Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
Il a été tiré un petit nombre d'exemplaires sur grand papier de fil vergé de format in-8o carré, au prix de 6 fr. Plus six exemplaires sur papier de Chine, à 12 fr.
Paris.—Imp. A. Wittersheim et Ce, 31, quai Voltaire
ALFRED DELVAU
AU BORD
DE
LA BIÈVRE
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
Nouvelle édition
PRÉCÉDÉE D'UNE BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES DE L'AUTEUR
PARIS
CHEZ RENÉ PINCEBOURDE
14, RUE DE BEAUNE (quai Voltaire)
1873
En nous décidant à réimprimer «Au bord de la Bièvre,» nous avons eu l'idée de dresser la bibliographie des ouvrages d'Alfred Delvau. Ce petit livre, en effet, plein des souvenirs d'enfance de l'auteur, fils d'un maître-tanneur du faubourg Saint-Marceau, a été comme un prélude à la série si recherchée de ses publications parisiennes.
«Les Dessous de Paris,—l'Histoire anecdotique des cafés et des cabarets de Paris,—les Barrières de Paris,—les Cythères parisiennes, les Heures parisiennes,»—entre toutes les productions de Delvau, ont fait sa fortune littéraire et bibliographique; il a trouvé dans ces études la VI forme et le cadre de son talent; il leur doit ses meilleurs et ses plus durables succès.
Nous n'apprendrons rien à nos lecteurs en disant que les livres d'Alfred Delvau se signalent présentement par les surenchères qu'ils excitent dans les ventes;—ses livres sur Paris, surtout;—mais les autres ont suivi le même mouvement de hausse, de plus en plus sensible.
Notre bibliographie se trouve achevée après d'assez longues recherches; non pas parachevée. Cependant, dans la nomenclature que voici, à peine si nous n'avons pas pu voir deux volumes sur lesquels nous avions d'ailleurs des indications suffisantes.
Grandeur et décadence des grisettes, par Alfred Delvau. Paris, A. Desloges, 1848; imp. d'A. René, petit in-18, 104 p.
Très-rare. Nombreuses vignettes, empruntées aux «Physiologies», moins celle de la couverture, reproduite p. 70, gravée exprès par F. Leblanc, d'après C. Bruno: elle représente une grisette fumant une cigarette à la fenêtre de sa mansarde. C. Bruno est un pseudonyme de Delvau, quelque peu dessinateur, et même graveur à l'eau-forte.
VII La couverture annonce, sous presse: «Histoire épigrammatique des quarante fauteuils», par Alfred Delvau, 1 vol. in-18. Ces épigrammes n'ont pas paru en volume, mais beaucoup plus tard, dans un petit journal: «Le journal pour rire»(?).
Ledru-Rollin. Sa vie politique. Paris, dans tous les dépôts de journaux, 1848, in-18, 12 p.
Attribution peut-être inexacte des «Supercheries littéraires dévoilées» de Quérard, dernière édition, article «Républicain de la veille» (lisez «la vieille»).
La présidence, s'il vous plaît, par un républicain de la vieille. Prix, 15 centimes. Paris, à la librairie passage du Commerce, 1848; imp. Boulé, in-18, 33 p.
A l'article «Républicain de la veille» (lisez «la vieille») de la dernière édition des «Supercheries littéraires dévoilées» de Quérard, Delvau est désigné comme auteur de ce pamphlet, ce qui est vrai, et comme «se disant fils naturel du fameux Ledru-Rollin,» ce qui est faux, de toute fausseté. Delvau a toujours repoussé avec énergie cette imputation calomnieuse, propagée par les VIII ennemis de l'homme politique qui l'avait pris en affection. Il était fils légitime. M. Ledru-Rollin, dans des circonstances douloureuses, s'était intéressé à sa famille.
La Conspiration des poudres, in-folio.
Dans une lettre du 4 mars 1849, Delvau se reconnaît pour l'auteur de ce pamphlet que nous n'avons pu retrouver.
A bas le suffrage universel! par Alfred Delvau. 10 centimes. Paris, Garnier frères, 1850; imp. Lacour, in-8, 16 p.
Histoire de la Révolution de Février, par Alfred Delvau, secrétaire intime de Ledru-Rollin. I. Paris, Blosse et Garnier frères, 1850; imp. Lacour, in-8, 481 p., plus 6 p. de faux-titre, titre et dédicaces à Ledru-Rollin et au Peuple.
Livre annoncé comme devant avoir deux volumes; il en a eu un seul qui va jusqu'au 15 mai. Comme le succès se faisait attendre, Blosse, l'éditeur réel (MM. Garnier étaient seulement IX vendeurs) eut l'idée de réduire la publication à un tome, en ajoutant un chapitre sur le 15 mai. Ce chapitre fut composé, et même mis en pages; mais tenant compte de l'indifférence publique, de plus en plus marquée, Blosse y renonça.
Le seul exemplaire connu de ce complément,—51 p. numérotées 481 à 531, avec le mot «fin» à la dernière,—figurait dans notre catalogue d'août 1871.
L'«Histoire de la Révolution de Février» a eu un prospectus. Paris, imp. Lacour, in-8, 4 p.
Les murailles révolutionnaires, collection complète des professions de foi, proclamations, décrets, affiches, Bulletins de la République, fac-simile de signatures, etc., etc. (Paris et les départements), depuis février 1848 jusqu'à ce jour, recueillis et mis en ordre par Alfred Delvau. Paris, Charles Joubert, 1851; imp. Lacour, in-4o de 956 p., publié par livraisons.
Premier titre de cette publication; l'éditeur Bry aîné, entre les mains de qui elle passa, y ajouta «illustrés de portraits des membres du X gouvernement provisoire, des principaux chefs de clubs, des rédacteurs et gérants des premiers journaux de la Révolution,» mais ces portraits se réduisirent à quatre. Le nom de Delvau retranché du nouveau titre, se retrouve à la fin de l'avant-propos, daté de janvier 1851.
Une soi-disant seizième, en réalité seconde édition, avec augmentations et améliorations importantes, a paru sous ce titre: «Les murailles révolutionnaires de 1848, collection des décrets, Bulletins de la République, adhésions, affiches, fac-simile de signatures, professions de foi, etc. Précédée d'une préface d'Alfred Delvau. Paris et les départements. Seizième édition, illustrée de portraits, augmentée d'une préface nouvelle, par M. Foucart, de beaucoup de pièces et documents inédits, d'une table alphabétique contenant les noms des signataires des pièces contenues dans l'ouvrage, ainsi que les noms cités dans ces pièces. Paris, Picard, 1868; imp. Jules Bonaventure, 2 vol. in-4o, XXXII-280 et 552 p.
Les divers tirages de la première édition de ce livre, et la seconde, dite seizième, ont eu des exemplaires coloriés, imitant le bariolage des affiches sur les murailles.
Aventures d'un ver luisant. Histoire d'un garçon de bonne foi. Par Johanna et XI Gottfried Kinkel; traduction d'Alfred Delvau. J. Bry, éd.; imp. Gerdès, grand in-8 à deux colonnes, 48 p., vignette-frontispice de Rouget, d'après C. Mettais, illustrations.
De la série des «Veillées populaires, romans illustrés». Préface datée de décembre 1852. Delvau ignorait l'allemand; il a eu pour cette traduction un collaborateur efficace resté inconnu. Ce fascicule se termine par une nouvelle de lui: «Bagatelle, histoire sérieuse.»
Au bord de la Bièvre. Impressions et souvenirs. Par Alfred Delvau. Prix 1 fr. 25 c. Paris, J. Bry aîné, 1854; imp. Prève, in-18, 107 p.
Tirage à 1,500 ex. (un petit nombre sur papier fort); il n'en restait que 5 chez l'éditeur, en janvier 1856; une lettre de Delvau nous donne ces détails. Sa mise en vente dans une librairie à bon marché, et surtout sa fabrication sur affreux papier, expliquent la grande rareté de ce petit livre. Il a été reproduit sous le titre: «Les bords de la Bièvre,» dans les «Amis du peuple,» XII journal illustré, publié par Bry aîné; 52 numéros, du 4 mars 1858 au 24 février 1859.
G. Garibaldi. Vie et aventures. 1807-1859. Par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, portrait sur bois de Garibaldi.
De la «Bibliothèque franco-italienne.» Un second tirage, sans changements, dans la «Bibliothèque pour tous,» 1852.
Le petit caporal des Zouaves. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, 48 p., portrait sur bois.
De la «Bibliothèque franco-italienne.»
Les martyrs de l'Italie, sous la domination autrichienne, par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, 48 p., illustrations.
De la «Bibliothèque franco-italienne.»
XIII Histoire populaire de la Campagne d'Italie, par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, 48 p.
De la «Bibliothèque franco-italienne.» La dernière page est consacrée à une gravure sur bois représentant P. Bry aîné, conduisant un convoi de blessés. Une note anonyme de Delvau sur cet éditeur, dans la «Revue anecdotique (2e quinzaine de juin 1862, p. 36), commente agréablement cette estampe.
Mémoires d'un vieux sou, par Alfred Delvau et Pierre Bry. Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, 48 p., figure-en-tête gravée sur bois, par J. Regnier, d'après Mettais.
De la «Bibliothèque populaire, romans, contes et nouvelles;» reproduit sous le titre «Mémoires historiques et anecdotiques d'un vieux sou,» dans «Les amis du peuple,» journal illustré, publié par P. Bry, 1859. La dernière page donne la première rédaction du «Cabaret du père Cense,» avant-dernier chapitre de l'«Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris;» voir année 1862.
XIV Les Chimères, par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, grand in-8 à deux colonnes, 48 p., vignette initiale de C. Mettais.
Livre à clef; de la «Bibliothèque populaire, romans, contes et nouvelles;» à la suite «Les sentiers perdus;» réimprimés dans le volume: «Les amours buissonnières,» en 1863. Delvau, qui a beaucoup dédié, a fait ici sa dédicace-chef-d'œuvre: «A mes anciens amis J. L., sculpteur; G. M., médecin; M. T., philosophe; H. V., banquier, et à quelques autres,—oubli sincère et profond.»
Chansons de Désaugiers, précédées d'une notice, par Alfred Delvau. Édition J. Bry. Paris, J. Bry, 1859; imp. Bry aîné, in-8, X-272 p.
Lettres à Émilie sur la Mythologie, par C.-A. Demoustier, précédées d'une notice par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, in-8, IV-280 p.
Réimprimé sur cliché, en 1868, à l'adresse de Bernardin-Béchet; Lagny, imp. Varigault.
XV Essais de Montaigne, précédés d'une étude biographique et littéraire, par Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859; imp. Bry aîné, 2 vol. in-8, VII-288 et 286 p.
Bibliothèque bleue, réimpression des romans de chevalerie des XIIe, XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles, faite sur les meilleurs textes, par une société de gens de lettres sous la direction d'Alfred Delvau. Paris, Lécrivain et Toubon, 1859-1860; imp. Bry, grand in-8 à deux colonnes.
Cette publication illustrée a eu 29 livraisons à 50 centimes, de 48 p. chacune, parues dans cet ordre: Histoire des quatre fils Aymon,—Huon de Bordeaux,—Pierre de Provence, plus Cléomadès et Claremonde,—Tristan de Léonois,—Gérard de Nevers,—Guérin de Montglave,—Mélusine,—Artus de Bretagne,—Ogier le Danois,—Flores et Blanchefleur, plus Witikind,—1re série des Amadis de Gaule,—2e série,—3e série,—4e série,—5e série,—6e série,—7e série,—La princesse de Trébisonde,—Buzando-le-Nain,—Zirsée l'Enchanteresse,—Lancelot du Lac,—La reine Genièvre,—Berthe XVI aux grands pieds,—Milles et Amys,—Baudouin-le-Diable,—Galien restauré,—Jean de Paris,—L'épervier blanc,—Fier-à-bras.
Le libraire Bachelin-Deflorenne, acquéreur des empreintes de cette bibliothèque, l'a remise en vente en 1869, sous ce titre: «Alfred Delvau. Collection des romans de chevalerie, mis en prose française moderne, avec illustrations;» 4 vol., précédés d'une étude inachevée de Delvau sur les romans de chevalerie et sur les origines de la langue française.
Alfred Delvau. Les dessous de Paris, avec une eau-forte de Flameng. Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1860; imp. Ch. Jouaust, in-18, 288 p.
La plupart des articles de ce livre avaient paru dans «Le Figaro». Le frontispice a eu quelques épreuves d'état avant l'adresse de Delâtre; il manque dans beaucoup d'exemplaires; on le trouve à notre librairie.
Paris inconnu, par A. Privat d'Anglemont, XVII précédé d'une étude sur sa vie, par M. Alfred Delvau. Paris, A. Delahays, 1861; imp. Blot, in-16, 283 p.
De la «Bibliothèque athénienne.»
Lettres de Junius. Paris, Dentu, 1862; imp. Tinterlin, in-18, 258 p., plus la table.
Douze lettres, en collaboration avec Alphonse Duchesne; les onze premières publiées dans «Le Figaro,» pendant le dernier trimestre de l'année 1861. «Ce sont les trois meilleurs mois de ma vie littéraire,» a écrit Delvau, en faisant dans son livre «Les lions du jour,» article «Junius,» l'histoire de sa campagne satirique sous le voile de ce pseudonyme. Voir année 1867.
Il faut joindre au volume: «Le Junius, chronique des deux mondes. Paris, E. Dentu, 1862; imp. Tinterlin, 2 nos (1er mai et 1er juin) in-18, ensemble de 144 p.,» l'un et l'autre signés d'Alphonse Duchesne et d'Alfred Delvau.
Alfred Delvau. Histoire anecdotique des cafés et des cabarets de Paris, avec dessins et eaux-fortes de Gustave Courbet, Léopold XVIII Flameng et Félicien Rops. Paris, E. Dentu, 1862; imp. Bonaventure et Ducessois, in-18, XVIII-300 p., table comprise.
Quelques exemplaires sur papier vergé. Sept eaux-fortes: le frontispice, par M. Félicien Rops; les six autres, y compris le cul-de-lampe de la table, par M. Léopold Flameng. Bien que signé de M. Courbet, l'en-tête pour le chapitre «Andler-Keller» est gravé par M. Flameng, d'après un vague dessin du maître d'Ornans [1]. Les en-tête des chapitres: «La Californie» et «Le cabaret du Lapin blanc» sont des réductions de planches du livre «Paris qui s'en va.»
[1]On a deux eaux-fortes signées de M. Courbet: celle-ci, et dans la publication des «Aqua-fortistes contemporains» une esquisse des «Demoiselles de village,» planche admirable, mais de M. Bracquemond. Dans l'un et l'autre cas, M. Courbet avait promis, et il fallut tenir sa promesse.
Alfred Delvau. Les Amours buissonnières. Paris, Dentu, sans date; imp. veuve Parent, à Bruxelles, in-18, 324 p.
Roman réaliste, dont nous avons vu la clef; XIX (entr'autres, le romancier-journaliste Charles Bataille y figure sous le nom de Charles Bouronneau)—suivi de la nouvelle: «Les sentiers perdus,» antérieurement parue. Voir l'article «Les Chimères,» année 1859.
Alfred Delvau. Les Cythères parisiennes, histoire anecdotique des bals de Paris, avec vingt-quatre eaux-fortes et un frontispice de Félicien Rops et Émile Thérond. Paris, Dentu, 1864; imp. Poupart-Davyl, in-18, 281 p.
Quelques exemp. papier vergé. Les 6 eaux-fortes de vues extérieures de bals de Paris, sont de M. E. Thérond; les 18 autres, plus le frontispice, de M. Félicien Rops. Ce volume, mis en vente à 3 fr. 50, vaut aujourd'hui trois et quatre fois davantage; ce n'est pas encore le prix où l'éditeur eût dû le coter, si le travail des deux artistes, amis de Delvau, n'avait pas été gratuit.
Dans notre catalogue d'août 1871, nous avons signalé le premier, sur l'exemplaire d'Alfred Delvau, les épreuves d'essai d'une partie des eaux-fortes de M. F. Rops, qui donnent un haut prix au très-petit nombre d'exemplaires qu'elles XX décorent. Nous répéterons ici la description de ce volume exceptionnel, avec la note qui la commentait.
«Exemplaire de l'auteur dans une bonne reliure pleine en maroquin rouge, poli, filets dorés, tête dorée, tranches ébarbées, couverture conservée, avec un double état du frontispice, et quatre planches pliées d'épreuves d'essai tirées sur chine volant, contenant 18 sujets de M. Félicien Rops.
«Les quatre épreuves pliées ajoutées sont bien d'essai et non d'état.
«Il faut savoir qu'avant d'attaquer la planche définitive de ses eaux-fortes pour «les Cythères parisiennes,» M. Félicien Rops, encore indécis en 1864 sur les procédés de ce genre de gravure, avait esquissé, sur de petits cuivres, les illustrations du livre, pour les reproduire, avec certitude, dans le travail définitif.
«Ces épreuves d'essai, improvisées, en toute liberté, au courant de la pointe, ont été recueillies par Delvau; elles étaient tirées à deux ou trois exemplaires au plus, dans l'atelier du maître, à Namur; elles sont en contre-partie des eaux-fortes du livre; on y remarque même, à l'état d'esquisse vive et arrêtée, un type de calicot et un type de grisette: la Gigolette et le Gigolo, et une tête de jeune mulâtresse tirée XXI à part, qui n'ont pas été reproduits dans les illustrations définitives.
«L'épreuve d'état du frontispice est aussi de toute rareté.»
Nous avions coté ce beau livre au prix de 110 fr. Un second exemp., avec 26 épreuves d'essai ou d'état, papier vélin, demi-rel. mar. bleu, doré en tête, s'est vendu 61 fr. en avril dernier.
La note précédente, rédigée à l'improviste et de mémoire, est à modifier, informations prises auprès de M. F. Rops lui-même. A supposer qu'aucune épreuve ne se soit perdue, peut-être pourrait-on voir paraître encore deux nouveaux exemp. avec 18 figures d'essai, mais en état, pour partie, car il n'y a pas eu plus de 13 figures d'essai. L'artiste a bien voulu nous en dresser la liste, que voici. Les quatre premières sont gravées dans le sens des estampes du livre; huit en contre-partie; les dernières sont deux types qui n'ont pas été utilisés: 1. Composition centrale du frontispice,—2. le Prado,—3. les Barreaux verts,—4. la Belle moissonneuse,—5. le bal Montesquieu,—6. l'Hermitage,—7. la salle Markouski,—8. le bal de la Cave,—9. le casino d'Asnières,—10. le Vieux-Chêne,—11. le Salon de Mars,—12. la Gigolette,—13. le Gigolo.
XXII Dictionnaire érotique moderne, par un professeur de langue verte. Freetown, imp. de la Bibliomaniac-society (Bruxelles, Mertens, pour J. Gay), 1864, in-8 et in-12, X-319 p., front. à l'eau-forte de Félicien Rops.
Tiré à 250 ex. in-12 et 50 petit in-8, les uns et les autres sur papier vergé.
Alfred Delvau. Le fumier d'Ennius, avec une eau-forte de Flameng.—Ne dérangez pas mes petits cochons, s. v. p. —Ma serrure a un rat.—Miss Fourchette.—Miei prigioni.—Les bijoux indiscrets.—Les deux Balagny.—La première maîtresse.—Le cabaret du Pot-au-Lait.—Les cocottes de mon grand-père.—La Forêt noire.—Ce que disent les lèvres et ce que pense le cœur.—Voyage de circumlocomotion à la recherche de feu Arouet de Voltaire.—Miss Fauvette.—Les Gasconnades de l'amour.—Mille e tre...—La XXIII monnaie de deux sous en pièces de six francs.—La carpe de Bilboquet.—Mon dernier article. Paris, Achille Faure, 1865; Corbeil, typ. Crété, VII-315 p.
M. Léopold Flameng a gravé deux fois le même frontispice pour ce livre. Le premier, au nom de l'éditeur A. Delahays, à qui «Le fumier d'Ennius» avait d'abord été proposé, est de toute rareté. Le second, qui manque souvent, se trouve à notre librairie.
Mémoires d'une honnête fille, avec le portrait de l'auteur, par G. Staal. Paris, A. Faure, 1865; imp. Poupart-Davyl, in-18, 312 p.
Quelques ex. papier vergé. «La Petite Revue» du 21 octobre 1865 dévoila l'anonyme. Deux portraits ont été gravés pour ce livre; le premier, par M. Ch. Carrey, ne fut pas utilisé, parce que l' «honnête fille» en grande toilette, ressemblait à l'impératrice. On le trouve à notre librairie.
Alfred Delvau. Françoise, chapitre inédit des quatre sergents de La Rochelle. Avec une eau-forte d'Émile Thérond. XXIV Paris, Achille Faure, 1865; Corbeil, imp. Crété, in-32, 128 p.
22 ex. numérotés sur papier de Chine et sur papier de Hollande. L'eau-forte a eu des épreuves avant la lettre.
Histoire anecdotique des Barrières de Paris, par Alfred Delvau, avec dix eaux-fortes de Émile Thérond. Paris, E. Dentu, 1865; imp. Poupart-Davyl, in-18, 301 p.
Quelques exemplaires papier vergé.
La comtesse de Ponthieu, roman de chevalerie inédit, publié avec introduction et traduction par Alfred Delvau. (Tiré d'un manuscrit du XIIIe siècle, appartenant à la Bibliothèque impériale.) Paris, Bachelin-Deflorenne, 1865; imp. Bonaventure, Ducessois et Ce, in-8, XIV-48 p. Papier vergé; imprimé à 150 ex.
Alfred Delvau. Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres. Eau-forte de Staal. Paris, Mme Bachelin-Deflorenne, 1865; imp. Bonaventure, Ducessois et Ce, in-32, 147 p., XXV papier vergé. Un ex. sur peau de vélin.
De la «Collection des Bibliophiles français.»
Le portrait, bien que gravé d'après une photographie d'Adrien Tournachon, ce qui n'est pas indiqué, manque de ressemblance.
Aucassin et Nicolette, roman de chevalerie provençal-picard, publié avec introduction, par Alfred Delvau. (Tiré d'un manuscrit du XIIIe siècle, appartenant à la Bibliothèque impériale.) Paris, Bachelin-Deflorenne, 1866, in-8, XXII-100 p., papier vergé; imprimé à 150 ex.
Alfred Delvau. Henry Murger et la Bohême. Eau-forte de G. Staal. Paris, Me Bachelin-Deflorenne, 1866; imp. Bonaventure, Ducessois et Ce, in-32, 136 p., papier vergé. Un ex. sur peau de vélin.
De la «Collection des Bibliophiles français.»
Alfred Delvau. Les Heures parisiennes. 25 eaux-fortes d'Émile Bénassit. Paris, Librairie XXVI centrale, 1866; imp. Jouaust, in-18, 210 p.
Deux cents exemp. papier de Hollande, avec figures sur chine, avant la lettre.
A ce livre se rattache la brochure suivante: «Un épisode de la censure occulte de l'Empire. Histoire du livre d'Alfred Delvau intitulé Heures parisiennes. Récit anecdotique des persécutions et des taquineries administratives dont cet ouvrage fut l'objet, appuyé et confirmé par trois énergiques lettres de Delvau; suivi de la réimpression des sept cartons de textes supprimés par un censeur occulte, placés en regard des textes substitués, et accompagné d'un portrait de Delvau dessiné et gravé à l'eau-forte par H. Valentin.» Paris, librairie centrale, 1872; imp. Gauthier-Villars, in-18, XLV p.; 100 ex. papier de Hollande.
M. Julien Lemer, éditeur des «Heures parisiennes,» établit dans ce remarquable pamphlet que le bureau de visa des estampes de l'Empire exigea sept cartons dans le texte, et la modification de la planche «Minuit,» pour laisser paraître les vingt-cinq eaux-fortes de M. Bénassit.
Delvau fait remonter ces avanies policières à un homme de lettres exerçant une censure occulte, sur le front de qui il s'était permis de s'égayer.
XXVII Quoi qu'il en soit, pour mieux manifester encore son bon plaisir dans cette affaire, l'administration, après avoir fait mettre les pouces au pauvre Delvau, autorisa la mise en vente, sans substitution de textes ni modification d'estampe, des 200 ex. sur papier de Hollande. Ce sont les meilleurs, de toute façon.
Alfred Delvau. Du pont des Arts au pont de Kehl (Reisebilder d'un Parisien), avec un frontispice par Émile Bénassit. Paris, Achille Faure, 1866; imp. Poupart-Davyl, in-18, 344 p.
Publié sans le frontispice annoncé sur le titre, qui se faisait attendre; il a paru depuis et se trouve à notre librairie.
On a imprimé que la scène en tête de cette eau-forte représente Alfred Delvau et son camarade de voyage, M. Alphonse Daudet, entre deux gendarmes, mais à tort: elle se rapporte à une histoire de désertion en Belgique, à laquelle Delvau se trouva mêlé; voir p. 58 et suiv.
Alfred Delvau. Dictionnaire de la langue verte. Argots parisiens comparés. Paris, E. Dentu, 1866; imp. Jouaust, in-18, XVI-406 p. XXVIII
Tirage à 600 ex., dont 100 papier de Hollande, numérotés.
M. Lorédan Larchey, auteur des «Excentricités de langage», accusa Delvau de plagiat, et en même temps l'éditeur Dentu de fausse déclaration du nombre de tirage. Un débat des plus vifs entre les deux hommes de lettres, l'éditeur et l'imprimeur, suivit cette double inculpation. «La Petite Revue» de 1866 en a donné toutes les pièces. Il se termina par un arbitrage de la Société des gens de lettres.
Delvau avait eu le tort de dissimuler ses emprunts au travail de M. Larchey. Celui-ci, troublé à l'improviste dans sa possession déjà ancienne de lexicographe de nos divers argots, pour avoir défini le premier un certain nombre de vocables, s'exagérait sa gloire et sa propriété. Le «Dictionnaire» avait une nomenclature d'environ 7,000 mots; les «Excentricités,» à leur quatrième édition, et sur le chantier depuis 1858, en donnaient à peine 2,000. Ce rapprochement suffisait pour écarter l'idée de plagiat.
Une seconde édition du «Dictionnaire de la langue verte, entièrement revue et considérablement augmentée,» avec une nouvelle préface, a paru chez Dentu en 1867; imp. Jouaust, in-18, XXXV-514 p., sans indication du nombre de XXIX tirage; elle a eu 100 exemp. sur papier vergé.
Alfred Delvau. Le grand et le petit trottoir. Paris, A. Faure, 1866; imp. Poupart-Davyl, in-18, 243 p.
Quelques exemp. papier vergé. Le livre devait paraître avec une eau-forte de M. Félicien Rops qui tarda trop, au gré de l'auteur impatient de publicité. Cette planche, très-soignée, représente un essaim d'amours faisant le siége irrégulier d'une alcôve. Il en a été tiré quelques épreuves; nous n'avons pu la cataloguer qu'une fois.
Alfred Delvau. A la porte du Paradis.—Ma première leçon de boxe.—Je me tuerai demain.—Feu André-André.—L'héritier du mandarin, etc. Paris, A. Faure, 1867; Vichy, imp. A. Wallon, in-18, 324 p., y compris un catalogue des «Ouvrages de M. Alfred Delvau,» dressé avec soin.
Les Plaisirs de Paris, guide pratique et illustré, par Alfred Delvau. Paris, XXX A. Faure, 1867; imp. Poupart-Davyl, in-16, 299 p., faux-titre-frontispice de A. Collette.
Alfred Delvau. Les lions du jour, physionomies parisiennes. Paris, Dentu, 1867; imp. Charles Noblet, in-18, 330 p.
59 études, quelques-unes curieuses; le volume n'a pas de table. Sa couverture verte offre dans un médaillon rond, non reproduit sur le titre, une ménagerie de lions et de lionnes en tête desquels se carre M. de Villemessant, à qui le livre est dédié.
Alfred Delvau. Les sonneurs de sonnets. 1540-1866. Paris, Bachelin-Deflorenne, 1867; imp. Jouaust, in-32, 187 p., papier vergé.
Dernière publication de Delvau, mort le 3 mai 1867, rue Houdon, 15. Il était né à Paris en 1825.
Sur le catalogue de MM. Lécrivain et Toubon, et depuis sur celui de MM. Penaud, Jolly, on a attribué faussement à Delvau un roman intitulé: «Le Petit Homme rouge.»
XXXI Delvau a fait deux tentatives au théâtre: «Le roué innocent», comédie en un acte et en vers, joué à l'Odéon en 1850, non imprimée; 2. «Rien comme personne», en collaboration avec Montjoye, qui parut seul sur l'affiche; ceci résulte d'une attestation autographe, signée de cet auteur dramatique, laquelle a figuré sur un de nos catalogues.
Nous avons aussi catalogué deux nouvelles de Delvau, en tirage à part ou en épreuves (?): 1. «Un mari au XVIIe siècle. S. l. n. d., s. n. d'imp.; in-8, 21 p.—2. Alice. S. l. n. d., s. n. d'imp.; in-8, 40 p.»
Nous n'avons pas à donner ici la liste, très-considérable, des journaux et des revues auxquels Delvau a collaboré, non plus que celle des publications auxquelles il a participé. Il a laissé en manuscrits un certain nombre de travaux en préparation qui ont figuré pour la plupart sur nos catalogues mensuels à prix marqués, d'août 1871 à juillet 1872, auxquels les curieux peuvent se reporter.
Dans le premier de ces catalogues, nous avons décrit cinq pièces gravées par lui; il faut y ajouter deux eaux-fortes d'après van Ostade.
FIN
«Une préface est la bénédiction qu'un auteur donne à son livre.»
C'est Rabener, un Allemand, qui a dit cela. Ces braves Teutons n'en font jamais d'autres. Ils trouvent toujours moyen,—à travers les épigrammes dont on ne se fait pas faute à leur endroit, et en courant ainsi à travers choux, c'est-à-dire à travers la métaphysique;—ils trouvent moyen, dis-je, d'être pleins de bon sens, d'humour et de finesse.
Va donc pour la bénédiction! Pain bénit et livre béni n'en sont pas meilleurs XXXIV pour cela assurément; mais les fidèles et les lecteurs le mangent et le lisent avec plus d'appétit.
Sois donc béni, ô mon livre, enfant conçu dans les heures de désœuvrement d'une existence besogneuse et tourmentée, et venu au monde un peu par les bras et par les pieds, comme la mère de Caligula.
Tu vas tomber entre les mains d'inconnus et d'inconnues, les uns bourrus, les autres nerveuses, qui te jetteront souvent par-dessus leur tête sur l'angle d'un meuble ou dans les cendres de l'âtre. Tu seras brûlé ou lacéré comme un livre illustre; ou tu seras tout bonnement laissé là, dédaigneusement, parce qu'on t'aura trouvé mal léché, mal peigné, mal brossé, pauvrement vêtu, et le visage trop fade, Habent sua fata libelli... Oh! mon Dieu oui... c'est comme j'ai XXXV l'honneur de le dire,—en langue morte.
Va donc à travers le monde littéraire, et ne t'étonne pas, ne te scandalise pas des rudoiements, des sarcasmes, des quolibets et des sifflets. Je te bénis,—selon l'usage antique et solennel,—je te bénis, mais voilà tout. Je ne m'occuperai pas plus de toi, désormais, qu'on ne s'occupe des vieilles lunes et des neiges de l'an passé.
Bonne chance, cher enfant, et bon voyage.
I
... Je ferai un jour, moi aussi, ma petite théorie des milieux.
On ne sait pas assez, on ne se dit pas assez quelle influence ont,—sur la conduite des pensées, sur les opérations de l'esprit et les évolutions du cœur,—les objets extérieurs avec lesquels vous êtes en contact familier chaque jour. C'est une influence d'autant plus funeste ou salutaire,—selon ces objets,—qu'elle est 2 lente et continue. Les moindres clous, les moindres angles de la boîte dans laquelle se meut votre individu physique, s'enfoncent chaque jour plus avant dans les profondeurs de votre individu moral. C'est un peu l'histoire des habitudes, de l'accoutumance volontaire ou involontaire à des choses ou à des êtres qui accomplissent les mêmes évolutions que vous. C'est la communion intime et efficace de votre moi avec les mille riens dont se compose votre existence quotidienne; communion charmante, après tout, et à laquelle, malgré tout, on veut rester fidèle.
Il y a des gens qui vivent pendant trente ans dans la même chambre qui est malsaine et triste, et avec la même maîtresse qui est maigre, jaune et acariâtre. Pourquoi?
Je n'ai jamais été, pour ma part, indifférent aux localités dans lesquelles les ballottements de ma vie m'ont jeté. Il y a des séjours dans lesquels j'aurais voulu pouvoir vivre tout mon soûl, jusqu'aux confins 3 extrêmes de l'existence humaine. Il y en a d'autres qu'on ne m'eût pas imposés impunément. Une cellule de prison,—malgré tout l'odieux des désavantages y attachés,—une cellule serait presque acceptée par moi sans trop de répugnance, mais à la condition qu'elle aurait son jour sur un horizon de forêts et qu'on me permettrait de la meubler de meubles à mon goût et d'amis de mon choix. Je n'ai pas une nature contemplative et songeuse pour rien; il faut bien se garder de lui refuser les aliments qu'elle réclame impérieusement, sous peine de voir cette rêverie empêchée, cette contemplation contrariée se changer en mélancolie. Et de la mélancolie à la tristesse il n'y a qu'un pas; il y en a deux de la tristesse au suicide.
Jusqu'ici j'ai été aussi peu prisonnier que possible, et, bien loin d'en être fâché,—comme le seraient certaines barbes longues à idées courtes, de ma connaissance, qui s'imaginent qu'on sert une cause en se faisant mettre dans l'impossibilité de la 4 servir,—bien loin d'en être fâché, je m'en suis, au contraire, toujours applaudi et estimé. Il est plus spirituel et plus facile d'être libre que d'être prisonnier.
Aussi, dans mes prières,—quand j'en adresse à l'Être suprême, régisseur général des biens terrestres et des consciences humaines,—je n'oublie jamais ce morceau:
«—Mon Dieu! Préservez-moi des verroux, des méchants et des niais! Ne mettez ni mon corps, ni mon cœur, ni mon esprit dans des prisons odieuses. Être prisonnier d'un imbécile est plus douloureux que d'être prisonnier chez des anthropophages. Les anthropophages vous tuent avant de vous manger; les sots vous mangent avant de vous tuer... Délivrez-moi donc des verroux, des méchants, des niais et des menteurs.—Amen!...»
Je suis depuis quelques mois dans un logement qui ne plairait pas à tout le monde, mais dont je suis enchanté d'avoir fait la connaissance. J'y vis depuis un mois 5 d'une vie cénobitique et en même temps familiale, pleine de joies austères. J'éprouve,—dans ce milieu nouveau où des circonstances quelconques m'ont transplanté violemment,—un bonheur calme, égal et profond qui ne ressemble, certes, à aucun des autres bonheurs desquels j'ai tâté jusqu'ici, mais c'est du bonheur.
Pour en arriver là, il a fallu la rupture d'une affection envahissante et spoliatrice des autres affections. Il y a donc des douleurs bienfaisantes et des désastres salutaires? Il faut le croire...
Pour moi, à mesure que je sens se décrocher de mon cœur toutes les pampilles amoureuses, toutes les fanfreluches de la passion, toutes les passementeries des désirs, et que je m'enfonce davantage dans l'ombre et dans la paix de la vie familiale, je m'applaudis d'un accident,—si triste en soi,—dont j'ai déploré la venue et dont je bénéficie à cette heure.
Je m'applaudis surtout de faire ce que je fais comme si c'était le résultat naturel 6 d'une vie simple, candide, unie,—tandis que c'est, au contraire, l'aboutissement d'une existence peuplée de chimères et sillonnée de folies.
Je rentre dans le sentier obscur, mais non pénible, de la vie intime, duquel je m'étais un peu écarté et égaré, et j'y rentre avec un attendrissement sincère; je m'y sauve de moi-même, ou plutôt je m'y reconquiers.
Je n'y entre pas trop brisé, trop dépouillé, trop appauvri. Je n'étais pas assez fort pour les luttes du genre de celles qu'il m'a fallu soutenir pour vivre de la vie dont j'ai vécu, et cela m'a un peu fatigué, un peu cassé les bras et le cœur. Mais je ne suis pas encore, Dieu merci! à ranger parmi les invalides du sentiment. J'ai gaspillé une partie de mes trésors, j'ai semé une bonne part de ma cervelle et de mon cœur sur les sentiers perdus de la folie et de l'enamourement... mais je suis encore assez riche pour être heureux, je le sens bien; et toutes ces rêvasseries et toutes 7 ces flambes de jeunesse ne m'ont pas tellement affolé que je ne puisse encore prouver la santé de ma cervelle et de mon cœur.
Je reviens à mon point de départ; à quelques pas de l'endroit où je suis né et où je ne mourrai pas, sans doute. J'y reviens avec la joie calme, mais grande et sans pareille, du voyageur qui retrouve enfin l'humble clocher de l'humble village qu'il avait quitté un jour pour aller par delà les monts et les mers à la recherche des pays étranges et inconnus...
On revient de plus loin que les bornes des mondes;
De plus loin que l'enfer,—de plus loin que la mort;
De plus loin que le fond des mers les plus profondes:
On revient de l'amour!...—et l'on revient plus fort!
On revient de l'amour,—cette blonde chimère,
Nageant dans un azur splendide, éblouissant,
Que, le front chaud encor des baisers d'une mère,
On poursuit enivré, fasciné, frémissant!
Voyage extravagant, plein de périls sans nombre,
Qu'on entreprend à deux,—mais d'où l'on revient seul!
Où l'on a la moitié du cœur prise dans l'ombre
Et la moitié du corps prise dans un linceul!
O pays de Tempé! tout peuplé de bergères
Qui mènent des troupeaux de cœurs paître l'amour;
Eldorados, Edens, demeures des chimères,
On vous attend vingt ans,—on vous possède un jour!
Pays charmeurs et doux, j'ai franchi vos murailles,
J'ai, dans vos sentiers verts, effeuillé mes printemps;
J'ai dormi dans vos bras, chimères sans entrailles,
Et vous m'avez versé vos filtres irritants...
Et cætera, pantoufle! Quand on rime sa douleur on ne souffre plus! Quand on raconte ses amours on n'aime plus. J'en suis là. Il s'est fait un apaisement subit dans mon cœur et dans mon esprit. J'ai repris possession de moi-même,—je m'appartiens! Qui que ce soit qui ait fait cela, préparé cela, amené cela, je l'en remercie et je m'en applaudis. Le résultat est si bon, si plein de santé, si prometteur de joies véritables, que je ne sais vraiment pas si j'ai fait quelque chose pour mériter qu'il soit.
J'oublie mes années d'oubli. Je me redresse assoupli, retrempé, rajeuni, sur le seuil de cette vie familiale, si pleine de calme et de recueillement.
9 J'ai à faire amende honorable et je la fais gaiement. J'ai été fou, vaniteux, puéril, fanfaron. C'est bien. Je dépose ma vieille défroque de jeune homme, sans cris de colère, sans lamentation, sans reproches et sans regrets. J'ai trop gagné à la transformation qui s'est opérée en moi pour être tenté de regarder avec la moindre amertume ce qui a précédé ce moment. D'ailleurs, les regrets et les reproches m'ont toujours semblé chose parfaitement absurde, parce que parfaitement inutile.
Adieu paniers! vendanges sont faites! J'ai mordu aux grappes de l'amour; j'ai rougi mes lèvres de son sang divin; je me suis grisé avec toutes les liqueurs fortes des passions et des chimères. Je me garderai bien, aujourd'hui que je suis dégrisé, de bafouer et d'anathématiser mes ivresses d'autrefois, de rougir de moi-même, de me montrer au doigt, de me faire une morale ridicule,—que je n'écouterais pas. Je suis plus respectueux devant mes ivresses que Cham devant Noé,—je passe 10 devant elles sans les réveiller, de peur de les attrister...
Le logement que j'habite est situé dans un quartier pour lequel j'ai une prédilection particulière. Je suis peut-être le seul qui ait pour lui cette prédilection: c'est le faubourg Saint-Marceau!
Peu de gens,—de ceux qui sont partis d'où je suis parti,—de la cuve d'un tanneur,—et qui ont traversé dans leurs pérégrinations diverses les couches les plus élevées de la vie matérielle et morale,—consentiraient à revenir vers ces humbles sentiers tout empuantis, où se sont essayés leurs premiers pas; ou, s'ils le faisaient, ils s'y feraient voiturer dans une baignoire pleine d'eau de Cologne,—de peur des asphyxies.
Moi, loin de redouter les inconvénients attachés à mon faubourg Saint-Marceau, je les aime et je les recherche. On aime toujours son nid, nid de torchis, de mousse, de sable ou de duvet.
Je ne suis pas né pour rien en plein faubourg 11 Saint-Marceau, entre la rue Mouffetard et le marché aux chevaux, sur les bords de cette peu poétique rivière de Bièvre, dont les naïades sont des blanchisseuses et les tritons des mégissiers. Mon enfance ne s'est pas passée pour rien sur la berge de ce ruisseau noir, à écouter les bruits discordants et tapageurs des battoirs et des marteaux; sur les montagnes de tannée élevées dans la cour de la maison paternelle, à contempler les motteux piétinant sur leurs petits cercles noirs, et travaillant pour les chaufferettes des portières et les cheminées des pauvres ménages.
Si la Bièvre puait un peu,—maintenant que je la sens à distance, je dirais presque qu'elle ne puait pas du tout,—les montagnes de tan sentaient bon, très-bon même. Que de dépouilles de chênes,—revêtus encore de leur aubier,—j'ai vu jeter dans ces grandes fosses humides où j'avais si peur de me laisser choir! Pauvres chênes! Et quelle cruelle chose que l'industrie qui 12 écorche vifs des bœufs et des arbres pour chausser les pieds des générations humaines! Vous ne pouvez donc pas marcher pieds nus, tas de pieds plats! La nature ne vous a pas fait ces pieds-là pour les emprisonner dans des bottes... Des bottes! mon premier désir de jeune homme, comme la culotte avait été ma première aspiration d'enfant; je n'ai pas le droit d'en médire.
Oui, j'aime ce quartier que fuient comme peste les gens du bel air, qui ne savent pas ce qui est bon et sain, et qui préfèrent les odeurs douteuses de leurs quartiers commerçants aux parfums gaulois de ce quartier travailleur.
J'aime ce quartier dont je connais chaque rue, chaque carrefour, chaque cul-de-sac, chaque maison, chaque borne, presque chaque pavé. J'ai vagué, petit polisson morveux, loque au derrière, cheveux blonds au vent, le visage purpuriné, dans tous les chemins qui aboutissaient à la maison paternelle, méconnaissable, hélas! aujourd'hui! Ces souvenirs d'enfance sont un peu 13 les mêmes partout et chez tous; il n'est pas un enfant duquel on ne puisse dire ce que Rabelais dit de Gargantua: «Tousiours se veaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez, se chauffouroyt le visaige, acculoyt ses soliers, baisloyt souuent aux mousches... pissoyt sur ses soliers... se mouschoyt à ses manches... Il pissoyt contre le soleil, battoyt à froid, songeoyt creux,... se gratoyt où ne lui demangeoyt point,... se chatouilloyt pour se faire rire,... battoyt les buissons sans prendre les osillons, et croyoit que vessies feussent lanternes...»
Mais à côté de ces détails communs à tous, il y en a d'autres particuliers à chacun; il y a des souvenirs simples, petits et calmes, qui n'ont de saveur et de poésie que pour celui qui les a.
Ces souvenirs-là ne disparaissent qu'avec vous. Et certes, bien que je n'aie pas encore atteint l'âge où l'on récapitule sa vie comme on récapitule les dépenses faites, lorsqu'on a à solder son compte définitif, 14 j'ai cependant un copieux bagage de souvenirs...
Eh! bien, parmi ceux-là qui, touffus et obscurs, obstruent les avenues de ma cervelle et les sentiers de mon cœur, il en est quelques-uns, drageons noueux et vivaces qui s'écartent du tronc principal et s'épandent le plus sur ma vie pensée de tous les jours. Ceux-là me sont précieux, et quoiqu'affaiblissants et énervants comme tout ce qui porte à l'attendrissement, je ne les repousse pas, je ne les arrache pas lorsqu'ils font saillie sur mes autres pensées plus viriles et plus sérieuses. Ce sont les xéranthèmes du cœur.
Je ne les arrache pas, au contraire, je les arrose. C'est un défaut que je condamne chez les autres et auquel je rebrousse fortement le nez lorsque je le vois poindre dans les discours ou dans la conduite des gens que j'aime; mais je me laisse volontiers envahir par cette mélancolie,—bien inoffensive après tout,—des choses disparues. Je raille brutalement, dans la vie vulgaire, les 15 rêveurs et les poëtes dont je trouve tout haut l'influence désastreuse, pernicieuse, immorale, en ce qu'ils provoquent au suicide moral sans cesse entrepris et jamais réussi,—ce qui fait qu'on passe son temps à mourir. Mais tout bas je les lis et je les remercie des heures noires qu'ils suppriment sur le cadran de mon existence quotidienne.
Je suis un grand faiseur de romans. Je dépense un temps absurde à édifier des châteaux de cartes et à procréer des chimères. Mais ces romans me permettent quelquefois d'ignorer l'histoire, de l'oublier pendant quelque temps; mais ces chimères amusent les appétifs maladifs de mon esprit, et, quoique viande creuse, lui servent de pâture suffisante; mais ces châteaux de cartes abritent dans les jours de brouillards et de pluie les susceptibilités frileuses et les délicatesses peureuses de mon individu.
L'homme est double, il n'a pas besoin d'être gris pour se dédoubler. C'est un bonheur qui n'est pas donné à tout le monde, 16 c'est une faculté que ne possèdent pas tous les hommes; mais ceux qui ne la possèdent pas, ceux qui ne jouissent pas de ce bonheur là,—parce qu'ils ont mis, dès leur naissance, leur intelligence en fourrière, et qu'ils ne se servent, comme les polypes, que de leurs bras pour vivre,—ceux-là ont d'autres bonheurs auxquels nous ne participerons probablement jamais. Qu'importe!...
J'ai voulu revoir, il y a quelques années, la maison paternelle. La cour n'existait plus, on avait bâti des ateliers dessus. Le splendide peuplier,—planté au milieu de cette cour le jour de ma naissance,—coupé, déraciné et transformé en bûches! Un voisin a réchauffé ses vieux tibias avec mon acte de naissance! Le petit appentis de gauche, à deux compartiments,—le bureau de mon père et la petite salle où je recevais le premier baiser de ma mère en revenant du collége,—changé aussi, et en 18 quoi, mon Dieu! en loge de portier... Là où il y avait des bruits sérieux et des jasements d'enfants, il y a maintenant des bruits de marmite et des parfums de savate! Ubi troja fuit!... Voilà où fut mon enfance! Voilà où se trouva mon bonheur!
Si la maison paternelle,—le nid où nous fûmes couvés cinq et d'où nous prîmes notre vol, dispersés par les orages vulgaires de l'existence, les plumes à peine poussées,—si cette chère maison n'est plus, chère patrie de nos premiers jours et cher témoin de nos premières joies comme de nos premières douleurs, il me reste au moins son souvenir où je puis me réfugier de temps en temps, quand il fait froid et noir dans ma vie de tous les jours. Aux secousses et aux gros temps de l'heure présente, j'ai à opposer le calme et le ciel bleu des premières heures de ma vie. Dante a eu tort de dire «qu'il n'est pas de douleur plus vive que celle de se rappeler dans les malheurs les jours de la félicité,»—et surtout de mettre ces paroles amères dans la bouche 19 de Francesca di Rimini et dans le chant V; car l'aurore égaie le crépuscule de ses reflets, le printemps réchauffe l'automne de ses tièdes et doux rayons. Bonne et ravissante chose, au contraire, que ces souvenirs-là. Ils vous font millionnaire au milieu de la misère!...
Je n'ai point encore terminé ce speech auquel je pourrais donner le même titre que celui donné à sa harangue par Cicéron, bourgeois d'Arpinum, panégyriste de Marius, puis de Sylla, avocat bavard, roturier infidèle à son origine. C'est, en effet, un discours pro domo meâ!
Pour ma maison! pour ma pauvre et chère rivière de Bièvre,—qui baignait son escalier!
Ah! cette rivière roule une eau fangeuse, noire, rouge, impossible, je le sais. Ses bords sont garnis de détritus et de débris d'animaux, c'est un égoût découvert, je le sais toujours! Mais ce que je sais aussi c'est que, pour moi, cette petite rivière a toute la poésie et le charme d'un ruisselet 20 à l'onde cristalline, se jouant sous le soleil à travers les roseaux. C'est que, pour moi, qui l'aime, elle vaut la Voulzie qu'aimait tant Hégésippe Moreau.
Mme de Staël ne préférait-elle pas son ruisseau de la rue du Bac au splendide lac de Genève?...
Je me souviens qu'enfant je passais des heures entières, assis les jambes pendantes, sur la berge, à écouter le fracas des marteaux et des fouloirs et à regarder les rats nombreux sortir de leurs trous, traverser l'eau et se livrer, sur l'un et l'autre bord, des combats très-intéressants. Je n'avais pas lu encore la Batrachomyomachie du vieil Homère, et je devinais qu'il y avait à faire un poëme burlesque, plein d'attrait, avec un combat de rats et de grenouilles.
Je me souviens aussi que tous les ans, aux vacances, je construisais une petite galiote en carton, je la bourrais de friandises et de fleurs et je la livrais tout joyeux et tout haletant aux caprices de l'eau de la Bièvre. Pourquoi? Je n'en sais rien. Les 21 habitants des îles Maldives lancent tous les ans un petit vaisseau chargé de parfums, de gomme et de fleurs, comme une offrande à la mer. Je faisais peut-être mon offrande à la Bièvre. Les enfants sont aussi superstitieux que les sauvages.
Je me souviens encore que,—toujours sur les bords de cette affreuse rivière que j'aime tant,—il y avait un grand chantier qui aboutissait là d'un côté et de l'autre à la rue Fer-à-Moulin, à deux pas du cimetière Sainte-Catherine, qui est aujourd'hui l'amphithéâtre de Clamart.
Ce grand chantier était, à l'époque dont je parle,—complétement abandonné, chose rare dans une ville où il n'y a pas un pouce de terrain inoccupé, où l'on plante des maisons lorsqu'on devrait planter des arbres, et surtout dans un quartier industriel où l'usine et les métiers ont besoin de toutes les places disponibles, et même de celles qui ne le sont pas.
Quoi qu'il en soit, à cette époque, ce vaste chantier était complétement abandonné. 22 L'herbe y croissait, épaisse et drue en beaucoup d'endroits, rare et pelée en beaucoup d'autres où broutaient deux ou trois chèvres. Parmi ces herbes, tapis charmants pour les ébats printaniers, plancher facile aux rondes enfantines,—croissaient en abondance toutes ces plantes parasites qui poussent n'importe où et entre n'importe quoi, la folle avoine, la bardane, les chardons et la laitue que les anciens appelaient la viande des morts, parce qu'elle croît en effet très-volontiers dans les cimetières.
L'été, c'était un endroit charmant, à peine clos, où,—pendant le jour,—venaient s'ébattre, comme des moineaux-francs, des nuées de gamins tapageurs, et où l'on voyait
«Bien des couples rêveurs qui le soir, à la brune,
Se baisaient sur la bouche en regardant la lune...»
Il y a peut-être des gens qui s'imaginent qu'on ne sait pas aimer, pas être jeune, pas être beau dans ce plébéien quartier 23 Saint-Marceau. L'ubi amor, la patrie des cœurs, est partout, sous toutes les zônes, sous toutes les latitudes, sous tous les costumes. Le pays où l'on s'aime—pour recueillir des enfants,—ce pays adoré est tout coin de terre où il y a un brin de soleil, un brin de verdure, un brin de jeunesse et un brin de beauté.
La chanson de Mignon est d'une mélancolie et d'une poésie touchantes:
«Connais-tu la terre où les citronniers fleurissent—Kennst du das Land wo die citronen bluhen?—où, dans leur sombre feuillage, mûrissent les oranges dorées?...»
Eh bien! cette chanson de Mignon se chante en français, en parisien, avec un accent faubourien même, sur les bords de la Bièvre! Seulement il n'y est plus question de citronniers ni d'oranges... Les amoureux qui la chantent parlent du pays empourpré, radieux, plein de promesses, où ils veulent aller, et ils y vont... Il est donc naturel qu'une fois de retour de ce pays des rêves—et des réalités,—ils le 24 regrettent, comme Mignon; et y aspirent de nouveau, comme elle...
Je te raconterai tout à l'heure mes premières amours avec une petite ouvrière de la filature des Cent-Filles,—amours chastes, innocentes et éphémères qui n'ont laissé dans mon cœur d'autre trace que celle laissée par certains parfums précieux au fond du vase qui les a contenus, même durant l'espace d'un éclair. On peut briser mon cœur en mille morceaux,—c'est aux trois quarts fait, puisqu'il est fêlé,—chacun de ses morceaux sentira encore l'amour, liqueur divine, que le ciel y a versée il y a seize ans!...
Je n'en ai pas encore fini avec les puérilités de ce qu'on est convenu d'appeler le golden age,—un âge dont je voudrais bien avoir la monnaie aujourd'hui. Je n'en ai pas encore fini avec lui, et je ne m'en plains pas. Ces souvenirs-là, ridicules et ennuyeux pour les autres, me refont une jeunesse de quelques heures, me repeuplent la bouche de ses dents blanches, la tête de 25 ses cheveux blonds, l'esprit de ses papillons, le cœur de ses niaiseries adorables. Que veux-tu? je m'arrête avec complaisance et tendresse sur ce temps où je n'étais encore qu'un petit bambin aux cheveux ébouriffés, où je faisais des ronds dans les puits, où je dénichais des oiseaux, où je faisais des accrocs à tous les endroits défendus de ma culotte, où je me faisais un nez postiche avec des gousses de tilleul, où je faisais des cocottes, où je jouais aux barres, au cheval fondu, à saute-mouton, à la bloquette, à la marelle...
Ah! la marelle! T'en souviens-tu? Moi, je m'en souviens beaucoup.
Toutes les fois que je jouais à la marelle,—dans ce vaste chantier si hospitalier à tous nos ébats, je ne sais plus trop comment je m'y prenais, mais je ramenais toujours mon palet dans l'espace réservé à l'enfer. Le moins qu'il pouvait m'arriver était d'entrer dans le purgatoire. Jamais je ne suis entré dans le paradis...
Je l'ai bien gagné pourtant.
Une histoire intéressante et triste à écrire, ce serait l'histoire de certaines phrases, la Genèse de certaines pensées qu'on rencontre dans certains livres.
Souvent un mot est une larme cristallisée, une phrase est un sanglot figé. Un récit n'est souvent qu'un rideau derrière lequel se joue un drame,—le drame de la vie et des passions du poëte... On se demande rarement,—quand on lit,—pourquoi telle pensée vous a remué, pourquoi elle vous remue encore de temps en 28 temps quand elle traverse votre souvenir. On ne sait pas quels chemins ont dû prendre le cœur et l'esprit d'un écrivain pour arriver à certaines conclusions. On ne le sait pas, on ne tient pas même à le savoir, parce qu'il faudrait lui en tenir compte. Et de fait le poëte, qui se respecte un peu, ne doit pas mettre ainsi les indifférents dans les secrets de sa vie,—ouvrir ainsi aux simples passants l'alcôve de ses sentiments.
Souvent, au milieu d'une raillerie,—masque grimaçant qui cache un visage en larmes,—il y a un mot de jeté qui vient révéler l'immensité de cette douleur, comme une pierre jetée dans un abîme en révèle la profondeur.
Lorsque le poëte vous dit: «—Triste comme un sourire d'adieu!»—«Menteur comme une promesse de retour!» c'est qu'il a éprouvé les navrantes douleurs d'une séparation et les amères déceptions d'une promesse qui n'a pas été tenue.
Lorsqu'il vous parle des âcres voluptés qu'on éprouve à battre les pavés de la 29 ville, ou à courir dans les chemins inondés de pluie, battus par l'orage,—c'est que lui-même,—un jour que la misère de son cœur et les tortures de son esprit l'avaient poussé hors de son logis,—il avait ressenti une sorte de joie sauvage à errer ainsi au hasard, à se jeter ainsi au milieu d'un ouragan furieux,—il avait éprouvé une volupté amère à sentir la pluie souffleter ses joues, tremper ses vêtements, glacer ses os, et ses larmes s'étaient mêlées à celles du ciel, et il avait jeté des cris et des blasphèmes qui s'étaient perdus dans les clameurs furieuses de l'ouragan!...
On ne sait pas ces choses. On n'a pas besoin de les connaître. Pourquoi les connaîtrait-on? Le métier de poëte est un apostolat. Qu'importent la vie et les douleurs de l'apôtre si le résultat de sa mission a été obtenu? Qu'importe son cri suprême de désespoir,—son Lamma sabactani,—ses roidissements, ses convulsions, son agonie,—si tout cela a servi à rendre son œuvre éloquente, émouvante, humaine!...
30 Rude métier, lamentable histoire, pénible labeur! Être le propre charpentier de son échafaud,—se traîner, de gaieté de cœur, à son Golgotha,—se présenter à soi-même l'éponge pleine de fiel et le calice d'absinthe,—retourner dans les sentiers empierrés où l'on a laissé des lambeaux de sa vie,—refaire les stations douloureuses de son douloureux Calvaire,—tout cela pour intéresser le premier venu et émouvoir la dernière venue!
Pauvres hommes de génie! Pourquoi et pour qui donc écrivez-vous? Quelles séductions ont donc pour vous des applaudissements que l'on vous marchande et des sarcasmes que l'on ne vous épargne pas? Quelle attraction vertigineuse a donc pour vous cette grande impudique qu'on appelle la gloire? Avec quels yeux éblouis entrevoyez-vous donc cette froide justicière qui se nomme la postérité?
La gloire! la postérité! En quoi les avez-vous méritées? A quoi avez-vous été utiles?
31 Ces réflexions me venaient l'autre jour en voyant ouvert sur ma table un roman de M. de Senancour,—Obermann;—ce livre si peu lu sur lequel George Sand a écrit d'admirables lignes qui le résument autant que peut être résumée cette œuvre qui ne conclue pas, où il y a une telle lassitude de la vie, où il y a un tel mépris du bonheur, que l'esprit s'arrête troublé, remué, épouvanté... Le cri, le blasphème d'Obermann, c'est,—avec une intonation différente,—le cri poussé par tous les rêveurs, par tous les chercheurs, par tous les Prométhées de ce monde. C'est le doute de l'Académie d'Athènes, le non liquet des Romains, le peut-être de Rabelais, le que sais-je de Montaigne, le qui en sabe de Camoëns, le chi lo sa de Dante, le wie weet de Bilderdyk, le wer weisz de Klopstock, le who knows de Milton...
J'ai lu ce livre à différentes époques de ma vie. La première fois que je le lus, j'étais jeune, très-jeune et amoureux, très-amoureux. Je ne compris pas le superbe 32 dédain, le sublime oubli d'Obermann à l'endroit de la femme;—et je jetai le livre,—scandalisé.
Je viens de le relire. Je comprends un peu mieux.
Il arrive un moment où l'amour ne compte plus dans l'existence de l'homme, où il le rejette comme un manteau trop lourd, pour marcher plus vite et plus sûrement à son but, pour n'avoir point à le rejeter plus tard comme la robe brûlante et empoisonnée du Centaure.
L'heure où s'accomplit ce sacrifice est solennelle dans la vie d'un homme. Il sent en lui,—à ce moment,—des tressaillements et des déchirements inéprouvés jusque-là. Les parfums des coupes brisées et des roses effeuillées lui montent au cœur et l'enivrent encore. Les chansons de fête et les bruits de baisers résonnent à son oreille, mais pour la dernière fois... Ces parfums et ces bruits vont s'évanouir et s'éteindre. On ne les sent presque plus, on les entend à peine; tout à l'heure tout sera dit. La 33 métamorphose sera complète. Les rubans roses de l'amour ne peuvent plus cacher les cheveux blancs qui viennent d'apparaître au milieu de vos cheveux noirs comme des prophètes de désastres et de ruines au milieu d'une fête joyeuse... Votre démission de jeune homme, s'il vous plaît, monsieur?
Avant de la donner, je veux rester quelques instants encore à écouter les grelots d'argent du souvenir, et noyer mon regard dans une image flottante à l'horizon du rêve.
Je ne fais pas impunément ce voyage sur les bords de la Bièvre, d'où chacun de mes pas fait partir des nichées de souvenirs. Je ne m'arrête pas impunément dans ce grand chantier où broutaient les chèvres attachées à un piquet,—où séchaient quelques linges attachés à une longue corde,—où poussaient les chardons, les giroflées de murailles, les pariétaires, les mousses, les saxifrages,—où couraient les beaux lézards et les orvets aux yeux d'or le loug 34 des vieilles pierres,—où nous nous réunissions pour jouer à la marelle et aussi pour montrer et voir la comédie pour une épingle.
La comédie pour une épingle! aucun drame, aucun opéra-comique, aucun vaudeville, aucune tragédie, ne m'a donné les émotions que me donnait la comédie pour une épingle! Il faut avoir été jeune pour savoir ce qu'il y avait de joyeuses attentes et de manifestations de bonheur dans cette simple comédie pour une épingle! Trois morceaux de cartons fermés par un rideau de papier bleu, avec des rainures où l'on passait des bonshommes en papier chargés de représenter et de dire quelque chose!... Voilà le théâtre, voilà les acteurs, voilà les pièces!... Quand je songe qu'un jour je pleurai toutes les larmes de ma tête parce qu'il m'était impossible de payer mon entrée!
Je n'avais ni une épingle, ni un clou, ni quoi que ce soit. Je n'avais rien. J'avais tout donné à Louisette pour qu'elle pût 35 voir,—et je croyais que cela ne m'empêcherait pas de voir, moi aussi. Mais le contrôleur fut impitoyable, mes larmes furent impuissantes, et Louisette ne se dérangea même pas de toute la représentation pour venir me consoler.
Elle ne me consola que longtemps après.
Ah! Louisette! Louisette!...
Les élégants, les lions, les gentilshommes,—toute la gentry, en un mot tous les gens de little et high life,—ne se doutent guère que la plupart des adorables maîtresses dont ils ornent leur côté comme d'un bouquet de lilas ou de violettes, sortent du faubourg Marceau—qui est la grande fabrique de l'espèce féminine.
Toutes ces filles, pâles ou roses, blondes, brunes ou dorées, nonchalantes ou alertes, dédaigneuses ou sans façon,—mais presque toutes charmantes,—qui ont loge 38 à l'Opéra, coupé au mois, boudoirs splendides, toilettes inouïes,—qui se noient dans des flots de dentelles et dans des rivières de diamants,—on sait où ces rivières prennent leur source;—toutes ces filles, qui font profession de savoir l'amour, viennent en effet de là.
Cela a été constaté par les statistiques des Parent-Duchâtelet, des Béraud et des Frogier; mais, à défaut de ces graves bouquins, on peut arriver à cette constatation avec certaines précautions et une certaine persistance.
Pour l'observateur attentif et soigneux, qui ne laisse traîner aucun détail, qui ramasse les mots sans importance tombés çà et là et destinés à être oubliés par les autres, il y a de ces détails de costume et de langage qui trahissent et accusent fortement l'origine plébéienne de ces vierges folles.
D'ailleurs, quelques-unes d'entre elles l'avouent parfois, cette origine, dans un moment de franchise brutale, en vue d'humilier 39 l'homme qui les paye. Elles l'avouent, parce qu'elles sont sûres qu'il ne les croira pas.
Cela est, pourtant. Ces aristocratiques personnes qui, de leurs blanches menottes, fripent et déchirent si négligemment tant d'étoffes précieuses,—qui, de leurs non moins blanches quenottes, rongent si nonchalamment des héritages fabuleux,—ces aristocratiques Laïs, ces Phrynés élégantes, ces Aspasies de bon goût et de bon ton qui ressemblent à la première duchesse venue, ont eu pour commencements les filatures et les fabriques du faubourg souffrant.
Leur premier amant,—leur homme, lorsqu'elles n'avaient pas encore quinze ans,—celui qui les battait et qu'elles regrettent souvent,—n'en déplaise à leurs amants d'aujourd'hui et à ceux de demain,—leur premier amant a été un camarade d'atelier, un compagnon de leurs travaux et de leurs jeux, un blousier, un voyou quelconque. C'est fâcheux, sans doute, 40 mais c'est ainsi. Ces messieurs du faubourg ont le dessus du panier des amours, et comme ils ont l'appétit des vingt ans, ils mordent aux grappes amoureuses lorsqu'elles sont dans toute leur fraîcheur, dans tout leur éclat, dans toute leur saveur, dans tout leur parfum,—et ils n'en laissent que ce qu'ils ne peuvent pas manger. Heureusement qu'ils en laissent beaucoup.
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse!
n'est-ce pas, gentle reader?
Qu'importent les commencements? Le fier palmier commence bien dans un grossier vase d'argile...
Louisette était née en plein faubourg Saint-Marceau, et elle était très-belle,—ce qui est très-commun chez les gens communs, beaucoup plus commun que chez les gens distingués—qui remplacent la beauté par la distinction.
Elle travaillait à la filature des Cent filles, rue Censier, où il y avait, pêle-mêle, confondus, de cent cinquante à deux cents 41 ouvriers des deux sexes et de tous les âges.
Louisette avait dix ans quand je la rencontrai, un jour qu'elle sortait avec son pain bis pour aller déjeuner sur l'herbe du grand chantier voisin, et que j'étais sorti, moi aussi, pour aller faire le lézard au soleil, dans ce chantier.
Je la vois encore dans ses haillons couverts de flocons de laine, grignottant du bout des dents ce vilain pain bis très-dur qu'elle partageait avec un régiment de moineaux, marchant pieds nus sur les pavés du roi et sur l'herbe du bon Dieu, et secouant de temps en temps sa brune chevelure si sauvagement emmêlée et de laquelle pendaient des tordions, croisés de laine blanche, qui faisaient un effet étrange.
Avec cet accoutrement une autre eût trouvé moyen d'être laide et repoussante. Elle, au contraire, avait trouvé moyen d'être charmante.
Cette petite fille du peuple si bizarrement vêtue, avait un visage d'une candeur et d'une beauté remarquables. Je ne la poétise 42 pas, je raconte tout simplement et tout sincèrement.
Sa bouche rose,—«nid de baisers prêts à s'envoler,»—souriait rarement, mais quand elle souriait, c'était pour verser le baume de ce sourire sur la mauvaise humeur et la méchanceté des autres. Le charme mélancolique de ce sourire lui venait d'une dent cassée,—chère perle,—par un soufflet de sa mère. Il y a des mères qui battent leurs filles dans le faubourg Marceau; il y a là des maris qui battent leurs femmes, là, comme ailleurs,—un peu plus qu'ailleurs, toutefois...
Ses yeux étaient bruns et doux, malgré cette couleur sombre. Ils étaient ourlés de noir et l'on voyait encore pendre,—en guise de cils, les bouts de soie dont la nature s'était servie pour les faire. Ces yeux-là étaient bien les frères de la bouche; ils s'ouvraient en même temps qu'elle, souriaient comme elle, et, comme elle, guérissaient.
Toutes les fois que je rencontre une gravure 43 de Lawrence, je songe à Louisette.
Comme presque toutes les natures rêveuses et impressionnables, cette humble fille du peuple,—grossière de costume, délicate d'instincts,—était très-religieuse. Personne ne lui avait appris, dans sa famille, le chemin de l'église,—elle y allait régulièrement.
Malgré le peu d'envie que j'en eusse, j'y allais avec elle. Mais je dois l'avouer, la créature m'occupait plus que le Créateur. D'ailleurs elle priait pour nous deux,—cette jeune vierge plébéienne, pleine de gaucherie, de timidité et de grâce.
O saint Médard,—saint des quarante jours de pluie,—que ton obscure église nous a vus de fois, elle et moi, agenouillés sur tes dalles froides, elle égrenant son rosaire et murmurant ses oremus, moi, tourmentant ma casquette et murmurant contre ses prières!... L'amour est un dieu jaloux des autres dieux...
Quant à elle, elle associait très-bien mon image profane à l'image divine, mais très-chastement. 44 Je ne sais pas comment elle s'y prenait pour cela, mais elle le faisait. Je dois le croire, puisqu'elle me le disait.
Je me souviens qu'un dimanche de la Pentecôte, le curé de St-Médard était en chaire; il lisait à ses ouailles la prose latine de ce jour-là: Dulcis hospes animæ..... (Seigneur, doux hôte de l'âme, etc.) Je regardais Louisette. Tout à coup je vis ses yeux se noyer de larmes. Elle ne comprenait pas, cependant, ou elle ne devait pas comprendre. Mais il y avait dans la voix du prêtre une telle onction, une telle ferveur, une telle tendresse, que la traduction du texte latin lui arrivait au cœur par des voies inconnues et sympathiques. Elle était chrétienne—sans avoir été baptisée, et je me souviens qu'elle s'écria: «Je voudrais être au Seigneur... et à toi!...»
Hélas! elle ne fut ni au Seigneur ni à moi!...
Nos amours ne durèrent pas longtemps. Deux ans à peine. Elles finirent bien tristement.
45 Un jour de vacances, je m'étais échappé, j'avais traversé la Bièvre sur une planche et j'étais entré dans le grand chantier par l'échancrure faite à son mur de ce côté-là.
Il était deux heures. Le soleil éclairait ce grand espace à ce moment désert.
Un cheval paissait,—grave et comme ennuyé, le licol traînant, la tête perdue sous les flots secoués de sa longue crinière.
Je le reconnus vite pour un vieil ami que je n'avais pas vu depuis quatre mois, pas plus que Louisette. C'était un vieux cheval de charrette qui avait eu des jours glorieux et qui traînait maintenant des mottes à brûler dans tous les quartiers de Paris. Une bête rustique, mais vaillante, qui avait perdu ses forces mais qui avait conservé sa mâle encolure et surtout son grand œil intelligent. On l'appelait l'Ami,—et jamais bête ne fut mieux appelée.
Je bondis vers lui, il leva la tête et accourut vers moi.
J'allais lui demander des nouvelles de Louisette,—et il allait m'en donner,—lorsque 46 je la vis apparaître elle-même à l'extrémité du chantier.
Nous courûmes l'un vers l'autre, et pendant quelques instants nous restâmes embrassés et comme suffoqués par notre joie.
Louisette avait quatre mois de beauté de plus.
J'avais quatre mois d'amour de plus.
Nous n'étions—ni elle, ni moi—dans l'âge où l'amour est jugé dangereux par les grands et petits parents. Nous aurions pu aller tous deux au bois,
«Cueillir la violette,
Giroflée! girofla!...»
nous ne serions pas revenus trois.
Et pourtant c'est à cet âge-là que la passion est la plus dangereuse, en ce qu'elle pousse vigoureusement ses racines dans les cœurs bien disposés à la recevoir.
Mais les parents,—grands et petits,—ne savent pas cela, et ils laissent ensemble de longues heures, de longs mois, de courtes années, des enfants qui ne sont pas destinés 47 à vivre ensemble et qui se souviendront toujours, quoi qu'on fasse, qu'ils avaient résolu de ne jamais se séparer...
Nos caresses enfantines données et reçues, rendues et reprises, on improvisa une promenade à cheval sur l'Ami.
L'animal me comprit et il s'avança vers nous avec un petit hennissement de satisfaction.
Je l'avais souvent monté à crû et, grâce à son allure pacifique et solennelle, je n'avais jamais fait de chutes. Cela m'encouragea à lui confier Louisette,—après avoir, au préalable, recouvert sa vieille échine de mon vieil habit de collégien, les boutons en dessous, bien entendu.
Louisette n'était pas une amazone bien aguerrie. Elle ne s'était jamais assise que sur une chaise, sur un banc ou sur l'herbe; elle n'avait point encore l'habitude de ce siége mouvant, et son premier mouvement fut un mouvement d'effroi.
Cette frayeur,—que je raillai de mon mieux,—était un pressentiment. Je fouettai 48 l'Ami et, moi tenant sa longe, elle tenant sa crinière grise, nous fîmes quelques tours dans l'enclos.
C'était charmant et puéril. Le ciel avait ce jour-là son outre-mer des jours de fête,—le soleil ses rayons d'or les plus gais et les plus réjouissants. Le trot paisible et régulier de l'Ami,—qui paraissait s'associer à notre bonheur et qui soufflait bruyamment et d'une manière amicale,—avait donné des couleurs plus rosées et plus éclatantes aux joues un peu pâlies de Louisette. Elle jetait de temps en temps de petits cris de biche effarouchée que je faisais semblant de ne pas entendre, et je continuais de houssiner la monture et de l'aiguillonner pour la réveiller un peu de son allure monotone.
Si les joues de Louisette étaient roses, les miennes étaient rouges. Le sang m'envahissait la face et me battait violemment aux tempes. Les cheveux au vent, la cravate dénouée, la chemise déchirée, j'allais, j'allais, j'allais, tournant et faisant tourner 49 l'Ami dans une ronde qui, pour être calme,—comme le comportait le caractère de ce brave animal,—n'en devenait pas moins vertigineuse.
—André! s'écria Louisette avec un accent d'effroi réel,—André, arrête l'Ami... j'ai peur!... je veux descendre!...
Je ne l'avais pas écoutée,—peut-être ne l'avais-je pas entendue, occupé que j'étais à écouter le bruit étrange que faisaient les battements de mon cœur et les bouillonnements de mon sang. Et au moment même où elle proférait pour la deuxième fois ce cri d'alarme, je cinglais le vieux cuir du pauvre l'Ami,—qui n'en pouvait plus.
Cette fois un troisième cri fut poussé,—mais si déchirant, si douloureux, si plein de reproche, qu'à seize ans de distance je l'entends vibrer encore en moi.
Puis je sentis à travers le visage comme un souffle chaud et une douleur aiguë—et je tombai.
En me relevant j'aperçus Louisette évanouie sur le sol, pâle comme le furent depuis 50 des visages aimés, à leur dernière heure,—les cheveux dénoués, les lèvres contractées et bleuies...
L'Ami était immobile, jetant le feu par ses naseaux, tout en sueur, et me regardait de ses grands yeux tristes,—comme dit le romancero à propos de Babieça, le cheval du Cid.
L'Ami était couronné—et Louisette s'était cassé la jambe!
Je n'appris tout cela que beaucoup plus tard, quatre ou cinq mois après, lorsqu'il était trop tard. Car je l'avoue ici,—et cet aveu me coûte,—en apercevant Louisette étendue sur le sol, avec sa pâleur et son désordre, je la crus morte, et je courus tout haletant vers la maison paternelle, d'où je ne sortis pas de quelques jours, appréhendant à chaque minute, dans des angoisses terribles, la venue des gendarmes et du procureur du roi...
L'Ami fut confié à l'équarrisseur le lendemain de cette lamentable journée. Quant à ma pauvre Louison-Louisette, elle fut 51 confiée aux soins d'un rebouteur du quartier qui lui raccommoda la jambe, mais qui ne put l'empêcher de boiter.
Maintenant, mère heureuse aux bras d'un autre époux,
Louisette a oublié le grand enclos de la Bièvre, la filature des Cent filles, le vieux l'Ami, le jeune André, et quand on lui demande par hasard la cause de sa claudication, elle ne se la rappelle plus...
La Bièvre symbolise l'existence de certains individus.
Elle commence humble, chétive, silencieuse, mais roulant une eau claire sur un lit de cailloux, à travers des méandres capricieux et le long de rives ensaulées, se perdant dans les prés où paissent,—majestueuses et nonchalantes,—de belles génisses au fanon blanc, à la croupe un peu anguleuse, la queue battant les flancs,—comme dans les toiles de Paul Potter, ou comme dans l'un de ces tableaux trop rares 54 de Johann Breughel qui m'ont fait écrire quelque part:
Si j'avais de l'argent j'irais passer mes jours
Dans un des pays peints par Breughel de velours!
Et je n'y ferais pas de vers surtout.
C'est ma vie à sa source. Obscure et roulant son onde limpide où le soleil vient de temps en temps désaltérer un de ses rayons brûlants, où le soleil vient de temps en temps laver sa robe bleue. Pas de grands bruits, pas de grosses tourmentes, pas de désastres considérables. Des rides légères que font les brises attiédies en passant à sa surface,—une caresse plutôt qu'une larme,—et, pour toute tempête et pour tout malheur, un murmure innocent, une gronderie sans éclat du petit flot contre un petit caillou qui entrave sa course vagabonde.
Puis, peu à peu,—les années venant et l'adolescence s'en allant,—la vague se courrouce, le flot s'emporte et se brise avec plus de fougue contre des obstacles plus 55 sérieux. Le ruisseau courait tout à l'heure à travers les prairies, le long des haies de sureau, au sifflement gaillard des merles, avec toute l'allure un peu folle du poulain qui n'a point encore senti la selle, le harnais et le collier. Il pouvait rêver à son aise, dormir à son caprice et chanter à son gré; on ne lui demandait pas d'être utile et il ne demandait qu'à être inutile.
Voilà que son lit se creuse et s'élargit; sa course se règle, sa vie s'endigue; il est fort, il faut qu'il soit utile. C'est la loi commune et providentielle. L'homme doit commencer de bonne heure son labeur, endosse de bonne heure la livrée du travail. Le ruisseau fait maintenant tourner la roue d'un moulin, il aide à moudre le blé, il aide à la vie des autres et de lui-même.
Ce n'est pas tout. Ce n'est que le commencement. Il faut obéir à la pente, aller à travers le grand chemin au grand but, traverser la Seine pour aller se perdre dans l'Océan,—goutte d'eau au départ, goutte d'eau à l'arrivée,—larme tombée des yeux 56 bleus d'une nymphe rêveuse des environs de Versailles et bue par une huître baillante des environs d'Etretat.
Avant de mêler son onde aux eaux du grand fleuve, puis de la grande mer, il faut quelquefois la laisser rouler sur un grand lit de vase, le long de rives froides et tristes, sans consolation et sans poésie. C'est le moment terrible, c'est la crise. L'eau de la jeunesse est souvent aussi noire et boueuse, sans gaieté et sans soleil, sans grandeur et sans parfum, remuée par les passions, endiguée par les devoirs, servile et laide, avachie et sans conscience, contrainte par le besoin ou forcée par les désirs—coupable ou malheureuse...
Il faut toujours aller, aller sans cesse, aller sans fin. L'homme commence au berceau, mais il ne finit pas à la tombe; la rivière commence dans un creux de rocher, mais elle ne finit pas à l'Océan, car l'Océan est le père des choses, comme la mort est le moule des êtres...
L'humble rivière,—hier limpide, aujourd'hui 57 troublée,—sera demain un fleuve calme et fort, portant tous les fardeaux sans murmure, recevant toutes les fanges sans en être souillé, tous les tributs sans en être enorgueilli, courageux et indifférent aux chances diverses de sa course, résigné aux fortunes diverses de sa pérégrination...
La Bièvre part de Guyancourt et se jette dans la Seine au boulevard de l'Hôpital. Je la remonte comme je remonte mes souvenirs, allant contre le courant, tournant le dos à l'avenir, les yeux fixés vers la source—où j'aime à me retremper.
A son embouchure elle côtoie le Jardin-des-Plantes, qui est le point de jonction de ma vie passée et de ma vie présente.
Je ne saurais, sans être ingrat, ne pas consacrer un souvenir affectueux et presque tendre à ce cher Jardin-des-Plantes, le vrai jardin, le jardin par excellence, dont le Luxembourg et les Tuileries,—bien que ses aînés,—ne sont que de pâles imitations.
58 Je ne m'attendris pas à froid et je n'ai point de tressauts à propos d'un brin de gazon. Mais je te le dis en toute sincérité de cœur et d'esprit, ce n'est point sans une certaine émotion et une certaine exultation que je traverse cet immense jardin dont les vieux et grands arbres ont vu mes jeunes et petits premiers pas.
Je dis: cet immense jardin—et je ferais sourire quiconque m'entendrait. Et pourtant, pour moi ce jardin est immense comme une forêt. Je le vois toujours à travers mes lunettes d'enfant, avec les yeux qui me faisaient prendre la petite fontaine du coin de la rue de Poliveau pour un lac—et les peupliers qui l'ombragent pour des géants chevelus comme le bois de Meudon.
J'ai une tendresse particulière pour ce jardin-là qui n'est point,—comme les autres,—battu par des tourbillons de promeneurs et qui n'a souvent, pendant des journées entières, d'autres hôtes que ses hôtes sauvages. Ce n'est point un jardin banal.
59 J'y suis venu ramasser des marrons pour m'en faire des colliers d'une toison d'or quelconque et des gousses de tilleul pour m'en faire un nez postiche. Les sylvains et les hamadryades, qui en font leur séjour habituel, ne sont point effarouchés des turbulences de la jeunesse. Plus d'un m'a vu passer l'œil en feu, le front en sueur, le costume en désordre,—courant je ne sais plus après quels papillons!... J'ai senti le souffle caressant de plus d'une passer sur mon jeune visage et troubler la surface limpide de ma jeune âme.
Où êtes-vous, sylvains rieurs, amis de l'enfance? folles hamadryades, amies des vieux sylvains,—où êtes-vous? Si la fable qui vous concerne est vraie,—et elle le doit être, comme le sont toutes les fables qui sont des vérités en tenue de bal masqué,—s'il est vrai que votre destinée soit indissolublement liée à celle des chênes, des arbres au milieu desquels vous êtes nées, vous vivez toujours, ô sylvaines! puisque les vieux marronniers de la longue 60 allée—où je suis venu m'ébattre tout petiot, tout «enfanctelet,»—dressent toujours vers le ciel leur tête toujours plus verte et plus touffue!... Vous m'avez vu, poupard rose, tout titubant sous les premières ivresses de la vie, «me pourmenant au soleil,»—et aujourd'hui vous me revoyez, grand garçon barbu, moustachu, chevelu, le nez au vent, les mains dans les poches, l'œil en point d'interrogation, marchant nonchalamment dans vos allées sablées et regardant à mon tour—d'un regard attendri—les ébats bruyants des bambins qui en feront peut-être autant que moi, un jour, s'ils en ont le temps!...
Vous vivez toujours,—sylvains et querquetulanes!—C'est donc bien intéressant pour vous d'assister ainsi à l'éclosion des générations et de les suivre jusqu'à leur décrépitude?...
Même encore aujourd'hui je reste tout rêveur devant le treillage derrière lequel sont parqués certains animaux que la captivité a rendus mélancoliques: le bison,—entre 61 autres,—qui ressemble tant à un littérateur très-connu,—et la vache écossaise qui ressemble si étrangement, avec ses cils blancs et son coronal rouge, à un bourgeois très-inconnu!
Pauvre bison! comme il a l'air d'être empoigné par la nostalgie! Comme il rumine bien en exilé! Il y a dans tout son air un regret profond des prairies natales et des bois familiers, un souvenir des Delawares et du vieux Trappeur. On dirait presque, par instants, à voir certains regards noyés et le mouvement attristé de ses mâchoires, qu'il murmure une sorte de super flumina Babylonis—le psaume le plus attendrissant du monde.
Pauvre vache écossaise! celle-là aussi s'ennuie—malgré les joies de la maternité qui lui ont été procurées et qui se sont traduites par un charmant petit veau de la même couleur, mal jambé, tout gauche d'allures, tout trébuchant, tout dégingandé, tout étonné. Ils ont l'air tous les deux de rêver aux brumes de la Tweed, 62 aux cornemuses des highlanders, aux noëls des chevriers... Il me prend parfois des envies d'aller louer un volume de Walter Scott ou les poésies de Robert Burns—et de venir leur en lire quelques pages, échos de la patrie...
Et le bassin des gallinacés, des palmipèdes et des longirostres! Avez-vous vu quelquefois là un cormoran, qui,—perché sur une patte,—considère d'un air si mélancolique l'eau du bassin, veuve de poisson? Voilà dix ans que je le surprends,—à quelque heure que je vienne,—dans cette position de pêcheur! Voilà dix ans qu'il attend une anguille!
Ce cormoran est un de mes amis. Quand je passe de son côté et qu'il m'aperçoit, il quitte le bord du bassin, vient fourrer son long bec à travers les claires-voies du treillage, et se plante en face de moi, sur sa longue patte,—l'autre est soigneusement dissimulée sous son aile,—et il attend. Il attend même très-longtemps.
Pauvre cormoran!
Le Jardin-des-Plantes a d'autres charmes encore à mes yeux. Il n'est point riche seulement en hôtes à deux ou quatre pattes,—en échantillons du règne animal; il est riche surtout en produits végétaux. Je crois qu'il a tous les arbres et toutes les plantes du globe,—hormis le baobab et l'upas,—comme il a tous les animaux des deux mondes,—excepté peut-être le rotifer de Charles Nodier.
C'est une immense bibliothèque d'histoire naturelle que ce jardin. On y peut 64 lire,—pour peu qu'on ait de bons yeux,—tous les livres des Buffon, des Tournefort, des Daubenton, des Linné, des de Jussieu,—et surtout le livre du bon Dieu, le mieux écrit de tous, le plus clair et le plus savant, le plus vrai et le plus poétique.
Aussi le Jardin-des-Plantes a-t-il des coins toujours verts, et il ne présente pas,—dans la mauvaise saison,—ces squelettes d'arbres qu'on voit errer ailleurs durant l'hiver.
Aussi est-il toujours un admirable jardin, plein d'ombre et de soleil, de solitude et de gaieté,—propre aux jeux bruyants de l'enfance, comme aux rêveries silencieuses de la jeunesse et aux méditations sévères de l'âge mûr. On s'y recueille, on y joue, on y aime, on y rêve. La bonne d'enfant,—ornée de son inséparable pays en pantalon garance,—y coudoie l'étudiant,—le provincial y heurte le poëte, la foule y côtoie le désert.
Je ne le traverse jamais en vain. Je ne 65 m'y arrête jamais impunément. Il me tombe,—du haut de ces arbres séculaires,—je ne sais quelle sensation étrange de bien-être; il s'exhale vers moi, de ces parterres en fleurs,—je ne sais quels parfums et quels sentiments qui m'enivrent et me transforment.
Il y a des bains de soleil et de verdure qui sont des bains de Jouvence.
Je les recommande aux malades de cœur et d'esprit, à ceux que la lourde besogne de la vie a fatigués outre mesure, à ceux qu'une trop longue attente de biens trop désirés, ou de bonheurs trop convoités, a rendus amers, injustes et méchants,—à tous les fous, à tous les orgueilleux, à tous les amoureux, à tous les malheureux.
La nature est le guérisseur souverain. Elle a une panacée infaillible!...
Ce qui fait qu'on ne croit pas en elle, c'est qu'on ne croit pas assez en soi. Il ne faut douter de rien ni de personne en ce monde. Pour être aimé, plaint et regretté, 66 il faut être doux, bon et hospitalier aux autres et à soi-même.
Il y a des sources d'honnêteté, de bonté et de bienveillance. Il faut aller s'y désaltérer.
Elles ne sont pas loin, d'ailleurs. Elles sont partout, ou presque partout.
Tant qu'il y aura, voyez-vous, une goutte d'eau sur une feuille d'arbre,—un scarabée d'or dans le calice d'une fleur,—une ravenelle sur la crête d'un vieux mur,—de rouges coquelicots dans les épis jaunissants,—un oiseau chantant sous les ramures,—des poissons d'argent sautant dans les ruisseaux,—de fauves troupeaux pâturant dans de vertes prairies,—des canards dans une mare,—le bruit du vent dans les roseaux, les bandes jaunes du soleil couchant et les bandes roses du soleil levant, et,—au milieu de ce paysage,—des groupes d'êtres humains pleins de sève, de jeunesse, de santé, des ombres confondues, une musique de soupirs et de baisers, des hymnes de félicité, de concorde 67 et d'amour;—tant qu'il y aura de ces choses au monde, il y aura de la poésie, c'est-à-dire du bonheur; et aveugles et sourds seront ceux qui ne verront rien de ces splendeurs et qui n'entendront rien de ces harmonies,—ou qui auront l'outrecuidante naïveté d'apporter le livre de leurs poëtes aimés en face de ce poëme vivant, superbe, resplendissant, incommensurable, éternel, qui s'appelle la vie—et qui a pour poëte un illustre anonyme de génie! Des livres en face de Dieu, allons donc!...
Pour ma part,—la main sur ma conscience qui me dicte ces pages,—la main sur mon cœur qui y applaudit,—je l'avoue ici: je préfère les tableaux de Miéris aux toiles de Salvator Rosa,—les chefs-d'œuvre du Poussin aux chefs-d'œuvre de Paul Véronèse,—les paysages de Troyon, de Rousseau ou de Daubigny aux choses peintes d'Horace Vernet! Mais une chose que je préfère à toutes ces choses,—un chef-d'œuvre que je mets au-dessus de tous 68 ces chefs-d'œuvre,—un paysage que j'aime mieux que tous ces paysages,—c'est le chef-d'œuvre éternellement jeune et éternellement beau de la vie, c'est le paysage immortel signé d'un nom que les enfants balbutient dans leurs prières du soir, et que les vieilles femmes marmottent dans leurs oraisons de toute la journée. La plus belle page de Georges Sand et les plus beaux vers de Victor Hugo,—deux grands poëtes pourtant,—ne valent pas pour moi un coin de gazon où s'agitent des milliers d'êtres,—un coin de forêt où croissent des milliers de plantes. J'ai passé bien des nuits dans les bois,—sanglotant et songeur,—une main posée sur ma poitrine bondissante, l'autre main crispée sur mon front en sueur, mordant la terre de mes lèvres convulsives où courait sans cesse un nom trop cher, et toujours,—en présence des bruissements sonores et des harmonies sans fin dont j'étais entouré, sous l'influence des aromes sans nom dont j'étais inondé,—je me suis senti réconforté! Et toujours je suis 69 sorti meilleur et moins débile de ces combats douloureux où j'assistais à l'agonie de mes profanes amours! Et toujours le nom,—maudit la veille,—qui courait frénétiquement sur mes lèvres embrasées, sortait, purifié par le pardon, de mon cœur désormais plus libre. Ah! croyez-moi, cette influence salutaire, vous ne la rencontrerez nulle part ailleurs! Ce baume guérisseur des blessures du cœur, vous ne le cueillerez pas dans vos livres—où ne croissent que la scabieuse, la ciguë et les pavots!...
La poésie ne se chante pas, l'amour ne se chante pas, le vin ne se chante pas. On aime la femme, on boit le vin, on respire la poésie par tous les pores du cœur, de l'esprit et du corps. Pourquoi chanter les belles et bonnes choses? Qu'a-t-on besoin—pour être heureux—que votre bonheur vous soit servi dans un langage, harmonieux sans doute parfois, mais, dans tous les cas, insuffisant et incomplet? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux chercher à déchiffrer le grand alphabet de la vie humaine, 70 étudier la langue universelle,—c'est-à-dire la nature,—dans toutes ses manifestations, dans tous ses modes, dans tous ses tons, dans toutes ses gammes? Quels trésors de poésie il y a en elle, mes amis! Votre vie toute entière ne suffirait pas à la recherche de ces richesses que vous dédaignez un peu trop. Prenez-en donc ce que vous pouvez en prendre, sans fatigue et sans ennui; faites votre moisson périodique de poésie, pour faire votre récolte de bonheurs!
Je me fais—par distraction—le fossoyeur de mes années. Seulement, ce n'est pas dans une tombe de quelques pieds que je les ensevelis, mais dans un gouffre sans fond,—d'où elles ne pourront plus remonter.
Quelquefois,—en me penchant sur l'abîme pour essayer de les ressaisir,—mon œil aperçoit quelque pan de souvenir qui flotte çà et là dans le vide, retenu aux aspérités des parois de cet abîme.
C'est qu'en tombant, l'année à laquelle 72 appartient ce lambeau s'est heurtée trop violemment, et qu'elle a laissé de sa chair aux saillies aiguës de son tombeau. En me rappelant bien,—en effet,—je me souviens que, lors de son ensevelissement pour l'éternité, un gémissement s'est fait entendre...
O ma jeunesse! ô mon cœur!...
Puis je vois aussi quelquefois pousser,—entre les joints des pierres sépulcrales,—audacieusement penchées sur l'abîme, de pauvres petites fleurs mélancoliques. Ce sont les rayons de soleil de mes nuits; ces pariétaires sont les éclats de rire et les larmes de joie de mes années englouties. Elles constatent que j'ai été heureux,—quelquefois...
Je les ai évoquées et les voilà toutes qui s'envolent devant mes yeux un peu troublés par leur apparition et par leur nombre, comme ces oiseaux d'hiver qui traversent le ciel en longues files, «chantant leur lai» ainsi que le dit Dante—E como i gru van cantando lor lai...
73 En voilà une qui vient de se détacher du groupe et s'abattre—comme fatiguée—devant moi.
Elle est bien lourde, bien chargée d'événements pour moi, en effet...
Vous m'interrogiez, l'autre jour,—toi penché sur moi, ta maîtresse penchée sur toi. Vous vouliez savoir de ma bouche quelles routes j'avais prises pour arriver au bonheur—où je ne suis pas encore arrivé...
O mes charmants amis, doux amoureux candides,
Qui venez, curieux, interroger mes rides,
Et savoir de mon cœur—où tout est cendre et mort,
L'avenir étoilé que vous garde le sort!...
Comme vous maniez finement l'ironie!...
Ces questions, à moi, dont la vie est finie!
Qui ne sais plus quelle heure il est dans mon passé!
A moi qui traîne à peine, ici, mon pied lassé,
A moi qui ne vis plus, vous deux qui voulez vivre,
Vous dites d'épeler les pages du grand livre,
Pour savoir de ma lèvre et vous en attrister,
Sur combien d'heureux jours vous pouvez bien compter!
Quelles félicités et quel bonheur suprême
Pouvez-vous demander après ce bien-là: J'aime!
Quand on a vos vingt ans, vos charmes, votre ardeur,
On sait prendre tout seul la route du bonheur!...
Et vous la prendrez—et vous l'avez prise...
74 D'ailleurs, mauvais guide pour moi-même, comment voulez-vous que j'en sois un sûr pour vous?
Écoutez-moi, et comprenez-moi.
Il y a, au haut de la rue Mouffetard, quand on a dépassé les Gobelins, une éminence de laquelle on plane sur Paris. C'est—du moins c'était autrefois—la Butte-aux-Cailles. C'est là que le 3 juillet 1815,—le matin même de la dernière capitulation de Paris,—étaient placés deux obusiers et seize pièces de canon. C'est de là que l'on pouvait entendre tout à la fois le bruit de l'artillerie des alliés s'emparant des hauteurs de Vanves et de Montrouge,—et celui des violons venant des guinguettes du boulevard de l'Hôpital, de la Belle-Moissonneuse, du Grand-Vainqueur et autres Deux-Edmond!!! O patriotisme! sainte vertu des temps antiques! épouvantail des temps modernes!...
A partir de cette Butte-aux-Cailles jusqu'à la barrière Saint-Jacques, il y avait,—et il y a encore un peu,—une large 75 vallée au milieu de laquelle coulait la Bièvre, qui sort de Paris par la barrière Croullebarbe,—entre la barrière Fontainebleau et la barrière Saint-Jacques,—à l'endroit où se trouvaient au treizième siècle le moulin et les vignes de Croullebarbe.
O faubourg Marceau,—noble et vaillant faubourg! Tu n'as pas toujours été habité par des chiffonniers et des blanchisseuses, par des tanneurs et des cotonnières! Tu as vu sortir de ton sol fertile et chaud des vignes plantureuses aimées de Jules César et ne connaissant pas l'oïdium... Tu as donné tes sueurs à l'agriculture avant de les donner à l'industrie! Autres temps, autres vignes! C'est de la bière qu'on fait maintenant sur les bords de la Bièvre... et de la bière de Strasbourg, encore!...
Dans cet espace compris entre la Butte-aux-Cailles et le rond-point de la barrière Saint-Jacques, il y avait donc—à l'époque dont je veux parler,—une petite vallée au milieu de laquelle coulait la Bièvre, entre une bordure de saules. C'était le Champ-de-l'Alouette. 76 On l'appelait aussi le Clos-Payen, si ma mémoire me sert bien.
Il y avait une grande nappe verte où venaient pacager les ruminants du voisinage, et d'immenses étendages où séchaient au soleil des cargaisons de linge.
Çà et là,—sur les collines qui remontent vers le quartier Saint-Jacques,—se groupaient des maisonnettes blanches aux contrevents verts qui avaient l'air de prendre à chaque instant leur élan pour venir combler la vallée. Il y avait des jardins derrière et devant ces maisons, de façon à les faire ressembler à des bastides des environs de Marseille, ou à des cottages des environs de Londres.
Il y a dix ans, parmi ces maisonnettes, on en remarquait une plus avenante, plus coquette, plus pittoresque encore que les autres.
Elle avait appartenu à un industriel très-connu qui avait épousé en 1840 une jeune femme heureusement moins connue que lui, et comme il s'était empressé de mourir—voyant 77 qu'il ne faisait plus bon vivre pour lui ici-bas,—sa propriété du champ de l'Alouette avait passé entre les mains de sa veuve. Le reste de sa fortune avait été abandonné à des parents.
Mme R... n'était pas d'humeur à imiter Calypso après le départ d'Ulysse. Quelque temps après le départ de son mari, elle rouvrit les fenêtres de sa maison, se débarrassa de son attirail de veuve et songea à se remarier.
Cela lui était autant permis qu'à une autre, mieux qu'à une autre, puisqu'elle n'avait que vingt-huit ans, qu'elle avait la peau très-blanche, les joues très-fraîches, les cheveux très-blonds.
Ma mère résolut de me marier avec elle.
Que lui avais-je fait pour qu'elle conçût ce projet? Je n'en sais rien.
En tout cas, elle le conçut et elle résolut de le voir réussir.
Aussi, un matin d'avril, nous frappions à la porte de la blonde Mme R.
A cette époque j'avais toutes sortes de raisons—des meilleures—pour fuir le mariage.
J'étais un grand jeune homme maigre—comme je ne le serai plus jamais,—j'avais beaucoup de romans en tête et en vue, des romans d'aventures, des histoires de cape et d'épée, dans le goût des choses de la Calprenède, et, platoniquement amoureux de la muse, je n'aurais point voulu faire divorce avec elle,—au prix de n'importe quoi. Je ressemblais alors beaucoup 80 au chevalier Guillan le Pensif,—et cela me paraît étrange aujourd'hui que je me regarde et que je me trouve des faux airs de Falstaff.
Je haïssais alors profondément le mariage. Non que j'appréhendasse les conséquences ordinaires de cet acte civil et religieux. Mais, malgré moi, je me rappelais l'interrogation de Panurge:
«Qui me fera coquu?»
et la réponse éloquente et satanique de Trouillogan, philosophe pyrrhonien:
«Quelcqu'un...»»
Et je préférais, à tout prendre, le rôle du «quelcqu'un» au rôle de l'autre.
Je suis toujours dans ces sentiments-là. Quand on me demande par hasard si je n'ai jamais eu l'intention de me marier, je réponds comme Chapelle à la duchesse de Bouillon:—Quelquefois, le matin...
Seulement alors ils étaient plus chevaleresques. J'avais l'âge où l'on gonfle ses voiles avec le vent de son orgueil et où l'on abandonne ensuite son esquif aux caprices 81 de la mer, sans pilote, sans gouvernail, sans rien.
J'avais l'âge qu'on n'a qu'une fois. L'âge où l'on est brave, téméraire, imprudent, fou;—où le danger a ses ivresses,—où le péril grise comme un verre de vin vieux ou comme un sourire de jeune vierge;—où, mourir en face du soleil, à coups d'épée, sur un champ de bataille, avec l'odeur de la poudre, semble meilleur que mourir dans son lit, à coups de tisane, en face d'une garde-malade, avec une atmosphère d'hôpital...
Aujourd'hui je partage encore mon opinion à l'endroit de toutes ces choses. Je n'ai plus les mêmes raisons de le faire, je le sais bien, mais qu'importe? Cela prouve tout simplement que si les années m'ont enlevé les raisons que j'avais alors, elles ne m'ont pas apporté la raison que je n'aurai jamais.
J'y compte bien. Le meilleur moyen de ne pas vieillir est de rester jeune le plus longtemps possible—si c'est possible.
82 A l'époque dont je parle j'étais tourmenté de passions voyageuses. Je brûlais de marcher sur les traces des Chardin, des Tavernier, des Chandler, des Mungo Park, des Humboldt, des Levaillant, et je m'écriais, vingt fois la journée, comme Alexandre:
—Donnez-moi d'autres univers, celui-ci est trop étroit pour moi!...
Aujourd'hui je dis, comme Horace:
—Ce petit coin de terre vaut pour moi tous les mondes!...
Mais alors j'avais vingt ans et j'étais tourmenté par les aspirations et les ardeurs de la vingtième année...
Alors je ne voyais que deux routes d'ouvertes devant mes yeux, mes pas et mes désirs.
L'une, étroite, rocailleuse, malaisée, avec un soleil ardent, sans ombrages,—un steppe aride, une sierra maudite, un terrain effrité, pelé, brûlé, sordide,—une voie antique bordée de tombeaux et de débris,—les tombeaux des voyageurs 83 morts avant d'arriver, les débris des obstacles qu'ils ont brisés pour arriver...
C'est la route du labeur obstiné, de l'intelligence vaillante, du courage surhumain!... C'est le chemin que prennent les grands esprits et les grands cœurs. Quand on y tombe, épuisé et découragé, c'est sur un roc aigu,—sur la calomnie ou sur l'indifférence; on s'en relève brisé, désenchanté, en lambeaux, pour aller expirer plus loin de fatigue, de douleur, de soif, de faim, et plus cruellement, car, de cette pierre où l'on tombe sans pouvoir s'en relever, on entrevoit le but à atteindre avant de fermer pour jamais des yeux désespérés...
Ne tombez jamais, vous qui vous êtes engagés dans cette âpre voie; ne tombez jamais! Il y a là,—derrière ces tombeaux, ces ruines, ces broussailles,—des hyènes hideuses qui n'attendent que votre chute pour se ruer sur vous!...
Cette noble route,—ce calvaire!—c'est la route de la gloire et du succès!...
84 Il y en a une autre.
Celle-là on ne l'indique à personne, car tout le monde la prend. C'est la grande route! Elle a de la poussière qui aveugle, mais elle a aussi des cabarets à enseigne de gui où l'on se désaltère. Il y a des bornes de distance en distance pour faire plaisir aux gens qui tiennent à savoir combien de lieues ils ont faites,—pour se reposer,—et quelle heure il est,—pour manger.
C'est une route royale! c'est le pavé du roi, des bourgeois et des manants; il y a peu ou point d'ornières, et quand par hasard il y a un petit trou où l'on courrait risque de tomber et de s'y enfoncer une côte, il y a,—à côté—un garde-fou, ou un garde champêtre qui vous arrête au nom de la loi, et vous empêche,—au nom de cette paternelle loi—de vous faire aucun mal.
Cette route battue, cette route facile,—où le bien vous vient presque en dormant,—où le bonheur vous arrive sans secousse,—cette 85 grande route battue par la foule me semblait insupportable, odieuse, fâcheuse.
Elle a des séductions, pourtant, auxquelles beaucoup,—qu'on croyait robustes et vaillants,—se sont laissés entraîner. Je sais que des cerveaux intelligents se sont habitués sans trop d'efforts à cette existence charmante où le bonheur pousse sous vos pas avec les fraises et les asperges... Je sais que, parmi les meilleurs esprits, un certain nombre qui,—dans leur jeunesse,—avaient crié avec férocité contre le bourgeois, se sont un jour laissés marier à de jolis yeux en or et à une superbe gorge matelassée de billets de banque;—qu'ils ont pris un établissement, puis du ventre, ainsi que leurs femmes!... Je sais que là où, où il y a cinq ou six ans, on avait laissé un esprit fort, un poëte fier et pauvre, on retrouve un bon gros homme tout fleuri, tout rond, tout idiot, qui songe aux dents de lait de son dernier et aux frais de trousseau de 86 son premier, et qui,—s'il vous rencontre,—vous reconnaît très-difficilement et murmure, en vous quittant, avec un mépris de bonne foi: «Peuh! ces artistes, ces écrivains... ça ne sait pas se ranger!...»
Ah! mes amis! mes amis inconnus! défiez-vous de cette fâcheuse idée qui mène droit à l'abâtardissement du cœur, à la mort prématurée de l'intelligence!... Servez-vous de votre divin flambeau pour éclairer—ou pour incendier, même!—Servez-vous-en! mais ne l'éteignez pas ainsi, volontairement,—vous ne sauriez plus le rallumer!...
Voilà ce que je disais il y a dix ans.
Entre le tableau de Salvator Rosa, si sombre, si morne, si désolé, où il y a des cris de blasphèmes et des appels furieux à une divinité qui s'est voilé la face et bouché les oreilles,—où l'on respire la vapeur âcre et brûlante du sang humain qui vient de couler là comme du vin dans un banquet;—entre ce tableau si plein d'une sublime horreur, et le tableau de 87 Miéris, si doux, si frais, si limpide, où l'on boit la vie comme une liqueur bénie, je n'hésitais pas;—je préférais le Salvator Rosa. Je voulais prendre la route glorieuse,—le Calvaire...
C'est dans ces dispositions que j'entrai un matin d'avril dans la maison de la veuve dont j'ai parlé.
Une belle matinée d'avril,—une splendide avrilée! La nature était toute réjouie, et elle secouait sa neige odorante sur les arbres et sur les fleurs. Les marges des sentiers commençaient à rougir et à envoyer des parfums de fraise au nez des promeneurs. Les oiseaux chantaient leurs petites chansons charmantes,—sans faire de couacs,—perchés sur leurs buissons, dans les haies, sur les arbres.
Une splendide avrilée, en vérité!...
La veuve était dans son jardin.
La présentation se fit. Ma mère, qui la connaissait, causa avec elle de tout ce qu'elle voulut,—je n'entendis pas un mot de leur conversation, occupé que j'étais du 88 jardin. Astreint à la politesse ordinaire en pareil cas, j'avais le corps incliné en avant, de manière à décrire un angle de quatre-vingt-cinq degrés et demi sur le plan de l'horizon,—un angle d'incidence. Je devais être très-ridicule,—comme on l'est toujours dans ces moments-là—quand on est mal élevé.
Heureusement que Mme veuve R*** était la sœur—ou plutôt la petite-nièce de Mme de Warens. Elle avait le même âge, le même visage et la même bonté que la maman de Jean-Jacques Rousseau, à son arrivée chez elle, à Annecy.
Je regardais de son côté, inclinant poliment ma tête en signe d'assentiment à son discours, mais en réalité tout entier à l'admiration que me causaient le jardin et la petite maisonnette. Un vrai nid de passereaux, d'amoureux et de poëtes,—une maisonnette faite comme à souhait pour le plaisir des yeux, pour la joie de l'oreille et le ravissement du cœur.
Le lierre de l'année précédente,—qui 89 avait résisté aux neiges et aux pluies de la mauvaise saison,—grimpait joyeusement le long de la façade en briques, se tordait, s'allongeait en mille caprices, mordant ici la pierre d'appui d'une croisée, et allant s'accrocher là au zinc de la gouttière. De temps en temps, des moineaux francs sortaient de cette épaisse couverture de lierre et voletaient à l'entour, en pépiant d'une façon tendre,—pleine d'intérêt pour moi.
Les contrevents verts étaient à moitié fermés à cause du soleil, et laissaient mon regard curieux fouiller les rideaux blancs, à moitié tirés, sous lesquels je devinais un intérieur propre, calme et chaste—qui me faisait battre le cœur.
Il y a trois vertus à exiger d'une femme: la jeunesse, la bonté et la propreté. L'hygiène du corps est un peu l'hygiène du cœur. Les corps malades et malsains font les esprits inquiets et les cœurs atrophiés.
Des fraîches et riantes couleurs de la 90 façade de la maisonnette, mes regards se portèrent sur l'ensemble du jardin.
Il n'était pas très-grand, mais il n'était pas très-petit.
L'été, lorsque tout était en fleurs, lorsque la vigne courait le long des murs,—mêlée aux giroflées jaunes,—lorsque les chèvrefeuilles emplissaient, avec les cobéas, les interstices du treillage des tonnelles et des berceaux,—lorsque tous les arbres étaient chargés de fruits, toutes les plantes de fleurs,—ce devait être une admirable chose que ce concert d'odeurs et de couleurs, marié au concert de voix et de bruits de toutes sortes que l'on entend toujours l'été,—et le jardin devait paraître très-vaste.
Mais à ce moment de l'année où je le voyais pour la première fois, il paraissait beaucoup moins grand. On s'apercevait, çà et là,—à travers les déchirures et les éclaircies,—que l'hiver avait soufflé ses tempêtes sur ce petit coin de terre; et, à le considérer de près, on remarquait aisément 91 que les accrocs et les avaries qu'il avait subis n'étaient pas encore réparés. Cependant, çà et là aussi,—le travail réparateur du printemps apparaissait. A côté des endroits pelés par le froid, brûlés par les gelées,—excoriés et effondrés par les pluies,—se montraient des aigrettes de fleurs et des panaches de gazon. L'herbe était rare,—mais elle était semée de muguets et émaillée de jacinthes. Les taillis étaient éclaircis,—mais on n'en voyait que mieux les massifs de lilas cachés derrière eux.
Et puis—et puis!—ces pommiers, ces abricotiers, ces amandiers en fleurs! Ces fleurs roses, ces fleurs blanches, ces fleurs parfumées!
«Neige odorante du printemps!...»
Touchante poésie! Doux enivrements de l'esprit et de l'âme! Tableaux faits pour rasséréner! spectacles faits pour verser la paix dans les cœurs troublés, pour verser la bonté dans les cerveaux aigris!
92 Le printemps est une promesse,—la promesse de l'été,—comme la jeune fille est la promesse de la femme! Ces beaux arbres verts donnent leurs fleurs roses, comme la jeune fille donne ses pudeurs charmantes; plus tard ils donneront leurs fruits savoureux, comme elle ses maternelles amours... Si le printemps s'éternisait,—on croirait aisément à Dieu, à l'amour, au bonheur et à la vie!
Malheureusement il paraît que cela n'est pas possible. On a essayé de me prouver qu'un printemps éternel, qu'une éternelle jeunesse et qu'un éternel bonheur deviendraient vite monotones et fatigants. Je l'ai cru—ne pouvant faire autrement. Ce qui fait que je ne crois plus aujourd'hui ni à l'éternité des fleurs, ni à l'éternité du cœur, ni à l'éternité du bonheur,—ni, enfin, et surtout, à l'éternité de l'éternité!...
En me promenant j'aperçus,—dans quelques niches pratiquées dans les murs, entre deux touffes de lierre, ou de chèvrefeuille, ou de clématite,—des groupes 93 de terre cuite, des figurines d'argile.—C'étaient des dieux lares, sans doute, dont la présence, dans ce jardin, révélait le séjour d'un amateur des beaux-arts,—avec des traditions de l'Empire. Il y avait, entre autres petits dieux,—Dii minorum gentium—un Priape écorné, tout grelotant et tout honteux dans son coin obscur, qui avait l'air d'implorer une feuille de figuier,—pour dissimuler les cicatrices injurieuses du temps. Il semblait tout dépaysé dans ce chaste jardin de veuve, dans cette calme retraite de femme, fermée aux mauvaises passions et sourde aux bruits grossiers. J'arrachai une bandelette de lierre et je la lui offris. Je crus apercevoir dans ses yeux morts, comme un sourire à deux tranchants. Remerciait-il ou se moquait-il?... Vieux dieu d'argile, va!...
J'avais oublié ma mère et son amie. J'étais perdu dans la douce atmosphère de souvenirs qui m'entourait. Je me croyais bien loin, et je peuplais ce jardin de figures bien chères...
94 Tout à coup j'entendis les sons d'un piano,—d'abord vagues comme des préludes, doux comme les lueurs de l'aube, tendres comme des soupirs de brises lointaines. Puis ces sons s'élevèrent, il y eut des cris, des larmes, des sanglots, des douleurs,—l'instrument semblait avoir une voix humaine et raconter une de ces histoires banales où il n'y a ni poignard, ni sang, ni poison,—mais où l'on souffre atrocement.
Je n'ai pas,—pour le piano,—la répulsion que beaucoup de gens manifestent à son endroit. Je l'aime, non pas en artiste,—je ne suis pas digne de ce nom,—je l'aime comme l'aime le premier venu qui a des oreilles et qui est disposé à se laisser aller à toutes les impressions mélancoliques. Je l'aime comme j'aime l'orgue de Barbarie. C'est ainsi!...
Si mes moyens me le permettent, quand je me sentirai mourir, dans mon lit,—si je n'ai pas le suprême bonheur de mourir debout, en face du soleil,—je veux payer 95 des musiciens pour qu'ils me chantent et jouent les airs que j'ai le mieux aimés dans ma vie, afin de passer de la lumière éclatante à la nuit funèbre sans brusquerie, sans secousse, sans révolte. Je veux commencer dans la vie le rêve de la mort sans être importuné par des obsessions mesquines,—ni interrompu par des accents vulgaires...
Mais mes moyens ne me permettront jamais cette suprême fantaisie... Il faut m'y résigner. C'est fait!...
Ainsi, cette veuve ne se contentait pas d'être encore jeune, d'être encore belle, d'être encore fraîche, d'être bienveillante, affectueuse et hospitalière. Elle était intelligente et artiste,—par-dessus le marché.
C'était trop de bonheur pour un homme seul... Et, en descendant en moi-même, je reconnus que j'en étais indigne.
D'ailleurs des voix inconnues m'appelaient dans d'autres chemins,—des bras invisibles m'attiraient vers d'autres horizons. Ce jardin en fleurs, si gai, si riant, 96 si prometteur, me séduisait bien et me retenait bien; mais le mariage m'éloignait. J'avais envie de serrer la main de cette veuve affable, avenante et gracieuse, et de lui dire:
—Madame, permettez-moi de vous demander la main de votre jardin—que je désire épouser.
Et en effet, ce jardin-là,—sans la femme,—aurait fait la joie de toute ma vie. Je serais resté pour l'aimer et le cultiver, l'orner et l'arroser,—et j'aurais vieilli ainsi sans m'en apercevoir...
Mme R*** et ma mère descendirent.
Je compris,—à certain regard que cette dernière me lança,—qu'il y avait eu une conversation fort longue dont j'avais été un peu l'objet, et qu'il fallait me déclarer.
Je m'avançai, je saluai humblement et courtoisement. Puis,—avec un sourire:
—Madame,—demandai-je,—avez-vous lu Tristram Shandy de Sterne?
97 —Mais... non...—me répondit-on avec le même sourire.
—C'est fâcheux, madame... Car, outre que c'est un livre amusant, vous y auriez lu, au chapitre III du second volume, une phrase qui exprime parfaitement ma pensée et rend à merveille mon sentiment à l'endroit du mariage...
—Et... cette phrase?—demanda Mme R*** avec un sourire moins franc, mais toujours poli.
—Cette phrase, madame?—répliquai-je toujours en souriant, comme pour dissimuler mon impolitesse,—cette phrase? c'est celle que prononce le père de Tristram Shandy après sa conversation avec l'oncle Tobie et le docteur Slop, à propos de l'entêtement de sa femme... «La femme a,—dit-on,—été faite pour le bonheur de l'homme... Je veux bien le croire; mais ce n'est pas pour le mien!...»
Et, là-dessus, je m'inclinai profondément—et...je sortis.
Le soir même de ce jour, je prenais le 98 bâton du touriste, j'endossais le havre-sac du voyageur,—j'empruntais à la bourse de ma mère les écus les plus disposés à courir le monde,—comme moi,—et, chargé de sa bénédiction comme d'une égide, je partais...
«N'allez pas aux rives lointaines!»—s'écrie quelque part, avec mélancolie, je ne sais plus quel poëte qui était sans doute revenu de bien loin, les souliers gris de poussière, les cheveux blancs de désenchantements,—le cœur plein de regrets, les yeux pleins de larmes.
Pourquoi se lancer ainsi,—à perte de vue, d'haleine, de santé et d'argent,—dans des courses au clocher frénétiques, sans souci des fondrières, des casse-cou, des abîmes,—à la poursuite des grands 100 X et des séduisantes chimères qui font tinter à vos oreilles leurs clochettes d'argent, et scintiller à vos yeux leurs paillettes d'or?
Ah! pourquoi? pourquoi!
Pourquoi y a-t-il des X et des chimères au monde? Pourquoi le pays du réel vous force-t-il à vous réfugier—tout éploré—dans la patrie de l'idéal? Pourquoi toutes les séductions et toutes les promesses de l'inconnu et de l'infini viennent-elles battre la charge devant vos vingt ans? La vie est semée de points d'interrogations et d'exclamations. Elle pose sans cesse des énigmes aux voyageurs,—comme le sphinx du chemin de Thèbes,—et, comme lui, elle dévore tous ceux qui ne les devinent pas.
Ces poursuites haletantes, ces chevauchades insensées à travers tout, durent quelques années,—tant que l'on est ardent, enthousiaste et fou;—quelques années au bout desquelles vous vous trouvez moins avancé qu'au départ, sans avoir pu, seulement, arracher quelques plumes à 101 l'aile de ces péris, de ces oiseaux charmeurs,—femme, gloire ou fortune,—qui ont voltigé devant vous, décevantes visions, pendant si longtemps!...
Vous avez été loin, bien loin, dans ces poursuites acharnées. Vous vous êtes d'abord écarté du nid paternel, sur le seuil duquel,—à votre départ,—il y avait une mère qui retenait ses larmes et ses sanglots pour vous faire croire à sa tranquillité et à son indifférence,—et pour ne pas vous retenir! Puis, une fois hors de la portée des regards amis,—une fois hors de l'atmosphère de tendresse dans laquelle vous aviez jusque-là vécu,—vous avez couru, couru, couru sans vous arrêter, sans vous retourner! Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas vous rappeler le nombre des chemins que votre pied vagabond a traversés sans y laisser de traces, même fugitives,—le nombre des sentiers aux halliers desquels vous avez,—en passant étourdiment,—laissé de votre duvet, passereaux imprudents qui vouliez 102 voler aussi haut que l'aigle,—et aussi loin que l'hirondelle!...
Puis un jour,—blessé, traînant l'aile,—vous revenez!
Ah! pourquoi revenir! pourquoi ne pas rester,—foudroyé,—dans quelque abîme, au fond de quelque ravin, quand vous aviez encore devant les yeux le soleil d'une apparition éblouissante,—dans la tête et dans le cœur l'ivresse vertigineuse d'une passion insensée? C'est si beau, si plein de voluptés et d'enivrements, de mourir à vingt ans,—dans toute sa fougue, dans toute sa jeunesse, dans toute sa beauté, dans toute sa fleur! Les vivants,—s'il y en a encore qui se souviennent de vous,—les vivants parlent quelquefois de vous avec honneur, avec sympathie, avec attendrissement. «C'était,—disent-ils parfois dans leurs causeries,—un jeune fou... tête folle, cœur fou... mais hardi, mais vaillant, mais beau... Pauvre enfant! il s'est brûlé la cervelle pour la Juanita,—ou la Rosita,—ou la n'importe qui,—déesse 103 de théâtre, de bal ou de comptoir!...»—Ou bien: «Brave enfant! il est tombé comme un héros des vieux temps, la poitrine trouée de balles, perdant sa vie avec son sang, mais toujours souriant et moqueur devant la camarde qui le saisissait déjà, de ses doigts maigres, jaunes et hideux, par ses beaux cheveux noirs,—ou blonds,—ou fauves...» Cette oraison funèbre vaut bien,—en tout cas,—celle qu'on prononce sur votre cercueil de chêne, plus tard,—lorsque vous avez consenti à vous laisser de nouveau «étendre sur l'horrible roue de la vie,» jusqu'à soixante ans: Il fut bon père, bon époux,—bon, etc., etc.
Mais enfin vous revenez de ces longs et infructueux voyages,—de ces lointaines et périlleuses pérégrinations,—et, lorsque vous embrassez votre mère, vous remarquez,—avec un serrement de cœur terrible,—que ses cheveux ont blanchi, que ses yeux sans paupières sont bien rouges, que ses joues sont bien pâles et bien creuses, 104 et que si son cœur s'est agrandi,—le cœur d'une mère ne peut jamais s'amoindrir et se rapetisser,—son cerveau s'est éteint! Toute la flamme de la tête s'est retirée dans la poitrine, qu'elle consume... Et votre mère,—à son tour,—qui vous avait vu partir blond, souriant, rose, joyeux, droit, fier, étincelant,—et qui avait été presque consolée de votre départ en songeant que vous emportiez avec vous un trésor: la santé et la jeunesse!—votre mère, à son tour, voit—avec une douleur qu'elle ne vous montre pas et que vous ne connaîtrez jamais,—quels ravages terribles cette absence a faits sur vous et en vous... Elle remarque, malgré ses pauvres chers yeux rouges que le travail et les larmes ont obscurcis,—elle remarque chacun des plis que votre visage a de plus qu'au départ, chacune des dents, chacune des mèches de cheveux que vous avez de moins! Elle devine, à la vieillesse anticipée de votre extérieur, la vieillesse hâtive de l'intérieur,—où elle n'entrera jamais, 105 de peur de ne retrouver que des ruines, là où elle avait édifié des espérances et des illusions qu'elle croyait devoir être éternelles!...
Quelle chute pour cette bien chère brave femme! Elle vous avait patiemment attendu pendant tout le temps qu'il vous avait plu de prolonger votre absence; elle n'avait jamais murmuré, elle n'avait jamais blasphémé, elle ne vous avait jamais maudit ni renié,—parce qu'après tout vous étiez son enfant, le fruit de ses entrailles, la chair de sa chair, l'âme de son âme, et qu'elle vous avait mis au monde au milieu des souffrances...
Mais, durant cette longue nuit,—qui s'était faite pour elle, du jour où vous aviez disparu,—elle avait nourri un espoir, et cet espoir l'avait soutenue jusqu'à l'heure de votre retour; elle avait espéré que vous lui reviendriez plein de force, de santé, d'énergie et de tendresse, et qu'elle pourrait marcher jusqu'à sa tombe sans trébucher,—appuyée qu'elle 106 serait, pauvre vieille femme débile, sur vos robustes épaules de jeune homme!... Ah! Et il se trouve que la pauvre vieille femme est plus forte et plus vaillante que le jeune homme, et que c'est à elle de le soutenir et de le consoler désormais,—tant les luttes insensées qu'il a soutenues, tant les désenchantements de toutes sortes qu'il a éprouvés, l'ont brisé, flétri, éteint, ce fier, ce joyeux, ce fort et blond jeune homme d'il y a quelques années!... Ah! pauvre mère! ah! pauvre fils! pourquoi n'êtes-vous pas morts tous deux,—toi, la femme, avant le départ,—toi, l'enfant, avant le retour!...
«N'allez pas aux rives lointaines!»
Quand je suis revenu de mes courses infécondes, de mes entreprises vagabondes, j'ai trouvé le foyer dégarni, mais non désert; les visages pâlis, mais non dévastés; l'accueil mélancolique, mais non désolé; les yeux humides, mais non éteints. Je me suis assis, j'ai secoué la poussière de mes 107 vêtements et les soucis de mon esprit. Des voix connues et des lèvres aimées m'ont appelé et embrassé. J'ai senti quelque chose se passer en moi, se remuer dans mes entrailles, s'agiter dans mon cœur.—André,—m'a-t-on demandé alors,—André... tu nous reviens pour longtemps?...—Pour toujours!—ai-je répondu.
Pour toujours! quel mot orgueilleux!
Une fois rentré en possession du calme et du repos—si ardemment convoités pendant les heures sombres du voyage,—je me suis arrangé avec mes souvenirs et avec mes espérances, mon passé et mon avenir se sont rencontrés dans une pensée unique. J'ai refait un bail de trois, six, neuf, avec la vie, et j'ai prié le bonheur de venir frapper quelquefois à ma porte toujours ouverte.
De temps en temps, quand je suis un peu fatigué par les récits de voyages qu'on 110 m'a demandés, par les histoires plus ou moins intéressantes qu'on m'a fait raconter,—je me surprends à songer au jour où j'ai entrepris ces voyages,—à cette belle matinée d'avril où la nature était en fête,—à cette petite maisonnette du Champ de l'Alouette,—à ce petit jardin du Clos-Payen, si plein de soleil, de verdure, de parfums et de gaieté,—à cette gracieuse hospitalité d'une heure que j'y ai reçue,—aux songes que j'y ai faits tout éveillé,—aux sons mélancoliques du piano que j'y ai entendus, à ce vieux dieu frileux et moqueur que j'y ai vu, grelottant dans sa petite niche, sous sa petite robe de lierre...
Alors, en me rappelant, je me surprends à comparer, et je me dis,—non sans quelque amertume,—que j'ai été bien loin chercher ce qui était bien près;—que le bonheur n'est point le fantôme diapré après lequel j'ai couru;—que la vie n'est point celle que j'ai menée;—qu'il y a des bonheurs aisés et une vie calme, honnête et douce à la portée des désirs modestes;—qu'on 111 a tort de dédaigner les chances d'aurea mediocritas qui vous sont offertes, pour aller au bout du monde, à travers tous les écueils et toutes les misères, à la recherche d'une proie ambitieuse qui vous échappe;—qu'on n'a pas le droit d'être ironique à l'endroit de la bêtise, parce que la bêtise est plus sensée et plus spirituelle que le génie,—en ce qu'elle rencontre, sans effort, les joies inappréciables que le génie mourra sans connaître;—que les simples de cœur et d'esprit sont les véritables élus de ce monde, les privilégiés, et qu'on doit les imiter au lieu de les railler;—qu'ils ont de beaux enfants dont ils sont sérieusement les pères,—des bambins charmants «qui leur grimpent aux jambes et leur tirent la barbe,» avec leurs jolis petits doigts roses toujours sales, et leur caressent le visage avec leur petit muffle toujours barbouillé;—et qu'enfin ils ont,—pour eux tout seuls,—de chastes femmes qui sont de bonnes mères et qui ne lisent d'autres romans que ceux qu'elles 112 font, le soir, en reprisant des bas, au bruit de la bouilloire qui chante, de leurs mioches qui rient, de leurs maris qui fument en lisant, du ron-ron du chat familier qui guette une ombre sur le parquet...
Je devine bien—alors,—que ma jeunesse extravasée aurait pu, à défaut de ce bonheur défendu, en rencontrer un autre plus permis, et—entre les deux sentiers indiqués—en choisir un autre moins glorieux que l'un, moins ensoleillé que l'autre, mais moins épineux, moins sanglant, moins funeste...
Ce sentier côtoie les deux routes. C'est un sentier perdu, une traîne, une sente, un filet de route, un peu sinueux,—pas trop,—un peu bossué,—pas trop non plus,—avec une bordure suffisamment touffue pour permettre de voir sans être vu. De cette façon on n'est point importuné par les clameurs insolentes, folles, niaises et cruelles de la foule, et l'on peut suivre du regard et du cœur la marche des rares passants qui se sont aventurés intrépidement 113 dans la voie aride et douloureuse. Bien que trop éloigné d'eux pour en être entendu, on leur crie: «Courage!» quand on les voit haleter sous leur croix,—et l'on bat des mains à leur triomphe quand on les aperçoit monter les degrés glissants du Capitole!...
Voilà le vrai, le seul, le meilleur sentier à suivre. Je m'y suis engagé résolûment, je désire maintenant ne plus m'en écarter. Ne pouvant être un fou sublime,—mes moyens ne me le permettant pas,—je me réjouis de n'être pas non plus un cuistre vulgaire, une méchante bête, un affreux homme...
Il y a une histoire plaisante et profonde que j'ai lue quelque part,—dans ma jeunesse. C'est l'histoire du chien qui attrapait toutes les proies après lesquelles il était lancé,—et du renard qu'aucun animal ne pouvait attraper. Le chien fut lâché après le renard. Il aurait dû l'attraper, mais il ne l'attrapa pas, parce que le renard ne pouvait être attrapé. Ces chiens 114 d'hommes sont lâchés après ce renard inattrapable qu'on appelle le bonheur,—ils courent après l'impossible.
Je veux tâcher de n'être pas de ces hommes-là. «Les longs voyages me font peur;» les longues courses, du genre de celles que j'ai faites, sont pleines de dangers. On s'échauffe, on s'éreinte, on se met en nage, et l'on ne peut pas se rafraîchir,—ce qui est triste!...
J'ai appris à être modeste. Je crois savoir quel est désormais mon itinéraire. Si, arrivé au bout de ce petit sentier paisible, je ne peux pas dire,—comme l'ombre de Virgile à Dante:—«Je fus poëte et je chantai!»—Poeta fui e cantai,—je pourrai du moins murmurer, peut-être avec un accent de regret: «Je fus humble et je me tus!...»
Vous est-il quelquefois arrivé,—lorsque l'inexorable loi du devoir vous avait poussé loin des lieux aimés et familiers où vous aviez jusque-là vécu, et que vous marchiez résolûment dans votre nouveau chemin, sans regarder derrière vous, frappant de votre bâton les pavés et les buissons, regardant s'allonger devant vous le grand désert de la vie;—vous est-il arrivé, à un coude que faisait brusquement le chemin, à l'angle d'un mur, de vous retrouver pour ainsi dire face à face avec l'horizon 116 que vous aviez laissé derrière vous, croyant ne plus pouvoir jamais, jamais, jamais le contempler et l'admirer?
C'est un horizon radieux comme une promesse! C'est l'horizon béni qui clôt votre jeunesse et contient tous vos souvenirs... Vous ne pouvez,—sans que les larmes de l'attendrissement vous montent du cœur aux yeux,—vous ne pouvez regarder ce spectacle inattendu, entrevoir aussi inopinément ce paradis perdu dont la Fatalité,—déesse implacable,—vous avait chassé! Tout est là! Tous les bruits et tous les parfums! toutes les joies et toutes les douleurs, aussi! C'est le cimetière fleuri de votre jeunesse, plein des tombes charmantes de vos souvenirs!...
Alors, éperdu, rendu fou par ce mirage enivrant, vous rebroussez chemin. Vous voulez retourner sur vos pas pour faire encore une fois la route parcourue,—désireux de revoir les aubépines en fleurs, les haies de sureau, où bourdonnent et picorent les abeilles,—les fermes au 117 chaume bruni où jasent des hôtes aimés,—les clochers moussus où volètent les corneilles,—les cerisiers où se balance le bonhomme de paille parmi les fruits rouges,—les vergers appétissants,—les fenêtres perdues dans un feuillage frémissant et ornées de visages connus et souriants!... Vous voulez,—ne fût-ce qu'un instant,—courir follement, vous ébattre avec ivresse dans ces sentiers perdus de la jeunesse,—sentiers verts et parfumés, ruisselants de soleil et baignés d'ombre, tout retentissants de bruits charmeurs, éclats de rire et baisers sonores, soupirs d'amants et roucoulements de ramiers, murmures des ruisseaux familiers, susurrement des brises matinales,—sentiers des joies faciles et des folies charmantes... Vous voulez—vous rappelant le temps où vous alliez à deux cueillir les morilles savoureuses, les violettes odorantes, les baies aigres du groseillier, égrener les mûriers, abattre les noix du chemin, et écheniller les ronces couvertes de ces petites mordelles 118 qui les rongent;—vous voulez retourner sur vos pas pour baiser sur le sable ou sur le gazon l'empreinte qu'y ont laissée des pieds trop adorés... mais vous ne le pouvez plus!... Une impitoyable forêt de broussailles vous présente ses épines, ses amertumes, ses angoisses, et vous force à reprendre la route austère,—sous peine d'être déchiré, meurtri, blessé à mort!...
J'en étais là tout à l'heure.
Tout à l'heure,—assis à ma fenêtre ouverte,—je restais tout songeur, fumant lentement ma pipe dont la fumée bleue mettait en mouvement le tourne-broche de mes idées, et regardant,—sans trop les voir,—les évolutions pittoresques de tout un clan de volatiles caquetant et gloussant dans la cour.
Je songeottais et je rêvassais paresseusement. Dea mihi hæc otia fecit!...
Où allaient mes regards, où vaguaient mes pensées? Je ne sais trop. Je montais en croupe derrière un nuage blanc, et je chevauchais dans le vide pendant quelques 119 minutes,—puis, reprenant terre, j'essayais de m'insinuer sous les plumes de ce coq fanfaron qui se campait sur ses ergots et lançait d'une voix claire son corrico-co provocateur. Je voulais savoir ce qui se passait dans l'âme de ce sultan de basse-cour...
Je songeais encore à bien des choses. Les nuages ne sont pas plus changeants et plus prompts que les fantaisies de la cervelle. Dans un seul instant on va d'un pôle à l'autre,—d'un grain de mil perdu sur un pavé à une chambre perdue dans le dédale des rues de Paris. Le cerveau humain est une maison avec ses corridors, ses chambres, etc. Et, comme toutes les bonnes maisons, il a deux escaliers,—le grand et le petit. Le grand, par lequel descendent les pensées habillées, parées, brillantes, orgueilleuses. Le petit escalier de service, par lequel s'enfuient les pensées honteuses, coupables, misérables, crottées et déguenillées—dont on rougit comme d'un parent pauvre avec lequel on 120 est forcé de vivre. Que de gens dont les pensées prennent toujours le petit escalier de service!...
Les miennes allaient le prendre tout à l'heure, lorsque mon regard tomba dans une chambre du rez-de-chaussée—dont la fenêtre était entr'ouverte.
Une cage était accrochée à un clou, au dehors, et dans cette cage sifflait un merle—qui se consolait de l'esclavage par la musique. Autour de la croisée grimpait un pied de vigne vierge mêlé à un pied de houblon dont les festons capricieux pendillaient dans le vide de la chambre et se découpaient sur sa pénombre.
Mais si,—à l'extérieur,—sifflait joyeusement ce merle, deux plus beaux oiseaux chantaient leur douce chanson,—à l'intérieur.
Un jeune homme et une jeune fille,—elle cousant, lui mangeant des cerises.
Le jeune homme est un ouvrier que je rencontre quelquefois dans l'escalier. Jusqu'ici je lui avais trouvé l'air épais, la physionomie 121 triviale, les allures canailles. Mais, en ce moment,—quoiqu'il fût vêtu, comme à l'ordinaire, d'un bourgeron, d'un pantalon de velours et d'une casquette,—il avait presque de la grâce, presque de la finesse, presque de la distinction...
Peut-être devait-il cette métamorphose au contact de sa bonne amie—comme on dit dans mon faubourg. Elle avait assez de grâce, d'élégance et de distinction, en effet, pour en revendre,—ou pour en donner. C'est une ouvrière que je rencontre aussi de temps en temps, un refrain sur les lèvres, un bouquet à son fichu; elle n'est pas extrêmement jolie, elle a ce qu'on appelle, je crois, la beauté du diable,—c'est-à-dire celle que prêtent la jeunesse et la santé.
Elle était, en ce moment, vêtue d'une de ces robes en jaconas ou en indienne, si transparentes, si légères, qu'on les croirait faites avec des ailes d'abeille, et sur lesquelles sont semées des fleurs qui sentent si bien le printemps.
122 Elle avait, en outre, un col brodé d'une blancheur éclatante et un bonnet de linge également blanc, également frais. Tout cela simple et d'une coquetterie ravissante.
Elle assise, lui debout, ils causaient et formaient des projets d'union et de bonheur à n'en plus finir. Ils se promettaient un tas de félicités réciproques,—obéissance éternelle de la femme, fidélité et protection non moins éternelles du mari,—soin du ménage, éducation des enfants, et cætera, et cætera!...
De temps en temps une note triste était jetée au milieu de ces fioritures délicieuses. La jeune fille,—prévoyante jeune fille!—songeant aux mioches à venir et au nanan qui leur est nécessaire,—avec le reste,—faisait allusion à leur pauvreté. Elle parlait misère, privations, abstinence,—et le jeune homme répondait travail, courage, vertu... Bon jeune homme, va!...
De temps en temps elle levait la tête et des yeux vers son amant, et elle lui souriait avec une petite moue adorable. Lui, tout 123 en l'enveloppant d'un regard amoureux,—s'amusait, en manière de badinage, à lui jeter des cerises. Il avait réussi à lui en envoyer sur chaque oreille, en guise de pendeloques, lorsqu'à dessein, ou involontairement, il lui en jeta une dans le cou. Elle poussa un petit cri et rougit. Etait-ce le contact froid du fruit sur sa poitrine nue,—était-ce autre chose? Je ne sais.
Ce que je sais, c'est que j'aurai longtemps cette scène devant les yeux,—c'est que, pendant longtemps, je verrai ce groupe amoureux, ces festons de vigne et de houblon, cette cage accrochée à un clou sur le mur,—et jusqu'à ce détail d'un morceau de bois éclaffé, fendillé, du cadre de la fenêtre...
Ce que je sais encore, c'est que le jeune homme,—à ce cri et à cette rougeur,—se pencha vers son amie, et, comme involontairement elle faisait le geste de retirer de sa gorge le fruit qui s'y était glissé, il la prévint et posa sa main où elle voulait poser la sienne...
124 Il était plus osé que Jean-Jacques avec Mlles Gallet.
La jeune fille poussa,—à ce contact,—un autre petit cri, d'une tonalité différente, et rougit cette fois plus violemment. Puis leurs cheveux se mêlèrent, leurs haleines se confondirent, leurs lèvres se rencontrèrent,—sans se chercher,—et voilà que la jeune fille abandonne son aiguille, laisse glisser de ses genoux le travail commencé, ferme les yeux, pâlit en murmurant: «André!» Il lui répond tendrement: «Marie!» et voilà qu'il la prend par la taille, l'enlève entre ses bras robustes, et disparaît dans la pénombre du logement... Puis j'entends un bruit de baisers, et le chat du logis,—qui dormait sans doute sur le lit,—saute effrayé par-dessus la petite porte entr'ouverte et va tomber tout hérissé sur le dos d'une poule qui se met à glousser d'une façon lamentable...
O gioventù! gioventù!...
J'ai visité bien des coins du globe. J'ai été là où il fait trop chaud, et là où il fait 125 trop froid,—là où les hommes sont trop blancs, là où ils sont trop noirs,—là où ils sont trop spirituels, là où ils ne le sont pas assez. J'ai vu les bagnes où ils hurlent,—et les salons où ils minaudent et grimacent. J'ai causé avec de grands poëtes et avec de grands scélérats... Eh bien! dans la hutte du Samoyède et dans le wigham du Canadien, sous la tente de l'Arabe et dans l'ajoupa du nègre, dans le boudoir de la lorette et dans la mansarde de l'ouvrière, dans le salon de l'artiste et dans la loge du portier, j'ai entendu conjuguer ce verbe divin—amare,—habb,—sèvmèk—aghapi!...—Au fond de tous ces vases,—les uns d'argile, les autres d'or,—j'ai toujours trouvé cette perle rare qu'on appelle l'AMOUR!...
André et Marie! ces deux noms que je viens d'entendre ont remué et fait vibrer en moi des cordes que je croyais brisées. Les esprits malhabiles et chagrins disent d'un cœur: «Il est mort!»—comme on le dit d'un arbre qui ne donne plus ni 126 feuilles, ni fleurs, ni ombrage, ni poésie!... Mais un beau jour,—on ne sait sous quelle influence printanière merveilleuse,—on voit tout à coup pousser, çà et là, des surgeons verdoyants qui percent le tronc et le pied de l'arbre. C'est une nouvelle jeunesse qui commence,—c'est l'été de la Saint-Martin du cœur!
Pour ajouter à ce que ces deux noms jetés dans mon esprit y remuent de souvenirs, un orgue vient de s'arrêter sous mes fenêtres, et, pendant que j'écris ces lignes, il joue un air qu'elle chantait,—un vieil air charmant qui fatigue peut-être les oreilles des autres,—mais qui réjouit singulièrement les miennes et jette en mon cœur des harmonies sans fin.
Ce qu'il y a dans un son, dans un parfum,—choses fugitives et insaisissables,—on ne peut le savoir, on ne peut le rendre, surtout. Mais ces choses fugitives et insaisissables arrivent parfois à prendre un corps, ce parfum se fait chair, ce son se fait femme... On voit, on sent, on touche 127 l'être adoré; on voit les lèvres roses entr'ouvertes, les yeux noirs à moitié clos, mouillés de langueurs et estompés d'ardeurs; les cheveux crespelés aux reflets bleus ou dorés! On entend le frou-frou enchanteur d'une robe de soie, dont le contact vous faisait frissonner! On respire les parfums innommés qui lui faisaient une atmosphère enivrante qui vous enveloppait et vous grisait. Le cœur,—transporté, enthousiasmé, enivré par ces symphonies d'odeurs, de couleurs et de sons,—se reprend à bondir extravagamment comme aux premiers temps des premiers baisers et des premiers aveux! Cette musique vous rappelle les mots furtifs et les caresses timides échangés,—le premier regard, le premier sourire! Ces parfums vous rappellent la première ivresse, le premier soupir! On sent circuler en soi, bondir en soi, tressaillir en soi, le sang, les ardeurs, la passion de sa jeunesse et de ses printanières amours! C'est quelque chose d'enivrant et d'amer,—un mélange de volupté 128 et de douleur, comme une sorte de conscience qu'on a du rêve que l'on fait, de son évanouissement prochain, du réveil navrant qui vous attend!... On étend les bras pour saisir ces chers fantômes—et l'on n'embrasse qu'une nuée, comme Ixion! On avance le pied pour aborder cette île fortunée,—pays de la tendresse et de l'amour,—et ce pays fuit devant vous, comme la trompeuse Ithaque devant Ulysse!...
Ah! si une femme fut aimée au monde,—Marie,—c'est toi! aube rayonnante qui n'es plus maintenant qu'un crépuscule sombre!...
Mais je ne veux pas «jeter de terre dans le calice de ma rose,»—je ne veux point éventrer ma poupée pour voir si c'est du son ou de l'or qu'elle contient! Je garde ma foi à une divinité absente, et je prie maintenant sur les débris de l'autel déserté par elle...
Elle n'est plus aujourd'hui,—et ne sera plus désormais,—que la note marginale 129 de ma vie. Elle ne peut plus se mêler au texte de mon histoire. Le mot terrible a été dit,—le Manè thecel pharès redoutable a été prononcé—mes rêves se sont évanouis, comme les palais enchantés de Morgane, aux premières lueurs du soleil,—c'est-à-dire de la réalité et des avertissements du devoir. Quand,—après bien des luttes, bien des veilles, bien des larmes,—j'ai compris que tout allait sombrer en moi, je me suis redressé avec énergie contre ce sentiment dominateur, tyrannique, opiniâtre, qui m'avait mordu au cœur, et qui m'étreignait si violemment et si cruellement. Je n'ai pas voulu que la gangrène montât plus haut. J'ai fait la part du feu. J'ai laissé se consumer ma poitrine,—où rien n'est debout à cette heure,—où rien ne reste que les murs, calcinés et noircis par les flammes qu'ils ont contenues.
L'orgue a cessé,—il est parti,—emportant avec lui le vieil air et le vieux souvenir. Job vient d'allonger son museau pointu entre mes jambes,—il aboie doucement 130 et me tire par le pan de mon habit en me regardant avec ce regard humain et si plein de choses qu'ont certains animaux. Théodore,—son camarade de lit, un angora de la chapelle sixtine,—vient de sauter familièrement sur mon épaule, et j'entends bruire son ron-ron amical. Lui, aussi, me regarde avec son œil intelligent qui reluit comme de l'or en fusion—dont il a la couleur.
Je ferme ma fenêtre, je rallume ma pipe et je vais prendre dans l'armoire un «tome de Pantagruel,» en fredonnant un sifflottement guilleret et moqueur,—frère cadet du lilaburello de l'oncle Tobie, et petit cousin du Tirily de Henri Heine...
«..... Ma chandelle est morte,
Je n'ai plus de feu...»
. . . . . . . . . . . . . . . . .
«Nous n'irons plus au bois;
Les lauriers sont coupés!...»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IT IS ALL
Vous êtes le héros de prédilection de mon esprit—et surtout de mon cœur.
Vous avez une bienveillance et une affectuosité qui m'attendrissent toujours, et me font pleurer parfois.
Je ne me demande pas,—comme votre gouailleur neveu,—d'où vous viennent cette bonté et cette mansuétude que vous témoignez à tout ce qui vit et souffre. Je ne songe pas au siége de Namur—votre califourchon favori,—ni à votre blessure dans l'aine qui en fut la conséquence.
Je ne songe qu'à votre bonhomie et à votre bon cœur. Je me rappelle sans cesse ce jour où un frelon entra pendant que vous dîniez et sembla prendre plaisir à vous importuner par ses bourdonnements. Vous cherchiez à l'attraper—et il vous échappait toujours. 132 A la fin vous l'attrapez! Vous vous levez aussitôt de table et vous allez ouvrir la fenêtre. Puis lâchant le frelon:
«—Va... va... pauvre diable!—lui dites-vous doucement.—Je ne te ferai point de mal... Le monde est assez grand pour nous contenir, toi et moi...»
Ah! cher et bon oncle Tobie! je vous vénère et je vous aime.
Recevez donc cet humble témoignage de mon respect et de mon amitié pour vous,—et ne m'oubliez pas auprès du caporal Trim!
Alfred DELVAU.
Paris, avril 1854.
Paris.—Imp. A. Wittersheim et Ce, 31, quai Voltaire.