*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 49574 *** UN ENFANT. II. Imprimé par EVERAT, rue du Cadran, nº 16. UN ENFANT, PAR ERNEST DESPREZ. Tome Deuxième. PARIS. LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9. M DCCC XXXIII. UN ENFANT. Deuxième Partie. CHAPITRE PREMIER. Louise avait dit à Gustave quelles étaient ses craintes au sujet des menaces de sa mère; il est à croire même qu’elle avait exagéré les unes et les autres, afin que Gustave la rassurât par des preuves plus grandes d’amour. Mais loin d’apporter quelque repos à l’ame troublée de la pauvre fille, loin de faire naître le calme en elle, Gustave s’efforçait de l’effrayer par l’image d’un châtiment inévitable et terrible. --Je n’ai fait qu’entrevoir votre mère, lui dit-il; et pourtant, s’il faut juger de son caractère par la sévérité des traits de son visage, je suis sûr qu’elle est impitoyable, qu’elle vous séquestrera du monde, et que demain vous partirez pour le couvent des dames Saint-Michel. En disant cela, Gustave prit un air désespéré. Louise, qui cherchait des consolations, étouffa ses propres craintes pour adoucir celles que Gustave paraissait avoir. --Maman est bonne, répliqua-t-elle: il est impossible qu’elle veuille mon malheur. Puis elle ajouta en baissant la tête: Qu’ai-je à craindre, M. Gustave, s’il est vrai que vous ne me trompiez pas? Gustave lui répondit que, douter de la sincérité de son amour, c’était lui faire une mortelle injure. Sa voix devint plus triste; il pleura presque. Louise se repentit de l’avoir affligé. --Mais enfin, murmura-t-elle, pourquoi ne parlez-vous pas à maman? Si elle vous connaissait comme je vous connais, moi, elle serait tranquille du moins: vous lui diriez les motifs qui vous empêchent.... et.... La nuit commençait à tomber. Tout en marchant au hasard, l’un à côté de l’autre, d’un pas tantôt lent et tantôt précipité, les deux jeunes gens étaient arrivés au coin de la petite rue Saint-Roch, vers le haut bout du quartier Poissonnière. Louise s’arrêta en cet endroit, protégée par l’ombre épaisse du mur. Il ne paraissait pas que Gustave eût fait attention à ses dernières paroles, et elle reprit: --Vous diriez à maman les motifs qui s’opposent à l’accomplissement des promesses que vous m’avez faites. Il fallut à Louise toute l’obscurité de la nuit, tout l’entraînement d’un premier amour, tout le courage que donne une position difficile, périlleuse, et de laquelle on veut sortir à tout prix; il lui fallut peut-être encore l’air bruyant et libre des rues, pour qu’elle osât rappeler aussi franchement à Gustave ses promesses de mariage. Elle s’attendait à une explication sincère, elle n’obtint qu’une réponse évasive. --Certainement, lui dit-il, je dois parler à votre mère; mon projet est de la voir le plus tôt possible. Mais cela ne peut suffire: j’ai besoin du consentement de ma famille, et mon père est un homme si bizarre!.. Croiriez-vous une chose? c’est qu’il ne me laisserait épouser une femme sans fortune qu’à la seule condition.... --Quelle condition? demanda Louise avec un accent ou perçaient le trouble et le dépit. --Rien, rien, chère amie; mon père est fou... L’idée la plus extravagante... Et cependant, ajouta-t-il à voix basse et comme s’il se parlait à lui-même, cependant je conçois sa raison; c’est assez naturel... Il y avait dans le son de sa voix quelque chose de moqueur qui blessa profondément la sensibilité de Louise. Toute triste et tout émue, elle dégagea des mains de Gustave sa main qu’il ne pressait plus avec le même amour, et, quittant l’ombre de la muraille, elle monta la rue sans mot dire. Gustave l’atteignit rapidement. --Me quitter déjà, Louise? --Pensez-vous qu’il ne soit pas temps, monsieur? --_Monsieur!_... Êtes-vous donc fâchée contre moi?... Restez encore, je vous en prie; votre maman ne doit revenir qu’à six heures, m’avez-vous dit. --Ne faut-il pas que je sois à la maison avant elle? Gustave tira sa montre:--Voyez, il est à peine cinq heures vingt minutes... --Ah! mon Dieu! s’écria Louise, si maman allait être rentrée! Cette réflexion l’épouvanta: elle se mit à marcher avec vitesse. Mais l’effroi la faisait à chaque instant chanceler sur ses jambes. Gustave vint lui offrir son bras. En ce moment, elle ne pensait même plus à Gustave; sa présence doubla pour elle l’apparence du danger: elle courut. Il courait aussi. --Louise, Louise! --Laissez-moi, monsieur, laissez-moi!... En traversant la rue de Cléry, elle entendit un enfant qui demandait l’heure à la porte d’une boutique. --Cinq heures et demie, répondit-on. --Cinq heures et demie! répéta Louise en s’arrêtant tout à coup, cinq heures et demie!! Et elle sentit un froid aigu lui passer dans le corps, et des larmes (je ne sais quelle passion les soulevait de son cœur), des larmes lui montèrent aux yeux. Gustave s’approcha de nouveau pour lui parler; mais en l’apercevant, elle fit un geste de désespoir: --Ah! monsieur, lui dit-elle, vous m’avez perdue! Cependant elle restait là, au milieu du chemin, pâle, anéantie, n’osant ni regarder, ni penser, ni avancer, ni fuir. --N’ayez donc pas peur, lui dit Gustave, je suis certain que votre maman n’est pas encore de retour. --Si c’était possible! s’écria Louise. Et l’espérance lui redonna des forces. Déjà elle n’était plus qu’à vingt-cinq pas de leur maison, lorsqu’elle aperçut quelqu’un: une femme qui levait le marteau. Louise poussa un cri. Cette femme, c’était sa mère qui rentrait. La porte se referma sur madame Drouart. Gustave reçut Louise dans ses bras. --Il est trop tard! murmura-t-elle. Mon Dieu, pardonnez-moi! * * * * * A différentes heures de la soirée, on vit errer, sous les fenêtres de la maison où logeait madame Drouart, une jeune fille constamment suivie d’un jeune homme qui lui parlait et qu’elle ne semblait pas entendre, qui la regardait et qu’elle ne paraissait pas voir. Cette jeune fille, tantôt près de la maison, l’oreille collée contre la porte; tantôt loin de la maison, l’œil levé sur les croisées du troisième étage, ne faisait que pleurer et dire: --Mon Dieu! la chandelle est éteinte, et ma mère est couchée! que vais-je devenir? Mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force d’entrer! je veux entrer! Mais, quand elle était proche de la maison, si la porte venait à s’ouvrir, la jeune fille se cachait dans l’ombre et fuyait le long des murs. Mais, quand elle était éloignée de la maison, si la porte venait à s’ouvrir, la jeune fille s’avançait avec précaution, appelait tout bas sa mère et sanglotait; car, de cette maison, elle voyait sortir des figures inconnues: sa mère ne venait pas. Vers les onze heures, toujours suivie du même jeune homme qui lui parlait sans obtenir un seul mot d’elle, la malheureuse, enfin prête à entrer, leva le marteau d’une main tremblante... Le coup fut timide, sonore à peine. La porte ne s’ouvrit point. Elle en fut presque contente; qu’aurait-elle dit au portier? qu’aurait-elle dit à sa mère? Elle s’assit sur une borne à côté de la porte. Le froid était vif; elle n’avait pas pris de nourriture depuis le matin. Elle frissonnait de tous ses membres. --Louise, vous allez passer là toute la nuit? --Oui, monsieur. --Quel enfantillage! Venez avec moi plutôt. Elle ne répondit rien. --Les passans s’arrêtent pour nous regarder. C’est fort ridicule. Voulez-vous venir, oui ou non? moi, je m’en vais. Rien n’indiqua qu’elle le comprît. Sa tête restait penchée sur sa poitrine. --Ma Louise, écoute ton Gustave... Même immobilité et même silence. --Ma foi! murmura Gustave, qu’elle couche là si c’est sa fantaisie; quant à moi, puisqu’elle s’y obstine, je pars. Le diable m’emporte si cette fille n’est pas un peu folle! Avant de la quitter, il lui parla long-temps encore, mais inutilement; il s’éloigna à pas lents, détournant la tête pour voir si elle ne le regarderait pas s’en aller. Mais elle conservait la même attitude. Gustave revint sur ses pas. --Je ne peux pourtant pas, se dit-il, la laisser au milieu de la rue. Puisqu’elle refuse de m’accompagner chez moi, que du moins elle rentre chez elle. Je vais frapper, il faudra bien qu’on lui ouvre. Il frappa: Louise dressa la tête. Il frappa plus fort: Louise se leva debout. La porte s’ouvrit: Louise prit la fuite. Comme elle était déjà loin, Gustave impatienté ramena la porte à lui et la referma. Après quoi il se mit à courir pour rejoindre Louise; mais en entendant des pas précipités derrière elle, Louise redoubla de vitesse, et disparut au détour d’une rue voisine. * * * * * C’était vers le milieu de la nuit; le froid devenait excessif. Un homme, qui passait rue Bourbon-Villeneuve, voyant une jeune fille assise sur une borne, s’approcha d’elle, et, la croyant endormie, il la dépouilla de son bonnet et de son schall. --Que j’ai froid! dit Louise, je me sens mourir!.. Comme elle tombait sur le pavé, elle pensa que sa mère, en la trouvant morte le lendemain matin au pied de leur maison, comprendrait qu’elle n’avait pas été coupable. Environ sur les deux heures, Gustave, inquiet, revint pour savoir ce que Louise était devenue. Son œil chercha de loin sur la borne, il n’aperçut rien. Sans doute, elle est rentrée, pensa-t-il. Il regarda de plus près, et vit Louise étendue devant la porte. Il lui toucha la figure, elle était glacée; il lui posa la main sur le cœur, il battait encore. Un fiacre vint à passer. --Où allez-vous? demanda Gustave. --Rue Poissonnière, maison du notaire, répondit le cocher: je stationne là; on donne un bal. --Pouvez-vous conduire cette jeune fille rue Montmartre? --Tout de suite. Et il descendit de son siége. Gustave l’aida à porter Louise dans le fiacre. Cependant le cocher ne put retenir une exclamation d’étonnement à la vue de cette femme transie de froid, n’ayant ni bonnet ni schall. --Je la connais, dit Gustave; je ne sais comment elle se trouve en cet état à une pareille heure; il faut qu’elle ait été volée, frappée peut-être, et elle se sera évanouie... Pauvre créature! c’est une bonne œuvre que de la ramener chez elle. Il lui ordonna de conduire ses chevaux le plus doucement possible, au pas. Le cocher obéit. Parvenu au haut de la rue Montmartre, Gustave lui fit signe d’arrêter. La maison devant laquelle ils se trouvaient avait pour entrée une petite porte bâtarde. Ce n’était pas là la demeure de Gustave, mais il y régalait ses amis, et quelquefois il y logeait ses maîtresses. Il court prévenir le portier, à qui il donne cinq francs, comme indemnité de son sommeil interrompu, bien que le bonhomme ne dormît pas, car Gustave lui avait expressément recommandé de l’attendre une partie de la nuit. Gustave espérait sans doute rentrer avec une femme; et sans doute cette femme était Louise... On la descendit de voiture. Elle commençait à donner quelques signes d’existence; mais l’engourdissement causé par le froid suspendait encore l’usage de sa raison. A l’aide de son domestique, qui l’attendait aussi, et du portier, qui souriait en disant que monsieur avait fait faire un peu trop copieusement _les Rois_ à cette demoiselle, Gustave transporta Louise jusqu’au premier étage. --Déposez-la doucement sur le canapé, prenez garde de lui faire mal... Prosper, dit-il ensuite à son domestique, il faut vite aller chercher le docteur Thévenot. Qu’il se lève et vienne sur-le-champ, entendez-vous? Puis, se tournant vers le portier:--Vous, bassinez ce lit, et de bon matin, sur les six ou sept heures, courez dire à madame Lefebvre qu’on a besoin d’elle ici pour femme de chambre. CHAPITRE II. Le lendemain de cet événement, Gustave et son ami le docteur Thévenot causaient bas dans une pièce voisine de l’appartement de la malade. Le docteur, homme de trente-six ans environ, riche, moins occupé de son art que de ses plaisirs, peu croyant en sa médecine, peu croyant en quelque chose que ce soit, accueillait par un sourire légèrement moqueur les protestations de Gustave en ce qui regardait la vertu de Louise. --Je vous assure, mon cher, disait Gustave, que cette jeune fille est sage dans l’acception la plus complète du mot; si elle est aujourd’hui chez moi, il n’y a rien de sa faute: je ne connais rien de plus pur et de plus innocent qu’elle. Je ne l’ai pas même embrassée deux fois. --Depuis qu’elle est chez vous, je le crois bien: elle n’a cessé d’avoir le transport. Mais auparavant? --Auparavant comme depuis, docteur. Ne vous ai-je pas raconté déjà où je l’ai connue, où je l’ai laissée, où je l’ai retrouvée, et à la suite de quelle aventure je l’ai fait transporter chez moi, à son insu, évanouie? --Voyons, Gustave, ne plaisantez pas. Que diable, ce n’est pas à moi qu’il faut conter des histoires aussi folles! Une amourette ne ressemble pas tout-à-fait à une aventure de roman, mon ami! dans la vie telle que je la connais, les jeunes filles de l’âge de la vôtre ne s’évanouissent pas de froid, à deux heures de la nuit, devant la porte de leur mère. --Ne l’avez-vous pas trouvée glacée, lorsque vous êtes venu hier au matin? --Je l’ai trouvée brûlante. --Vous êtes insupportable... chut! je crois qu’elle parle... Gustave, marchant sur la pointe du pied, entr’ouvrit avec précaution la porte de la chambre où Louise était couchée...... il revint avec tous les signes de l’abattement sur son visage. --Elle pleure et appelle sa mère, dit-il. Le docteur sourit. --C’est le délire de la fièvre, mon cher Gustave: dans son bon sens, ce n’est pas le nom de sa mère qu’elle prononcerait... Du reste, ajouta-t-il, je puis vous certifier que votre Louise ne pleure pas du tout, elle est trop malade pour cela. Gustave hocha la tête tristement. --Ecoutez-moi bien, docteur: j’ai fait une folie dont j’ai grand peur de me repentir; si cette jeune fille venait à mourir ici? --Bah!... pour une fièvre? --Je vous avoue que ce serait horrible. --Sans doute; mais quelle apparence? elle est jeune, et la nature est bien forte à son âge. --Dieu vous entende! mais, quoi qu’il arrive, ma position n’a rien de fort rassurant. Je suppose que demain ou après elle se porte mieux, qu’elle ait repris ses sens, elle me demandera où est sa mère.... alors que lui dirai-je? --Ce que vous aura dit madame Lefebvre. Ne venez-vous pas de l’envoyer rue Bourbon-Villeneuve pour savoir des nouvelles de cette mère? --C’est vrai. Oh! comme il me tarde que cette femme Lefebvre soit revenue! vous ne pouvez vous faire une idée, mon ami, de l’inquiétude où tout ceci me jette! Quelle sottise d’avoir fait porter chez moi une jeune fille... --Chez vous? non pas, puisque vous demeurez chez votre père. --Qu’importe. Ici, ne suis-je pas encore chez moi?..... Fou! fou que j’ai été! --Je ne comprends rien à votre désespoir, mon cher Gustave; si vous aimez cette jeune fille, qu’est-ce qui peut donc vous causer tant de peine? --Mais je ne l’aime pas le moins du monde. --Sérieusement?.. alors de quoi vous embarrassez-vous? Quand elle sera rétablie, vous la renverrez avec quelques billets de banque, ou bien vous la laisserez ici dans ses meubles. Je ne vois pas qu’il y ait tant à se désoler. --Pensez donc, mon cher, que ce n’est pas une fille entretenue... C’est une demoiselle bien élevée, qui a des parens... --Diable!... Eh bien! mettons les choses au pis: que peut-on vous dire? elle m’a tout l’air d’être majeure, et elle est votre maîtresse. --Je me tue à vous répéter que non. --Plaisanterie à part? --Je vous en donne ma parole d’honneur. --C’est incroyable. Alors, comment se trouve-t-elle couchée dans votre chambre? --Vous ne voulez pas comprendre que c’est le hasard, la pitié, je ne sais quoi, qui m’a fait faire cette belle extravagance. --Pardieu, je ne croirai jamais que vous ayez conduit chez vous une jeune fille que vous ne connaissiez pas, que vous n’aimiez pas, qui ne vous aimait pas, qui ne consentait pas à vous suivre! --Quel homme vous faites! puisque je vous dis qu’elle était évanouie au milieu de la rue... --A deux heures du matin? --Oui. --Par quel motif? --Par le motif qu’elle avait faim, qu’elle avait froid, qu’elle avait peur. --Il y a des choses fort extraordinaires dans la vie. --Par malheur, ces choses-là n’arrivent qu’à moi. --C’est ce que j’allais vous dire. Gustave regarda le docteur fixement. --N’entendez-vous pas du bruit dans sa chambre? elle appelle encore. Le docteur passa dans l’appartement de la malade; il y resta quelques minutes, puis reparaissant avec un visage tranquille: --Elle a un peu d’agitation; c’est l’effet de la fièvre: mais la sueur commence, le pouls devient plus souple, bientôt elle sera plus calme. --Vous me l’assurez? --Non, mais je l’espère. En attendant, mon cher ami, voudriez-vous m’expliquer, d’une manière intelligible et précise, la nature de vos liaisons avec cette jeune demoiselle? j’en ferai le sujet de mes études et mon profit. Je suis prêt à vous donner une attention sérieuse. --Je vous ai déjà dit trois ou quatre fois, reprit Gustave, l’origine de cette espèce d’intrigue qui ne ressemble nullement à de l’amour. J’ai vu Louise à Saint-Denis dans sa pension, et je lui ai fait la cour, parce que je me suis aperçu qu’elle ne demandait pas mieux: la jeune personne est un peu coquette. --Vous prétendiez tout à l’heure qu’elle était si sage. --Mais certainement, mon cher! vous ne connaissez pas les femmes. La coquetterie chez une jeune fille, ce n’est autre chose que l’envie de plaire, d’être trouvée belle; et chez les plus sages, cette envie-là perce dans tous leurs mouvemens. --Plus ou moins. --Oui. Je lui fis donc la cour par désœuvrement, par bonté d’ame, plutôt pour lui être agréable que pour me faire plaisir à moi-même; car cela m’était presque indifférent, je vous jure. D’ailleurs je ne sais rien de plus ridicule que de filer ce qu’on appelle le _parfait amour_; c’est l’occupation des tout jeunes gens ou des imbéciles. Cependant je lui écrivais tous les quinze jours, et je la voyais une fois par semaine. Ce manége dura six mois peut-être, je ne m’en souviens plus au juste. Un matin, oh! bien long-temps après tout cela, Alfred Duroc et Eugène d’Arbouvert, que vous connaissez tous deux, s’étaient rencontrés avec moi au Café de Paris. Nous déjeunions ensemble. La conversation venait de prendre une tournure philosophique: Eugène ou Alfred, je ne me rappelle plus lequel des deux, raconte l’histoire d’un avoué.... --Quelle est cette histoire? --Je vous la dirai plus tard; elle est assez curieuse: les avoués ont quelquefois des idées de génie. L’idée du papa Rouvrard me mit en tête un projet à peu près semblable au sien, mais meilleur cependant, et auquel je m’étonnai de n’avoir pas songé plus tôt, moi qui déteste le mariage de tout mon cœur, et qui ne comprends pas qu’une femme et un homme s’épousent pour le seul plaisir d’être mari et femme. Franchement, docteur, n’êtes-vous pas de mon avis, que le but unique du mariage, c’est d’avoir un enfant? --Mais, dit le docteur, je ne sais pas trop... --Eh bien! je le sais, moi, continua Gustave; j’ai réfléchi là-dessus fort long-temps, et mon grand chagrin était que, nous autres hommes, nous fussions obligés à devenir maris pour devenir pères. L’état de société où nous vivons n’a pas le sens commun; voyez-vous la nécessité d’être mari, vous? --Pas plus que je ne vois la nécessité d’être père, dit le docteur. --Oh! répliqua Gustave, la différence est grande pourtant! Enfin, dit-il en riant, j’aurais peut-être fait comme tout le monde, et mes idées sur les enfans nés hors mariage eussent changé avec l’âge, si, au milieu de ma haine pour l’union conjugale, ne fût venue tomber à l’improviste l’histoire de cet avoué, laquelle m’ouvrit un nouveau moyen pour accomplir la charge de paternité que la nature nous impose. Toutefois, je résolus de m’y prendre plus adroitement que M. Rouvrard. --Et comment s’y prit M. Rouvrard? demanda le docteur. --Fort mal, mon ami. --Bref, quelle était sa fantaisie? --Une véritable fantaisie de garçon, docteur, un de ces projets bizarres qui nous viennent en tête, on ne sait trop comment, et dont nous espérons des merveilles on ne sait trop pourquoi. Donc, excité par l’exemple de Rouvrard, et voulant mieux faire que lui, je me mis à la recherche d’une petite grisette qui pût me rendre père sans qu’elle s’en doutât le moins du monde. --Qui vous rendit père à son insu? ceci est fort. --C’est comme cela, docteur; je vous donnerai quelque jour aussi l’explication de cette énigme. Comme je vous le disais, sortant de table et, je crois même, la tête un peu échauffée de vin de Champagne, j’étais occupé à chercher une grisette à travers les rues qui avoisinent le quartier Saint-Denis, lorsque par hasard, tout à coup, je rencontre Louise, ma jeune coquette de la pension: elle me reconnaît, je lui parle. A son costume, je juge qu’elle n’est pas riche; à son langage, qu’elle est encore innocente. Je lui rappelle nos amours, je lui fais des contes, je lui persuade que je suis fou d’elle. Je ne vous assure pas que mon projet fût d’en faire l’héroïne de ma fantaisie de garçon: c’est peut-être cela, c’est peut-être autre chose; je n’ai pas encore eu le temps de m’en rendre bien compte. Quoi qu’il en soit, je lui montre une passion si grande, je la poursuis tellement de mes soupirs, qu’elle consent à me donner un rendez-vous: Nous voilà sur le pied de gens qui s’adorent. Mais le malheur veut qu’elle ait une mère, qu’elle ne puisse sortir que rarement, que bientôt elle ne puisse plus sortir du tout, surveillée par la maman qui a deviné l’intrigue: je me pique au jeu, et à force de m’occuper de cette petite, de la voir à la dérobée, de lui écrire, je commence à devenir.... --Amoureux d’elle? --Non, mais quelque chose d’approchant. Alors mes idées prennent une forme plus précise, je sais ce que je veux: la dédommager de la captivité qu’elle endure à cause de moi, la rendre heureuse et en faire sérieusement ma maîtresse. --Rien de plus naturel, dit le docteur. --Oui, mais écoutez; voici qui l’est moins, ajouta Gustave. Est-ce qu’elle ne se persuade pas que j’ai envie de l’épouser?.. Je n’ose lui dire que son imagination l’abuse, qu’elle s’aveugle: c’eût été tout perdre. Je prends des détours, j’esquive l’explication à l’aide de mille prétextes. Enfin, voyant qu’elle s’entête à me croire assez fou pour l’épouser, convaincu que je n’obtiendrais rien que par devant monsieur le maire, j’allais franchement la planter là, lorsque, par un enchaînement d’événemens déplorables, un rendez-vous, le dernier que je me promettais d’avoir avec elle, la jette, malgré moi, malgré elle, dans cette chambre où j’aurais désiré qu’elle ne vînt jamais, à moins d’y entrer volontairement et avec le titre de ma maîtresse. Car, voyez-vous, docteur, moi, c’est par horreur de toute espèce de tourment, d’esclavage, que je ne me marie pas. Je ne veux dans l’amour qu’une liaison amusante, légère; pour maîtresse, je ne veux qu’une femme libre, aussi facile à quitter qu’elle a été facile à prendre. --Mais, encore une fois, comment se trouve-t-elle chez vous? demanda le docteur. --C’est arrivé le plus malheureusement du monde: sa mère était sortie... Le bruit, quoique timide, de la porte d’entrée qui s’ouvrait, empêcha Gustave de continuer sa phrase. Il s’arrêta pour écouter, et reconnaissant les pas de madame Lefebvre, il courut au devant d’elle. Le docteur Thévenot le suivit de près. Madame Lefebvre, ainsi qu’on a pu s’en douter, était une de ces femmes accommodantes qui se prêtent à tout faire, pourvu qu’on les paie. Elle avait sa chambre en ville, chambre à elle, meublée fort proprement, qu’elle quittait toutes les fois qu’on réclamait ses soins dans quelque maison riche ou pauvre, pour une heure comme pour huit jours, pour un mois comme pour six; là garde-malade, ici entremetteuse d’amour, là cuisinière, ici femme de chambre, madame Lefebvre occupait, à divers intervalles, ce dernier emploi auprès des maîtresses que Gustave logeait rue Montmartre pour les aimer, cinq ou six semaines plus ou moins. Pendant les interrègnes, dans l’espace vide qui séparait une maîtresse passée d’une maîtresse nouvelle, Gustave donnait congé à madame Lefebvre, libre alors de vaquer à toute autre besogne. Mais peu d’affaires lui rapportaient autant de bénéfices que son emploi de la rue Montmartre: aussi abandonnait-elle volontiers ses autres pratiques pour celle-là. Depuis bientôt six mois elle n’avait pas entendu parler de Gustave, occupé d’une intrigue secrète avec deux femmes mariées; elle n’espérait déjà plus servir ses amours, le croyant rangé, marié peut-être, et elle s’en affligeait sérieusement, la bonne dame, lorsque tout à coup on vint la demander de la part de M. Gustave. Elle se hâta d’accourir. Gustave, sans lui dire positivement quelle femme était Louise, lui en fit comprendre assez pour qu’elle vît bien qu’il ne s’agissait pas d’une maîtresse ordinaire. Elle promit de remplir sa charge avec tout le zèle possible, et s’engagea sur l’honneur à garder un secret qu’on ne lui demandait pas. Du reste, la Lefebvre avait pour vertu singulière la seule vertu que possèdent ces sortes de femmes: une discrétion inébranlable, car elle était nécessitée par son intérêt même. Gustave, soit pitié pour la fille, soit pitié pour la mère, avait envoyé madame Lefebvre demander au portier de la rue Bourbon-Villeneuve dans quel état de santé se trouvait madame Drouart. La commission était faite. --Eh bien! madame, dit Gustave, que vous a-t-on répondu? Madame Lefebvre venait de s’asseoir, et elle portait alternativement ses yeux de Gustave au docteur, comme pour demander au premier s’il fallait qu’elle s’expliquât devant un tiers. --Parlez, lui dit Gustave; le docteur n’est pas de trop ici. --Mon cher monsieur, reprit enfin madame Lefebvre, je ne sais pas ce que vous allez en penser; mais moi, ça m’a fait de l’effet. --Quoi donc? s’écria Gustave avec une visible inquiétude. --Comme je demandais, moi, tout bonnement au portier des nouvelles de cette madame Drouart, savez-vous? il me montre un corbillard qui descendait l’escalier, et il me dit: Tenez, voilà qu’on la porte au cimetière. --Elle est morte? --La nuit passée, monsieur; on l’a trouvée étendue tout de son long au milieu de la chambre. Le portier dit que c’est de chagrin d’avoir été quittée par sa demoiselle; il paraît que sa demoiselle avait une amourette au dehors... Gustave changea de visage. Le docteur interrompit madame Lefebvre. --Allez près de notre malade, lui dit-il; je crois quelle s’éveille. Quand ils furent seuls, Gustave se frappa le front avec violence, et s’écria d’un son de voix profondément ému: --Docteur! en feignant d’être amoureux de la fille, j’ai causé la mort de la mère; vous me direz quelle réparation je dois à Louise; je ne reculerai devant aucun sacrifice: je suis prêt à tout. --Vous êtes prêt même à l’épouser? demanda le docteur. --...... Nous verrons, dit Gustave. CHAPITRE III. Louise, accablée d’une fièvre continue, ne cessait de dormir; et si, par hasard, elle venait à s’éveiller, elle regardait sans voir, elle entendait sans comprendre. Une seule personne, madame Lefebvre, ne quittait pas son lit. Depuis deux jours cependant, la pauvre malade, qui avait passé près d’une semaine dans un état de délire, commençait à donner des signes d’une convalescence prochaine. Plus d’une fois déjà, au docteur qui lui demandait: Vous sentez-vous mieux? elle avait répondu d’une voix lente: Oui, mieux, monsieur. Gustave s’effraie à cette pensée, que bientôt Louise va parler de sa mère. --Que lui dirons-nous, docteur? question que Gustave adresse sans cesse au médecin, fort embarrassé lui-même de la réponse qu’il lui faudra faire. En attendant, Gustave, d’après l’ordre du docteur, évite de se montrer à Louise, trop faible pour soutenir sans danger les émotions d’une pareille entrevue. Toutefois il vient la contempler dans les heures de son sommeil; et, alors, les yeux fixés avec douleur sur cette pâle figure que la maladie rend plus belle, il se promet tout bas de faire oublier à Louise, à force de bonheur, les conséquences fatales de sa conduite. Ses torts sont devenus presque des crimes, il le sait; mais il ne la trompera plus, à présent qu’il voit en quelle situation funeste il l’a jetée par un premier mensonge. D’ailleurs il l’aime maintenant; l’amour lui est venu depuis qu’il l’a rendue si malheureuse. Un matin, Louise, interrogée sur l’état de sa santé, saisit une des mains du docteur, et fit un effort pour la serrer dans la sienne. Gustave se tenait debout, au pied du lit, derrière les rideaux. Madame Lefebvre était sortie. Au regard fixe de la malade, à la pression de sa main humide et nerveuse, le docteur jugea que l’instant d’une crise morale ou physique arrivait. Il porta la tête en arrière pour faire signe à Gustave de ne pas bouger. Cependant Louise pressait de toutes ses forces la main du docteur sur qui elle attachait ses yeux avec une inexprimable tristesse. --J’en mourrai, n’est-ce pas, monsieur? lui dit-elle. --Je vous assure que vous vous portez beaucoup mieux, au contraire. Elle remua la tête comme pour dire: Je ne vous crois pas. --Je ne dois pas vous cacher, ajouta-t-il, que vous avez été fort malade, en danger même de perdre la vie; mais à présent je réponds de vous: il n’y a plus rien à craindre. --Oh non! dit-elle, je sens qu’il n’y a pas de ressources.... Quand ma mère est morte, je n’ai pas pleuré.... Il faut que je sois bien malade. Le docteur étonné chercha les regards de Gustave, qui lui témoignèrent une surprise égale à la sienne. --Votre mère est morte? dit-il; mais ne croyez pas cela. --Vous voudriez en vain me tromper, monsieur, murmura Louise d’une voix faible et triste: ma mère est morte, et je n’ai pas pleuré.... je vous dis que je suis bien malade; je mourrai comme ma mère. Elle laissa retomber sa tête sur son oreiller. Bientôt on l’entendit qui disait en sanglotant:--Morte! morte! ma pauvre mère! et je ne t’ai pas pleurée!.. Mon Dieu! mon Dieu!... Le docteur venait de quitter le lit. --Elle pleure, dit-il tout bas à Gustave, c’est une crise salutaire: la voilà sauvée. Du reste, il est bien heureux pour nous que les rêves de sa maladie lui aient fait voir que sa mère est morte: cela nous évite une dangereuse confidence. --C’est fort heureux, sans doute, répliqua Gustave; mais à présent qu’elle revient un peu à elle, elle va s’apercevoir en quel lieu elle est, elle va demander comment elle s’y trouve; qu’allez-vous répondre? --Mais, reprit le docteur en haussant involontairement la voix, c’est à vous, mon cher Gustave... --Gustave! s’écria Louise qui essayait alors de se lever sur son séant, Gustave!.. Le docteur accourut. --Monsieur, monsieur, dit-elle, par pitié pour moi... Elle s’interrompit, et regardant de toutes parts, et examinant l’un après l’autre les meubles de la chambre, elle fit un mouvement d’effroi comme pour s’élancer hors de son lit. --Que faites-vous? dit le docteur en la recouvrant de ses draps qu’elle avait jetés loin d’elle. Ne craignez rien, vous êtes ici chez vous. --Chez moi! et qui suis-je? et qui êtes-vous, monsieur? --Votre médecin. Gustave s’avançait impatient de mettre fin à cette scène, épouvanté des suites qu’elle pouvait avoir. Le docteur lui ordonna par gestes de ne pas se montrer. --Et ma mère, ma mère! où est-elle? s’écria Louise, pleurant, épuisée d’efforts... ma mère! où est ma mère? --Vous le savez... répondit le docteur. Louise sanglota long-temps, mêlant dans ses pleurs les noms de Gustave et de sa mère; après quoi elle s’endormit de lassitude. Fortement ému par ce qui venait de se passer, Gustave prit une résolution désespérée. --Il en arrivera ce qu’il pourra, docteur, dit-il; mais je veux, dès aujourd’hui, qu’on la traite et qu’elle se regarde elle-même comme ma femme. Puisqu’elle est persuadée de la mort de sa mère qu’elle n’a cependant pas vue mourir, il nous est tout aussi facile de lui persuader qu’elle est ma femme; c’est la seule manière, suivant moi, de ne pas renouveler des peines qui la tueraient. J’ai fait bien des folies, mon cher, il est temps de finir. Je suis cause de la mort de sa mère, je ne veux pas encore avoir à me reprocher la sienne. --Il faut lui dire qu’elle est votre femme? --Oui, docteur. --Votre femme légitime? --Légitime. --Faites attention... quand elle sera revenue tout-à-fait à elle, sa mémoire lui retracera la vérité; elle se souviendra très-clairement que vous n’êtes pas mariés ensemble. --Eh bien! pour lui prouver que nous le sommes, je l’épouserai. --Je ne vous reconnais plus. Vous qui détestiez tant le mariage!... Prenez garde... réfléchissez.... Vous êtes sous l’influence de l’exaltation de la pitié, de la douleur: c’est une sensibilité du moment, elle doit s’évanouir avec la cause accidentelle qui l’a produite. Aussitôt que votre Louise se portera mieux, vous changerez de langage. --J’en doute; mais, en tout cas, ce mensonge lui aura sauvé la vie, et c’est ce que je veux d’abord. --Et si, en ne réalisant pas ce mensonge, vous la tuez? --Croyez-vous? --J’en suis certain. --Alors, docteur, je réaliserai tout: elle sera ma femme. A moins, ajouta-t-il d’une voix indécise, qu’il ne survienne des obstacles tels qu’il me faille renoncer à faire son bonheur.... Madame Lefebvre rentra. --Elle dort, lui dit Gustave, marchez doucement... Ah! madame Lefebvre, un mot. Il est convenu entre le docteur et moi que, dès ce moment, tout le monde ici doit parler à Louise comme on parlerait à ma propre femme; dorénavant vous l’appellerez _madame_. --Mais monsieur sait bien, dit la Lefebvre, que j’ai toujours dit _madame_ à toutes les demoiselles qu’il a eues... et cette jeune dame, je ne lui ai jamais parlé autrement, par exemple! --Elle était trop malade pour vous entendre, madame Lefebvre; mais à présent qu’elle va mieux, elle saisira le sens de vos paroles; continuez donc à l’appeler _madame_, et, en lui parlant de moi, dites, _votre mari_. --Je comprends: monsieur est censé le mari de madame? --Je le suis tout-à-fait, madame Lefebvre; ne l’oubliez pas. --Quoi! vous persistez? dit le docteur..... c’est une folie qui n’a pas de nom. --Pour mon repos, répondit Gustave, j’ai besoin qu’elle soit heureuse. Docteur, déjeunons ensemble, voulez-vous? je vais donner ordre à mon domestique de nous servir dans l’autre chambre. Vous, ajouta-t-il en s’adressant à madame Lefebvre, après les premières paroles que vous lui aurez dites, vous viendrez nous avertir. Le docteur et Gustave quittèrent l’appartement de la malade; bientôt ils se mirent à table. Gustave paraissait rêveur; son ami lui en fit l’observation, tout en ne lui dissimulant pas qu’il croyait savoir la cause de sa rêverie. --Je gage que vous vous repentez déjà, lui dit-il, de l’imprudente résolution que vous venez de prendre. Gustave protesta qu’il n’en était rien. Croyez-moi, reprit le docteur, il en est temps encore, renoncez à tromper cette jeune fille, à lui mettre en tête un mariage qui n’existe pas et qui sans doute n’existera jamais; vouloir lui persuader qu’elle est votre femme, c’est plus qu’un enfantillage, c’est une faute grave. Loin de vous tirer, vous, d’embarras, elle de maladie, ce mensonge, une fois découvert, peut avoir pour tous deux des suites incalculables. --Mais, dit Gustave en hésitant, je vous assure que j’ai réellement le dessein de l’épouser. --Ah! dit le docteur, si sa famille, son caractère, sa fortune vous conviennent.... --Sa famille est honnête, répondit Gustave. --Et sa fortune? --Complètement nulle. --Et son caractère? --J’avoue que je ne le connais pas assez pour..... --Permettez-moi donc, interrompit le docteur, de vous dire que, toute réflexion faite, vous n’épouserez pas cette fille. A quoi bon, alors, la flatter de l’idée d’un mariage chimérique? Pour la rendre à la santé, dites-vous? Eh! mon ami, voilà qu’elle se porte à merveille! D’ailleurs, combien se passera-t-il de jours, croyez-vous, avant qu’elle ne s’aperçoive qu’on s’est joué d’elle? Combien, pensez-vous, que va durer son illusion? cinq ou dix minutes, tout au plus: voyez donc si c’est la peine de la tromper pour si peu de temps? Pardon, mon cher Gustave, ajouta-t-il en souriant, mais, pour l’instant, ce n’est pas l’homme qui vous parle, c’est le médecin. Ne m’avez-vous pas confié la santé de votre maîtresse? Eh bien! là, sérieusement, mais très-sérieusement, comme votre ami d’abord et comme médecin ensuite, je m’oppose de tout mon pouvoir à la sottise que vous méditez, au mensonge dangereux que vous voulez faire à ma malade: je vais sonner madame Lefebvre pour lui donner contre-ordre. --Faites, dit Gustave: je m’abandonne à vous, je ne sais que vous dire; j’ai la tête perdue. Le docteur, fort aise d’avoir remporté cette victoire, bien que Gustave n’eût pas fait de grands efforts pour la lui disputer, se leva de table afin d’appeler au plus vite madame Lefebvre; mais, à l’instant même, celle-ci entrait dans la chambre: elle raconta que, suivant les instructions de Monsieur, voyant Louise éveillée, elle l’avait traitée comme l’épouse de M. Gustave, lui parlant de l’inquiétude de son mari, du bonheur qu’elle avait d’être sa femme, et qu’à tous ces discours Louise était restée la bouche béante et les yeux immobiles, la considérant avec une expression de surprise et de joie qu’elle n’avait jamais vue sur la figure de personne. --Il n’est plus temps, docteur, s’écria Gustave; tout est perdu!... Qu’allons-nous faire? La porte de la chambre où couchait la malade avait été laissée entr’ouverte par madame Lefebvre. On entendit Louise qui criait:--Gustave! Gustave! --Le voici, madame, le voici, répondait madame Lefebvre, accourue aux cris de la malade. Venez donc, monsieur Gustave, disait-elle. --Allons, dit le docteur, quelque chose qui arrive, mon cher, vous avouerez du moins que rien ne s’est fait par ma faute. Venez; si vous ne l’épousez pas, je ne réponds plus de sa vie. Gustave entra à pas lents comme un criminel; mais, à la vue de Louise assise sur son lit, les cheveux épars sur ses épaules, les yeux étincelans de joie, les bras tendus vers celui qu’on lui disait être son époux, Gustave, entraîné par une force surnaturelle, se précipita vers Louise et la couvrit de caresses. Louise, en se sentant embrasser, baiser de toutes parts, s’étonna, repoussa Gustave, et retombant la tête sur son lit, elle murmura: --Mon Dieu! qu’est-ce donc qui m’arrive? --Ma Louise! ma Louise!.... dit Gustave, reprends tes sens; c’est moi, ton Gustave, ton... Le reste expira sur ses lèvres. --Votre mari, madame, ajouta madame Lefebvre; regardez donc votre cher mari comme il vous aime! Louise se souleva de son lit, et passant une de ses mains sur son front comme pour rappeler ses souvenirs, elle examinait tour à tour madame Lefebvre, le docteur et Gustave. --Mon mari? dit-elle enfin. --Oui, votre mari, madame, reprit madame Lefebvre, votre cher et bon mari qui est si triste depuis que vous êtes malade! --Ah! mon Dieu! faites que je ne rêve pas, dit Louise en reportant ses yeux sur Gustave, qui n’osait presque plus la regarder. Mais que s’est-il donc passé? s’écria-t-elle; je ne me souviens plus de rien.... Oh! si! la mort de ma pauvre mère..... Imaginez-vous, mon ami, que je l’ai vue mourir dans mes bras, que je l’ai accompagnée jusqu’au cimetière... mais vous y étiez aussi, vous, Gustave; vous pleuriez... et moi, je n’ai pas pleuré!... Oh! c’est horrible! c’est horrible! il faut que j’aie été bien malade. --Il est vrai que madame a fait une très-longue maladie, continua madame Lefebvre; voilà plus de six mois que madame.... --Taisez-vous donc, madame Lefebvre! dit le docteur d’une voix rude. Madame Lefebvre stupéfaite recula de quelques pas en murmurant, et sur une nouvelle injonction de se taire, elle sortit. Cependant Louise jetait sur Gustave un regard d’inquiétude où commençait à se mêler un peu d’effroi. Gustave détournait la tête. --Il n’est pas possible, s’écria-t-elle, que je sois mariée! je ne me rappelle rien... rien... Ah! monsieur, dit-elle au docteur en pleurant à chaudes larmes, je vous en supplie, ne me trompez pas... Vous êtes mon médecin, n’est-ce pas? je me souviens de vous avoir vu quelquefois près de mon lit, vous vouliez me guérir...... Monsieur, au nom du ciel, dites-moi où je suis, ce que je suis... j’ai peur d’être folle. Avant de répondre, le docteur se pencha à l’oreille de Gustave: --Tâchez de sortir sans qu’elle vous voie, et reposez-vous sur moi du reste; je me charge de tout. Il n’était pas difficile à Gustave de quitter la chambre sans être aperçu de Louise; car, dans cet instant, la pauvre fille, accablée de mille émotions diverses, était hors d’état de voir et d’entendre. Au bout de quelques minutes, lorsqu’elle eut donné un libre cours à ses larmes, Louise saisit de nouveau la main du docteur, et attachant sur lui des regards empreints d’une grande tristesse: --Monsieur, de grâce, que je sache tout... qu’est-ce qu’on a fait de moi? que m’est-il arrivé? est-ce que j’ai été folle? le suis-je encore? retrouverai-je ma raison? ne me cachez rien, je vous en conjure. Le docteur s’assit paisiblement à côté d’elle: --Vous n’êtes pas assez tranquille pour m’écouter sans que cela vous fasse beaucoup de mal, madame, je vous expliquerai plus tard... --Tout de suite, monsieur, tout de suite, je le veux! --Madame, reprit-il en souriant, vous oubliez que c’est moi qui ordonne ici: je suis votre médecin. Allons, prenez un peu de repos, et ce soir, je vous donnerai, sur votre maladie et sur la manière dont vous avez été apportée dans cette maison, tous les détails... --Attendez, dit Louise en le regardant avec une sorte de terreur: c’était l’hiver, il faisait froid, un froid horrible! je m’assis sur une borne... --Le froid vous engourdit, ajouta le docteur, vous tombâtes presque morte au pied de la borne, on vint me chercher pour vous donner des secours... et, vous voyant si malade et si en danger de mourir, je vous fis transporter chez moi, où depuis long-temps je vous soigne... --Chez vous?... je suis chez vous? --Oui, madame, entourée de tous les soins et de toutes les attentions que comportent votre position et votre sexe. --Et ma mère! cria Louise, ma mère?.. Le docteur pencha la tête, et fit avec ses deux bras un geste de douleur. --Ah! monsieur, dit-elle, c’est moi qui l’ai tuée! Laissez-moi mourir, je suis une malheureuse! Tout le jour et toute la nuit qui suivit cette scène, Louise fut fort agitée. La fièvre, qui avait entièrement cédé, reprit, mais avec moins de violence que la première fois. Le docteur enjoignit à Gustave de ne plus se montrer à la malade avant que tout péril eût cessé, avant même que la convalescence fût complète. CHAPITRE IV. Ce fut à de longs intervalles et par des confidences adroitement ménagées que le docteur Thévenot mit Louise au fait de toutes les circonstances qui avaient précédé son séjour _chez lui_, car il ne jugeait pas utile de la désabuser sur ce point. Lui dire qu’elle était chez Gustave, c’eût été l’alarmer sans motif. Il la laissa donc dans cette erreur, tout en lui apprenant qu’elle avait été sauvée d’une mort certaine par Gustave seul, qui, ajoutait-il, était venu le chercher en toute hâte pour soigner une jeune fille évanouie de froid au milieu de la rue; lui, docteur, avait fait transporter Louise dans sa maison, la nuit étant très-avancée, et le portier de la rue Bourbon-Villeneuve n’ayant pas voulu ouvrir. Quant à madame Drouart, on avait appris le lendemain qu’elle était morte d’une attaque d’apoplexie foudroyante, morte subitement en montant chez elle, et que telle était la raison pourquoi Louise n’avait pas vu de lumière dans leur chambre de toute la soirée; que du reste, madame Drouart, ainsi frappée à l’improviste, avait ignoré en mourant que sa fille fût absente. Louise, comme on le pense bien, doutait un peu de la vérité de ces détails, quoiqu’au fond de l’ame elle ne fût que trop certaine de la mort de sa mère. Par un phénomène inexplicable en tout autre convalescence, à mesure que la santé lui revenait, le cours de ses pensées prenait une teinte plus triste; le docteur, pour leur imprimer une direction moins sombre, ne voyait rien de mieux à faire que de reporter l’attention de sa malade sur Gustave, à présent le seul ami, le seul espoir de la pauvre Louise. Il insistait là-dessus: «Votre seul ami, votre seul espoir, madame.» Mais elle, chaque fois que ce nom était dit en sa présence, elle restait muette, insensible, comme s’il se fût agi d’un homme inconnu. Il arriva pourtant qu’un jour, au nom de Gustave, à ce nom que le docteur lui répétait sans cesse, elle témoigna un vif déplaisir et se mit à fondre en larmes. Le docteur lui remontra doucement qu’elle avait tort de s’affliger, qu’elle était guérie, enfin que sa position n’avait rien de si désolant puisque Gustave l’aimait. --Ah! monsieur, lui dit-elle, c’est affreux! vous m’avez tous bien cruellement trompée... --Mais madame... --_Madame_, pourquoi m’appelez-vous madame? vous m’avez dit tous que j’étais..... Allez, monsieur, je le vois, je ne suis qu’une misérable fille qui ai fait mourir ma mère... ma mère que j’ai abandonnée! et lui, à son tour, il m’abandonne... il a bien raison. Il avait été convenu entre Gustave et le docteur que si Louise ne se souvenait pas, ne parlait pas tout d’abord du mariage dont madame Lefebvre lui avait fait précédemment le récit mensonger, on lui donnerait plus tard cette histoire comme étant le rêve de son imagination malade. Mais Louise, par son silence autant que par le peu de mots qu’elle venait de dire, prouvait de reste la fidélité de ses souvenirs où elle retrouvait Gustave accourant à sa voix et à la voix de madame Lefebvre qui s’écriait: --Madame, voilà votre époux! Il était aisé de voir que Louise attendait sur toute cette scène une explication d’où peut-être allait dépendre sa vie. Le docteur, en homme prévoyant, tenait sa réponse prête. Il lui dit donc que Gustave, en effet, la regardant comme sa femme, avait voulu qu’elle fût traitée comme telle par la garde-malade et par tous les gens de la maison; qu’aux yeux de tout ce monde, ils passaient pour être mariés. Gustave, ajouta-t-il, a cru pouvoir d’autant mieux vous donner par avance le titre d’épouse, qu’à moins d’un refus positif de votre part, madame, il a dessein de vous épouser aussitôt votre entier rétablissement; je suis chargé par lui de vous demander son pardon pour un mensonge qui n’en sera plus un dès que vous le voudrez ou dès que votre mauvaise santé cessera de mettre obstacle au mariage. Le visage de Louise s’était épanoui de bonheur, après quoi il se rembrunit peu à peu. --Mais ma mère! s’écria-t-elle. --Les songes de votre maladie, madame, dit le docteur, ne vous avaient malheureusement point abusée: votre mère n’existe plus. --C’est moi qui l’ai tuée, monsieur, c’est moi! --Je crois vous avoir déjà fait observer, madame, que l’événement arriva tout à coup, avant qu’elle se fût aperçue de votre absence. --Puissiez-vous dire vrai, monsieur! mais êtes-vous sûr... --De sa mort, madame? --Ah! non pas de sa mort; qui la sait mieux que moi? mais qu’elle ait été frappée... --D’un coup de sang, oui, madame. --Qu’elle ait été frappée subitement, avant de rentrer chez nous? --Dans la cour même de la maison, sur la première marche de l’escalier; c’est en cet endroit qu’on l’a trouvée étendue... Mais, madame, si vous m’en croyez, vous éloignerez de vous toutes ces pensées qui ne peuvent qu’apporter du retard à votre convalescence. --Ma convalescence!... ah! monsieur, j’aimerais bien mieux mourir! Le docteur employa toute sa science à faire renaître le calme en l’esprit de Louise.--Gustave vous aime, disait-il; son existence, c’est la vôtre; pensez donc à son désespoir s’il venait à vous perdre, prenez soin de votre santé pour lui, madame. Elle demeurait indifférente et froide à ces raisons. Le docteur quitta l’appartement. Gustave, qui l’attendait dans une chambre voisine, tout en lui demandant avec intérêt des nouvelles de la malade, parut prendre plus d’intérêt encore à connaître les détails de leur entretien. --Se souvient-elle de l’histoire qu’on lui a faite sur notre prétendu mariage, docteur? --Comme vous et moi, répondit le médecin; ce n’était guère possible autrement, mais j’ai paré le coup ainsi que nous en étions convenus à l’avance, et à présent elle me semble un peu plus calme. --Vous a-t-elle manifesté quelque désir de me voir? elle doit être fort surprise que je ne sois pas près d’elle. --Non, elle s’imagine être chez moi; elle ne peut trouver étonnant que vous n’y soyez pas à toute minute. --C’est qu’elle ne m’a pas aperçu depuis long-temps. --Je le sais bien; mais peut-être n’ose-t-elle pas me dire à moi qu’elle voudrait vous voir... Et puis la mort de sa mère la distrait de tout autre chose: c’est une pensée qui la poursuit sans relâche. Gustave soupira. Pauvre fille! dit-il; je suis bien coupable envers elle, docteur; comment la dédommager de tant de maux? Heureusement que je vous ai là, mon cher Thévenot; vous êtes mon ami, mon ami sincère, vous?..... je vous en remercie mille fois: vous me conseillerez, vous me guiderez... --Savez-vous, Gustave, interrompit le docteur, que, par dévouement pour vous, mon ami, je joue là un rôle très-fatigant d’abord, et très-peu moral ensuite? Ce n’est ni un reproche que je me fais, ni un reproche que je veux vous faire; mais le diable m’emporte si de temps en temps je ne me dis pas: J’ai tort de me fourrer là dedans, moi! qu’est-ce que tout cela me fait? --Ah! Thévenot.... pouvez-vous? moi, votre ami, enfin! --Il faut que je le sois sérieusement, je vous jure, pour vous tirer d’embarras à ce prix, pour vous empêcher de faire une sottise en vous aidant à tromper cette petite. --Mais je ne la trompe pas, docteur; je veux la rendre heureuse, au contraire. --Ma foi, si vous voulez que je vous parle franchement, ce serait un meurtre; elle m’intéresse on ne peut davantage. Ce n’est pas du tout ce que je croyais; je suis presque certain maintenant qu’elle est sage, pleine de bons sentimens... A-t-elle été bien élevée? --Dans la maison royale de Saint-Denis. --Oui, je me rappelle... Eh bien! vraiment, si j’étais sûr que vous ne vous en repentissiez pas plus tard, si elle avait une famille présentable, un peu de fortune, quelque chose, je vous dirais: Finissez-en et épousez-la. Mais je vous entends d’ici, une difficulté vous arrête: la connaissance de son caractère. Je sais bien... c’est là le point essentiel pour le bonheur du ménage. --Sans doute.... son caractère. --Elle a l’air pourtant d’une assez bonne petite femme. --On ne se marie pas avec l’air, mon cher ami; il faut connaître le fond, la réalité. --Oh! vous avez tout le temps pour cela, elle ne s’attend pas à ce que vous l’épousiez demain; on peut trouver mille prétextes pour traîner la conclusion en longueur. Dans l’intervalle, on étudie la femme, on la voit venir. --Vous ne réfléchissez pas à une chose, mon cher docteur, reprit Gustave avec un léger mouvement d’impatience, c’est qu’aujourd’hui, moins que jamais, je puis connaître le caractère de Louise: toute fille qui songe à se faire épouser déguise avec soin ses défauts: l’ange d’avant le mariage est souvent un démon après. --Bah! dit le docteur en riant, vous avez trop mauvaise opinion des femmes, elles ne sont pas si diables que vous le croyez. Enfin, ajouta-t-il, prenez que je n’aie rien dit; mais, si cela vous est possible, tâchez de rendre cette petite heureuse, elle mérite vraiment que vous fassiez quelque chose pour elle. Adieu, j’ai acheté des rentes hier, et je m’en vais faire un tour à la Bourse. Je vous reverrai demain. Gustave, resté seul, pensa que Louise était digne de l’intérêt de tous les hommes, puisque le docteur Thévenot lui-même, qui, de sa vie, ne s’était apitoyé sur les malheurs d’aucune femme, se montrait sensible à la position déplorable de la pauvre fille. Oh! oui, dit-il, je l’aime, et si je ne me marie pas avec elle, du moins n’en épouserai-je jamais une autre; je lui donnerai tout mon bien, je ferai sa fortune. Le lendemain, Louise, qui allait de mieux en mieux, qui commençait à parler moins souvent de sa mère que de Gustave, laissa percer, dans ses conversations avec le docteur, quelques doutes chagrins relativement à ce qui lui avait été dit sur son futur mariage; car elle n’apercevait autour d’elle que le docteur ou madame Lefebvre: Gustave restait invisible. Le docteur, la jugeant assez bien portante pour ne souffrir en rien des émotions que produirait en elle une entrevue si long-temps, si secrètement désirée, céda enfin à ses timides sollicitations: Gustave et Louise se trouvèrent en présence. Nous n’entrerons dans aucun détail des choses qu’ils se dirent alors: c’étaient des paroles mêlées de reproches et de larmes, mêlées de honte et de caresses. Les reproches, ce fut Gustave qui se les fit à haute voix, les larmes, ce fut Louise qui les répandit en silence. Le lecteur peut aisément se figurer la scène. Quant à nous, nous avons hâte de quitter la prétendue maison du docteur, d’en faire sortir nos deux principaux personnages, qui ne l’habitèrent pas plus d’un mois encore. Mais, avant de quitter le logement de la rue Montmartre, jetons un rapide coup d’œil sur ce qui s’y passa. Du jour où l’entrevue dont nous venons de parler eut lieu, Louise et Gustave se séparèrent à peine: Louise pleine de confiance dans les promesses de Gustave, Gustave s’inquiétant peu de savoir s’il tiendrait ou ne tiendrait pas ses promesses; Louise n’écoutant plus que son cœur, Gustave n’écoutant que l’amour qui le poussait dans les bras de Louise, tous deux, ils ne tardèrent pas à oublier, l’une cette pudique vertu qui est la seule fortune des jeunes filles, l’autre ces lois d’honneur qui ne veulent pas qu’un homme abuse d’une vierge, parce que l’amour l’a laissée sans défense. Il est vrai que Louise fut excusable en ce sens qu’elle voyait en Gustave son futur époux. Nous ne savons s’il conviendrait de faire valoir en faveur de Gustave la même excuse.--Peut-être. Un scrupule, fondé sur un motif assez louable, avait empêché Gustave d’apprendre à Louise que cet appartement où elle logeait avec madame Lefebvre n’appartenait pas au docteur: il ne voulait pas qu’elle pût accuser celui-ci de l’avoir trompée. Il persista donc à lui dire qu’ils habitaient chez son ami Thévenot, lequel, disait-il, tenait quelques logemens dans cette maison, à la disposition de ses malades. C’est pourquoi Louise étant parfaitement rétablie, Gustave lui fit observer combien il devenait peu convenable de rester plus long-temps chez le docteur; aussi lui annonça-t-il bientôt et leur changement de domicile, et leur installation prochaine dans un appartement du faubourg Saint-Germain. Le jour du déménagement venu, tous deux, après avoir remercié le docteur, après l’avoir fortement engagé à leur faire de fréquentes visites, se rendirent rue du Colombier, nº... madame Lefebvre les suivit. En passant les ponts, Louise, le cœur serré de tristesse, ne put s’empêcher de faire cette réflexion, qu’elle s’en allait demeurer bien loin de la rue et de la maison où était morte sa mère. CHAPITRE V. Les parties de campagne, les spectacles, les riches toilettes, c’est avec quoi Gustave essayait de combattre la mélancolie profonde de sa maîtresse; mais en vain l’entourait-il de ce bonheur frivole où se complaisent la plupart des femmes; en vain rehaussait-il sa beauté par l’éclat de la parure; en vain l’entraînait-il au bal, à ces fêtes bruyantes dont Paris est si prodigue, Louise ne paraissait prendre aucun plaisir à tout cela; le plus souvent même, elle refusait obstinément de quitter la chambre, sous prétexte qu’une _demoiselle_ (et elle appuyait sur ce mot, bien qu’il la fît rougir de honte) ne devait pas se montrer en public avec un jeune homme. A cette raison elle en ajoutait une autre, c’est que la mort récente de sa mère lui ordonnait de garder le deuil et la retraite. Les jours où Louise faisait ces objections, Gustave, avec toutes les apparences de la mauvaise humeur, quittait la chambre pour n’y rentrer que le soir fort tard, et quelquefois même pour n’y rentrer que le lendemain au matin, circonstance qui se présentait rarement, il faut le dire, car, les nuits où Gustave ne revenait pas, Louise les passait à veiller sur une chaise. Alors, au retour de Gustave, c’étaient de part et d’autre des reproches qui se terminaient toujours par une promesse mutuelle de se rendre heureux, promesse que tous deux cependant ne tardaient pas à oublier, Louise en pleurant aux bras de Gustave, Gustave en s’arrachant des bras de Louise. Gustave, ainsi que la plupart des hommes, supportait impatiemment que sa maîtresse fût triste; il ne lui avait pas caché combien ses pleurs lui déplaisaient, l’irritaient même; et Louise, tout en se reconnaissant coupable de tristesse, ne pouvait avoir assez d’empire sur elle pour faire éclater une joie qui n’était pas dans son cœur. La cause de sa mélancolie, il ne faudrait pas la chercher dans l’abandon où Gustave la laissait une ou deux nuits par semaine; elle était très-convaincue que les heures passées loin d’elle, Gustave les passait chez son père, où il avait un appartement. Ces absences, quelque longues qu’elles fussent, ne causaient donc pas son chagrin; ce qui l’excitait outre mesure, après la pensée de la mort de sa mère, c’était le silence de Gustave sur leur prochain mariage. Elle n’attendait qu’un seul mot pour sourire de bonheur; elle l’attendait, et Gustave ne le disait pas. Sa résolution était prise de ne point aborder cette question la première: s’il ne m’en parle jamais, se dit-elle, je ne lui en parlerai jamais non plus; mais je le quitterai. Du jour où elle se dit cela, Louise accorda, par la pensée, un mois tout entier à Gustave pour expliquer enfin ses intentions. Jusque-là elle se promit de lui refuser ces marques intimes d’amour qu’elle lui avait si imprudemment données, pour la première fois, dans la maison de la rue Montmartre. --Toutefois, se dit-elle, je serai gaie et je paraîtrai heureuse, afin qu’il m’aime davantage. En effet, dès ce jour-là, Louise, forte de sa résolution, ne montra plus que par rares intervalles ce front triste qui déplaisait tant à Gustave; et lui, la voyant sourire, il lui prodigua mille caresses, mais des caresses pudiques: Louise n’en voulait plus souffrir d’autres. Tout d’abord, Gustave traita de caprice l’obstacle qu’elle opposait à ses désirs; puis, cet obstacle se renouvelant sans cesse et plus violent à mesure qu’il s’efforçait de le rompre, il ne sut qu’en penser. Un soir que Louise s’était sentie prête à céder, à demi vaincue par les baisers de son amant, elle s’effraya d’avoir été si proche de sa chute, et pour éviter tout péril à l’avenir, elle résolut de refuser encore à Gustave la caresse la plus innocente. Cependant Gustave ne concevait rien à cette fantaisie; après d’inutiles tentatives pour obtenir de Louise, ne fût-ce qu’un baiser sur la joue, il l’accusa de coquetterie, car il voyait percer un sourire à travers l’obstination de ses refus. --C’est un calcul de sa part, pensa-t-il, je ne suis pas dupe de son manége. Laissons-la faire; quand elle verra que je ne lui demande plus ses baisers, elle viendra me les offrir. Alors Gustave montra autant d’indifférence qu’il avait montré d’amour. Louise retomba dans sa première tristesse. L’époque fixée par elle pour quitter Gustave, au cas où il ne lui aurait pas parlé de leur mariage, cette époque, disons-nous, s’avançait rapidement. Chaque minute, chaque heure qui rapprochait Louise du jour fatal, semblait lui ôter une année de son existence; elle pâlissait et faiblissait comme quelqu’un qui va mourir. --Le quitter! murmurait-elle; mais, mon Dieu! où irai-je? que deviendrai-je? et pourtant dois-je rester avec lui, puisqu’il ne m’épouse pas?.. Est-ce que je veux, est-ce que je peux être sa maîtresse?... Ce ne fut pas sans une lutte violente entre son amour et sa fierté que Louise put se décider à l’accomplissement de son dessein. La pensée de se tuer lui vint; mais elle la repoussa avec effroi: elle ne sentait pas en elle assez de courage pour le suicide. Pourtant, après avoir quitté Gustave, il fallait savoir que faire et que devenir. Une fois dans la rue, qui prendrait pitié d’elle? Travailler? mais quel métier a-t-elle appris? aucun. Elle est propre tout au plus à faire quelques ouvrages futiles de femme, sorte de talent à l’aide duquel on ne peut gagner sa vie. Ces pensées la tourmentent, l’effraient, et cependant l’honneur lui fait une loi de ne pas demeurer plus long-temps avec Gustave. Parce qu’elle a été coupable un mois ou deux, est-ce une raison pour être coupable toujours? --Demain, dit-elle en pleurant, demain je l’abandonne; il le faut. Mais que deviendrai-je demain?... La veille au soir du jour fixé pour sa fuite, Louise s’habille de ses vêtemens les plus modestes; autant que possible, elle veut reprendre l’apparence de son ancienne fortune. Gustave est absent depuis le matin, personne ne s’oppose à ce qu’elle sorte; d’ailleurs elle sort si rarement qu’une fois par hasard il lui est bien permis de quitter la chambre: Gustave lui-même ne l’a-t-il pas souvent engagée à se distraire par quelques promenades au dehors? Mais sa toilette est au moins extraordinaire; madame Lefebvre lui en fait la remarque. --Est-ce que madame va se promener avec ce bonnet et cette petite robe de drap? demanda-t-elle. --Oui, madame Lefebvre. --Madame sort seule, à sept heures du soir? --Toute seule. --Comme il plaira à madame, réplique la Lefebvre; mais, quant à ce qui est de sa toilette je me permettrai de lui dire que, pour une dame comme elle, un bonnet ce n’est guère distingué. Louise ne répondit rien. Prête à ouvrir la porte, des larmes roulèrent sur ses joues; elle se hâta de les essuyer. Madame Lefebvre aperçut ce mouvement. Il faut qu’il y ait quelque chose là-dessous, se dit-elle: madame qui ne sort jamais, qui aujourd’hui s’habille d’une si drôle de manière, madame qui pleure en s’en allant.... ce n’est pas naturel. Si elle allait ne pas revenir? monsieur ferait un beau train!... Et moi donc! quand elle serait partie, adieu les gages!.... Ma foi! on ne m’a pas défendu de la laisser sortir, mais on ne m’a pas défendu non plus de la suivre... Voyons un peu: c’est que je ne me soucie pas de perdre ma place... Tout en disant cela, elle écoutait les pas de Louise qui descendait l’escalier, et elle descendait elle-même à petit bruit. --Elle ne s’apercevra pas que je la suis, pensa madame Lefebvre; voilà le soir qui vient. Et puis, si elle tourne la tête de mon côté, je me cacherai derrière les voitures ou dans l’enfoncement des portes cochères. Tout d’abord, Louise aurait eu grand’peine à se rendre compte du motif qui la faisait sortir en ce moment, puisque le lendemain seulement devait être le jour de sa séparation d’avec Gustave. Elle n’a pas le dessein de le quitter aujourd’hui: pourquoi donc va-t-elle ainsi par les rues? Tout laisse croire que c’est pour s’essayer à être seule; c’est un premier pas qui doit l’affermir dans sa fuite prochaine; elle veut s’accoutumer à la solitude, se familiariser d’avance avec l’abandon... Chemin faisant, elle s’efforce d’oublier qu’elle rentrera chez Gustave ce soir même; elle veut se persuader, quoiqu’elle sache bien le contraire, qu’elle vient de le quitter pour toujours, qu’elle ne le reverra plus. Elle avance sa vie de vingt-quatre heures, se met dès à présent et par la pensée dans la position où elle sera demain; puis elle se demande: à quelle porte frapper? Nous l’avons dit, c’est une séparation d’essai. Arrivée rue de Bussi, elle regarde de tous côtés, indécise sur la route qu’elle doit suivre; elle ignore où elle est et vers quel but elle marche. Elle cherche des yeux, et, apercevant un commissionnaire, elle va droit à lui, et s’arrête pour le questionner.... sur quoi? sur le chemin qu’il lui faut prendre. Mais en quel lieu se rend-elle? Le commissionnaire, étonné du silence de cette femme qui s’est approchée pour lui parler sans doute, et qui cependant ne prononce pas un mot, lui dit: --Mademoiselle a une commission à faire? --Où suis-je, monsieur? --Rue de Bussi, mademoiselle. --Est-ce loin de la rue Saint-Denis? demande Louise qui naturellement pense à son ancien quartier, peut-être à son ancienne demeure. Le commissionnaire, supposant que Louise se rend en effet au quartier Saint-Denis, lui enseigne son chemin par la rue Dauphine, le Pont-Neuf, rue de la Monnaie, etc. Louise le remercie, et, tournant la rue Dauphine, elle suit la route qu’on vient de lui indiquer; bientôt il lui semble que c’est vraiment dans le quartier Saint-Denis qu’elle allait, tout proche de la rue Bourbon-Villeneuve. --Où diantre court-elle comme ça? se dit madame Lefebvre: la voilà qui passe la Pointe-Saint-Eustache, qui monte la rue Mauconseil....... Est-ce qu’elle compte aller de ce train-là bien long-temps? je suis rompue. Ce n’est pas que Louise marchât bien vite; mais le trajet parcouru par elle devait paraître un peu long aux quarante et quelques années de la grosse femme de chambre. Par bonheur pour celle-ci, Louise, parvenue à la hauteur de la rue du Petit-Carreau, commence à ralentir sa marche; elle examine avec crainte les passans, elle entre timidement dans la rue Bourbon-Villeneuve. Comme dans cette soirée où elle n’osait plus rentrer chez sa mère, elle regarde de loin leurs fenêtres; à ces fenêtres, elle n’aperçoit rien, ni rideaux, ni figure humaine, ni lumière; seulement une des vitres est cassée. --Il n’y a personne, murmure-t-elle. Son cœur se serre à l’idée que leur petite chambre est vide. La vue d’un étranger à cette fenêtre lui eût fait moins de mal que l’état de délabrement où elle la retrouve. Depuis son départ, aucun être vivant n’a donc habité leur ancienne demeure; depuis sa faute, une affreuse solitude y règne.... Elle baissait la tête en fuyant, lorsque, heurtée par quelqu’un qui passait, elle s’entend appeler par son nom. --Mamselle Louise!... Elle s’arrête effrayée, et reconnaît mademoiselle Agathe. --Ah! ma chère demoiselle, s’écrie la fille du portier, est-il possible que ce soit vous? Y a-t-il long-temps qu’on vous cherche? Est-ce que vous demeurez toujours dans le quartier? On vous a fait demander dans tous les journaux. Comment vous portez-vous? on vous croyait morte. Mais venez donc nous voir. Dieu! êtes-vous changée! La présence inattendue de mademoiselle Agathe a frappé Louise de stupeur; à peine si elle répond à toutes ses paroles par quelques monosyllabes. Cependant mademoiselle Agathe l’entraîne vers la porte de leur maison; Louise n’a pas la force de résister. --Venez donc, venez donc: mon père sera si content de vous voir, mademoiselle Louise! Et du seuil de la porte, qu’elle referme précipitamment derrière elles, mademoiselle Agathe crie:--Papa, voici mamselle Louise! Elles entrèrent dans la loge. Le vieux Lamarre, sa femme et sa fille accablaient de mille questions Louise, qui se sentait mal et qui n’osait se plaindre, quoique sa tête eût des vertiges et que le cœur lui manquât. --Votre chère maman, dit le vieux Lamarre, avons-nous été surpris de sa mort, la pauvre dame! et vous, ma chère demoiselle, que l’on attendait toujours!.. Mais c’est égal, on a mis les scellés, et il paraît que le gouvernement a fini par trouver des personnes de votre famille... Vous sentez bien, quand il s’agit d’hériter, ce ne serait que d’une robe, on ne manque pas de parens... Est-ce que vous avez des parens à Bordeaux?... --Oui, oui, un oncle, dit Louise d’une voix faible. Mais, excusez-moi, je ne sais ce que j’éprouve.... c’est la première fois de ma vie que je sens un pareil malaise... --Oh! ce n’est rien, c’est le saisissement de vous retrouver ici. --Agathe, offre donc un verre de quelque chose à mademoiselle; ça lui remettra le cœur. --Merci, M. Lamarre, dit Louise; je me trouve beaucoup mieux, je vous remercie, je m’en vais.... Lamarre et toute sa famille, à force d’instances, obtinrent que Louise restât quelques minutes encore. --C’est que nous avons bien des choses à nous dire, il y a si long-temps que nous ne nous sommes pas vus! reprit mademoiselle Agathe. Vous n’êtes pas revenue depuis la mort de votre maman... --Une bien digne femme, ajouta Lamarre, et dont la mort nous a fait une peine à tous!... ç’a été comme un coup de foudre. --Au moins, s’écria Louise en sanglotant, est-elle morte sans se douter que j’étais sortie? --Comment? demandèrent à la fois les trois Lamarre. --Je dis, continua Louise, qu’au moins maman n’a jamais su... On frappa deux coups de suite à la porte d’entrée, Lamarre tira le cordon. --Excusez! On vous a donc dit, mamselle, que votre chère maman, la brave et digne femme, n’a rien su de votre... La porte de la loge s’ouvrit. --N’est-il pas entré tout à l’heure ici une jeune dame en bonnet?... Dans la personne qui adressait cette question au portier, Louise reconnut madame Lefebvre, qui fit semblant d’être étonnée et ravie de trouver Louise là. --Mon Dieu! madame, dit-elle, comme je suis contente de vous avoir rencontrée! il y a une heure que je tiens tout Paris pour découvrir où vous êtes. Monsieur est dans un désespoir affreux.... il cherche de son côté... Je vous en prie, venez vite; il n’y a pas un instant à perdre, monsieur se meurt d’inquiétude. Louise, à qui la présence des Lamarre pesait de tout le poids de ses fautes passées, sentit un grand soulagement à voir madame Lefebvre; ce fut presque du bonheur, car elle allait cesser de rougir de honte devant toute cette famille de portiers. --Il est donc bien inquiet de moi? demanda-t-elle avec un mouvement de joie et en se hâtant de sortir. --Vous ne vous figurez pas, madame, combien monsieur est tourmenté, répliqua madame Lefebvre: il est comme un fou. --Vous êtes mariée, mademoiselle? demanda le vieux Lamarre. --Certainement que madame est mariée, dit madame Lefebvre. Louise, pâle et chancelante tout à coup, fut obligée de s’appuyer contre le mur intérieur de la cour; elle fit signe qu’elle se trouvait mal; mademoiselle Agathe courut prendre une chaise dans la loge, tandis que madame Lefebvre s’en alla chercher un fiacre. On aida Louise à monter en voiture. --Vous viendrez nous voir quelquefois, n’est-ce pas, madame? dit le père Lamarre. Louise, sans avoir l’intention de tenir sa promesse, l’assura qu’elle viendrait de temps en temps. Les Lamarre lui souhaitèrent une bonne santé, et le fiacre l’emporta vers la rue du Colombier. Dans le trajet, Louise demanda à madame Lefebvre quel hasard l’avait conduite précisément rue Bourbon-Villeneuve. La Lefebvre expliqua ce hasard comme elle put, en disant qu’elle avait eu un certain pressentiment de trouver madame plutôt dans la rue Bourbon-Villeneuve que dans toute autre rue; que d’ailleurs, elle Lefebvre, elle pensait que madame, ayant demeuré dans cette maison et n’y étant pas revenue depuis la mort de sa mère, madame devait naturellement y faire une visite le premier jour où elle sortait seule; que telles étaient les raisons qui avaient dirigé ses recherches lorsqu’il s’était agi de retrouver madame. Le vrai de tout cela, c’est que madame Lefebvre, reconnaissant la maison où Louise venait d’entrer pour être l’ancienne demeure de madame Drouart, craignit un instant que Louise n’eût le projet de s’y cacher aux yeux de Gustave: voilà pourquoi, tout inquiète, elle l’avait suivie jusque dans cette maison, avec l’espoir d’obtenir du portier des renseignemens plus exacts. Au reste, ce fut un grand bonheur pour Louise que madame Lefebvre entrât dans la loge avant que le portier pût dire à la fille de quelle façon était morte la mère, car Louise eût été frappée de mort elle-même par cette nouvelle. Le fiacre s’arrêta vers cette partie de la rue du Colombier qui touche presque à la rue Saint-Benoît. En sautant de voiture, Louise aperçut de la lumière aux fenêtres de son petit appartement. On l’attendait sans doute. Sans songer même à payer la course du fiacre, oubli que madame Lefebvre dut réparer, elle franchit rapidement la distance qui la séparait de Gustave. Elle le voyait chagrin, malade peut-être par suite de son absence inaccoutumée; elle se le représentait en proie au plus violent désespoir; car n’était-ce pas ainsi que madame Lefebvre lui avait montré Gustave lorsqu’elle la vint trouver dans la loge du portier Lamarre? Combien alors le quitter était loin de la pensée de Louise! Si, pour une absence d’une heure ou deux, se disait-elle, il s’afflige et se désespère, quelle serait donc sa douleur si je l’abandonnais pour toujours! Oh! non, je ne le quitterai jamais. Elle pleurait tout à la fois de tristesse et de bonheur, à cette pensée que son amant était triste à cause d’elle. Comme elle entrait précipitamment et les yeux en larmes, un bruit de musique, un accord de voix et de piano la frappa de surprise. L’air était dansant, gai; c’était un air de valse. Louise écoutait, suspendue entre la stupeur et la honte: elle traversa deux chambres, silencieuse, tremblante de je ne sais quelle émotion, mais enfin tremblante. Au fond de la troisième chambre, elle aperçut Gustave, debout devant un piano; il chantait. Le hasard voulut qu’en ce moment Gustave se tournât du côté de Louise et qu’il la vît, tout effarée, le regardant avec une douloureuse stupéfaction. Il ne comprit pas ce que voulait dire ce regard; mais cessant de chanter, sans toutefois quitter sa place: --Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir? lui dit-il en souriant. C’est fort heureux! Où avez-vous laissé madame Lefebvre? est-ce qu’elle ne vous accompagnait pas? Louise s’assit sans prononcer une parole; cependant son œil interrogeait le visage de Gustave. Celui-ci continua: --Vous ne me répondez pas?... Il est vrai que c’est toujours la même chose ici: quand on n’y pleure pas, on n’y dit rien; c’est très-amusant. Après une minute de silence: --Vous avez bien fait de sortir, Louise, fort bien fait; je ne vous en blâme en aucune façon, tout au contraire; mais, vous ou madame Lefebvre, vous auriez pu, ce me semble, dire au portier à quelle heure vous comptiez rentrer; moi, j’arrive, et je ne trouve personne: ni domestique, ni madame Lefebvre, ni vous; et cela sans savoir si vous reviendrez ce soir ou demain. Il y a de ces petites attentions.... --N’aviez-vous pas le piano pour vous distraire? dit Louise avec un calme affecté. --Le piano! c’est juste, je n’y pensais plus: le piano m’amuse beaucoup, parole d’honneur! je ne connais rien de plus gai que cette maison-ci. En achevant ces mots, Gustave partit d’un long bâillement; Louise lui jeta un coup d’œil de dédain et de colère. --Vous êtes sortie seule ou avec madame Lefebvre? demanda Gustave qui faisait courir machinalement ses doigts sur les touches du piano. Louise ne fit aucune réponse. Gustave répéta sa question. --Mais, dit Louise, adressez-vous à madame Lefebvre; elle vous dira que vous l’avez envoyée me chercher dans tout Paris. --Moi! s’écria Gustave en s’adressant à madame Lefebvre, laquelle venait d’entrer et faisait des signes d’intelligence à son maître. Moi! je vous ai dit, madame Lefebvre, de courir après madame? Je ne vous ai vue ni l’une ni l’autre: j’arrive. La Lefebvre babultia quelques excuses, et rejeta la nécessité de son mensonge sur la crainte où elle était que madame ne restât trop long-temps dehors.--Et puis, ajouta-t-elle, je ne croyais pas bien utile à la santé de madame qu’elle passât la soirée dans une maison...... --Quelle maison? demanda Gustave. Madame Lefebvre hésitait à répondre. --La maison où est morte ma mère, dit Louise en se levant avec agitation, la maison où j’aurais dû rester, où j’aurais dû mourir, et d’où on m’a arrachée pour me rendre la plus malheureuse des femmes! --Malheureuse!... répondit Gustave, malheureuse!.. croyez-vous donc que je sois bien heureux aussi, moi? Madame Lefebvre, laissez-nous. Madame Lefebvre sortit. --Vous vous dites malheureuse? continua Gustave. Mais à qui la faute? vous pleurez toujours. --Si je pleure, c’est que j’ai sujet d’être triste apparemment. --La belle chose! quand les sujets de tristesse vous manquent, vous les cherchez.... Je ne comprends rien à un caractère comme le vôtre. Par exemple, vous avez été dans la maison de votre mère? à quoi bon? --Vous n’avez ni sentiment ni pitié, s’écria Louise exaltée par la douleur. «A quoi bon?» vous demandez à quoi bon une fille va revoir la maison où elle a perdu sa mère?.... --Le diable l’emporte! murmura Gustave, la voilà qui pleure encore.. il n’y a pas moyen d’y tenir.. Voyons, reprit-il avec plus de douceur, voulez-vous être raisonnable, et convenir franchement que vous en aller rue Bourbon-Villeneuve, c’était pour le moins fort inutile. Vous ne pouvez trouver là que de l’ennui, des émotions fatigantes, de la peine.... --Pas autant que j’en ai dans cette maison, toujours! --Ma foi! c’est que je ne sais pas trop où vous n’en trouveriez pas, de la peine! vous courez après. Si j’avais pu me douter que vous voulussiez aller rue Bourbon-Villeneuve, certainement je m’y serais opposé de toutes mes forces. --Vous m’auriez empêchée d’aller voir ma mère? --Votre mère, non.... si, par bonheur pour vous et pour moi, elle existait encore; mais comme elle est morte, malheureusement, je vous aurais défendu de mettre le pied dans cette maison.... et je puis vous assurer qu’à compter de ce soir vous n’y retournerez plus. --Vous croyez cela? dit Louise, eh bien! c’est ce qui vous trompe. Car demain je m’en vais, demain je vous quitte.... Sans madame Lefebvre, je ne serais pas même rentrée ce soir, voyez-vous? quand je suis sortie, c’était avec l’intention de ne plus revenir. --Laissez donc! vous perdez la tête. --Vous verrez.... Je suis trop malheureuse.... Je ne veux pas être votre maîtresse, entendez-vous, monsieur? Vous m’avez trompée, trahie, déshonorée.... --Allons, allons, dit Gustave, voilà les grands mots!... Donnez-moi la paix: vous me feriez damner. Bonjour. Lorsque vous serez plus tranquille, vous me l’enverrez dire. Je n’ai pas envie de devenir fou. Dans l’antichambre, Gustave trouva madame Lefebvre, et il lui dit: --Retournez près d’elle, et tâchez lui faire entendre raison. Quant à moi, c’est fini; j’y renonce. --Mais vous ne la quittez pas pour toujours, monsieur? demanda madame Lefebvre tremblante sur l’avenir de ses gages. Gustave, sans répondre directement à cette question, laissa voir que sa patience était à bout. --Je ne reviendrai plus, dit-il, à moins qu’elle ne m’envoie chercher. Cette résolution causa une grande frayeur à madame Lefebvre. Elle connaissait assez Louise pour être certaine que rien au monde ne la déciderait à faire aucune démarche ayant pour but de ramener Gustave. D’autre part, elle était à peu près convaincue que celui-ci tiendrait parole, car depuis quelques semaines il paraissait fort ennuyé de sa maîtresse. Aussi la Lefebvre était-elle singulièrement inquiète. Avec une autre femme que Louise, elle eût fait jouer les ressorts d’une éloquence qui, pour être commune, n’en opère pas moins un effet sûr. Elle eût montré à la maîtresse de Gustave, d’un côté, les riches cadeaux qui suivent une réconciliation, de l’autre, la misère qui accompagne une rupture. Mais Louise céderait-elle à l’espoir du bien? se laisserait-elle toucher par la crainte du mal? Madame Lefebvre ne le pensait pas. Le peu qu’elle savait du caractère de sa _dame_ lui disait suffisamment que des considérations de cette nature ne pouvaient être d’aucun poids à ses yeux. D’ailleurs la fille de madame Drouart n’avait-elle pas de fortes raisons pour prendre en méfiance les conseils de la femme qui tout à l’heure l’avait ramenée, par ruse, de la loge du vieux Lamarre dans la maison de la rue du Colombier? Cependant il fallait que Louise et Gustave se réconciliassent: une rupture blessait trop vivement les intérêts de madame Lefebvre. Mais comment cette réconciliation se ferait-elle? Gustave était irrité au dernier point, et Louise avait résolu de le quitter pour toujours. CHAPITRE VI. Aussitôt après le départ de Gustave, Louise s’était mise au lit sans avoir recours aux bons offices accoutumés de sa femme de chambre; de sorte que la surprise de madame Lefebvre fut grande à voir Louise couchée, et, en apparence, endormie déjà. --C’est pour se déshabituer de moi, pensa madame Lefebvre, qu’elle s’est délacée toute seule ce soir; j’ai bien peur de ne pas rester long-temps ici. En effet, et comme une réponse affirmative à ses doutes, elle entendit Louise murmurer tout bas, en s’agitant dans son lit: --Oh! oui, oui, demain nous nous séparerons. Madame Lefebvre s’approcha bien vite, et demanda d’un ton doucereux: --Madame appelle? est-ce que madame n’a pas besoin de quelque chose? --De rien, madame Lefebvre, je vous remercie; laissez-moi. Madame Lefebvre ne quitta point la place. --Est-ce que madame est indisposée? dit-elle. Si M. Gustave eût pensé que madame fût malade, certainement il ne serait pas sorti; mais monsieur rentrera sans doute sur les minuit ou une heure. Louise garda le silence: elle n’espérait pas que Gustave revînt. Et quand même il reviendrait, lui donnerait-il, en ce peu de temps qui lui reste pour toucher au lendemain, des gages assurés de leur union prochaine? Demain finit le mois d’épreuves et d’attente. Demain venu, Gustave ne sera pas son époux; elle partira. La scène de tout à l’heure, cette scène qui l’a accueillie à son retour de la rue Bourbon-Villeneuve, n’a fait que lui imposer plus fortement la nécessité de rompre une liaison inutile autant que criminelle. Madame Lefebvre, debout près de Louise et l’œil fixé sur le plafond, semblait attendre quelque inspiration d’en haut. Louise fit un haut-le-corps. --Je souffre, dit-elle; madame Lefebvre, qu’est-ce que j’ai donc? --Ah! madame, répondit la Lefebvre d’un ton lamentable, c’est le chagrin qui vous tourmente; vous être triste d’être fâchée avec M. Gustave: voilà tout. Les nerfs vous travaillent; on aurait des attaques à moins. Vous êtes bien faits tous deux pour vous chérir! Il n’y a rien de tel que l’amour, allez, madame! quand on est d’accord, ça fait passer bien des momens heureux. --Vraiment, madame Lefebvre, soupira Louise, depuis la course que j’ai faite rue Bourbon-Villeneuve, je ne suis pas bien. Vous savez, le malaise m’a prise en sortant de la loge, dans la cour. C’est l’émotion... quand mademoiselle Agathe m’a entraînée, il m’est venu comme des vertiges; la vue de cette maison m’a tourné les sens. --Oui, madame, sans doute, mais le chagrin de quitter M. Gustave a plus fait que tout le reste. Croyez-moi, je connais l’amour; telle que vous me voyez, j’ai aimé dans mon temps: il n’y a pas de peines et de plaisirs plus grands que cela sur la terre. Louise pâlit. --Madame Lefebvre, s’écria-t-elle, le cœur me manque.... La Lefebvre s’offrit avec empressement à aller chercher le docteur Thévenot et Gustave. Louise s’y opposa de toutes ses forces. --Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle, voilà que cela se passe. Je ne veux voir personne. Je vous défends d’aller chercher M. Gustave. L’empressée femme de chambre eut l’air de se rendre aux désirs de sa maîtresse. Elle sortit cependant, mais sous prétexte de passer dans la chambre voisine, quoique en vérité son intention fût de courir après Gustave, de lui faire connaître la mauvaise santé de Louise, et de les réconcilier tous deux à la faveur de cette indisposition. Tout en courant les rues, madame Lefebvre priait Dieu de tout son cœur que l’indisposition de Louise fût réelle et durable. Gustave était chez son père lorsque madame Lefebvre y entra. La bonne dame lui fit un long récit de tout le mal que ressentait Louise, y compris le mal qu’elle ne ressentait pas. Elle la peignit dans un état à faire pitié, brisée par de successives attaques de nerfs, pâle, rouge, violette, mourante, à peu près morte: elle mit tout cela sur le compte de l’amour inquiet et malheureux. A sa grande surprise, Gustave ne montra nulle émotion pénible; au contraire, il regarda madame Lefebvre en riant. --Ah ça! lui dit-il, me venez-vous faire sur elle les mêmes contes que vous lui avez faits sur moi? Vous manquez d’imagination, madame Lefebvre. Les mêmes moyens employés deux fois de suite pour ramener Louise chez moi, moi chez Louise! mais vous n’avez pas l’esprit inventif. Que diable! il fallait imaginer autre chose qu’une maladie, j’aurais pu vous croire. Madame Lefebvre, qui cette fois disait presque la vérité, mit tant d’onction et de chaleur à peindre les souffrances de Louise, que Gustave fut ébranlé dans ses doutes. --Je ne vous dis pas qu’elle se porte bien, ajouta-t-il; mais, malade ou non, j’ai déclaré positivement que je ne la reverrais plus si elle ne m’envoie chercher. Est-ce elle qui me demande? Voyons, ne mentez pas. Elle fut obligée de convenir que c’était à l’insu de Louise qu’elle était accourue. Mais, pour expliquer cette démarche, elle se rejeta sur le danger même qui menaçait la vie de sa maîtresse. --Bah! répondit Gustave, c’est un malaise qui se passera comme il est venu. Au reste, j’enverrai demain le docteur chez elle. --Demain? monsieur, s’écria la Lefebvre; mais demain il ne sera plus temps. --Que voulez-vous dire? demanda Gustave avec inquiétude, serait-elle vraiment si malade?... --Ce n’est pas précisément l’affaire, monsieur, répliqua la femme de chambre; je veux dire que dans la supposition où demain madame pourrait quitter le lit, elle est décidée à faire son paquet.... Enfin c’est demain au matin qu’elle nous quitte. Gustave sourit avec incrédulité. --En tout cas, ajouta-t-il, je ne la laisserai pas partir sans lui faire mes adieux. Je serai levé avant elle; demain, sur les huit heures, Thévenot et moi nous serons rue du Colombier. Annoncez-lui cette nouvelle. Quand elle revint, madame Lefebvre trouva Louise endormie. Elle veilla tout une grande heure au chevet de son lit, n’entendant autre chose que le bruit léger de sa respiration. --Allons, dit-elle en gagnant elle-même sa chambre, c’est le démon qui s’en mêle, à moins qu’elle ne le fasse exprès, ce qui est bien possible. Mais est-on plus malheureux que moi! Je me démène pour la faire rester, j’arrange tout à son contentement, et voilà maintenant qu’elle n’est plus malade! Le lendemain, madame Lefebvre s’étirait encore dans son lit, que Louise était déjà levée. Au bruit des tiroirs qui s’ouvraient et se fermaient, la femme de chambre fut bientôt debout. Elle vit Louise occupée à rassembler ses hardes en un seul paquet dans un foulard étendu à terre. Louise était pâle, mais calme; la Lefebvre stupéfaite la regardait faire sans pouvoir dire une parole; enfin elle rompit le silence. Son premier mot fut pour savoir si Louise avait réellement l’intention de partir; à quoi Louise répondit que telle était son intention positive, inébranlable. Il n’y eut pas de raisons, bonnes ou mauvaises, qui manquèrent à la Lefebvre pour détourner sa maîtresse de ce dessein; mais celle-ci tint bon. --Attendez au moins une minute, dit la Lefebvre, M. Gustave doit venir ce matin de bonne heure. Vous ne pouvez pas vous en aller sans le voir. Louise ne parut faire aucune attention à ce discours, et, son paquet en main, elle s’avança vers la porte. On se figurerait à peine le saisissement, la douleur même de la femme de chambre; elle arrêta Louise par sa robe, lui prit les mains, les baisa, pleura, cria de toutes ses forces, la suppliant de ne pas quitter M. Gustave. --Vous ne savez pas, madame, combien ce brave monsieur vous aime! Si vous n’êtes pas d’accord, c’est par suite d’un malentendu, disait-elle. Madame, je vous assure qu’en vous en allant vous faites son malheur et le vôtre... et le mien aussi, madame, car je vous aime; tout le monde ici vous aime... Vous ne partirez pas! donnez-moi votre paquet. Elle lui arracha des mains son paquet, que Louise ne tarda pas à redemander avec instance; mais, supposant tantôt que Louise oubliait d’emporter une robe ou toute autre chose, tantôt qu’elles avaient des comptes de dépenses à régler ensemble, madame Lefebvre parvint à la retenir assez long-temps pour permettre à Gustave d’arriver. On sonna. La Lefebvre courut ouvrir. --Ah! monsieur, s’écria-t-elle, entrez vite, madame s’en va. Gustave et le docteur traversèrent rapidement la première pièce, et à la porte de la seconde ils trouvèrent Louise debout, et serrant contre elle ses hardes, empaquetées d’un foulard. Gustave la prit doucement par le bras, et la conduisit dans la chambre du fond, en dépit de la légère résistance qu’elle opposait à sa volonté. Le docteur les suivait avec madame Lefebvre, qui se retira sur un geste de tête que lui fit Gustave. La porte était fermée, le docteur venait de s’asseoir, Gustave avait fait signe à Louise d’imiter le docteur; Louise restait debout, immobile, et, de tous trois, pas un n’avait encore prononcé une parole. Le docteur toussa, Gustave s’accouda sur le dos d’une chaise à demi renversée, Louise porta tout autour d’elle un regard triste, mais assuré. --Vous n’espérez pas sans doute me retenir dans cette maison malgré moi? dit-elle. En ce moment, l’émotion de sa voix démentait l’assurance de son regard. Gustave s’approcha d’elle et lui dit: --Asseyez-vous d’abord. Ce que nous avons à dire demande de longues explications; parlons à notre aise. Il se plaça dans un fauteuil. Mais Louise s’obstina à demeurer debout; seulement elle alla s’appuyer contre un des coins du marbre de la cheminée. Le docteur, jugeant au silence de Gustave et de sa maîtresse qu’ils hésitaient l’un et l’autre à renouer la conversation, crut convenable de demander à Louise quelle avait été sa maladie de la veille. --Une légère indisposition, monsieur, répondit-elle; mais je vous remercie, ma santé est bonne à présent. --Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas malade? dit Gustave avec humeur: on dirait qu’elle va chercher les maladies pour son plaisir. Je n’ai jamais vu une femme comme elle. --Monsieur, dit Louise d’un ton de voix empreint d’une sorte de dignité, je vous prie de m’épargner toute insulte. Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, permettez que je sorte de chez vous; j’y suis déjà restée trop long-temps. --Si j’étais sûr, répondit Gustave, que vous ne fussiez pas malheureuse ailleurs, croyez-le bien, je ne vous retiendrais pas une minute de plus en cette chambre. --Il faudrait que je fusse bien malheureuse pour l’être autant que je le suis depuis trois mois, s’écria Louise fondant en larmes. --Vous voyez, docteur, reprit Gustave en se levant tout effaré, la voilà encore! Mais c’est insoutenable cela! Y comprenez-vous quelque chose?... Une femme qui pleure toujours!... il faut que ce soit une maladie. Puis s’avançant vers Louise: --Qu’est-ce que je vous ai fait? Pourquoi pleurez-vous? Ai-je quelques torts à votre égard? Répondez. N’employé-je pas tous les moyens possibles pour vous rendre la vie tranquille, agréable? N’est-ce pas vous qui constamment me boudez, me repoussez?.. Tenez, docteur, je vais vous en faire juge: depuis un mois bientôt, madame me refuse toute espèce de preuves, je ne dirai pas d’amour, mais de simple amitié. Elle en est venue au point de ne plus souffrir même que je l’embrasse; et vous croyez que ce n’est pas insupportable? --Avez-vous, madame, demanda le docteur, quelques reproches sérieux à faire à Gustave?... Expliquez-vous; on ne se fâche pas sans motif. --Monsieur, répliqua Louise en essuyant ses larmes et en faisant un mouvement vers la porte, je n’ai rien à reprocher à monsieur Gustave, du moment où chacun croit ici que tous ses torts il les a réparés en honnête homme. Il est libre d’agir comme il l’entend; mais moi, ce me semble, je suis libre aussi de le quitter si je veux. --Louise, êtes-vous bien résolue à vous séparer de moi? demanda Gustave froidement. --J’y suis tellement résolue, répondit-elle, que si vous m’obligiez à demeurer plus long-temps avec vous, je me tuerais. --Alors, c’est une décision invincible? fit observer le docteur. --Invincible, dit Louise, sans doute... Je ne veux être _la maîtresse_ de personne. Gustave et le docteur échangèrent un rapide coup d’œil d’intelligence. --Ecoutez-moi bien, Louise, je vais vous parler franchement: puisque vous êtes décidée à une séparation, je peux vous le dire: nos caractères ne sympathisent pas. En demeurant ensemble, nous nous rendrions malheureux l’un par l’autre: nous en avons fait un rude apprentissage. D’abord, je suis gai, moi; vous, vous êtes d’une tristesse... --Ah! dit Louise, j’étais gaie aussi, moi, quand j’étais heureuse! --Gaie! reprit Gustave en hochant la tête, gaie!.. Je ne crois pas que la gaieté ait jamais été dans votre humeur; vous n’avez pas ri deux fois depuis que nous sommes ensemble. --Tenez, monsieur Gustave, s’écria Louise avec une espèce d’emportement, je vous l’ai déjà dit, vous manquez d’ame. Il faudrait rire avec vous, quelque faute qu’on ait commise, quelque sujet de douleur qu’on ait. Vous avez raison, nos caractères ne sympathisent pas, et, pour notre bonheur à tous deux, il faut nous quitter. --Encore un moment, Louise; on ne se sépare pas ainsi. Où comptez-vous aller? --Que vous importe? --Répondez-moi tranquillement, je vous conjure. Quoique vous m’accusiez de manquer d’ame, je ne suis pas tout-à-fait insensible, croyez-le bien. Dites-moi où vous allez, quelles sont vos ressources.... Je suis votre ami, Louise, regardez-moi comme un frère. Ce que je possède est à vous. Je ne vous laisserai jamais dans le besoin. --Monsieur, dit-elle en relevant la tête, je ne vous demande pour toute grâce, pour tout bien, que la liberté de sortir à l’instant même. Gustave, confondu de l’air dont ces paroles avaient été dites, n’osa revenir de sa proposition d’assurer quelque fortune à celle qui avait été sa maîtresse. Toutefois il pensa qu’il saurait toujours le lieu de sa retraite, et qu’il pourrait, plus tard, lui faire tenir, comme venant d’une main inconnue, les deux ou trois mille livres de rente nécessaires à son existence. --Louise, dit-il en lui tendant la main, avant de nous quitter, voulez-vous me permettre de vous embrasser, à titre d’ami? Comme elle hésitait à prendre la main de Gustave, il ajouta: --Vous me haïssez donc? --Non, je ne vous hais pas, répondit-elle tout émue. Je ne pourrai jamais vous haïr; mais je vous prie en grâce de ne pas me retenir une minute de plus dans cette chambre: tout cela me fait du mal. --Au moins, s’écria Gustave, si après une longue épreuve de nos caractères nous avons reconnu l’impossibilité de vivre l’un à côté de l’autre, ne serait-il pas possible de nous revoir encore, quoique séparés?.... Qu’en pensez-vous? Elle fit un geste de refus. --C’est pour toujours que je vous quitte, monsieur Gustave; nous voir de loin ou de près n’est plus possible. --Encore, si j’étais sûr que vous serez heureuse! --N’en doutez pas, monsieur; l’idée seule de m’en aller me donne du bonheur. Gustave se sentit blessé dans son amour-propre. --En ce cas, demanda-t-il, vous m’abandonnez sans regret? --Sans regret, monsieur. --Vous en êtes même contente? --Oh! bien contente. --C’est tout ce que je voulais. --Voudriez-vous encore, dit Louise à Gustave, qui se trouvait placé entre elle et la porte, voudriez-vous me faire le passage libre? --Volontiers, mademoiselle. Le dépit enflammait le visage de Gustave. Cependant le visage de Louise était parfaitement calme. --Adieu, monsieur Thévenot, dit-elle au docteur; je vous remercie de tous vos bons soins. --Et à moi, demanda Gustave, vous ne me dites pas même adieu? --Adieu, monsieur, dit-elle froidement. --Oh bien! mademoiselle; adieu, adieu, bonne santé! s’écria-t-il avec colère. J’étais bien fou de me tracasser la tête pour une femme de votre espèce! Louise lui lança un regard où la fierté se mêlait au dédain. Gustave, pour se donner l’apparence d’un homme indifférent, se mit à promener ses doigts sur le piano; il accompagnait la musique d’un léger sifflement des lèvres. --Adieu, docteur, répéta Louise. --Vous n’êtes pas encore partie? demanda nonchalamment Gustave. --Je m’en vais, je m’en vais, monsieur, répondit Louise en souriant d’un air pénible. Puis elle ouvrit brusquement la porte. Le docteur Thévenot la suivait en silence, s’inclinant déjà pour lui souhaiter d’être heureuse. Tout à coup elle chancela, et d’une main s’appuya contre le mur. Le docteur la soutint. --Qu’avez-vous? lui demanda-t-il avec empressement. --Oh! ce n’est rien, répondit Louise en faisant des efforts d’estomac; ce sont des spasmes, le mal va se passer. --Mais, dit le docteur qui l’examinait avec attention, ce mal vous a-t-il pris souvent? --Hier pour la première fois, répondit-elle. Cette nuit, ce matin même... Mais c’est peu de chose; à présent je me sens mieux. Adieu, monsieur Thévenot. --Qu’est-ce qu’elle a donc? cria impatiemment Gustave. Encore quelque sensiblerie calculée! Pour Dieu! docteur, laissez-la partir; je suis las de tout ce manége. Puisque madame veut s’en aller, qu’elle s’en aille une fois pour toutes, et qu’on n’en parle plus. --Je m’en vais, monsieur, dit Louise, je m’en vais, trop heureuse de quitter un méchant et malhonnête homme comme vous. --Vous ne vous en irez pas, madame, dit le docteur avec autorité. Et il referma la porte, qu’elle entr’ouvrait pour sortir. --Que je ne m’en aille pas, monsieur! répondit Louise. Et de quel droit me retenez-vous ici? --Docteur, dit Gustave, qui était accouru à la voix de Thévenot, que signifie cela? Le docteur se pencha vers Gustave à qui il dit tout bas, mais assez haut cependant pour être entendu de Louise: --Voyez ce que vous avez à faire, mon ami. --C’est tout vu, docteur. Qu’elle parte! --Monsieur Thévenot, dit Louise, n’insistez pas davantage, c’est inutile. Il voudrait m’épouser maintenant que je refuserais sa main. --Vous épouser! reprit Gustave; la plaisanterie est bonne!... Louise, exaspérée, heurtait du poing contre la porte fermée à double tour par le docteur qui en avait ôté la clef.--Ouvrez-moi, ouvrez-moi tout de suite, s’écriait-elle, ou j’appelle les voisins, j’appelle du secours.... Suis-je prisonnière dans cette affreuse maison? --Attendez un instant, madame, répliqua le docteur, qui alors cessait de parler bas à Gustave. Celui-ci, cependant, comme anéanti par la confidence du médecin, demeura immobile, les yeux ardens et fixes; puis à la fin, il tressaillit de tous ses membres et frappant ses deux mains l’une contre l’autre: --Ce que vous me dites est-il possible, Thévenot?... Enceinte! elle est enceinte! --Moi!... enceinte! répéta Louise, avec une expression d’épouvante à laquelle succéda bientôt un air de triomphe et de bonheur. --Oui, madame, enceinte, reprit le docteur; par hasard en seriez-vous fâchés l’un et l’autre? --Louise.... dit Gustave, en la regardant avec amour.... --Gustave.... répondit Louise, en baissant les yeux.... --Mais, mon cher docteur, ne nous trompez-vous pas? êtes-vous bien sûr?... --Tenez, regardez-la, mon ami: les premiers symptômes de grossesse se manifestent encore. --Louise, ma Louise, veux-tu toujours me quitter? demanda Gustave en lui tendant les bras. Elle s’y précipita tout en pleurs et criant:--Je suis enceinte, Gustave... prends pitié de ta femme! CHAPITRE VII. De mois en mois Louise reconnaissait, à des indices plus certains, que le docteur ne l’avait point abusée sur son état de grossesse. Sa joie était grande d’être mère, car à présent elle était assurée d’être la femme de Gustave. Tout son bonheur était là. Gustave pourtant ne se hâtait pas de l’épouser, quoiqu’il lui dît sans cesse que ce mariage devenait obligatoire pour sa famille même, à cause de leur enfant. Louise attendait sans trop d’impatience; elle voyait bien que Gustave était de bonne foi dans ses promesses. Ma Louise, lui disait-il, je t’assure que tu seras ma femme. Mais il faut donner le temps à mon père de te connaître. Il est juste qu’il te voie, qu’il t’aime avant de se décider à te nommer sa fille. Eh bien! dans la position où te met ta grossesse avancée déjà, puis-je décemment te mener chez lui, ou l’amener chez toi? D’ailleurs, toi-même, j’en suis certain, tu ne voudrais pas maintenant te montrer dans une mairie, dans une église.... Après tes couches, à la bonne heure. Louise se rendait à ces raisons, qu’elle trouvait justes, bien qu’au fond du cœur, elle s’attristât quelquefois à la pensée que son mariage était retardé de quatre à cinq mois encore. Mais les caresses de Gustave la dédommageaient de cette longue attente. Il faut dire cependant que Gustave n’était pas d’une entière bonne foi dans tous les obstacles qu’il opposait aux désirs de Louise. Il avait trente ans, il était maître en grande partie de sa fortune, comme il était aussi maître de ses actions. Il importait peu à M. Charrière que son fils se mariât avec Louise ou avec tout autre, avec une de ses maîtresses ou avec une demoiselle innocente et pure encore. Sans doute M. Charrière, à propos de ce mariage, eût fait à Gustave les objections que tout père ferait en pareille circonstance. Mais enfin, Gustave eût épousé Louise sans opposition possible de la part de son père. Libre de sa main, qui l’empêchait donc de la donner à Louise? Il semble que les empêchemens à ce mariage dussent naître, non de la volonté, mais du caractère même des deux jeunes gens. Nous avons vu déjà Gustave prêt à épouser Louise, et néanmoins ne l’épousant pas, tantôt par la faute de sa maîtresse, tantôt par la faute de son propre caractère à lui, Gustave. Les événemens, il est vrai, quelque petits qu’ils fussent, apportaient sans cesse à leurs desseins des modifications diverses, ainsi qu’ils font aux desseins de la plupart des hommes. Cette fois encore Gustave voulait prendre Louise pour femme. La voir enceinte, l’idée d’être père redoublait son amour pour elle. Il n’était pas de bonheur dont il n’eût aimé à la combler. Le mariage, précisément parce que c’était un sacrifice fait à ses goûts, le mariage lui paraissait une chose nécessaire à accomplir. Mais la nécessité de faire immédiatement ce sacrifice, il ne la voyait pas. Puisque je dois l’épouser, se disait-il, il est fort indifférent que ce soit cette année ou l’autre. Pour tout autre homme que Gustave, une semblable raison eût hâté le sacrifice; pour lui elle en reculait l’instant. Il est bien naturel, se disait-il encore, que je prolonge le plus possible le peu de liberté qui me reste. D’ailleurs, quelques-uns de ses amis n’ignoraient pas ses liaisons avec Louise; et lui, qui en leur présence s’était tant de fois moqué du mariage, il allait mentir à toute sa vie passée; et, pour comble d’inconséquence, il allait épouser sa maîtresse! Quoiqu’il sût bien que tôt ou tard il finirait par se marier avec Louise, la crainte du ridicule le retenait dans l’inaction. Un jour, entre autres, il fit l’expérience des quolibets sans nombre qui ne manqueraient pas d’accueillir la nouvelle de son mariage. Ce jour-là il avait rencontré Alfred et Eugène, ses deux convives du café de Paris. En les apercevant, son maintien fut embarrassé. Ils ne lui en épargnèrent pas la remarque, et se répandirent en mille plaisanteries sur la peur qu’il avait de rencontrer ses amis depuis qu’un amour sérieux le faisait soupirer pour une grisette. Gustave, qui du moins voulait payer de mine, essaya de prendre la chose en riant; mais il perdit toute contenance lorsque Eugène lui dit: On assure qu’elle est enceinte, et que tu songes à l’épouser. --Mais, répondit Gustave en balbutiant, on assure là une chose..... --Absurde: n’est-il pas vrai? Je ne te crois pas capable d’une vertu si bête, ou tu aurais terriblement changé en six mois de temps! Te rappelles-tu notre déjeuner au café de Paris? --Pourquoi? --Pourquoi?.... parce qu’alors tu avais certaines manières de voir sur les enfans... Tiens, veux-tu que je te dise franchement ce que je pense? tu médites un coup à la Rouvrard. Ah! ah! ah! farceur que tu es, je te connais bien! Avoue la vérité: tu attrapes cette fille; tu mets en pratique ton grand système des enfans sans mère... Allons, fais donc semblant de ne pas me comprendre! --Je te comprends à merveille, au contraire, reprit Gustave; je me rappelle fort bien ce que je t’ai dit avant, pendant et même après notre déjeuner de garçon; alors, j’en conviens, j’avais sur les enfans, sur le mariage, des idées... --Que tu n’as plus? --Peut-être. --Allons donc! tu plaisantes, et veux cacher ton jeu. Ce n’est pas avec tes amis qu’il faut feindre. Je vais te dire, moi, quel est ton projet. --Voyons. --Aussitôt ta maîtresse accouchée, tu escamotes l’enfant, et te voilà père sans femme. N’était-ce pas là ton grand rêve de civilisation et de bonheur? Gustave devint sérieux. Il est possible, dit-il, que la pensée d’enlever un enfant à sa mère ait pu me venir en tête comme mille autres pensées extravagantes; mais de la conception à l’exécution il y a loin. A nos âges, quand on n’a ni femme, ni enfant, ni amour, on peut se figurer aisément qu’ôter à une mère son enfant est une chose toute simple, toute naturelle, toute facile... Aujourd’hui, quel qu’en soit le motif, je pense différemment. --Bah! --Je dis plus: c’est que tout homme assez cruel pour commettre une action semblable est un lâche et un scélérat. --Parles-tu sérieusement? --A tel point que si quelqu’un osait me soupçonner d’une pareille infamie, il m’en rendrait raison à l’instant même. Eugène s’excusa froidement de l’avoir mal jugé. --La faute en est à vous seul, Gustave, lui dit-il: une autre fois je ne vous croirai plus sur parole. Je vois bien qu’il ne faut jamais plaisanter avec les gens lorsqu’ils sont amoureux. Parlez-moi de l’amour pour dénaturer les meilleurs caractères! je m’en souviendrai. Adieu. Ils se quittèrent assez mécontens l’un de l’autre. Comme on le pense bien, cette rencontre n’ébranla pas Gustave dans ses projets de mariage: tout au contraire, elle dut l’affermir dans ce louable dessein, mais sans lui faire voir cependant la nécessité d’en hâter l’exécution. A la suite de cet entretien, il se dirigea vers la rue du Colombier, heureux de revoir Louise. Quand il entra, elle était assise près d’une fenêtre, le corps penché sur sa chaise, les jambes étendues. De la main elle fit signe à Gustave de marcher doucement et de faire silence. A l’expression attentive de son visage, au bonheur qui entr’ouvrait ses lèvres, on devinait que Louise attendait avec joie quelque chose qu’elle écoutait venir. Gustave s’avança sur la pointe du pied, cherchant de toutes parts, interrogeant l’œil de Louise, et n’apercevant encore ni en elle, ni autour d’elle, l’objet qui attirait si fort son attention. Mais Louise gardait la même posture, la main toujours levée, comme pour dire à Gustave: Silence! Il était à ses côtés. Tout à coup elle tressaillit, et, se saisissant de la main de Gustave, elle la pressa sur son flanc. --Sens-tu? sens-tu? lui dit-elle avec un accent passionné de bonheur: sens-tu comme il remue?... Pauvre petit! Elle pleurait en répétant: Pauvre petit! Quoique ce ne fussent pas les premiers signes d’existence qu’eût donnés son enfant, Gustave, cette fois, éprouva une émotion plus forte que d’habitude: les coups étaient si rudement portés dans le flanc de la mère, qu’il en fut effrayé pour elle. --Ma Louise, lui dit-il tout agité, mais cet enfant doit te faire mal? --Oh! mon Gustave, répondit-elle, que ce mal-là fait de bien! Pauvre enfant! il me frappe, comme s’il voulait me dire: Ma mère, je suis là... j’existe! Gustave lui passa les bras autour du cou, et tous deux, liés d’une étreinte mutuelle, ils pleuraient en se couvrant de baisers. --Tu l’aimeras bien, notre fils, mon Gustave? Gustave sourit. --Notre fils? Tu veux que ce soit un garçon? --Oui, un garçon, à cause de toi, Gustave... --Moi, j’aimerais mieux une fille. --Eh bien! comme tu voudras... une fille, je le veux bien. Comment l’appellerons-nous, notre fille? --Louise. --Non, pas Louise... Il n’y a donc pas de féminin au nom de Gustave? --Je n’en connais pas; mais je m’appelle encore Marius... Marius-Gustave. --Ah! s’écria Louise avec joie, Marius! quel bonheur! nous la nommerons Marie, c’est le nom de la Vierge. Soit que le nom de la Vierge eût réveillé en son cœur le souvenir de ses devoirs religieux si long-temps méconnus, soit que ce nom lui eût rappelé sa mère qui elle aussi se nommait Marie, Louise tomba dans une profonde tristesse. --Mon ami, dit-elle à Gustave, je suis bien coupable: depuis la mort de ma mère, je n’ai pas été une seule fois à l’église, je n’ai pas fait dire une seule messe pour elle... Le front de Gustave se rembrunit. --Laisse donc là ta messe, répondit-il avec impatience. Il n’avait pas osé dire: Laisse donc là ta mère; mais tel était vraiment le fond de sa pensée. Il ne pouvait souffrir que Louise, en parlant de sa mère, lui rappelât un événement qui l’importunait et lui faisait mal. --Je t’en prie, Gustave, reprit-elle, ne me contrarie pas là-dessus; je te laisse libre dans ta religion... --Ma religion? le diable m’emporte si je crois à toutes ces bêtises! --J’y crois: cela fait ma consolation. Ne veux-tu donc m’en laisser aucune?... Et puis, ajouta-t-elle, j’ai quelque chose à demander à Dieu. --Qui t’empêche de le lui demander ici, dans ta chambre? --Non, Gustave, dans une église... il m’exaucera mieux. --Allons, eh bien! va donc dans une église! Oh! mon Dieu, ce que c’est que les femmes avec leurs préjugés! Mais voyons un peu; je suis curieux de savoir cela, moi: qu’est-ce que tu as à lui demander, au Père éternel? --Gustave, ne parle pas ainsi: je ne t’aimerais plus. Tu me fais frissonner. Voyant qu’il l’affligeait, Gustave quitta le ton de la plaisanterie pour s’informer doucement de la demande qu’elle voulait faire à Dieu. --Que te manque-t-il, Louise? N’es-tu pas heureuse avec moi? Elle soupira. Gustave reprit: --As-tu peur que je ne te quitte? Non, jamais, Louise; je te le jure. Crains-tu que je ne manque à mes promesses? As-tu encore des doutes sur moi? Crois-tu que je te trompe, que je ne veuille pas faire de toi ma femme, ma compagne pour la vie? Louise répondit qu’elle n’était point inquiète au sujet de son mariage, étant convaincue, au contraire, que bientôt elle serait sa femme. --Alors, qu’est-ce qui peut donc te tourmenter? Que veux-tu demander à Dieu? Louise, la tête baissée, pleurait en silence. --Ne pleure pas, Louise, je t’en conjure. Tu ne peux rien faire qui me cause plus de mal. Explique-toi. Ce que tu as l’intention de demander au ciel, s’il est en mon pouvoir de te le donner, aucun sacrifice ne me coûtera. --Oh! ce n’est pas en ton pouvoir, Gustave! --Mais enfin qu’est-ce que cela peut être? Parle. Louise, sans lever la tête, éclata en sanglots et dit: --Je veux demander à Dieu que mon enfant ne m’abandonne pas, comme j’ai abandonné ma mère... En achevant ces mots, elle poussa des cris de désespoir et s’enfuit dans la chambre voisine, où Gustave l’entendit qui disait: --Mon Dieu, mon Dieu! ayez pitié de moi, ne me punissez pas dans ma fille!... Resté seul, Gustave s’épouvanta de nouveau d’avoir pu regarder comme une plaisanterie fort sensée le projet horrible de priver deux mères de leurs enfans; car, au sortir de la table où Alfred avait conté l’histoire de Rouvrard, Gustave ne s’était-il pas complu dans cette pensée, qu’il commencerait par enlever à quelque pauvre mère sa fille, pour ensuite s’approprier l’enfant de cette même fille devenue mère? C’étaient deux générations, trois peut-être, dont il sacrifiait le bonheur à une fantaisie de garçon! A présent, il ne peut se persuader qu’un semblable dessein il l’ait caressé dans sa tête, ne fût-ce qu’une minute. C’est que voir une mère, être père soi-même, fait comprendre des devoirs, éveille des sentimens dont on n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. Surtout, depuis qu’il a entendu Louise demander à Dieu de ne pas permettre que son enfant la quitte jamais, surtout depuis ces cris d’un affreux désespoir, Gustave voudrait effacer de sa vie le jour infâme où il se dit: J’aurai un enfant, et tous deux, lui et moi, nous abandonnerons la mère. CHAPITRE VIII. Suivant la résolution qu’elle en avait prise la veille, Louise se rendit seule, à pied, dans l’église de Saint-Thomas-d’Aquin. Des pauvres, rangés sur deux files, se tenaient assis à chaque côté de la porte. Elle leur distribua de l’argent et elle leur dit: --Priez Dieu pour moi. A l’entrée de l’église, elle vit une femme dont le métier était de vendre et de faire brûler un cierge à l’intention des morts. Elle donna de l’argent à cette femme, et elle lui dit: Faites brûler un cierge pour le repos de l’ame de ma mère. Puis elle s’en alla s’agenouiller dans un des coins les plus obscurs du temple. Là elle demeura plusieurs heures en prières, s’asseyant par intervalles, lorsque ses genoux ne pouvaient plus la porter. Un prêtre qui sortait d’une petite chapelle voisine la rencontra au moment où elle se levait; il la vit si pâle et si faible, qu’il s’arrêta devant elle. Louise lui demanda quels prêtres dans cette église disaient les messes pour les morts. Il répondit qu’ils en disaient tous.--Ah! monsieur, murmura-t-elle, pourriez-vous en dire une tout de suite? je resterai ici à l’entendre. C’est pour ma mère. Le prêtre, qui déjà se disposait à monter à l’autel, lui répondit: --Recueillez-vous, madame: la messe va commencer. En effet, les enfans de chœur étaient à leur poste. Le prêtre quitta Louise, qui s’agenouilla de nouveau. La messe dite, Louise priait encore. Cependant elle aperçut le prêtre qui se dirigeait vers un des bas-côtés de l’église. Elle se leva pour le rejoindre et le remercier. C’était au confessionnal que se rendait le prêtre. La voyant venir à lui, il cessa de marcher et il lui dit: --Avez-vous une confession à me faire? A cette demande, Louise troublée, effrayée, ne répondit pas même par un soupir. Il l’encouragea par quelques bienveillantes paroles, et, entrant dans son confessionnal, il lui fit signe d’approcher, qu’il était prêt à l’entendre. Elle n’osa s’enfuir. Bientôt elle s’avança lentement et en tremblant vers le lieu sombre où l’attendait le confesseur. La confession fut longue. Il y avait plus de trois heures que Louise était absente, lorsqu’elle reparut dans son appartement de la rue du Colombier. Gustave l’attendait. Il jeta un cri de surprise et d’inquiétude: Louise était horriblement pâle. --D’où viens-tu? --De l’église. --Que diable as-tu été faire là? --Prier Dieu pour ma mère. Gustave se promenait avec agitation dans la chambre. --Toujours, toujours ta mère! murmura-t-il. Je n’aime pas que tu m’en parles; tu le sais pourtant! Il reprit:--C’était bien nécessaire d’aller là! te voilà pâle et changée comme si tu relevais de maladie. Tu as encore pleuré, n’est-ce pas? --Ah! soupira Louise, c’est que le prêtre m’en a tant dit.... --Quel prêtre? est-ce que tu te serais confessée par hasard? Puis voyant que Louise gardait le silence:--Tu t’es confessée? ah bien! il ne manquait plus que cela! Mais tu ne sais donc qu’inventer pour te faire mal et me rendre malheureux?.... Et à quel propos t’es-tu confessée? --Je n’en sais rien.... c’est arrivé presque malgré moi. Car je me doutais bien de tout ce qu’il allait me dire!.. --Pardieu! il t’a dit de me quitter d’abord; cela va tout seul. --Oui; mais quand je lui ai fait observer que je n’ai plus ni mère, ni personne au monde, et que tu dois m’épouser... --Après? --Il s’est radouci. --C’est fort heureux, ma foi! Il s’est radouci, le saint homme! Voyez-vous cela? la belle grâce!... --Gustave! laisse-moi, je t’en prie... ne te moque pas de la religion.... Dieu nous en punirait tous deux. --Tu es folle. --Non, je t’assure que c’est horrible de tourner tout en dérision comme tu fais. Je suis déjà bien assez coupable par mes actions sans le devenir davantage en écoutant tes paroles... Il semble que Dieu, à cause de toi, n’ait pas voulu ce matin recevoir ma prière. --En voilà assez. Laisse-moi tranquille: tu déraisonnes. --Je lui ai demandé... --Garde-le pour toi, ce que tu lui as demandé; moi, je ne te le demande pas. Fais-moi l’amitié de te taire, et surtout de ne pas remettre les pieds dans une église: nous nous fâcherions. Je n’ai pas envie de te voir malade et dévote: ce serait trop d’ennuis la fois. Le caractère de Louise était devenu très-irritable, par suite de ses querelles avec Gustave, et aussi par suite des obstacles qui avaient précédemment retardé la conclusion de son mariage. En toute autre circonstance elle se fût emportée contre son amant, mais le prêtre lui avait recommandé la douceur, la résignation, la patience; les paroles du confesseur murmuraient encore à son oreille, et elle se contint pour ne pas éclater en reproches. Une pénitence de tous les jours lui avait été imposée au confessionnal. Cette pénitence, qui consistait à répéter une foule de psaumes, elle ne put si bien se cacher pour la faire, que Gustave n’en surprît souvent le secret. De là, des discussions sans cesse renaissantes. Voulait-il l’embrasser, elle priait; voulait-elle prier, il se moquait d’elle, ou bien il entrait en colère. D’autres fois, le vendredi, par exemple, la querelle venait à propos du régime maigre que Louise s’obstinait à suivre, sous prétexte de santé, tandis que Gustave lui représentait que sa santé même et celle de son enfant lui imposaient l’obligation d’une nourriture forte et succulente. Bien plus, Louise, chaque dimanche, de grand matin, s’en allait entendre une messe basse. Gustave s’exaspérait à la voir pratiquer tous ces exercices de dévotion, depuis surtout qu’elle n’en faisait plus mystère. Car, emportée par la religion non moins que par les dispositions âpres et volontaires où la mettaient les fatigues de sa grossesse, Louise ne put long-temps ni modérer ses désirs, ni plier sa volonté devant la volonté de personne. Quinze jours ne s’écoulèrent point sans qu’elle déclarât ouvertement sa résolution inébranlable de prier Dieu quand, comment et où bon lui semblerait. Peu à peu Gustave montra pour elle une indifférence qui menaçait de se changer en aversion. Le temps ne rapprocha point deux caractères qui, du reste, n’étaient pas faits pour s’entendre. A peine trois mois restaient à Louise pour atteindre le terme de sa grossesse, et plus l’instant de ses couches approchait, plus elle s’irritait aisément, plus elle pleurait sans cause apparente, plus elle parlait souvent de sa mère, plus enfin elle donnait à Gustave d’insupportables sujets d’ennui. Elle revenait aussi plus fréquemment et plus violemment que jamais sur la honte qui résultait pour elle d’être enceinte et bientôt mère sans être épouse. C’est pourquoi Gustave, reculant avec plus de force qu’il ne l’avait fait encore l’heure fatale du mariage, engageait Louise à prendre patience par les mêmes raisons dont il l’avait apaisée déjà; mais Louise, à son tour, se rendait moins facilement à l’évidence de ces raisons, et même elle s’attachait ardemment à les combattre. --Qu’importe à votre père, disait-elle, que vous m’épousiez avant ou après mes couches? je n’en aurai pas moins été votre maîtresse, et je n’en deviendrai pas moins votre femme. Qu’attend-il donc, votre père? que je sois accouchée? Mais ma grossesse ne devrait-elle pas être une raison suffisante pour hâter notre union? N’êtes-vous pas le père de mon enfant; et, puisque nous devons être époux, convient-il que notre enfant naisse hors mariage? Ce sera donc un enfant illégitime? Mais c’est affreux à penser cela, monsieur! Votre père veut mon malheur, et il me méprise, j’en suis sûre... Vous m’assurez que non, mais prouvez-moi le contraire en m’apportant un consentement écrit de sa main, quelque chose, une parole de lui qui me rende le calme, si vous ne voulez pas que je meure d’inquiétude et de honte. Gustave, obsédé par ces cris qui se renouvelaient chaque jour, imagina de se faire écrire une lettre par un oncle supposé, lequel oncle lui disait: «J’ai vu ton père, je lui ai parlé de toi, de ta Louise et de ton enfant. Il est tout disposé à donner son consentement, pourvu qu’on lui fournisse la preuve irrécusable de ta paternité; c’est-à-dire qu’il veut voir ton enfant. A l’aspect de son petit-fils ou de sa petite-fille, le bonhomme s’attendrira, pleurera, et tout sera fini: vous vous épouserez, toi et ta Louise.» Cette lettre parut faire quelque impression sur le cœur de Louise; elle se résigna de nouveau. Gustave pensa que c’étaient encore quelques mois de gagnés; il s’applaudit de son stratagème. Cependant la tristesse et la mauvaise humeur de Louise croissaient à mesure que l’heure de sa délivrance approchait. Il y avait certaines époques du mois, certains momens de la journée où elle tombait soit dans le plus profond abattement, soit dans une exaltation d’idées telle qu’on aurait pu croire son cerveau malade. Alors Gustave lui-même s’abandonnait au désespoir.--Que je suis malheureux! docteur, disait-il quelquefois à Thévenot: une patience de saint n’y résisterait pas. Le croiriez-vous? tantôt elle a l’affreux courage de m’accuser de la mort de sa mère, tantôt elle m’accuse de vouloir la faire mourir de chagrin elle-même, pour me débarrasser tout ensemble et d’elle et de son enfant, qui m’importunent, à ce qu’elle dit. Cette femme a un caractère affreux. Si elle n’était pas enceinte, il y a long-temps que je l’aurais quittée, je vous jure! Tous les jours, ce sont de nouvelles scènes plus fatigantes les unes que les autres. Elle veut, elle ne veut plus; elle me demande pardon, et elle m’insulte; elle dédaigne ce qu’elle désirait tout à l’heure, elle désire ce qu’elle repoussait une minute auparavant... Ma vie est un enfer. Vous le comprendrez mieux quand je vous aurai dit que je ne veux pas la quitter, et que pourtant je la déteste. Thévenot cherchait à calmer Gustave en excusant Louise. Il attribuait, avec une apparence de raison, l’âpreté, l’irrégularité du caractère de Louise à une cause tout accidentelle: sa grossesse. Le docteur assurait que chez certaines femmes la gestation amène l’irritabilité d’humeur dont Louise donnait de si fréquentes et de si déplorables preuves. Mais Gustave paraissait peu touché de cette excuse toute médicale. Malheureux par l’effet, que lui importait la cause? Il est rare que l’excès de la souffrance ne nous rende pas injustes envers les personnes par qui nous souffrons. Quoi que pût dire le docteur, Gustave resta convaincu que Louise le tourmentait par déraison, par calcul, ou par méchanceté. Un matin où il trouva Louise qui pleurait abondamment, il demanda quelle raison elle avait pour pleurer encore. Elle le laissa l’interroger long-temps avant de répondre: enfin elle dit que, le docteur lui ayant recommandé la promenade comme un exercice salutaire à sa grossesse, il était bien cruel que Gustave ne l’emmenât jamais au dehors. --Mais c’est vous qui ne voulez pas sortir avec moi, répondit Gustave. Je vous en ai fait la proposition une fois, et.. --Oui, une fois, répliqua Louise, et vous ne me l’avez plus faite depuis. Vous seriez honteux que vos amis vous rencontrassent avec une femme... Il était vrai que Gustave ne se souciait pas trop de promener à travers les rues de Paris une femme enceinte; mais, malgré cette répugnance, et pour en cacher le motif, il s’offrit immédiatement à conduire Louise en quelque lieu qu’elle eût dessein d’aller, se promettant tout bas de lui faire prendre une voiture au bout de vingt-cinq pas de chemin. Louise s’habilla, comme pour éprouver si Gustave était de bonne foi dans sa résolution; puis, quand elle fut prête, et qu’elle le vit lui-même disposé à sortir, elle refusa la promenade, sous prétexte qu’elle ne pouvait se montrer enceinte dans la rue, au bras d’un homme qui n’était pas son mari. Ces caprices, ou d’autres semblables, qui se succédaient en changeant de forme et de but à toute heure de la journée, excitaient au dernier point, comme on le pense, les passions violentes de Gustave. Dans un moment d’exaspération, il s’oublia jusqu’à porter la main sur Louise. Ce fut une scène horrible. Louise cria de toutes ses forces, disant que Gustave la frappait pour tuer son enfant. Tel fut son délire, qu’elle ouvrit la fenêtre pour appeler au secours. Gustave s’enfuit ainsi qu’un criminel. Une semaine tout entière, il se tint éloigné de Louise, qui cependant se désespérait de son absence. Elle lui envoya plusieurs lettres par madame Lefebvre, le menaçant, s’il ne revenait pas, d’aller implorer la protection même de M. Charrière. Dans ces lettres, Louise laissait éclater autant de colère que d’amour. Toutefois elle offrait de pardonner, non comme femme, mais comme mère. «Venez, lui écrivait-elle: j’oublie mon outrage pour ne me rappeler que mes devoirs. Je hais, je méprise l’homme qui m’a frappée, mais j’aime et je veux voir le père de mon enfant.» Gustave revint. Il est inutile de dire que Louise, qui l’aimait avec passion, s’efforça néanmoins de lui montrer de la froideur. Lui, qui avait cessé de l’aimer, l’accueillit plus froidement encore. Jusque-là il s’était fait violence pour passer une heure ou deux de la journée, et parfois même la nuit entière avec Louise: dès lors il ne vint plus que de loin en loin, une ou deux fois par semaine, et ses nuits, Louise les passa toute seule. CHAPITRE IX. Aux ennuis de la solitude, aux chagrins de l’abandon, se joignirent bientôt les tourmens affreux de la jalousie. Louise ne douta point qu’elle n’eût une rivale. Sa pauvre tête faillit à s’égarer. Connaître cette femme, l’aller trouver, lui dire qu’elle est mère, se venger d’elle, devint l’objet de toutes ses pensées et de toutes ses actions. Lorsque Gustave venait la voir, elle ne lui montrait aucune défiance; mais lorsqu’il la quittait, elle sortait presque en même temps que lui, le guettant de l’œil dans la rue, le suivant d’un pas rapide, malgré la pesanteur de sa grossesse, parlant aux portiers des maisons où il entrait, le poursuivant en voiture lorsque lui-même en prenait une, ne vivant plus enfin que dans l’espoir de savoir le nom et la demeure de la femme pour qui Gustave la négligeait. Dans toutes ses courses, elle avait fini par découvrir la demeure de M. Charrière. C’était là que Gustave se rendait le plus souvent. Alors son humeur jalouse s’apaisait, mais elle se disait aussi: J’irai trouver son père, si jamais il m’abandonne. Elle ne sentait pas encore la nécessité de faire cette démarche, car, en dépit de ses craintes, elle était loin de croire que Gustave eût renoncé à la prendre pour femme. Madame Lefebvre, qui ne cessait pas de veiller sur Louise, avait mis Gustave au fait des fréquentes absences de sa maîtresse, toujours prête à sortir, disait-elle, lorsque monsieur lui-même quittait la maison. Gustave ne fit d’abord nulle attention à cette confidence de madame Lefebvre; il se souciait peu que Louise allât et vînt suivant sa fantaisie. Mais à la fin, convaincu que Louise épiait sa conduite, il voulut la surprendre en faute. Le cas ne tarda pas à se présenter. Après lui avoir fait un soir une très-courte visite, il s’éloigna par la rue Jacob, marchant très-vite, sans regarder en arrière. Au détour de la rue des Saints-Pères, il marcha lentement, puis il s’arrêta. Au bout de cinq ou six minutes, Louise l’avait rejoint. Elle était pâle, haletante. En apercevant Gustave qui la regardait froidement en face, elle fut saisie de frayeur. Soit fatigue, soit émotion, elle chancela, elle allait tomber. Il la soutint, fit avancer une voiture, et l’aidant à monter dedans, il lui dit: --Vous êtes une insensée. Accusez-moi donc, à présent, de vouloir votre mort et celle de votre enfant, vous qui voulez tuer à plaisir votre enfant et vous! Je vous déclare que vous ne quitterez plus votre chambre. A cette menace faite d’une voix sévère, Louise commençait en sanglotant le récit de ses griefs, lorsque Gustave l’interrompit: --Vous me direz tout cela chez vous. En effet, revenus rue du Colombier, Gustave la laissa librement s’emporter en reproches de jalousie. Quand il l’eut entendue, il ne lui fit que cette réponse: --Louise, soyez sûre que je n’ai pas d’autre femme que vous sur les bras; vous m’avez dégoûté des maîtresses pour le reste de ma vie. Cette réponse n’était pas de nature à satisfaire le cœur de Louise. Elle reprit: --Pourquoi m’abandonnez-vous? je vous ennuie, je vous tourmente, à ce que vous dites?.. Mais ne me quittez pas, restez près de moi, et je vous rendrai heureux. C’est la solitude où vous me laissez qui m’aigrit le caractère. Si vous ne me fuyiez pas, serais-je jalouse? Gustave, je ne vous demande pas de l’amour pour moi, mais de l’humanité pour mon enfant. Mon enfant souffre de tout le mal que vous me faites. Ne m’aimez pas si vous voulez, mais aimez-le, lui! car enfin, Gustave, c’est votre enfant, et je suis votre femme... Gustave, ajouta-t-elle en se jetant à son cou, Gustave! tu ne peux m’abandonner ainsi, j’ai un enfant de toi, la nature m’a faite ta femme; tu ne peux pas me quitter, je ne peux pas te quitter non plus, moi!.. Cet enfant, pauvre petite créature, va bientôt t’appeler son père... Mon Gustave, je t’en prie, aime-moi un peu pour l’amour de lui... Il est possible que j’aie des torts envers toi, eh bien! je te promets de te les faire oublier... Mais, je t’en conjure, reste près de moi, ne me quitte plus. Que veux-tu?... je suis malheureuse, je suis jalouse... Des larmes étaient venues aux yeux de Gustave. Il embrassa Louise, qui lui fit mille protestations de tendresse et de bonheur. --Sois tranquille, lui dit-elle, je ne te tourmenterai plus. Certain qu’elle disait vrai, Gustave résolut de la laisser seule moins souvent. Mais l’amour, qui s’était éloigné de lui, ne pouvait revenir. C’était une sorte de pitié qu’il éprouvait maintenant pour Louise, rien de plus. Il voulait bien, pour la rendre heureuse, lui sacrifier cinq ou six heures par jour, mais, pour son bonheur à lui, il aurait bien voulu ne s’être pas condamné à ce sacrifice. Aussi, toutes les fois qu’un prétexte d’affaires, raisonnable en apparence, s’offrait à son esprit, il le saisissait avidemment pour se rendre à la liberté. Louise n’était pas guérie de ses soupçons jaloux, tant s’en faut. Le peu de temps qu’elle restait sans voir Gustave, son imagination la jetait à travers une nouvelle intrigue amoureuse; elle se représentait constamment Gustave infidèle. Sortait-il, elle pleurait afin qu’il restât, sorte de supplication qui le faisait s’éloigner plus vite; rentrait-il, elle ne lui épargnait ni reproches ni larmes sur sa longue absence. La patience de Gustave était à bout. Ce fut une tout autre chose encore quand Louise vint à se mettre en tête qu’elle devait mourir en couches. On ne sait à quel propos cette idée la frappa: peut-être avait-elle entendu dire récemment, ou plutôt avait-elle lu quelque part qu’en certaine province de France, jadis une croyance superstitieuse était répandue, à savoir, que toute fille enceinte et non mariée mourait en devenant mère. Quoi qu’il en soit, cette pensée l’occupa à tel point, qu’elle parlait sans cesse de sa mort prochaine. Vainement le docteur essayait-il de lui mettre l’esprit en repos là-dessus; elle repoussait toute consolation, persuadée qu’elle était de mourir. Ses frayeurs croissaient de jour en jour; car le moment venait où Louise serait bientôt mère: à cette époque, elle était enceinte de huit mois. Gustave, depuis une ou deux semaines, se tenait absolument éloigné de Louise; il la fuyait de nouveau et avec autant de soin qu’il l’avait cherchée dans des temps plus heureux. Il ne paraissait pas que rien pût le décider à revenir rue du Colombier: il attendait les couches. Cependant, un jour le docteur vint le trouver de la part de Louise. Elle veut vous voir et vous parler tout de suite, dit-il: dans la position où elle est, ne lui refusez pas cette petite satisfaction. Ce n’est ni pour vous faire des reproches, ni pour pleurer qu’elle vous demande; elle a quelque chose d’important et de pressé à vous dire. Je vous répète ses expressions mêmes. Après quelques hésitations, Gustave céda, encouragé par le docteur, qui lui donnait l’assurance que cette entrevue devait être calme. Louise travaillait près d’une fenêtre. Dans une corbeille à ses côtés était une layette d’enfant. La layette n’était pas achevée. Sans paraître émue de la présence de Gustave, Louise prit dans la corbeille un petit bonnet auquel pendait une broderie, qu’elle attacha tranquillement à l’aide de son aiguille. Elle cousait donc sans lever la tête; et Gustave s’approchait en silence. --Vous m’avez fait demander? lui dit-il enfin. --Oui, répondit Louise; veuillez prendre une chaise et vous asseoir. Je désire vous parler. Gustave prit un siége. Louise continuait à coudre.--Vous me voyez, lui dit-elle, occupée à faire la layette de _votre enfant_ (elle appuya légèrement sur ces deux mots). J’ai pensé qu’il convenait, avant de mourir..... --Mais, dit Gustave, quelle folie!.. --Je vous prie de ne pas m’interrompre. J’ai la mort dans le cœur, dans la tête, partout; je mourrai en couches. Laissez-moi finir. Je vous disais donc que je mourrai; mais je suis mère, et je veux assurer le sort du pauvre petit être.... Elle fit une longue pause. --Expliquez-vous... murmura Gustave. --M’y voici. L’avenir de mon enfant est aujourd’hui la seule chose qui m’inquiète... Moi, je ne demande rien..... Vous sentez qu’à présent il ni importe fort peu que vous ne soyez pas mon mari.... Il n’en est pas de même pour l’enfant que je vais mettre au monde: mon enfant a besoin d’un père; qui lui en servira? --Je vous pardonne vos doutes, Louise... --Je pense bien que vous ne l’abandonnerez jamais, monsieur; mais cette certitude même ne peut me suffire; ce qu’il faut à mon enfant, ce n’est pas un père adoptif, mais bien un père légitime. Tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, je défendrai les droits du pauvre orphelin à qui je vais donner la naissance. Il est à moi comme il est à vous, Gustave, et si vous l’oubliez, moi je m’en souviens: il faut que _notre_ enfant soit légitimé avant ma mort. Ces dernières paroles, Louise les avait prononcées d’une voix tremblante d’émotion. Elle venait de quitter son travail, et elle jetait sur Gustave des yeux pleins de trouble. --Je ne vous comprends pas, dit Gustave... Louise se leva avec tous les signes de la douleur. --Vous ne me comprenez pas! criait-elle à travers ses sanglots; vous ne comprenez pas une mère qui ne veut pas que son enfant mendie, reçoive de la pitié ce qu’il peut exiger comme un droit! Le père de mon enfant ne comprend pas que je m’occupe de son avenir!... Ce que j’implore de vous, Gustave, ajouta-t-elle d’un ton moins exalté mais plus triste, qu’est-ce que cela me fait..... et qu’est-ce que cela vous fait à vous, puisque je mourrai en couches?.. --Modérez-vous, Louise, je vous proteste que cet enfant m’est aussi précieux qu’à vous-même. --Prouvez-le-moi donc en le reconnaissant comme le vôtre. --Aussitôt sa naissance, vous verrez... --Que verrai-je? je n’y serai plus. Non, c’est maintenant... --Mais comment reconnaître un enfant qui n’est pas né? --... En épousant sa mère. Elle ajouta: --Vous ne répondez rien? Gustave se tenait dans un profond silence. Il cherchait sans doute quelque expédient pour se tirer d’embarras, lorsque Louise reprit avec tranquillité: --Je m’étais fait un devoir de ne plus vous parler de mon mariage... j’attendais. Docile aux raisons que vous m’aviez données, je dévorais ma honte en secret, espérant que tout ceci aurait une fin prochaine. A présent, la mort que j’entrevois a changé mes résolutions. Votre maîtresse, votre indigne maîtresse, je patientais; mère, et morte bientôt, ma faiblesse deviendrait un crime. Puis en s’exaltant peu à peu: --Mon enfant, c’est ma chair, c’est ma vie; je suis responsable de son sort devant Dieu! Si vous refusez ce que je vous demande dans l’intérêt seul de _votre_ enfant, j’invoquerai la protection des lois, j’irai trouver votre père... car je sais où il demeure votre père; je vous ai suivi vingt fois dans sa maison, jusque dans l’escalier... j’irai le trouver, je me jetterai à ses genoux; je lui dirai que l’enfant que je porte est le vôtre, que je vais mourir... --Vous irez trouvez mon père? --Oui. --Pensez-vous qu’il vous écoute?.. Mes sottises ne le regardent pas. --Quoi! votre père, à la vue d’une femme enceinte, ne serait pas plus sensible que vous ne l’êtes vous-même? --Non. --Mais c’est donc un monstre que votre père?... Eh bien! je vous le répète, j’implorerai le secours des lois, je vous démasquerai, je dirai que vous m’avez séduite, que vous m’avez fait accroire que je serais votre femme, que vous voulez abandonner votre enfant... Louise était au comble de l’agitation. Gustave était impassible; il se leva. --Madame, lui dit-il froidement, accordez-moi un jour de réflexion. Après quoi, si je ne vous ai pas donné une réponse qui vous satisfasse, vous serez libre d’appeler sur moi la sévérité même de la justice, je me rangerai à sa sentence; mais je me flatte que nos griefs mutuels n’éclateront pas devant les tribunaux. Au revoir, jusqu’à demain. Gustave sortit. Louise, d’abord stupéfaite de l’air calme dont Gustave lui avait répondu, demeurait immobile, cherchant à comprendre pourquoi il s’exprimait ainsi, quel sens heureux ou malheureux il fallait attacher à sa réponse. Mais sitôt qu’elle le vit ouvrir la porte, elle n’eut plus qu’une pensée: le retenir pour lui parler encore. Il n’était plus temps; Gustave était parti. Elle regarde précipitamment par la fenêtre: Gustave est dans la rue. Mon Dieu! pensa-t-elle en se laissant tomber sur un siége, mon Dieu, ramenez-le-moi demain! Tout ce que je lui ai dit, et tout ce que j’en fais, mon Dieu, vous le savez, c’est parce que je suis malade, et que je ne veux pas, si je meurs, que _son_ enfant n’ait pas de père!... CHAPITRE X. Gustave ne tarda pas à perdre le sang-froid dont il s’était armé devant Louise, en face du danger imprévu dont elle le menaçait. La surprise jointe à la colère, lorsque l’une et l’autre est extrême, donne souvent au visage d’un homme l’immobile apparence du calme: apparence de courte durée, que suit une explosion furieuse ou l’abattement de toutes les forces. Si Gustave fût resté quelques minutes de plus auprès de Louise, elle eût été désabusée bien vite sur ce calme menteur qui vint éclater en tempête dans l’appartement du docteur Thévenot. Gustave entra pâle, les traits en désordre. Aux paroles que lui adressa le docteur, il ne répondit long-temps que par des mots sans suite, entrecoupés de nombreuses imprécations. Il se frappait la tête du poing, il s’asseyait, il se levait, il criait, il pleurait même, tant sa colère était grande. --C’est une malheureuse! docteur, une femme abominable, capable de tout! Si elle n’est pas folle, c’est la plus infâme des créatures. Vous savez comment je me conduis envers elle; il est impossible d’y mettre plus de procédés, de délicatesse... Eh bien! la misérable qu’elle est ne sait qu’imaginer pour me brûler le sang, pour me faire tourner la tête. Au moyen de cette idée fixe, qu’elle doit mourir en couches, elle veut me contraindre à l’épouser tout de suite. Comment donc! mais elle en est venue jusqu’aux menaces!.. Tout cela est une comédie atroce qu’elle joue pour me forcer au mariage. Croyez-moi, c’est une rusée coquine, qui n’a pas plus envie de mourir que vous et moi, et qui veut me convaincre de sa mort prochaine afin de m’arracher un consentement que je ne donnerai jamais. Je le vois maintenent, j’ai été la dupe d’une intrigante: elle veut se faire épouser, voilà tout. Vous figurez-vous bien qu’elle m’a menacé des tribunaux! L’insensée! est-il un tribunal au monde qui puisse me faire épouser une femme de son espèce!... J’aimerais mieux épouser une servante. Les tribunaux! Mais c’est incroyable, cela! Oser me menacer des tribunaux!.. --Elle dira que vous l’avez séduite... --Comment! elle est femme à dire que c’est moi qui ai tué sa mère. --Elle dira que vous l’avez séduite, reprit le docteur; mais il ne suffit pas de dire, il faut prouver. --Je vis avec elle depuis un an, et, de plus, elle est enceinte. --Qu’est-ce que cela fait? N’est-elle pas d’un âge à savoir se conduire?.. Je doute même qu’il y ait lieu à vous faire payer une amende... Si vous m’en croyez, vous lui laisserez quelques petites rentes pour vivre, et vous la planterez là, puisqu’il est impossible que vous restiez ensemble... Vous partirez pour la Suisse, pour l’Italie, n’importe: vous ferez un voyage: elle ne courra pas après vous. --Mais, docteur, songez donc... elle est enceinte, près d’accoucher, la malheureuse! Sans cela, mon ami, mais, mon Dieu! je serais déjà à mille lieues d’elle!... C’est son enfant qui me retient. --Ah! ah! --Sans doute. Que deviendra cet enfant? --Elle l’élèvera. --Elle, mon ami! Une folle!... --Oh! que non. --Folle à lier, je vous dis. Entre ses mains, quel sera le sort de mon enfant? car enfin, docteur, il est à moi comme à elle, et je dois en prendre soin. --Des rentes, mon ami, des rentes; ils s’arrangeront tous deux avec cela. Parce qu’une femme est devenue enceinte, vous ne pouvez pas vous croire lié à elle pour la vie. --Moi, non; mais elle, c’est différent. Vous ne lui ôteriez pas de la tête que cet enfant nous lie ensemble d’une chaîne que rien ne peut rompre... Tenez, docteur, je connais mieux que vous le caractère de cette femme. Mère par mon fait, elle me poursuivra de son enfant tout le temps que je vivrai. En quelque lieu que je sois, elle viendra m’apporter cet enfant, elle me le jettera sur les bras; elle me criera aux oreilles: Voilà ton fils, et je suis ta femme; reconnais-le et épouse-moi! C’est un cerveau malade, une imagination romanesque qui ne me laissera pas une minute de repos. Pour la fuir, il ne faudrait rien moins que quitter Paris, la France, m’expatrier en un mot! --Vous vous exagérez... --Rien du tout, docteur; elle remuera ciel et terre pour me trouver. Je ne sais que trop ce dont elle est capable. Si ce n’était pas cet enfant, oh! tout cela changerait de face. Mais c’est cet enfant, je vous le répète, qui la fera s’attacher à moi comme une furieuse, qui l’excitera à me chercher dans tous les coins de Paris, à me harceler, à me tourmenter sans relâche; car ce malheureux enfant, à ce qu’elle s’imagine, lui donne sur moi les droits d’une épouse... Concevez-vous l’horrible de ma position? --Je conçois bien; mais comment faire?... Dans trois semaines, un mois au plus, ses couches... Gustave l’interrompit d’un geste violent. --Docteur, dit-il avec une voix altérée, mais qu’il essayait de rendre ferme, docteur, êtes-vous mon ami, et voulez-vous m’aider dans l’exécution d’un projet, le seul qui puisse m’arracher des mains de cette femme?... --J’y consens, car je suis convaincu d’avance que vous ne me proposeriez rien de contraire à l’honneur. Gustave balbutia quelques mots, puis l’assurance lui revint, et il ajouta: --Ce projet n’est pas nouveau dans ma tête. Une folie, un caprice me le fit concevoir; je l’abandonnai comme je l’avais conçu, sans trop de raison: depuis je l’oubliai tout-à-fait, et lorsque par hasard il se représentait à mon esprit, je le rejetais comme un crime. En telle circonstance donnée, l’exécution d’un projet comme le mien est une scélératesse, une infâme lâcheté... --Et c’est ce même projet?... interrompit le docteur. --Le même. Il ne me serait pas venu il y a un an, que très-certainement ma position me l’inspirerait aujourd’hui, comme unique moyen de salut. Au reste, les circonstances ayant changé, ce qui eût été une mauvaise action autrefois peut devenir maintenant une chose juste et bonne. Mon bonheur, celui de trois personnes, dont une est mon enfant, me font un devoir, une nécessité de l’enlèvement que je médite. Vous serez deux dans le secret: vous et madame Lefebvre. --Et qu’est-ce que cela peut être? demanda le docteur avec inquiétude... Madame Lefebvre parut en ce moment. Louise l’avait envoyée à la recherche de Gustave; elle lui écrivait pour le prier de revenir près d’elle, de ne pas l’abandonner, de l’excuser... Elle finissait sa lettre par ces mots: «Gustave, pardonnez à une pauvre femme que le chagrin rend folle.» --Vous voyez, docteur, dit Gustave; et j’abandonnerais mon enfant à cette insensée! Si elle a des droits sur lui, j’en ai aussi, moi, ce me semble. C’est au plus raisonnable des deux à se charger de son avenir. S’adressant à madame Lefebvre: --Vous lui direz que je la verrai demain. La Lefebvre supplia Gustave de ne pas y manquer, parce que madame était accablée de désespoir. --C’est bien, c’est bien, j’irai, madame Lefebvre, répondit-il; je me fie à vous pour la consoler. --Monsieur peut se fier à moi sur tout ce qui concerne... --Je le sais, madame Lefebvre, aussi ne tarderai-je pas à vous donner des preuves d’une confiance sans bornes. Sortez; je vous parlerai demain. La Lefebvre sortit. Une longue et chaleureuse discussion s’établit entre le docteur et Gustave, lequel ne quitta son ami qu’après lui avoir entendu dire: --Votre projet est difficile à mener à bien, Gustave; mais, puisque votre bonheur, le bonheur de Louise même et de son enfant en dépendent, je me prête volontiers à vous servir tous trois de ma discrétion et de mon zèle. Cependant je vous proteste que, malgré l’embarras où je vous vois, je ne me mêlerais en aucune façon de cette affaire, si je ne croyais pas vous rendre, à vous particulièrement, un immense service. Gustave lui serra la main affectueusement. --Bon docteur, lui dit-il, ce service est plus grand que vous ne croyez: vous me sauvez la vie. Ma position n’était pas tenable; pour en sortir, j’étais homme à me faire sauter la cervelle. Dans la même journée, Gustave reçut encore deux lettres de Louise. La pauvre femme le conjurait d’oublier ses emportemens et de lui pardonner ses torts. Suivant la résolution qu’il avait prise, Gustave ne la revit que le lendemain. CHAPITRE XI. Louise, blessée dans son amour autant que dans son amour-propre, mécontente d’elle-même et non moins mécontente de Gustave, à qui elle avait écrit trois lettres pour le supplier de se rendre tout de suite auprès d’elle; Louise, ne voyant arriver que le lendemain celui qu’elle attendait la veille, lui montra un visage presque sévère. Gustave ne fût pas venu ce jour-là même, que sans doute elle lui eût envoyé une quatrième lettre mouillée de ses larmes. Il vint; elle l’accueillit avec froideur. Gustave n’employa ni paroles caressantes ni baisers pour ranimer un amour capricieux dont il ne voulait plus. Il ne dit pas un mot sur leur entretien de la veille; il parla des choses les plus indifférentes du monde, en apparence. Il jeta en passant quelques réflexions sur le bonheur de certaines gens qui vivent ensemble sans se quereller. Il dit que ce bonheur n’était pas rare, car _l’impossibilité_ d’une séparation devait amener des concessions mutuelles de part et d’autre. Il ajouta, d’un ton moitié léger, moitié grave, que pour lui il était décidé à vivre désormais tranquille, même au milieu des plus vifs tourmens. Il se plaignit de n’avoir pu vaincre jusqu’à cette heure les transports de son esprit. Il assura que dans ce monde chacun est l’artisan de sa bonne ou mauvaise fortune. Il laissa entrevoir que, pour l’homme qui sait maîtriser ses passions, qui les plie aux nécessités d’une vie paisible et commune, il est encore quelques chances d’être heureux. Il finit par une boutade contre le mariage, mal inévitable, auquel les femmes nous excitent par les promesses d’une félicité menteuse d’abord, mais véritable ensuite, si l’homme cherche cette félicité là où elle peut être: dans la paternité seule. Louise écoutait, tantôt inquiète, tantôt rassurée; mais le calme de son cœur fut complet lorsqu’elle entendit cette dernière phrase. Gustave comprenait donc qu’entre elle et lui, tout malheureux qu’ils étaient ensemble, _un enfant_ devait être un lien d’amour et de bonheur indissoluble. Gustave, qui la vit le regarder avec tendresse, se hâta d’arrêter les avant-coureurs d’une réconciliation tout à la fois inutile et impossible; inutile, car sa volonté de quitter Louise était inébranlable; impossible, car tout rapprochement entre eux amenait à sa suite des larmes, des reproches, une dispute nouvelle. Il parla, comme sans dessein, par inadvertance, d’une soirée où il avait été la veille, soirée charmante que des femmes... Louise ne le laissa pas achever. Sa jalousie, accrue par le temps et par la solitude, éclata dans son geste ainsi que dans le son brusque de sa voix. Gustave, sans avoir l’air de remarquer cette subite émotion, prétexta les fatigues du bal, et passa dans la chambre à coucher pour s’y vêtir d’une robe-de-chambre, où il serait plus à l’aise, disait-il. Son changement de toilette fait, il rentra près de Louise, se jeta nonchalamment sur un canapé, les yeux à demi fermés, quoiqu’il eût un livre à la main. Bientôt il s’endormit ou feignit de dormir. Chaque fois que Louise était possédée de jalousie, elle cherchait des preuves de son malheur dans les hardes de Gustave. Elle espérait y trouver une lettre, des cheveux, un indice quelconque de l’infidélité de son amant. Pas un pli de vêtement ne lui échappait: elle décousait les doublures. Gustave, par sa fausse confidence et par sa feinte lassitude, lui avait ménagé, en changeant d’habits, l’occasion de lire un billet plus important pour elle et pour lui que n’eût pu l’être une lettre d’amour. Ce billet était de la même main qui avait précédemment écrit la première et prétendue lettre de l’oncle supposé de Gustave. Voici ce que Louise lut: «J’ai dit à ton père, mon cher neveu, les craintes folles de ta Louise. Je ne lui ai pas dissimulé qu’il importait à ton repos de faire cesser ces craintes ridicules, en mettant fin de suite aux lenteurs de ton mariage, mais ton père m’a répondu, avec une espèce d’indignation, qu’il ne concevait pas que ta maîtresse voulût se marier dans l’état où elle est; que pour lui, il ne consentirait jamais à pareille chose. Je vous conseille donc à tous deux, mes amis, d’attendre l’époque des couches. Alors, bien entendu, tu légitimes ton enfant par le mariage. Comment se fait-il que ta Louise ne comprenne pas cela?.. Ton père serait enchanté que ce fût un garçon. Si c’est une fille, je le connais, il en sera fort aise de même. En tout cas, comptez sur sa joie aussitôt que mon cher petit-neveu ou ma chère petite-nièce sera né ou née; comptez qu’en le ou la voyant il pleurera de toutes les forces de son cœur. En attendant, mes bons amis, tâchez de vivre en paix et ne vous tourmentez plus l’un et l’autre. Explique-moi donc par quelle incroyable manie vous vous querellez toujours?... La dernière fois que je t’ai vu, tu as refusé de me donner l’explication de cela; je l’attends. Ta tête est vive, mais le cœur est bon; il n’est pas possible que ce soit toi qui cherches dispute à _ta femme_. Adieu, viens me voir. Je garde toujours le lit, à cause de ma goutte. «_P. S._ L’idée que ta Louise s’est fourrée en tête n’a pas le sens commun. Elle, bien constituée, à ce que tu dis; elle est petite, forte, souple, et sa grossesse vient bien. Que peut-elle craindre? Et puis, sur mille femmes enceintes, à peine s’il en meurt une en couches. Le danger véritable menace moins la mère que l’enfant... Mais je suis convaincu que tu n’auras à déplorer la perte d’aucun des êtres que tu chéris. Adieu de nouveau. Je compte les jours, et je me fais une fête bien grande d’assister à ton mariage dans quelques semaines. »Ton vieil et bon oncle. »Je vous recommande, encore un coup, de vivre en paix jusqu’au jour des noces. Vous aurez bien le temps de vous tourmenter après le mariage... Pardonne-moi cette petite plaisanterie: mon âge et ma position de célibataire l’excusent.» Cette lettre produisit sur Louise l’effet qu’en attendait Gustave. Elle devint plus calme; elle reprit même un peu de gaieté. La possibilité de mourir en couches cessa de tourmenter son imagination malade. Elle reporta toutes ses pensées sur le bonheur d’être bientôt mère, et puis épouse. Gustave la félicita du changement qui s’était opéré dans son humeur. Elle convint qu’elle était plus heureuse, mais sans avouer toutefois d’où les consolations lui étaient venues. Gustave, qui connaissait la cause de sa tranquillité, s’étonnait cependant de voir les jours se succéder sans trouble. La prétendue lettre de mon oncle, se dit-il, a-t-elle pu changer son caractère à ce point? Cela n’est pas possible. Non. Elle me caresse de l’œil et de la voix pour m’encourager au mariage... Heureusement pour moi que cette ruse arrive trop tard. Le passé m’explique le présent, et me tient en garde contre l’avenir. Mon projet est arrêté... mes mesures sont prises. Cependant l’irritabilité du caractère de Louise se manifestait encore dans certaines occasions, et on voyait que si elle ne cédait pas à ses emportemens, c’est qu’elle faisait des efforts inouïs pour les vaincre. Il y avait lutte constante; mais, il faut le dire aussi, il y avait presque toujours victoire. Gustave commençait à la plaindre, et il eût fini peut-être par lui rendre une entière justice, si ce n’eût été l’inquiétude chagrine, l’accablement irritable où Louise tomba tout à coup dans les derniers jours de sa grossesse. Alors épuisée, haletante, brisée dans tout son corps, elle ne pouvait plus endurer ni d’être assise, ni d’être debout; elle pleurait, elle poussait des cris; elle voulait être seule, et puis elle se plaignait qu’on la laissât seule. Les pensées de mort l’assiégèrent de nouveau. Dans cet état, elle demanda instamment à être conduite à l’église pour y prier. Sur le refus du docteur, elle exigea qu’on lui fît venir un prêtre. Gustave s’y opposa de tout son pouvoir. Alors Louise s’emporta, dit qu’on voulait la laisser mourir sans secours; elle se traîna vers la porte pour sortir, se débattit contre Gustave et tomba. On la plaça sur un lit disposé à l’avance. Douze heures après, Louise était accouchée. Les souffrances cruelles de l’enfantement avaient épuisé son courage. Il se passa huit à dix minutes avant qu’elle demandât à embrasser sa fille. Car elle se souvenait d’avoir entendu murmurer à ses oreilles: «C’est une fille.» Aux premiers mots qu’elle dit: «Ma fille!» une seule personne s’avança près d’elle: le docteur. Il portait sur tous ses traits les signes de la tristesse. --Ma fille! s’écria-t-elle, montrez-moi donc ma fille! Il ne lui répondit que par le silence. --Grand Dieu! reprit-elle, en essayant de se lever sur son séant, serait-il arrivé quelque malheur?... --Madame, répondit Thévenot, la position où vous êtes.... Votre fille court peu de danger... nous la sauverons... Votre imprudence... Vous avez voulu sortir malgré nous ce matin... vous êtes tombée... --Mais elle n’est pas morte, monsieur?... s’écria Louise avec une expression terrible de douleur. --Non, madame, non... nous lui sauverons la vie, j’en suis sûr. --Ah! monsieur! Dieu vous entende!... Mais où est-elle? je veux la voir... Et Gustave, où est-il? --Près d’elle, madame. Il va venir, calmez-vous. * * * * * Le même jour et à la même heure, un enfant, une fille, fut portée à la mairie du.... arrondissement. L’adjoint demanda le nom du nouveau-né. --Julie, répondit un jeune homme. Une femme, qu’à sa tournure on pouvait prendre pour une sage-femme, une concierge, ou une domestique de bonne maison, répéta: --Julie. --Le nom de la mère? demanda l’adjoint. --Julie, comme sa fille, répliqua le même jeune homme. --Julie?... bien. Mais son nom de famille? Le jeune homme parut hésiter. --Julie Charrière, dit-il enfin. --Père? --Inconnu. --Non déclaré, murmura l’adjoint. L’enfant est né?.. --Aujourd’hui même, tout-à-l’heure, rue du Colombier, nº.... --Où sont les témoins? --Cette femme et moi sommes les témoins. --Êtes-vous l’accoucheuse, vous? demanda l’adjoint en s’adressant à la femme qui portait l’enfant dans ses bras. --C’est un médecin qui a fait l’accouchement, répondit le jeune homme. --Alors, envoyez chercher ce médecin: il nous faut sa déclaration. Le jeune homme sortit précipitamment, et monta en voiture. L’accoucheur ne tarda point à paraître. L’acte de naissance fut dressé: il portait pour signatures de témoins les noms qui suivent: SIMON THÉVENOT. D. M. P. MARIUS-GUSTAVE CHARRIÈRE. Femme LEFEBVRE. Gustave et le docteur étaient pensifs en descendant l’escalier de la mairie. --Comment va madame? demanda la Lefebvre à Thévenot. --Elle sommeillait quand Gustave est venu me chercher, répondit le docteur; mais je cours la rejoindre bien vite. --Votre nourrice est prête, madame Lefebvre? demanda Gustave. --Monsieur sait bien qu’elle attend chez moi depuis huit jours. --Nous allons l’aller trouver. Puis, parlant au docteur: Si Louise vous demande où je suis, dites-lui que je viens de porter ma fille chez mon père, qui voulait absolument la voir. Madame Lefebvre m’accompagne avec la nourrice. --Pauvre créature! vraiment je la plains, dit le docteur. --Et moi, docteur, ne me plaignez-vous pas? soupira Gustave. Croyez-vous qu’il ne m’en coûte pas horriblement d’arracher ma fille aux caresses de sa mère?.... Malheureuse Louise!... Je voulais son bonheur, vous le savez. Si je lui ôte sa fille, si je l’abandonne, elle peut bien dire que c’est sa faute... Gustave porta la main à ses yeux pour essuyer une larme. * * * * * Dès avant les couches, le docteur avait eu grand’peine à obtenir de Louise qu’elle ne nourrît pas. Enfin elle avait cédé, persuadée que son état habituellement maladif ne pouvait être que nuisible à la santé de son enfant. Il avait été convenu d’abord entre Gustave, madame Lefebvre et le docteur, que l’enfant, immédiatement emmené par sa nourrice, passerait pour être mort en route. Cette nouvelle, on l’annoncerait à la mère avec tous les ménagemens possibles. Mais la chute qui avait précédé et amené les couches de Louise leur parut un moyen plus naturel et plus prompt de se tirer d’affaire: l’enfant devait être mort en naissant. Ils s’arrêtèrent à cette idée. Toutefois il fallait, dans un cas comme dans l’autre, préparer Louise à cette mort, la consoler de mensonges, sauf à lui confesser plus tard que tous ces mensonges avaient été faits dans la louable intention de ne pas la frapper d’une douleur que sa position eût rendue périlleuse pour sa vie. Au nombre de ces mensonges qu’on avouerait plus tard, devait figurer le départ immédiat de la nourrice. Louise sans doute, un quart d’heure ou une demi-heure après l’enfantement, demanderait à voir sa fille; et à cette nouvelle que sa fille était partie avec la nourrice, elle ne manquerait pas de se répandre en cris de désespoir. Mais le docteur comptait l’apaiser par cette réponse: Madame, si on vous eût laissé embrasser votre enfant, vous eussiez voulu le garder et le nourrir; et cependant la séparation était urgente. J’en use ainsi avec toutes les mères qui n’allaitent pas: elles ne voient leur enfant que trois semaines ou un mois après leurs couches. De retour rue du Colombier, le docteur trouva Louise dans un état d’inquiétude difficile à décrire. Grand Dieu! dit-elle, monsieur Thévenot, d’où venez-vous? N’y a-t-il plus personne dans cette maison?... Je n’entends ni Gustave ni ma fille... --Gustave et la nourrice sont allés la porter à son grand-père. --Ah!... Et moi, monsieur, moi, on ne me montre pas ma fille!.... Mais dites-vous vrai?.... cette chute que j’ai faite.... mon cher enfant!... Ne me cachez rien, monsieur, que je sache tous mes malheurs!.... Pourquoi ne m’apporte-t-on pas ma fille?... Le docteur, d’un air triste et grave, lui fait la réponse qu’il avait préparée à l’avance sur la nécessité de ne jamais montrer aux mères nouvellement accouchées l’enfant dont il faut qu’elles se séparent. Louise pleura beaucoup. --Mais, monsieur, dit-elle, je l’aurais laissée partir; je vous assure..... C’est de la cruauté, cela!... Me refuser d’embrasser ma fille!.. Mon Dieu! Dieu! que je suis donc malheureuse! Gustave rentra. Il était triste. Louise s’inquiéta de le voir ainsi. Gustave ne répondit rien. Elle l’accabla de questions sur sa fille. Le docteur dit à Louise qu’elle avait tort de s’alarmer, et que sa fille étant en nourrice à Montmartre, elle la verrait d’ici quinze jours ou trois semaines. --Mais cette chute que j’ai faite?... --Ce sera peu de chose, j’espère, madame. Mais, voyons, soyez raisonnable, et calmez-vous. Dans l’état où vous êtes, l’agitation peut vous donner une fièvre qui vous coûterait la vie. Louise finit par prendre un peu de repos. Tous les matins, madame Lefebvre feignait d’arriver de Montmartre. Tantôt elle disait que l’enfant se portait assez bien, tantôt qu’il était un peu malade. Louise, passant ainsi de l’espérance à la crainte, s’habitua peu à peu à l’idée que son enfant pouvait mourir. Souvent on le lui montrait plein de santé, mais plus souvent on le lui montrait chétif et ayant à peine le souffle. Elle entra en convalescence au milieu de toutes ces alternatives de joie et de douleur. Cependant Gustave préparait sa fuite en silence. Il avait ôté des mains de la première nourrice son enfant, qu’il confia aux soins d’une autre femme, dont lui seul savait le nom et la demeure. Il avait fait prendre sur l’état une inscription de 3,000 fr. de rentes au profit de Louise; il avait également disposé ses cadeaux pour madame Lefebvre et pour le docteur. Enfin son intention était de se rendre en Italie, d’où il écrirait quelquefois à Louise; car il n’avait pas dessein de rompre brusquement: il désirait au contraire que la rupture vînt du temps et de Louise. Pour détourner d’elle les idées tristes, pour effacer de son cœur le souvenir d’un amour et d’une maternité malheureuse, il avait eu soin d’attirer chez lui, depuis un mois environ, quelques-unes de ces femmes aux mœurs faciles, à l’esprit léger, qui n’ont de passion que pour le plaisir. Louise d’abord n’avait pas paru prendre goût à la conversation futile de ces femmes, mais Gustave espérait que plus tard, sans tomber dans leur habitude de vie, elle pourrait se consoler au milieu des fêtes bruyantes où on l’entraînerait sans doute. A tout prix, il voulait pouvoir se dire: Elle m’oublie, elle n’est pas malheureuse. Louise, mieux portante, était en état de sortir, et déjà elle parlait d’aller à Montmartre voir sa fille dont la santé empirait de jour en jour, lui disait-on. Gustave comprit qu’il était temps de mettre un terme à cette abominable comédie. Ce fut madame Lefebvre, fort chagrine en apparence, qui fit à Louise le récit lamentable de la mort de sa chère Marie (car on avait laissé croire à Louise que sa fille s’appelait Marie). Il avait paru inutile de revenir sur les choses dites, de rétrograder de mensonges en mensonges, de montrer à Louise son enfant mort en naissant, et elle abusée jusqu’à cette heure: c’est pourquoi malgré les résolutions précédemment prises à cet égard, on continua le mensonge tel quel, et madame Lefebvre prétendit que Marie était morte en nourrice. Elle attribua ce déplorable événement aux mauvais procédés de la nourrice autant qu’à la chute faite par Louise le jour même de ses couches. Le docteur confirma la vérité de cette nouvelle. Pour la rendre plus positive encore, madame Lefebvre s’habilla de deuil des pieds à la tête. Louise fut accablée de peine. Sa seule consolation était en Gustave: elle l’attendit vainement tout ce jour-là. Madame Lefebvre fit observer à la pauvre mère qu’assurément Gustave ne viendrait pas; que la mort de son enfant le livrait au plus violent chagrin; qu’il avait la tête à moitié perdue; que la présence de Louise, en ce moment, ne ferait que redoubler un désespoir dont les transports tueraient Louise elle-même, si elle en était témoin. Madame Lefebvre exagéra tellement la douleur de Gustave que Louise, le lendemain, ne fut pas étonnée de recevoir la lettre suivante: «Le malheur qui me poursuit est à son comble: pardonne-moi; j’ai l’affreux courage de partir, et je ne t’embrasse pas... Mais je sens que mon cœur se briserait. Je vais en Italie; je serai de retour dans un mois ou deux. Thévenot prétend que je ne puis rester à Paris sans péril pour mes jours. J’en prendrai soin, si tu juges qu’ils puissent t’être bons à quelque chose. Je t’écrirai souvent; à tous les relais. En attendant, adresse-moi tes lettres à Genève. Adieu, ma Louise, adieu. Écris-moi bien vite. Dis-moi si ton chagrin diminue... Moi, j’ai bien peur que l’absence et le voyage ne m’apportent sans cesse que solitude et douleur. Adieu, console-toi si tu veux que je me console. Avant deux mois je te reverrai. Je te conseille de te lier un peu avec madame Valery: elle est bonne, gaie, sensible, son amabilité adoucira pour toi des maux qu’il faut que tu oublies pour notre bonheur à tous deux.» Madame Valery était une de ces femmes que Gustave avait connues dans un monde un peu libre, et qu’il venait d’attirer chez lui pour égayer la vie de Louise. Facile au plaisir sans être précisément vicieuse, cette femme, toute jeune encore, réunissait les qualités bonnes et mauvaises que Gustave jugeait propres à dissiper le chagrin de Louise sans faire courir un danger réel à ses mœurs. Gustave n’ignorait pas que Louise, avec son éducation, son caractère, ne pouvait trouver le bonheur dans la débauche: mais il pensait qu’elle pouvait le trouver dans le plaisir. Après les abondantes larmes données à la mort de son enfant et au départ de Gustave, Louise soutenue par l’espérance de revoir bientôt ce dernier, effrayée de la douleur profonde qu’il laissait paraître dans sa lettre, résolut de prendre un peu de courage pour elle et pour lui. La réponse qu’elle lui fit exprimait sa résignation. Elle lui disait: «Console-toi, et reviens promptement: je ne pleure plus.» Deux fois par semaine, au moins, elle recevait des nouvelles de Gustave. Cela dura tout un mois. Le second mois les lettres devinrent un peu plus rares; elle n’en compta que dix. Le troisième mois elle n’en reçut que trois. Gustave était à Rome. La sécheresse qui perçait dans ces dernières lettres jeta le trouble dans le cœur de Louise. Gustave lui annonçait froidement l’intention où il était de passer à Rome une partie de l’année. Un moment elle eut dessein de l’aller rejoindre; mais partir seule n’était pas possible. Madame Valery lui proposa de l’accompagner, elle accepta d’abord, ensuite refusa, dans la crainte de mécontenter Gustave. Cependant 3,000 fr. de rente, que Gustave avait laissés à Louise avant son départ, ne suffisaient pas à la dépense quotidienne de sa maison. Tout entière à sa douleur, Louise ne faisait nulle attention à tout ce qui se passait autour d’elle: madame Lefebvre, madame Valery et d’autres, s’installaient à sa table, se vêtissaient de ses robes, et elle ne paraissait pas s’en apercevoir. Un jour vint où elle fut obligée de vendre une petite partie de son capital. Ce jour-là, une idée l’avait poursuivie, c’était de faire bâtir un tombeau à son enfant. Elle en parla à madame Lefebvre, qui, ne se souciant pas de voir passer tant d’argent en un marbre funéraire, répondit effrontément, que ce tombeau était fait; que M. Gustave avait eu la précaution de le faire construire avant son départ. Depuis long-temps Louise suppliait madame Lefebvre de la conduire à l’endroit même où avait été enterrée sa fille. La Lefebvre, comme on se le figure aisément, remettait cette visite de semaine en semaine, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre. Enfin toutes les ressources de la lenteur étant épuisées, elle ne put se dispenser de mener Louise en un cimetière quelconque. La fausse confidence qu’elle venait de lui faire au sujet du tombeau élevé par les soins de Gustave rendait toute hésitation désormais impossible, car Louise exigea dès lors impérieusement que la Lefebvre lui montrât le tombeau de sa fille: elle y voulait pleurer. La Lefebvre pensa que le Père Lachaise, peuplé de tombeaux de toute espèce, lui offrait plus de chance que tout autre cimetière de rencontrer une petite tombe d’enfant sans inscription. Elles partent. Arrivées au Père Lachaise, la Lefebvre va hardiment droit devant elle, sans tourner ni à droite ni à gauche, comme une personne assurée du chemin qu’elle suit. Elles marchèrent long-temps. La Lefebvre commençait à se désespérer, lorsqu’elle aperçut un petit mausolée de marbre blanc, sans nom de mort, sans autre indice de douleur que deux ou trois couronnes et un long crêpe qui cachait la partie supérieure du monument. --Tenez, madame, dit-elle à Louise, voilà le tombeau de votre chère fille. Ces couronnes, c’est monsieur qui les a mises là, avant de partir; ce crêpe, c’est moi-même qui l’ai attaché là-haut. Louise s’agenouilla, pria et pleura. On la vit plusieurs mois de suite apporter des fleurs sur ce tombeau qu’elle arrosait de ses larmes. Elle y venait toujours seule. Bientôt elle y vint plus rarement, elle y pleura moins long-temps: Madame Valery l’accompagnait alors. A cette époque, Louise avait quitté le deuil, et par momens elle riait des réflexions spirituelles et moqueuses de madame Valery, sur les épitaphes bizarres dont quelques tombeaux sont diversemens chargés. Bientôt on ne vit plus Louise revenir à la petite tombe du Père Lachaise. Pendant de longues années, elle disparut complétement du cercle des personnes à qui nous devons les détails qui précèdent et qui suivent cette partie inconnue de son histoire. FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE. End of the Project Gutenberg EBook of Un enfant, t. 2/3, by Ernest Desprez *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 49574 ***