de Corinthe.—Jeune Fronde et vieille Fronde.—Le Palais champ de bataille.—Le combat du faubourg Saint-Antoine.—Émeute de la paille.—Massacre de magistrats et conseillers à l’hôtel de ville.—Louis XIV.—Docilité du Parlement.—Les difficultés de la Régence.—Incendie de la cour des Comptes.—Orages parlementaires du XVIIIe siècle | 148 |
Chapitre IX.—LA RÉVOLUTION | |
Le dernier jour du Parlement.—Le Palais sous la Terreur.—Massacres de septembre.—La Conciergerie encombrée.—La rue de Paris.—Le tribunal révolutionnaire dans la salle de la Liberté, ancienne Grande Chambre, et dans la salle de l’Egalité, ancienne Tournelle.—Fouquier-Tinville et ses jurés.—Les grands procès.—Charlotte Corday, Danton, Marie-Antoinette, les Girondins.—Le cachot de la reine.—La prison des Girondins.—Fin {403} de Robespierre.—Transformations après la Révolution.—Les conspirateurs sous l’Empire.—Les prisonniers de la Restauration.—Le palais incendié | 180 |
Chapitre X.—LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME | |
L’amende honorable du comte de Toulouse.—Saint Louis au départ pour la Croisade.—Les Etats généraux de 1304.—Les Templiers.—La statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.—Isabeau et les Anglais.—Couronnement de Henri IV d’Angleterre.—Reprise de Paris.—Les vainqueurs à Notre-Dame.—Le XVIe siècle.—Reposoirs et bûchers.—Le mariage du roi de Navarre.—La Ligue.—Les Suisses au Marché-Neuf.—La grande procession de la Ligue.—Le siège.—Notre-Dame caserne des troupes des Seize.—Prise de Paris.—Henri IV à Notre-Dame | 197 |
Chapitre XI.—LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (Suite) | |
Les cérémonies sous Louis XIII.—Bagarres dans l’église.—Parlement et Chambre des Comptes.—Le vœu de Louis XIII.—Dévastation du chœur sous Louis XIV.—L’ancien chœur, le jubé et la clôture historiée.—Les étendards ennemis.—Pompes joyeuses et cérémonies funèbres.—Marie-Antoinette.—Bénédiction des drapeaux de la Garde Nationale.—La dernière amende honorable au Parvis.—Suite des dévastations.—Le trésor.—La déesse Raison | 231 |
Chapitre XII.—LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (Suite) | |
Splendeurs impériales.—Le Concordat, les fêtes du Sacre.—Le Pape à Notre-Dame.—Austerlitz.—Les derniers drapeaux à Notre-Dame.—Baptême du roi de Rome.—Le retour des lis.—1830.—Le sac de l’Archevêché.—Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, le comte de Paris et le Prince impérial.—Notre-Dame échappe aux incendies de la Commune.—La cathédrale moderne.—Le saint Christophe de la nef.—Les quelques monuments échappés aux dévastations | 259 |
Chapitre XIII.—LES PONTS DE LA CITÉ | |
Pont aux Changeurs.—La Hanse des marchands.—Les maisons et moulins des ponts.—Inondations et débâcles de glaces, écroulements et incendies.—Le pont aux Meuniers.—Incendie des ponts au Change et Marchand.—Le quai de Gèvres.—Le Petit-Pont et le Petit-Châtelet.—La planche Mibray et le pont Notre-Dame.—Passage de princes et princesses.—La pompe Notre-Dame.—Le pont Saint-Michel.—Les dernières maisons des ponts en 1809.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu | 277 |
Chapitre XIV.—LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS | |
Le chien d’Aubry de Montdidier.—Herbages et cabarets de l’île Notre-Dame.—La tour Loriaux et son fossé.—L’île Tranchée et l’île aux Vaches.—L’entreprise Marie.—Déboires et procès.—Le quartier de l’Ile.—Le pont de la Tournelle.—La tour des Galériens.—Le pont Marie.—Ecroulement de deux arches.—L’accident du pont Rouge.—Le quai des Balcons.—Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, Pimodan, etc.—Les chantiers de bois de l’île Louviers | 305 |
Chapitre XV.—LE PONT-NEUF | |
Henri III pose la première pierre du pont des Pleurs.—La passerelle provisoire et sa colonie de voleurs.—Les îles de Bussy et de la Gourdaine soudées à la Cité.—Les mascarons {404} de Germain Pilon et autres.—Le duel Fontaine et Villemot.—Le tribunal des voleurs.—Les tirelaines par plaisir.—Une partie de volerie.—Aventures, pérégrinations et naufrages du cheval de bronze.—La Samaritaine.—Échoppes et marchands.—Charlatans et bateleurs.—Mondor et Tabarin.—L’Orviétan.—Gilles le Niais, l’arracheur de dents Carmeline.—Brioché au château Gaillard.—Le cadavre de Concini.—Libelles et chansons.—La Fronde au Pont-Neuf.—Revues des troupes de la Fronde.—Les Mazarinades.—Rixes et bagarres | 320 |
Chapitre XVI.—LE PONT-NEUF (SUITE) | |
Sous le Grand Roi.—Les embarras du Pont-Neuf.—Les racoleurs du quai de la Ferraille.—Derniers charlatans.—Le gros Thomas.—Toujours les voleurs.—La bande de Cartouche.—Transformation du paysage.—Le collège des Quatre-Nations.—Les chanteurs de gaudrioles.—L’exposition de la Fête-Dieu place Dauphine.—Les boutiques de Soufflot.—La Révolution.—Premières petites émeutes.—La patrie en danger.—Le canon d’alarme au terre-plein.—Le jeune Bonaparte.—Disparition de la Samaritaine.—Le treize Vendémiaire | 343 |
Chapitre XVII.—L’HÔTEL-DIEU | |
La Maison-Dieu primitive.—Hôpital Saint-Christophe.—L’Hôtel-Dieu de Philippe-Auguste.—Fondations de saint Louis.—Encombrements et agrandissements.—La salle du Légat.—Les ponts de l’Hôtel-Dieu.—Les religieuses.—Légendes des Cagnards.—Les grands incendies.—La vieille place du Parvis.—La maison de l’humanité.—Démolition et reconstruction | 360 |
Chapitre XVIII.—LES PETITES RUES DE LA CITÉ | |
Anciennes églises et chapelles de la Cité.—Le dernier débris de l’église Saint-Aignan.—Rues, ruelles et couloirs.—Décrépitude et démolition.—Le cloître Notre-Dame.—Le port Saint-Landry et la tour Dagobert.—Juvénal des Ursins.—La maison aux pâtés de chair humaine.—Le logis d’Héloïse et Abeilard.—Les pompiers.—Théophraste Renaudot.—La Cité, berceau de la Monarchie, du Parlement et de la Presse.—Les rives.—La Morgue | 374 |
Pointe de la Cité et sortie de la Seine. La chaîne tendue de la tour du coin à la tour de Nesle | 1 |
Statue de la Vierge. Portail de Notre-Dame | 1 |
Le Jubé de Notre-Dame démoli en 1725 | 3 |
Le petit Pont. Lutèce gallo-romaine | 5 |
La porte de l’eau. Lutèce gallo-romaine | 7 |
Entrée de la Seine dans Paris. Les chaînes de la tour Barbeau à la Tournelle | 9 |
La pointe du rempart de Charles V.—La tour Billy, l’île Louviers et l’île Notre-Dame | 11 |
La prise du comte Leudaste | 13 |
Saint-Eloi et Saint-Martial, XVIe siècle | 16 |
Le passeur aux vaches et les îlots de la Cité | 17 |
L’empereur Othon | 17 |
La tour du Petit Pont.—Le grand siège des Normands | 21 |
Le petit Châtelet, fin du XVIIIe siècle | 23 |
Le grand Châtelet, XVIIe siècle | 25 |
L’église Saint-Barthélemy, XVIe siècle. (Emplacement du tribunal de commerce) | 28 |
L’église Saint-Barthélemy, fin du XVIIIe siècle | 29 |
La pointe de l’île, la maison des Etuves et le palais de la Cité au XVe siècle | 32 |
La place du Châtelet en 1830 | 33 |
La salle Saint-Louis sous la grande salle.—Au fond la travée grillée formant la rue de Paris. Etat actuel | 34 |
Saint Louis apportant les reliques de la Sainte-Chapelle | 34 |
Le palais de la Cité.—A gauche le pont Saint-Michel | 36 |
{406} Le palais. La cour du Mai et le grand perron | 37 |
Le grand guichet. État actuel | 40 |
Le palais de saint Louis apparaissant à la démolition de la préfecture de police | 41 |
L’autel et les reliques de la Sainte-Chapelle, XVe siècle, d’après le manuscrit de Juvénal des Ursins | 44 |
L’horloge du palais | 45 |
La tour Bon-Bec avant la surélévation d’un étage, lors de la restauration du Palais de justice | 48 |
L’oratoire de Louis XI à la Sainte-Chapelle | 49 |
L’escalier de la Sainte-Chapelle. Commencement du XVIIe siècle avant la chute de la flèche | 52 |
L’escalier de la Sainte-Chapelle, XVIIIe siècle | 53 |
La chambre dorée.—Dans l’angle, le siège royal | 55 |
Loge ou lanterne de la chambre dorée, XVIIe siècle | 56 |
La grande salle du palais, au fond la table de marbre | 57 |
Le bâtiment de la Tournelle et la tour Bon-Bec | 61 |
Loge de la chambre dorée, XVIIIe siècle | 62 |
Les cuisines de saint Louis | 63 |
Le meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie | 63 |
Le gibet de Montfaucon | 65 |
Étienne Marcel harangue le peuple à la Maison aux piliers | 67 |
Les corps des maréchaux de Champagne et de Normandie traînés sur le grand perron du palais | 68 |
La fuite du Dauphin sous le Grand Pont | 69 |
Une des cheminées de la grande salle | 73 |
Escalier descendant de la grande salle à la salle Saint-Louis | 75 |
Les moulins entre le pont Notre-Dame et la Grève | 76 |
Divertissements en la grande salle | 76 |
La flèche moderne de la Sainte-Chapelle | 80 |
Cour sous la Conciergerie avant la reconstruction des bâtiments du quai | 81 |
Les tours de la Conciergerie | 84 |
Ancienne cour de la Conciergerie | 85 |
Anciens cachots de la Conciergerie démolis sous la Restauration | 87 |
Porche supérieur de la Sainte-Chapelle | 89 |
Le logis royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) côté | 92 |
Le corps d’Isabeau de Bavière conduit à Saint-Denis | 93 |
Entrée du palais, près du pont Saint-Michel (intérieur) | 96 |
Le trésor des Chartes, sacristie de la Sainte-Chapelle | 97 |
Pignon de la Sainte-Chapelle reconstruit sous Charles VIII | 100 |
Entrée du grand degré de la Chambre des Comptes | 101 |
Les moulins de la rivière | 103 |
Assassinat du président Brisson | 103 |
Ancien escalier de la cour des Comptes maintenant à l’hôtel de Cluny | 105 |
L’arc de Nazareth au Palais (réédifié à Carnavalet) | 108 |
Ancien hôtel du premier président (préfecture de police, 1840) | 109 |
Restes de l’ancien palais. (État actuel) | 112 |
Montgommery emprisonné au donjon du palais | 113 |
Le Petit Pont et la voûte du petit Châtelet | 116 |
Le Petit Pont et le petit Châtelet au XVe siècle | 117 |
La soupe de l’ambassadeur d’Espagne | 120 |
Arcatures de la Sainte-Chapelle. A droite, place du roi, à gauche petite porte donnant dans l’oratoire de Louis XI | 121 |
{407} La pyramide de Jean Châtel | 124 |
Le grand perron au XVIIe siècle, à droite le May | 125 |
Incendie de la grande salle (6 mars 1618) | 128 |
Le verger royal en avant du palais, au fond la maison des Etuves | 129 |
L’île de la Cité au XVIIe siècle | 130 |
Le pilier des consultations | 130 |
Porte du palais donnant sur la cour de la Sainte-Chapelle. Extérieur, XVIIe siècle | 133 |
La Grande salle de Jacques de Brosse | 136 |
Le plaidoyer de la cause grasse | 137 |
Porte du palais donnant sur la cour du May | 140 |
La grande porte du palais, cour de la Sainte-Chapelle, côté intérieur | 141 |
Incendie de la Sainte-Chapelle, en 1630 | 143 |
Les échoppes au pied des tours du palais, XVIIe siècle | 145 |
Le corbillard, coche d’eau de Corbeil | 147 |
L’entrée de la place Dauphine. Etat actuel | 148 |
Le coadjuteur à demi étranglé au palais | 148 |
Côté méridional du palais et pont Saint-Michel, XVIIe siècle | 149 |
Le port Saint-Landry et la tour Dagobert | 152 |
Maison rue Neuve-Notre-Dame, démolie vers 1840 | 153 |
La passerelle remplaçant le pont au Change incendié | 156 |
Le nouveau pont au Change | 157 |
Maisons sur le côté du pont Saint-Michel, XVIIIe siècle | 160 |
Intérieur de la Sainte-Chapelle basse (magasin à farines en 1793) | 161 |
Portail de l’église des Barnabites, autrefois Saint-Eloi, transporté en 1860 à l’église des Blancs-Manteaux | 163 |
Restes de Saint-Germain-le-Vieux. 1840 | 165 |
Échoppes dans la cour du May, XVIIIe siècle | 168 |
Le cardinal de Retz se fortifie à l’archevêché | 169 |
1720. Les mousquetaires à la Grande-Chambre | 172 |
La chapelle Saint-Michel du palais, XVIIIe siècle | 173 |
Le trésor des Chartes, XVIIIe siècle | 175 |
Démolition de la tour Montgommery, 1780 | 176 |
1737. Incendie de la Chambre des Comptes | 177 |
Le couvent des Grands-Augustins entre le Pont-Neuf et le pont Saint-Michel | 179 |
Le tribunal révolutionnaire | 180 |
La reine allant à l’échafaud | 180 |
1790. Fermeture du parlement | 181 |
Boutique de libraire dans la Grande Salle, XVIIIe siècle | 183 |
Le cachot de la reine | 184 |
La dernière nuit des Girondins | 185 |
La reine allant au tribunal révolutionnaire | 186 |
Le départ des Girondins pour l’échafaud. 1793 | 187 |
Autel dans le cachot de Marie-Antoinette | 188 |
La Sainte-Chapelle. 1793 | 189 |
La tour de l’Horloge. 1830 | 191 |
Une entrée de la Grande Salle. XVIIIe siècle | 192 |
Le palais sous la Révolution | 193 |
Incendie du palais en 1871 | 194 |
La Grande Salle après l’incendie sous la Commune | 195 |
Angle nord-est du palais moderne | 196 |
{408} Notre-Dame.—La galerie entre les deux tours | 197 |
L’amende honorable de Raymond, comte de Toulouse | 197 |
Notre-Dame.—La porte rouge | 201 |
La statue de Philippe le Bel | 204 |
Le bureau des pauvres, place du Parvis-Notre-Dame | 205 |
La maison du lieutenant? (port Saint-Landry d’après le plan de tapisserie) | 208 |
Le terrain Notre-Dame.—Motte aux papelards, XVIe siècle | 209 |
Saint-Denis du Pas et le petit cloître derrière l’abside de Notre-Dame, XVIIe siècle | 211 |
Passage rue des Chantres. 1830 | 212 |
Le palais épiscopal | 213 |
Escalier dans les galeries de Notre-Dame | 216 |
Journée des barricades.—Combat sur le Marché-Neuf | 217 |
Place du Parvis-Notre-Dame. 186O, d’après Martial Potémont | 219 |
Tentative des troupes royales sur le rempart près la porte Saint-Jacques | 220 |
Le pont Notre-Dame. XVIe siècle | 221 |
Cloître Notre-Dame.—Rue Chanoinesse. 1896 | 224 |
L’abside et le terrain Notre-Dame au XVIe siècle | 225 |
Démolition de la cité. 1860 | 228 |
La tournelle et la porte Saint-Bernard. XVIe siècle | 230 |
L’abside de Notre-Dame vue du quai de l’île Saint-Louis (hôtel de Bretonvilliers) | 231 |
Les oiseleurs sur le parvis Notre-Dame aux relevailles de Marie-Antoinette | 231 |
L’ancien maître-autel de Notre-Dame | 233 |
Restes de l’ancienne clôture du chœur | 235 |
Berges de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change (quai de la Pelleterie) d’après un dessin de la fin du XVIIe siècle | 236 |
La berge de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change. (Quai de la Pelleterie) | 237 |
Ancienne maison du cloître Notre-Dame, démolie en 1860, d’après Martial Potémont | 241 |
Le port Saint-Landry, XVIIIe siècle | 243 |
Passage au pied des tours Notre-Dame conduisant à l’archevêché et au pont au Double, XVIIe siècle | 244 |
Les stalles de Notre-Dame | 245 |
La bénédiction des drapeaux de la garde nationale, 27 septembre 1789 | 248 |
Carrefour rue des Marmousets | 249 |
Église Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie (sous le tribunal de commerce) | 252 |
L’autel de la déesse Raison à Notre-Dame. 1793 | 253 |
Église Saint-Pierre aux Bœufs, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs (sous le nouvel Hôtel-Dieu) | 256 |
Maison du cloître Notre-Dame. 1896 | 257 |
L’Hôtel-Dieu.—Place du Parvis. 1860 | 259 |
Trône de Napoléon dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre | 259 |
Tribunes dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre | 261 |
Maison du cloître.—Rue Basse-des-Ursins. 1896 | 264 |
Débris de l’église de la Magdeleine.—Rue de la Licorne. 1840 | 265 |
Sac de l’archevêché. 1831 | 269 |
La statue de saint Christophe dans la nef de Notre-Dame | 272 |
Campement de troupes à Notre-Dame en mai 1871 | 273 |
Les tableaux des orfèvres et les drapeaux dans la nef de Notre-Dame, XVIIIe siècle | 275 |
Église Saint-Landry | 276 |
Le coche d’eau arrivant au port Saint-Paul. XVIIIe siècle | 277 |
Les moulins des ponts | 277 |
L’arche Popin. 1830 | 280 |
{409} La pompe Notre-Dame. 1860 | 281 |
La fourche du pont au Change. XVIIIe siècle | 284 |
Les voûtes du quai de Gèvres. 1800 | 285 |
Le Petit-Pont après l’incendie. 1718 | 288 |
Le pont Notre-Dame au XVIIe siècle | 289 |
Entrée du pont Notre-Dame. XVIIe siècle | 292 |
La pompe Notre-Dame vue du pont | 293 |
Le pont au Change. 1800 | 295 |
Le pont Saint-Michel. XVIIe siècle | 296 |
La joute des mariniers sous le pont Notre-Dame, d’après Raguenet. XVIIe siècle | 297 |
Le pont Saint-Michel. 1850 | 299 |
Le pont Rouge entre la Cité et l’île Saint-Louis, XVIIe siècle | 300 |
Le pont Rouge entre les Tuileries et le Pré aux Clercs. XVIIe siècle | 301 |
Le pont au Double | 302 |
Pont au Double.—Entrée du passage pour les piétons | 304 |
Ile Notre-Dame (Saint-Louis). Commencement du XVIIe siècle | 305 |
La procession sur le pont Rouge | 305 |
Ancienne niche rue Le Regrattier, 1896 | 307 |
Le pont de la Tournelle | 308 |
La chute du pont Marie en 1658 | 309 |
La tour des Galériens sur le quai Saint-Bernard | 311 |
Le clocher de l’église Saint-Louis en l’Ile | 312 |
Hôtel Chenizeau, rue Saint-Louis-en-l’Ile | 313 |
Balcon de l’hôtel Pimodan | 314 |
Hôtel Lambert | 315 |
Les duellistes de l’île Louviers | 316 |
L’estacade de l’île Saint-Louis | 317 |
Une porte, 15, quai Bourbon | 319 |
Le Pont-Neuf au XVIIe siècle | 320 |
Un mascaron du Pont-Neuf | 320 |
Le moulin de la Monnaie à la pointe de la Cité | 321 |
Ancien mascaron du Pont-Neuf, au musée de Cluny | 324 |
Ancien mascaron du Pont-Neuf | 324 |
Ancien mascaron du Pont-Neuf | 325 |
Ancien mascaron du Pont-Neuf | 325 |
Le château Gaillard au XVIIe siècle | 328 |
La tour de Nesle en ses dernières années | 329 |
La statue de Henri IV au XVIIe siècle | 331 |
La Samaritaine sous Louis XIV | 333 |
La Samaritaine vers la fin du XVIIIe siècle | 336 |
Mondor et Tabarin | 337 |
Le cadavre du maréchal d’Ancre pendu au Pont-Neuf | 339 |
L’hôtel de Guénégaud | 341 |
Les tréteaux de l’Orviétan | 342 |
Le canon d’alarme au terre-plein du Pont-Neuf. 1792 | 343 |
Les statues tombales de Commines et de sa femme en l’église des Grands-Augustins | 343 |
Les voleurs du Pont-Neuf | 345 |
Les trottoirs du Pont-Neuf, XVIIIe siècle | 347 |
Le gros Thomas, d’après l’estampe de Rigaud | 348 |
La porte neuve et la tour du Bois | 349 |
{410} Les boutiques des demi-lunes du Pont-Neuf | 351 |
L’abreuvoir du Pont-Neuf. XVIIIe siècle | 352 |
L’exposition de la Fête-Dieu, place Dauphine | 353 |
Les chanteurs du Pont-Neuf. XVIIIe siècle | 355 |
La fontaine de Desaix, place Dauphine | 356 |
Les boutiques du Pont-Neuf. 1850 | 357 |
Le supplice des Templiers. (Emplacement du terre-plein du Pont-Neuf.) | 359 |
Le pont Saint-Charles de l’Hôtel-Dieu | 360 |
Les médecins au bénitier de Notre-Dame | 360 |
Entrée de l’Hôtel-Dieu. XVe siècle | 361 |
Restes du pont Saint-Charles. 1865 (d’après Martial Potémont) | 363 |
La salle du légat et la chapelle Sainte-Agnès, près du Petit-Pont | 364 |
Les religieuses de l’Hôtel-Dieu lavant à la rivière | 365 |
Le pont au Double et la salle Saint-Côme, fin du XVIIIe siècle | 367 |
Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu | 368 |
Sous les Cagnards (d’après une photographie de l’hôtel Carnavalet) | 369 |
Église Saint-Julien le Pauvre | 371 |
L’Hôtel-Dieu au XVe siècle | 373 |
Le marché aux Veaux sur les jardins des Bernardins en 1772 | 375 |
Chapiteau de Saint-Aignan | 375 |
Saint-Denis de la Chartre | 376 |
Sainte-Geneviève des Ardents | 377 |
Crypte de Saint-Denis de la Chartre | 379 |
Église de la Magdeleine, rue de la Lanterne | 381 |
Débris de l’ancienne église Saint-Aignan, 9, rue Basse-des-Ursins | 383 |
Vieille cour de la Cité, démolitions de la rue de la Barillerie | 384 |
Cul-de-sac Saint-Eloi, d’après Martial Potémont. 1850 | 385 |
La tour Dagobert, rue Chanoinesse | 386 |
Cour de la maison dite d’Héloïse et Abeilard. rue des Chantres, no 1 (1840) | 389 |
La maison du fabricant de pâtés de chair humaine, rue des Marmouzets. 1850 | 391 |
L’hôtel des Ursins au XVIe siècle | 392 |
Théophraste Renaudot.—La maison du Grand Coq, bureau d’adresses et de la Gazette. 1631 | 394 |
La Morgue aux journées de 1830.—Quai du Marché-Neuf | 395 |
Ancien dortoir des Bernardins, rue de Poissy | 397 |
Restes de l’église Sainte-Marine, 1840 | 399 |
Ébats sur la Seine gelée (Tour de Nesle, XVIIe siècle) | Frontispice |
Le Siège de Paris par les Normands | 17 |
Inondation en grève (Pointe de la Cité) | 33 |
Envahissement du palais par les parisiens en 1358 | 49 |
Place du Parvis-Notre-Dame (XVe siècle) | 65 |
Le quai des Augustins (la pointe ouest de la Cité et le Louvre). XVe siècle | 97 |
Les corps du président Brisson et des Conseillers Tardif et Larcher portés en Grève | 113 |
Plantation du May dans la cour du Palais. XVIe siècle | 129 |
Le président Molé aux Barricades de la rue Saint-Honoré | 145 |
Drapeaux enlevés à l’ennemi portés à Notre-Dame. XVIIe siècle | 161 |
Les degrés de la Sainte-Chapelle. XVIIe siècle | 177 |
La Chambre des comptes | 193 |
Philippe le Bel à Notre Dame après la bataille de Mons-en-Puelle | 209 |
La procession de la Ligue, 3 juin 1590 | 225 |
Les troupes des Seize casernées dans les galeries de Notre-Dame | 241 |
Henri IV allant à Notre-Dame le jour de la reddition de Paris | 257 |
L’Archevêché au XVIIIe siècle | 273 |
L’Empereur d’Allemagne Charles IV allant visiter le roi à l’hôtel Saint-Paul | 289 |
Le pont Saint-Michel emporté par les glaces, 1616 | 289 |
{412} Bateaux de foin enflammés incendiant le Petit-Pont, 1718 | 305 |
Les charrettes des condamnés sur le Pont au Change, 1793 | 321 |
Une Revue de la Fronde sur le Pont-Neuf | 337 |
Le Pont-Neuf au XVIIIe siècle | 353 |
La pointe orientale de la Cité au XVIe siècle | 369 |
Incendie de l’Hôtel-Dieu, 1772 | 385 |
Au lecteur
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